Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Quatre : La foire des Grands Calmes.
 
Chapitre dix-huit : La Sagesse (2).

A ce moment, il y eut un mouvement au fond de la salle. Une clarté nouvelle envahit les bas-côtés. Le Mystic Amory Amidiel approcha, accompagné des Protecteurs Gris de la Commanderie. Somptueusement vêtu, le front cerné d’un cercle d’argent. Il s’assit avec désinvolture auprès de la Sagesse. La courte cape violine couvrait en partie un magnifique surcot piqueté de pierreries. Des diamants brillaient à ses lobes. Des bagues précieuses ornaient chacun des doigts fins manucurés. Une lueur triomphale dans le regard, il observa l’enfant affligé, flanquée de deux matrones. Des lippys déposèrent des lanternes au bord de l’estrade avant de se retirer derrière les varts en manteau de cérémonie, brodé du poing et de la khanna du premier Clan. A présent, dans la vaste salle se tenaient réunis près de cent cinquante représentants du Peuple Gris. Tous fixaient avec un mélange de curiosité - et d’aversion pour la plupart - l’enfant humain lorsqu’il s’arrêta, écrasé par la douleur, devant la Sagesse. Le poids de la culpabilité ployait ses épaules. La tête baissée, son apparente soumission en réjouit plus d’un, persuadés qu’enfin la vérité apparaissait au grand jour, la tromperie démasquée. Eliléa Glashahadi lui attrapa les poignets qu’elle serra avec une force insoupçonnable. Elle marmonnait d’une voix si basse que même Alory, assis en retrait, ne put l’entendre. Des mots, perfides, destinés à Sans-nom et à lui seul.
— N’aie crainte, mon enfant. Ta peine guérira avec le temps. Ouvre-toi à la Mère des Mères qu’elle puisse mieux te connaître. Ne tente surtout pas de lui résister, ta volonté ne peut vaincre le peuple gris réuni. Dérobe-toi et tu souffriras inutilement.

Affamée et funeste, elle se penchait vers lui, si proche qu’il en eût un haut-le-cœur, comme une brève tentative pour se soustraire à l’étreinte. Lorsqu’Elie ou Nashie communiaient de la sorte, cela ressemblait à une aube printanière. Ces instants de partage l’inondaient de joie et de bonheur. Pourtant, cette fois, ce fut totalement différent. L’ombre remplaçait la lumière, l’angoisse l’ivresse. Alors la volonté rayonnante du fils d’Yr’At’Thiel se réveilla. La conviction de s’opposer fermement à la voracité de l’intruse. Un affrontement qui ne dura que quelques secondes et que la Mère rompit en grelottant, les yeux hagards. Un léger filet de bave coulait à la commissure de ses lèvres. Elle le repoussa si brusquement qu’il s’affaissa à ses pieds, soulevant un murmure de ravissement derrière lui. La Sagesse masqua sous un sourire enjôleur son indécision. Elle l’honora de platitudes creuses et de fausses recommandations comme l’aurait fait une mère miséricordieuse pour son enfant accablé. Sa main droite farfouilla dans les replis de sa robe, à la recherche de l’habituelle bourse de simples. Elle en retira une petite fiole dont elle renversa précipitamment le contenu au creux de sa paume. Un silence sépulcral figeait l’assistance hypnotisée. Sans-nom suivait ces préparatifs avec une légère appréhension. Il aurait tant aimé croire à cette trompeuse mise-en scène. Il n’avait pas la force de s’enfuir – En aurait-il seulement eu la possibilité ? - mais il sentait l’étau malveillant se resserrer autour de lui.
— La Sainte vérité ne demeurera pas éternellement altérée par de fausses croyances. Cet enfant des Hommes prétend être l’Eliathan. Celui qui nous montrera la voie. Assurons-nous en afin qu’aucun de nos frères ni qu’aucune de nos sœurs n’aient dorénavant à souffrir par sa faute.

La Sagesse approcha la main osseuse au creux de laquelle reposait la petite poudre orangée à hauteur de sa bouche. Brusquement elle souffla en direction du garçon. Tout d’abord il fut aveuglé. Puis il éternua, inspira une sorte de frimas glacé. Et l’univers chavira. Une multitude de larmes scintillantes en noyèrent la texture. L’air lui manqua. Il toussa à s’en arracher les poumons, le corps agité de convulsions. Au sol, il n’était plus qu’un brandon de souffrance. Le Mystic Alory Amidiel savourait la scène avec une extrême d’attention. L’enfant se débattait dans un maelstrom de sensations abrasives. Des échardes de glace s’insinuaient dans la chair, les organes, les os. Elles y répandaient un fiel extrêmement douloureux. Les affres se renforçant, il hurla longuement. Un cri animal à la limite de l’audible. Et, dans un ailleurs proche, ce cri spectral implora une conscience spectatrice de la scène. Ravie de son effet, la Sagesse porta l’estocade. Elle se dressa au-dessus de lui puis s’adressa à l’assistance conquise d'une voix exaltée.
— Nul ne s’oppose à la Sagesse des Gris, déclamait, péremptoire, la Mère des Clans en désignant l’enfant en boule à ses pieds. Voyez ! Contemplez ce prétendu Eliathan, abattu par la volonté des Quatre ! Voilà la triste réalité ! Dévoilée la fourberie de ceux qui prétendent nous indiquer la voie de Thiel ! Contemplez le perfide !
Enchanté par la tournure des évènements, Amidiel applaudit en s’adossant au dossier. Seulement le cri primal cessa brusquement et son sourire fit long feu. Devant l’assistance médusée, Sans-nom disparut sous un flamboiement immaculé. Plusieurs varts tirèrent leurs khannas des fourreaux. Des Mères reculèrent en se bousculant. La Sagesse contemplait le brasier, visiblement atterrée. Le Mystic du premier Clan, lui, s’arma d’un court stylet, les yeux exorbités. L’assistance se figea dans l’attente que cesse ce prodige. Puis chacun, dans le secret de son âme, ressentit une poignante affliction. Noyés sous des vagues d’amour et de tendresse. La Flamme Blanche ronflait des odes à l’éternelle jeunesse. Des fers churent au sol dans des tintements sinistres. Des visages se couvrirent de larmes. Des Shaïas s’étreignirent, éperdues d’émotions. De longues minutes d’une communion sans retenue, pleines de démesure.
Et, au centre de cette ferveur, le Fol transfigura Sans-nom. Il/Elle magnifia les traits du Prédestiné. En souligna la noblesse, l’ovale volontaire du visage et la pureté et l’innocence du regard. Ce même Néogrine qui, une fois déjà, là-bas dans la clairière, l’avait tiré d’un mauvais pas pour d’obscures raisons égoïstes. Le garçon se releva, étendit les bras, paumes tournées vers les arcades. Il sourit aux visages ravagés autour de lui. Tendue, droite comme un I, la Sagesse étreignait les bras de sa chaise avec violence. Elle fit face crânement à l’indicible, en une posture de défi. Quand la Flamme Blanche prit congé, chacun le regretta au plus profond de lui, dépossédé d’une richesse qu’ils ne soupçonnaient pas quelques instants plutôt.
— Mère, Sans-nom s’exprimait avec une douceur qui émut fortement l’assistance, pourquoi vous en prendre à moi ? Quel crime me reprochez-vous ? Je ne suis pas votre ennemi. Aidez-moi ! je ne désire que votre assistance, votre appui. Ensemble, nous accomplirons de grandes et belles choses. Telle est la volonté des Dieux Inconstants.
 
Il suffit à Eliléa Glashahadi de ces quelques minutes pour retrouver ses esprits. Autour d’elle, la Sagesse ne pouvait que déplorer les ravages accomplis par l’apparition inopinée de la Flamme Blanche. Pour l’heure, il lui fallait reprendre la main avant que les dégâts ne soient irréversibles. Elle descendit au-devant du garçon et l’étreignit. Un soupir unanime accompagna ce geste de réconciliation. Enfin elle le tint à bout de bras, le visage radieux, bienveillante en apparence.
— Mon enfant, nous te remercions pour ce merveilleux cadeau. Nos cœurs se réjouissent. Sois persuadé que je ne désire nullement t’infliger de souffrance inutile. Tu as réussi avec succès l’épreuve qu’il me fallait absolument t’infliger. Je me prêtais, hélas, à cette tragique comédie afin que tu nous dévoiles la pureté de ton âme. Mon Peuple réclame une Révélation. C’est chose faite. Loués soient nos bienfaiteurs.
Puis, se tournant vers l’assemblée et reprenant une phrase répétée maintes fois par sa rivale, la Shaïa du troisième Clan, Naharashi Elivashavitara, elle déclama avec une feinte ferveur : « L’Eliathan nous montrera la voie. » Quand elle se rassit, elle adressa un regard complice au Mystic qui s’agitait nerveusement sur son siège. Sans-nom perdait pieds, encore bouleversé par la communion qu’il venait de partager avec le Dieu Fol. Il fixait la Femme Grise, incertain, dépassé par cette succession de bouleversements. Lorsque cette dernière reprit la parole, c’était comme si rien ne s’était passé, parée dans une souveraine sérénité.
— Nous proclamons que les portes du royaume sont ouvertes à celui que l’on nomme Sans-nom, qu’il a de hautes luttes réussi l’épreuve à laquelle nous l’avions soumis. Nous lui sommes reconnaissants de nous apporter assistance dans la sainte entreprise que les Quatre accomplissent aujourd’hui au sein des clans gris.
Puis, s’adressant tout particulièrement au Tisseur, sur un ton badin : « Nous reprendrons cet entretien lorsque tu arriveras à Olt. Tu dois être épuisé. La route est encore longue jusqu’à la Sainte Cité. Fils d’Yr’At’Thiel, sois dès à présent assuré de notre bienveillance. Il te faut te reposer. Nos sœurs vont te conduire à ta chambre. »
Elle fit un geste en direction des Mères qui entourèrent le jeune garçon avec une déférence nouvelle et quelques signes d’appréhension. Encore étourdi par ce dénouement inattendu, Sans-nom laissa les blanches Shaïas l’entraîner hors de la salle sans opposer de résistance. Le Néogrine lui courait encore à fleur de peau. Il/elle l’auréolait d’une pâle aura qui souleva des commentaires passionnés parmi les Mères des Clans. Il les suivit jusqu’à la petite pièce sobre, aux murs blanchis, où elles le laissèrent, totalement chamboulé.
Figée derrière une immobilité de façade, la Sagesse Eliléa Glashahadi attendit que la salle se vide de ses occupants. Seul demeura un Mystic Alory Amidiel à la mine défaite, tassé au creux de son siège. Alors elle plongea son regard de nuit dans les yeux fiévreux de celui qu’elle avait choisi comme son bras armé. Et elle y lut un doute dangereux. Ce trouble suffit pour qu’elle agisse au plus tôt.
— Ce garçon ne mettra pas un pied sur la Terre des Gris. Dès cette nuit, il doit disparaître. Disparaître, m’entends-tu, Alory !
— En êtes-vous certaine, Mère, après ce que nous venons de vivre ? Je croyais qu’il était parvenu à vous convaincre du contraire…
— En effet, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, l’enfant est un Porteur d’espoirs. Un Eliathan… ce misérable bâtard humain.
— Mais alors, râla le Mystic du premier Clan désappointé, pourquoi ne pas chercher à le gagner à notre noble cause ? Il ferait un formidable allié pour les Quatre.
— Il doit mourir, Alory !
Elle ferma les yeux pour donner plus de force au mensonge.
— Je l’ai vu avant qu’il ne me rejette : qu’il disparaisse et les Quatre triompheront de l’adversité. Dans le cas contraire, ce misérable nous détruira, et avec nous, l’unique chance de retrouver sa splendeur d’Antan pour le Peuple Gris. C’est lui ou nous ; il ne peut y avoir deux pouvoirs à Olt, comprends-tu ? Il n’y a pas une seconde à hésiter.

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Dans l’armurerie de la Commanderie, la Sagesse observait inquiète le doute transparaitre furtivement sur le visage soigné d’Alory Amidiel. Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis la Cérémonie. Des heures passées à le convaincre d’agir. Et son comparse hésitait encore. Ils étaient seuls. Les mâchoires crispées, le Mystic du premier Clan fixait les cinq shagors, posés sur une table de bois. Le satin du tissu reflétait l’éclat des flambeaux à proximité. L’Homme Gris respirait pesamment, les épaules affaissées. Sa voix vibra étrangement, porteuse d’orage.
— Nulle tromperie n’entachera l’honneur du premier Clan, Sagesse ! Mais se peut-il qu’il soit pur ? La venue de l’Eliathan est peut-être un signe. L’unique choix qu’il reste à notre peuple d’affronter les Autres et de les vaincre. Sommes-nous certains de ne pas nous fourvoyer ? Pourrait-il, si c’est un imposteur, accomplir de tels prodiges ? J’étais là. J’ai ressenti cette chaleur, cette foi inébranlable, cette promesse de destinées glorieuses. Me serais-je à ce point trompé ? Suis-je si faible ?
Eliléa Glashahadi posa une main à la peau parcheminée sur l’avant-bras du quémandeur. Elle se rapprocha de lui dans un froissement d’étoffe. Attentive au moindre tressaillement, attendant le moment propice pour pourfendre cette intolérable défaillance. Jamais l’enfant d’Yr’At’Thiel n’entrerait dans Olt, la cité sacrée des Gris. Un serment qu’elle s’était faite bien avant de le connaître, dès les premières rumeurs de son existence. Elle ne lui permettrait pas de détruire ce qu’elle avait eu tant de mal à construire, en dépit des résistances et de l’obstination de certaines sœurs perverties par sa jeunesse, en dépits de ces misérables merveilles qu’il était capable d’enfanter. La Sagesse soupçonnait de perfides fourberies. Des illusions de Tisseur, prêt à tout pour lui voler la place qui lui revenait de droit.
— Si nous anéantissons cet espoir, que nous restera-t-il ? Comment en être absolument convaincu ! N’avez-vous pas contemplé la Flamme de son âme alors qu’il gisait à terre, réduit à l’impuissance par vos préparations ? Cette beauté immaculée n’appartient pas au monde des démons. Avez-vous ressenti la plénitude qui s’en dégageait ? Oh sublime extase ! Mère, attendons. Débusquons d’abord la malice si elle existe réellement !
— Tu périras de sa main s’il survit à cette nuit. Tu voulais un signe : cette faiblesse qui t’accable à l’instant d’agir ne suffit-elle pas à effacer les doutes ? Il a semé le trouble en toi, pour mieux te réduire à merci. C’est ainsi qu’il agit : séduction et innocence. Veux-tu mourir, fils des Gris, et entraîner les tiens dans ta chute ? Que le Peuple Béni ne soit plus que poussière de l’Histoire ?
Alory tremblait, les yeux fixés sur les capuches des Assassils. La petite Mère distillait lentement le poison du déni. Elle étreignit son bras avec force. Il sentait le parfum musqué de la Mère affoler son jugement. Alory Amidiel aurait aimé hurler son doute, la bousculer et s’enfuir mais l’heure n’avait que faire des indécis.
— Les voilà. Alors plus de tergiversations, Alory. Que les lames s’aiguisent ! Pour notre Peuple ! Les Quatre approuvent cette décision ! Dès mon retour à Olt, je me mettrai en quête d’un Eliathan. Le vrai. Il vit parmi les nôtres, dans l’une de nos cités reconstruites. Je donnerai l’ordre aux Matriarches de le rechercher. Mais, d’abord, finissons-en avec ce furoncle.
 
Cinq Hommes Gris entrèrent dans la salle voutée. Le Mystic se contint pour les accueillir, le visage soudain inexpressif. La Sagesse se retira en silence dans l’ombre d’un pilier. Elle souriait, la confiance retrouvée. Les varts étaient jeunes et inexpérimentés. Ils s’alignèrent de l’autre côté de la table. Ils saluèrent leur ainé, le poing sur la poitrine. Alory dévisagea chacun d’eux avec insistance. L’incertitude virevoltait encore dans son esprit.
— Le Peuple Gris réclame le sang du faux Prédestiné, déclara-t-il toutefois d’une voix sourde en désignant les shagors. Je vous ai choisis, vous parmi tant d’autres, mais libre à vous d’accomplir ou non sa Volonté. Cette nuit sera effacée des Mémoires – Il prononçait le rituel en s’exaltant peu à peu, impatient d’en finir. – et nul ne vous tiendra grief des actes accomplis en son Nom.
Trois d’entre eux s’avancèrent sans états d’âme. Ils attrapèrent l’étoffe moirée de ténèbres. Le quatrième hésita une fraction de seconde, ce qui n’échappa pas au regard averti de la Matriarche, mais s’en saisit à son tour. Le dernier demeura en arrière. Il salua une seconde fois, le poing sur le cœur, et se détourna sans adresser un mot au Mystic. Ce dernier le regarda s’éloigner sans réagir. L’Homme Gris se nommait Gilendir Amondi, un transfuge du cinquante-cinquième Clan moribond, Celui de l’aurore, comme ces compagnons d’infortune.
— A l’aube, l’Eliathan disparaîtra à jamais. Nul ne doit savoir. Il se sera enfui. Soyez implacables, Assassils !
Les meurtriers s’éloignèrent. Seulement alors, ses mains tremblèrent sans qu’il puisse intervenir. Il les fixa, horrifié.
— Qu’ai-je fait ?
— La Justice, fils des Gris, seulement la Justice.
Désigné pour escorter la Sagesse jusqu’à Olt, Gilendir Amondi survécut à la bataille de la Foire des Grands Calmes. Pourtant, il disparut mystérieusement au cours du mois de Tevard. Bien plus tard, son corps fut découvert sur la rive orientale de la Salèze, dardé de nombreux coups de poignard.
 
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 Sans-nom demeura un long moment immobile, planté au milieu de la pièce, le regard fixé sur la porte. Quel était ce cauchemar éveillé ? Une fois de plus, l’intervention inopinée du Dieu Fol, le Néogrine, l’avait sauvé d’une situation périlleuse mais que devait-il en penser ? Quels crédits apportés aux déclarations de la Sagesse ?
D’abord accusatrice puis, l’instant suivant, d’une bienveillance sirupeuse. Il se sentait étrangement réconforté et tenta quelques gestes pour forger l’éther. En vain. Puis une pensée lui vint, dévastatrice. Elle emporta tout sur son passage. Elie n’était plus. Sa chère petite Mère du troisième Clan avait succombé au Haut Mal. Le garçon s’effondra sur le lit bas, recouvert d’épaisses pelisses fauves. Il éclata en sanglots. Longtemps le chagrin le terrassa puis il s’endormit, épuisé.
Bien plus tard, un souffle glacé le réveilla. Un vent espiègle qui s’attarda longuement à jouer avec les boucles qui lui cernaient le front. Audacieux, il s’infiltra dans la chemise, lui tirant de longs frissons. Au-dehors la mi-nuit approchait déjà. Lorsqu’il eut totalement recouvert ses esprits, Sans-nom s’aperçut que la porte de la chambre était entrouverte. Un profond silence régnait à l’étage. La peur l’envahit aussitôt.
Quelle était cette nouvelle farce ? L’occasion tant espérée de s’enfuir ou une perfide machination destinée à le perdre. Pourtant il n’hésita qu’une fraction de seconde.
Précautionneusement, évitant le moindre choc intempestif, il se leva, saisit ses affaires dont il ne se séparait jamais, et s’approcha de l’entrée qui baignait dans la pâle coulée du globe à feu. Longuement il écouta au-dehors mais il ne perçut aucune présence. Comme si la Commanderie s’était vidée de ses occupants. La raison lui soufflait la prudence mais un souvenir le hantait depuis son réveil. Celui de la Sagesse Eliléa Glashahadi penchée au-dessus de lui, la haine bouleversant ses traits scarifiés. La frayeur alors éprouvée le poussa à franchir le seuil. Il s’avança à pas feutrés dans le couloir. Il aurait aimé pouvoir tisser un lacis de brumes oniriques, s’y réfugier, suspendre le temps. Seulement la drogue coulait encore en lui. Même s’il entrevoyait les fibrilles étincelantes de l’Onirie, le Tisseur d’Yrathiel était incapable de les saisir, encore moins d’en modifier la trame.

 Chapitre dix-neuf : La Fille des Vents.

Alors que la Shaïa Malahirava Nashiréa et sa jeune protégée quittaient les remparts au nord de la cité, la Lhat Lorelanne, elle, sortait par la porte sud au petit trot de son liot, protégée de la bruine glacée par une capeline grise légère sur un costume de cavalier. Deux lourdes sacoches reposaient devant elle. Elle montait à crue, un simple tapis épais la séparant du robuste animal. D’une humeur morose car elle avait perdu suffisamment de temps à découvrir la direction empruntée par l’escorte des Gris puis, plus encore, à préparer son départ. Heureusement pour elle, le bon Touloin se montra d’une efficacité redoutable. Même si leurs dernières transactions offusqueraient le Pasteuris de Dhat Avalone, son père, étant donné les sommes exorbitantes que le marchand exigeait en retour. La Fille des Vents ne s’arrêtait pas à ce genre de détails. Une seule obsession la motivait : rejoindre le Maître-dragon au plus vite.
Elle n’eut aucun mal à suivre la piste du convoi qui ne passait pas inaperçu. Sa bonne mine, ses manières raffinées inspiraient la sympathie. Quelques mots bien choisis et les langues se déliaient comme par magie. Ainsi elle grignota aisément l’avance prise par les Hommes Gris pour finalement les rejoindre alors qu’ils franchissaient la Sina sur l’étonnant ouvrage de rondins et de pierres. Elle aperçut le garçon traverser à pied, soutenu par un Homme Gris élégamment vêtu. L’Eliathan paraissait souffrant. Malgré son inquiétude grandissante, elle préféra attendre le lendemain pour s’engager à son tour sur le Gué Vert.
Le temps restait maussade et frais. Les ennuis commencèrent lorsqu’elle s’engagea sur le tronçon de route qui longeait les Bois du Hurlant. Jusque-là, voyager seule ne lui avait causé qu’un seul désagrément, si l’on peut dire. Depuis qu’elle avait quitté le Pays des brumes pour entamer la Quête de Larhal’Dhat’Malh, la Lhat avait appris à ignorer les regards libidineux et les propos obscènes de certains hommes particulièrement grossiers ou avinés. Il en fallait davantage pour déstabiliser la jeune fille, habituée à la vie rude des hauts pâturages. Grâce aux quelques sorts assez rudimentaires enseignés par la shashane Mélina des Pierres-Vives, elle se sortit sans dommage des situations les plus épineuses. Elle savait également se fondre dans la foule quand le besoin s’en faisait ressentir. Seul écueil durant son périple loin du Pays des Brumes, sa malencontreuse rencontre avec le Négus Shéhoshar qui perça aisément ses défenses. Il la poursuivit même jusqu’à l’intérieur du Labyrinthe où il annihila sa volonté avec une facilité déroutante. Il lui arrivait encore de trembler en y repensant. L’odieux Rat peuplait ses cauchemars même si elle se promettait que la prochaine fois… Promesse futile mais si précieuse pour son amour propre.
A l’ombre de la haute futaie, cinq hommes la regardaient approcher sur la voie en lacets qui longeait la lisière des Bois. De véritables trognes de ruffians de la pire espèce. Les Bois du Hurlant avaient la sinistre réputation d’abriter la lie des baronnies. Leur chef était une sorte d’hercule, bouffi de graisse et bardé de cuir, qui sentait le bouc à dix pas, comme ses associés de rapine. Il portait un bandeau sale sur l’œil droit. Une barbe inégale envahissait ses joues creuses. En surveillant l’approche du cavalier, il jouait avec une lourde bipenne au tranchant émoussé. Il n’avait guère eu de chance ces derniers temps. Son ventre criait famine. Le matin même, la petite bande avait regardé passer avec frustration une caravane forte de trois voitures et cinq chariots qui regorgeaient de marchandises, en route pour la Foire des grands Calmes. Huit cavaliers Torochs, de longues épées lacées dans le dos, l’escortaient. Une proie inaccessible pour de simples détrousseurs de grands chemins. Aussi, un voyageur solitaire représentait un vrai cadeau des Dieux Inconstants. Gloihoc se tourna vers le reste du groupe et les engloba de son œil unique.
Sylvain le long, un sac d’os, et son frère, Alvin Beau-Gosse, ainsi dénommé pour la superbe estafilade qui lui barrait le visage et ajoutait à sa laideur naturelle. Deux fripouilles mais des bretteurs d’expérience. Ils tenaient des sabres courts à la manière des Seigneurs de Guerre de l’Empereur et s’invectivaient à voix basse. Gloihoc en avait pris son parti. Les deux frères se chamaillaient à la moindre occasion. Assis en retrait sur la butte qui courait de l’autre côté de la route, Mal’Géol, un nain difforme, affutait une courte hache au manche peint. Il portait un affreux casque cornu cabossé sur l’arrière. Sa cuirasse en cuir était déchirée à plusieurs endroits. Quelle tristesse, songea le colosse en jetant un coup d’œil rapide à leur proie qui approchait lentement sans le moindre soupçon. Rien de bien étonnant, en retrait sous le couvert des arbres, ils surplombaient la route qui, après avoir dessiné une longue courbe, montait jusqu’à eux en pente raide. L’endroit était propice aux embuscades. Ils n’en étaient pas à leur premier coup d’essai mais, là, la providence leur souriait enfin. Un seul individu.
— Pulg, va te percher dans la descente. Si d’aventure, il nous échappait, tu l’abats. Ne te montre surtout pas.
— Compte sur moi, s’exclama le petit archer à la maigreur maladive.
Son teint était cireux. Le crâne rasé, il endossait un accoutrement bizarre. Plusieurs épaisseurs de haillons qui dégageaient des remugles de sueurs et d’urine. Pulg s’éloigna en courant. Le chef de la bande reprit sa surveillance. Ce voyageur ferait l’affaire. Il n’était pas regardant, étant donné la dureté de cette époque troublée.

Lorsque le brigand s’avança pour lui barrer le passage, la Lhat des Brumes intima au liot à la robe auburn l’ordre de passer au pas puis de s’arrêter à trois bonnes foulées du colosse à la mine patibulaire. Elle attendit, observant dans l’ombre de son large capuchon ourlé de fourrure les bordures de la Voie. Deux truands de sinistre prestance se tenaient en arrière. Dans son dos, elle surprit un mouvement. Et de quatre, il n’y avait apparemment pas d’autres rufians dans les parages. Un sourire ironique fleurit sur les lèvres pulpeuses. Dès l’âge de sept cycles, elle accompagnait ses frères dans les Brumes pour chasser les intrus de l’Extérieur. A neuf cycles, elle tuait son premier homme, un montagnard des Basses-Thielvériles, égaré sur les glacis de la Lisière orientale. Puis s’en suivirent de nombreuses traques, les longues veilles et les expéditions dans les territoires des Yets ou dans les Terres mortes au côté de son Père, le Pasteuris Dhat Longtoin et de ses cinq frères, plus âgés qu’elle. Régulièrement, ces derniers la provoquaient dans l’arène au grand dam de leur mère, Maîtresse Livéal. Alors quelques gueux ne lui inspiraient qu’une profonde répugnance. Elle flatta l’encolure de la monture inquiète dont la crinière, dressée en crête, était teinte de bleu et de jaune.
Méfiant par nature, Gloihoc scrutait le cavalier immobile en brandissant la lourde bipenne. Une sourde inquiétude commençait à poindre en lui. L’homme aurait dû s’agiter, montrer des signes de panique, tenter de s’enfuir ou l’implorer. Au lieu de cela, il demeurait calme et immobile. L’hercule n’aimait pas ça. Derrière lui, les frères ricanaient et se partageaient déjà un hypothétique butin. Puis, relevant son capuchon, l’inconnu dévoila son visage d’un geste gracieux. Gloihoc ne put retenir un hoquet de stupeur. Un feu infernal lui embrasa le bas ventre.
« Une femme, non, une jeune donzelle, de la chair fraîche d’à peine seize cycles ! » rugit-il en lui-même, la gorge sèche. De plus, une sacrée gueuse, comme il n’en aurait jamais rêvé posséder dans le plus lubrique de ses fantasmes, digne des cours libertines de Parrès. Il se reput longuement de la peau cuivrée, de l’ovale parfait du visage, des yeux en amande d’un bleu trop limpide, des lèvres sanguines qu’il imaginait déjà s’écraser sur les siennes. A cet instant, une petite langue pointue glissa sur les dents blanches, parfaites, et lui retourna les sangs. De chaque côté de sa tête, des mèches sombres tombaient en tire-bouchons, libres et fantasques. A l’arrière, un petit bonnet rond, brodé de perles en bandes colorées, masquait les longs cheveux. La donzelle se redressa avec une effronterie calculée, dévoilant une poitrine hardie sous une chemise immaculée bordée de dentelle dont le col dévoilait une gorge exquise. Il aperçut des reflets de métal dans le cuir du corset qui enserrait la taille fine mais n’y prêta pas plus d’attention. Avec un étonnement croissant, il constata qu’elle montait à crue, sans l’habituelle selle haute qu’utilisaient d’ordinaire les Damoiselles des baronnies. Son regard s’arrêta alors avec stupeur sur l’arc qui pendait à la sacoche de droite, ridicule par sa taille, en os et en cornes. Une arme insolite pour une bien étrange cavalière. Intrigué, il dévisagea à nouveau la donzelle. Derrière lui, les frères se gaussaient à son propos. Les gueux prenaient son mutisme pour de l’indécision, voire de la peur. Il grogna pour les faire taire, se promettant de garder pour lui ce magnifique présent.
— Alors bougresse, qu’attends-tu pour venir rejoindre le gentil Gloihoc ? J’ai ce qu’il te faut afin de combler tes désirs les plus inavouables. Promesse que t’en auras pour ton plaisir !
Le sourire de la cavalière s’élargit. Pourtant elle continuait à le toiser sans un mot. Aiguillonné par les pics de ses compères, le ruffian sentit la colère monter en lui, doubler du désir primaire de posséder l’audacieuse. Il s’ébranla en se grattant le menton sous les encouragements libidineux des frères. Les bras de Lorelanne se déplacèrent à la vitesse de l’éclair. A peine vit-il la lueur amusée dans ses yeux avant que l’acier ne s’enfonce dans son torse en donnant naissance à une fleur sanguine qui s’épanouit rapidement. Le second couteau de jet l’atteignit à la gorge, transperça la chair et trancha la carotide. Il était mort avant même de toucher le sol.
 
Le liot bondit par-dessus le corps, renversant et piétinant le plus proche des frères. Il réduisit le côté gauche de son visage en un magma bouillonnant. Sylvain le Long n’avait jamais brillé par son intelligence. La bouche ouverte, il fixait avec stupeur les corps au sol sans réagir. Le court couteau s’enfonça dans son front bas pour éteindre à jamais le souffle de vie alors même que la Lhat s’élançait au galop sur la pente descendante. L’attaque se déroula si rapidement qu’elle laissa Mal’Géol sans réactions. Il trottina jusqu’aux cadavres de ses anciens compagnons de maraude en suivant d’un regard songeur la cavalière et sa monture. Puis, sans davantage d’état d’âme, il se pencha sur Gloihoc pour le soulager de ses maigres biens.
La flèche la frôla d’un doigt. Heureusement, la course de l’animal empêcha le tireur de soigner son tir. Se saisissant de l’arc, Lorelanne sonda le sous-bois en intimant d’une pression des cuisses à sa monture de ralentir. Un reflet d’acier lui suffit. La riposte fit mouche du premier coup. Elle avait toujours préféré l’arc aux autres armes. Ses talents qui s’étaient affirmés au cours des expéditions dans les montagnes faisaient la fierté des siens. Un cri suivi d’une chute lui confirma son succès mais elle maintint un trot soutenu pour éviter de nouvelles rencontres malencontreuses.
Dans l’après-midi, elle rejoignit la caravane. Cette dernière avançait à une allure de sénateurs. Elle se joignit à eux en versant au maître-convoyeur, un shumiet sec au verbe haut, le contenu d’une bourse rebondie, plusieurs dizaines de ces précieuses pierres que les habitants de Dhat Avalone ramassaient par poignées dans les eaux glaciales des gouffres, sur les contreforts des Thielvériles. Elle les quitta quand la Voie obliqua en direction du Gué de Lesly, à la sortie des Bois du Hurlant. La chaussée s’élargit et le trafic s’intensifia. Pourtant elle mena un train soutenu. Elle traversa les domaines du baron Althor Atéïas et croisa, à de nombreuses reprises, les détachements zélés de ce sinistre sire. Un ordre de fer régnait sur les coteaux d’Avranches, couverts de vignes et de vergers où, en ces chaudes journées des Grands Calmes, s’affairait le peuple des vendanges. Les arbres croulaient sous leurs lots de fruits à récolter de toute urgence. Avec Silmever viendraient des eaux océanes de timides tempêtes prodigues qui, habituellement, marquaient le début de la mauvaise saison. Elles précédaient les grands froids et le blizzard qui déferleraient de l’est et du nord pendant trois longs mois. La Fille des Vents pénétra dans Esorit le cinquante-huitième de Torj, soit cinq jours avant le Maître-dragon. C’était la seconde fois qu’elle se rendait dans la cité portuaire. Au début de sa quête, confrontée aux démences diluviennes des cieux de Jarad, elle se réfugia plusieurs jours à l’auberge de l’Oie-Qui-Dort, sur les docks. Une halte idéale dans une petite rue discrète, retirée des trois principales artères, tenu par un Invisible en affaires avec le peuple des Brumes. Elle y apprécia alors la vie paisible de la cité en sommeil, si différente de la frénésie occasionnée par la Foire des Grands Calmes. Cette fois, elle rencontra quelques difficultés à gagner ce havre de paix. Quatre massifs bâtiments d’un étage qui entouraient une cour pavée avec son puits et son pigeonnier. Heureusement pour elle, sa première visite, très fructueuse pour l’établissement, lui permit de disposer, dès son arrivée, d’une petite chambre et d’une stalle pour sa monture. Elle s’installa donc discrètement et profita d’une première nuit de plein sommeil depuis qu’elle avait quitté Galadorm.
Le lendemain, après un copieux petit déjeuner composé de galettes, de fruits rouges et de marmelade épicée, elle se rendit à la Commanderie des Gris en dehors de la ville. La tunique masculine ample dissimulait parfaitement ses formes, le chapeau en feutre pointu, à large bord son visage. Une longue lame battait le côté droit de son pantalon rayé de bleu, accrochée à une ceinture étroite. Elle marchait tranquillement de ce pas du flâneur qui n’a aucune destination réelle sinon celle d’égrener les heures. Ainsi elle entama le tour de la muraille, s’arrêtant parfois pour s’assoir un instant parmi les herbes fauves ou suivre l’évolution d’une sittelle à l’orée du parc boisé qui jouxtait le flanc nord-est de la Commanderie. Un chantier d’élagage lui interdit de pousser plus avant ce repérage. Les coups des haches sur les troncs, les appels des hommes et les craquements des arbres abattus s’effondrant sur le sol emplissaient l’espace. Elle revint vers la route qui menait aux larges ventaux, grands ouverts, donnant sur la cour intérieure. Des Hommes Gris veillaient aux portes et filtraient les entrées. Finalement, pour ne pas attirer davantage l’attention, elle s’éloigna un peu dépitée. Elle n’avait pas trouvé le moyen de s’introduire dans les lieux. Certes, à y regarder de plus près, les murs anciens montraient des signes de vétusté. Récemment, on y avait effectué des travaux de consolidation si on en croyait les différentes teintes de mortiers et les madriers abandonnés à proximité. Mais elle n’avait pas la moindre idée de la manière de déjouer l’attention des sentinelles.

La foire des Grands Calmes s’étendait par-delà la colline suivante. Une ville à part entière y surgissait du sol aux premiers jours d’Helver et disparaitrait dès les premiers frimas de Silmever, trois mois plus tard. Une multitude de colonnes de fumée montaient vers les cieux. En approchant, une cacophonie joyeuse, incessante de jour comme de nuit, guidait le visiteur jusqu’aux premiers quartiers. Le trafic incessant entre les quais du Tarad et la foire soulignait l’affluence que connaissait ce rassemblement, unique sur le Continent. De larges allées cloisonnaient les quartiers réservés aux différentes corporations et aux représentants des lointaines cités. Au sud, passé la crête des collines, les parcs à bestiaux s’étalaient à perte de vue dans l’immense prairie d’Opham. Au nord, les tripots, les cercles de jeux, les bordels s’agglutinaient dans un imbroglio de toiles et de baraquements de fortune. Il n’était pas rare de découvrir au détour d’une allée le cadavre d’un malchanceux. Aucun ordre ne régnait à l’intérieur de la foire. La soldatesque du baron Atéïas se bornait à prélever une dime aux deux entrées principales mais n’intervenait jamais dans le lacis de ses entrailles.
Avec délice, Lorelanne se glissa parmi la foule. Toutefois, elle veillait à s’écarter des attroupements un peu trop bruyants qui fleuraient bon la mêlée générale. Elle s’arrêta sous une tente éclairée de lanternes colorées et garnie de longues tables et de bancs. De jeunes garçons, en tabliers et bonnets vissés sur le crâne, servaient des plats de viandes fumants et des brassées de breuvages onctueux. Un brouhaha sympathique emplissait l’endroit, enfumé par les braseros et les grills sur lesquels rougeoyaient des carcasses désossées, luisantes de graisse. Elle dégusta la boisson aigre en laissant son attention papillonner d’un groupe à l’autre. Depuis qu’elle avait quitté le Pays des Brumes, elle appréciait ces instants de douce béatitude où, au sein de la foule anonyme, l’esprit se perd en contemplation fugitive.
Elle mit cinq jours à trouver celui qu’elle était venue chercher. Entre-temps, elle se rendit régulièrement à la Commanderie pour en inspecter les abords. Visites décevantes qui finirent par battre en brèche son optimisme viscéral. Un matin, le troisième, elle assista à l’arrivée d’une étonnante délégation. Assise sur une butte surplombant la route, elle observait depuis un petit moment le manège des gardes qui veillaient aux portes de la forteresse des Gris. Ils étaient trois. L’un d’entre eux demeurait en retrait dans l’ombre des murs tandis que les deux autres s’avançaient au-devant des chariots ou des visiteurs qui désiraient pénétrer à l’intérieur. Seuls leurs congénères avaient libre accès et ne justifiait pas de leurs allées et venues. Une charrette, transportant des tonneaux, se présenta à la garde, conduite par des hommes en blouse grise et tablier de cuir. Les palabres durèrent un petit moment au point qu’un des hommes, le plus âgé, commença à montrer des signes d’énervement. Il gesticulait en pointant de l’index la cité en contrebas puis les tonneaux maintenus par des lanières au châssis en bois. Finalement l’un des Gris rejoignit celui qui se tenait à l’ombre de la poterne. A son retour, la charrette, tirée par un lémoïd, franchit les portes.
Peu après, deux longues voitures du premier Clan montèrent pesamment la côte, tirées par d’impressionnants ortas laineux. Une cinquantaine de cavaliers les escortaient sur des mult-liots caparaçonnés de gris, d’or et d’argent. Des Hommes Gris en armures scintillantes et casques à cimier enserrant leurs visages de griffes et de crocs d’acier niellé. Plusieurs brandissaient des hampes démesurées au sommet desquelles flottait le gonfalon du Pourfendeur. La Fille des Vents reconnut sans doute possible les voitures cylindriques, peintes de couleurs sombres et ornementées du poing brandissant une Khanna. Le beffroi sonna longuement un glas lugubre qui rappelait les siens à l’intérieur des murs puis les lourds vantaux se refermèrent alors que la mi-journée n’était pas encore écoulée. Dans les coursives, elle compta davantage de sentinelles. La Commanderie prit des allures de forteresse. Sans-nom arrivait dans la place. 
Sur le chemin de la Foire des Grands Calmes, l’inquiétude et le dépit s’intensifièrent au souvenir du renforcement des protections de la Commanderie. « Quelque chose de terrible se trame entre ces murs ! Il faut que je le sorte de là au plus vite. » songea-t-elle. Un frisson la parcourut. Extirper le Maître-dragon de cette place forte ne serait pas une partie de plaisir. Il lui fallait trouver de l’aide rapidement. Chacune de ces visites à la Commanderie s’achevait par une flânerie apparemment oisive à l’intérieur de la foire. En réalité, ses allers et venues avaient un but bien précis. Elle quittait juste un bouchon rustique, bruyant et enfumé, lorsqu’elle croisa la route d’un trio des plus déroutants. D’allure athlétique, la moustache prétentieuse, la chevelure de feu, les inconnus marquèrent un temps d’arrêt quand ils aperçurent la Fille des Vents. Après un court conciliabule, le plus âgé d’entre eux la suivit de loin alors que ses deux compères se précipitaient vers la prairie d’Opham et les parcs à bestiaux. Là où, généralement, les visiteurs louaient des emplacements pour leurs montures et leurs voitures. Perdue dans ses pensées, Lorelanne ne s’aperçut pas de la filature dont elle faisait l’objet. Elle entraina cette ombre dans une déambulation sans fin. Elle traversa de vastes pavillons où des hommes se défiaient à la lutte, parfois au couteau, pour quelques pintes, des rotondes à l’air libre encombrées de camelots jacasseurs au milieu de monticules de marchandises des plus diverses. A plusieurs reprises, les marchands tentèrent d’attirer son attention par de basses flatteries mais elle éclatait d’un rire clair et poursuivait sa route en les gratifiant d’une œillade ou d’une parole charmante. Les baraquements qui accueillaient les parties endiablées de checs ou de dés noirs retenaient davantage son attention. Régulièrement, elle s’arrêtait pour observer un groupe de joueurs, se glissait parmi un attroupement jusqu’au premier rang pour ensuite s’éloigner, le visage reflétant pour qui l’eut observée une déception croissante. Cela dura jusqu’au soir. Alors elle quitta la foire à pied pour regagner Esorit sans s’apercevoir que l’inconnu lui emboitait le pas.
Une fois rendue dans la salle de l’auberge de l’Oie-Qui-Dort, la jeune fille rechercha une table dans un coin tranquille et s’y installa en soupirant. A peine venait-elle d’ôter son manteau que le mystérieux suiveur s’approcha, apparemment peu soucieux qu’elle le remarque. Il s’arrêta de l’autre côté de la table, silencieux, et croisa les bras.
Lorelanne sursauta en lui jetant un regard interrogateur. L’homme enjamba le banc, tournant le dos à la salle. Il s’assit, la mine sévère. La Fille des Vents rosit légèrement. Ses épaules s’affaissèrent comme à chaque fois qu’elle appréhendait une réprimande.
L’aubergiste de l’Oie-Qui-Dort se nommait Gallun. Il aimait la tranquillité et veillait plus que tout à la sérénité de son commerce. Le manège de l’importun n’était pas passé inaperçu. Se saisissant d’un lourd mandrin qui trainait derrière le comptoir en vue d’éventuels perturbateurs, - Ce qui n’arrivait pratiquement jamais. - il traversa la salle presque déserte d’un pas décidé. En s’approchant du couple, il fit rebondir le morceau de bois dans sa paume. Il s’arrêta derrière l’objet de son courroux et s’adressa directement à la jeune fille : « Tout va bien, Maîtresse Lore ? »
Cette dernière lui décocha un timide sourire.
— Ne vous inquiétez pas, Brave Gallun ! Apportez-nous plutôt un plateau de viande et un pichet d’eau, agrémenté de quelques douceurs dont vous avez le secret. J’ai une faim de loup et… nous allons dîner. En toute courtoisie, n’est-ce pas mon oncle !
Le montagnard hocha de la tête. Il dégagea son poignet droit, découvrant un bracelet de bronze entrelacé. A la vue du bijou, l’aubergiste le salua, révérencieux, et se précipita vers l’arrière-salle afin d’honorer ses prestigieux invités. Le Dhat contempla la Fille des Vents avec affection. Son regard s’adoucit mais les doigts qui tambourinaient sur la table n’annonçaient rien d’agréable.
— Comptes-tu rentrer bientôt à Dhat Avalone ? Il est grand temps que ce caprice prenne fin, n’est-ce pas ? Quelle mouche t’a donc piqué, fillette ? Les Invisibles font des pieds et des mains pour te retrouver avant qu’un malheur n’arrive ! Si ton père a accepté que tu entreprennes cette folle équipée malgré ses nombreuses réticences, il y a mis certaines conditions. Et tu ne les as pas respectées, loin de là.
Le ton se voulait froid et accusateur mais, derrière la remontrance, elle décelait une tendresse amusée. Lorelanne s’adossa au mur de pierres grises. D’un geste gracieux, elle releva une mèche, enjôleuse, faisant apparemment peu de cas des reproches.
— Vous aussi, vous me cherchiez, mon oncle ? Mon père vous a-t-il chargé de me ramener à la maison ?
— Non, détrompe-toi, jeune fille. Bien qu’une telle idée l’ait longtemps démangé. Maîtresse Livéal a bien plaidé ta cause, cette fois encore. Seulement il serait peut-être temps de mettre un terme à cette aventure grotesque. L’Extérieur ne convient pas aux jeunes Damoiselles d’illustre lignée.
L’éclat des yeux sombres démentait la sécheresse des mots. Le Conseiller du Pasteuris aimait profondément sa jeune parente. Son initiative l’amusait. Il était plutôt curieux de son issue qu’inquiet pour sa sécurité. La Lhat Lorelanne savait se défendre, il n’en doutait pas un instant. Comme elle le toisait sans répondre, il poursuivit le réquisitoire, passant en revue toutes les objections mille fois serinées par sa famille. Peu après, Gallun revint, portant un large plateau surchargé de tranches fumantes, débordantes de graisse. Des pommes de terre, cuites à la braise, formaient une sorte de couronne décorative. Derrière lui, un garçon maigre tenait un broc et deux gobelets d’étain. Le Dhat Diltoin les laissa disposer les victuailles sur la table, en observant à la dérobée la mine innocente de la Fille des Vents. Le garçon de salle apporta une miche de pain noir et d’étonnantes boulettes soyeuses, accompagnées d’un pot de miel. De nouveau seuls, le montagnard se frotta les mains, saisit un couteau et découpa une fine tranche de viande qu’il trempa dans la sauce onctueuse.
— Je m’apprête à rencontrer les jumeaux dans quatre jours, confia-t-il en baissant volontairement la voix. Rillom et Glarderun m’accompagnent. C’est un heureux hasard qui me fit croiser ta route ce matin. Peut-on savoir ce que tu cherchais avec tant d’efforts ? Tes parents s’inquiètent pour toi, tu t’en doutes. Il est souhaitable que tu renonces…
— Hors de question, mon bon oncle. D’ailleurs, ma quête est sur le point d’aboutir. J’ai trouvé ce que je suis venue chercher. Et je ne suis pas la première de la famille à avoir suivie cette voie. Si je me souviens bien, Grand-Mère Lorètie a, elle aussi, parcouru le vaste monde de l’Extérieur pour concrétiser son Larhal’Dhat’Malh. Elle a été parfaitement heureuse par la suite.
Le Conseiller hocha la tête, apparemment ennuyé. Il déposa son couteau au bord du plateau. Il croisa les mains et y appuya son menton, l’air curieux. La jeune fille détourna le regard, reconnaissant la faiblesse de l’argument.
— En effet, mais c’était une autre époque et les circonstances oh ! combien différentes. Ton grand-père est originaire de Dhat Meryl, ce n’est pas un Nohr-dhat. Ce qui fait une énorme différence aux yeux de beaucoup d’entre nous. Peut-on savoir, jeune Damoiselle, quel est l’heureux élu ?
L’ironie qui pointait derrière la question anodine n’échappa pas à Lorelanne. Un voile de contrariété chassa le pétillement de ses yeux clairs. Trouver une échappatoire à cette discussion qui ressemblait fort à un interrogatoire en règle. Son parent, lui, dévorait avec appétit les chairs dorés. Elle choisit de changer de sujet ce qui n’échappa pas à la perspicacité du Conseiller.
— Pavel est-il rentré à Dhat Avalone sans problèmes, mon oncle ? demanda-t-elle sur un ton badin.
Le front du Gardien des Coutumes se plissa. Son regard se durcit comme il jaugeait l’ingénuité de la jeune fille.
— Tu le connais mieux que moi. Il n’oubliera pas de sitôt le vilain tour que tu lui as joué. Prends garde à toi, fillette, ton ainé est rancunier et il saisira la première occasion offerte pour te faire payer cet affront. Son retour n’a pas été des plus glorieux comme tu t’en doutes. Les frontaliers n’ont pas été tendres avec lui. Tes parents encore moins.
— Oh, je me charge de lui, minauda-t-elle avec désinvolture. En m’éclipsant, je ne faisais que respecter les volontés de Lole.
— Hum, si tu l’affirmes. Fais attention, tout de même. Ainsi le Vieil Homme de la Montagne a quelque chose à voir avec cette entreprise. J’aurai dû m’en douter. Le Premier adore se mêler de nos vies. De mon avis un peu trop. C’est là une de ces sales petites manies.
— Lole aime ses enfants. Il désire ce qu’il y a de mieux pour eux. Ensemble, nous avons beaucoup bavardé cette dernière saison. Pour en arriver à la même conclusion. Mon avenir sera glorieux, mon oncle, il me l’a promis. Ce n’est pas en me contentant de nos montagnes que je parviendrai à le concrétiser. Oh, vous pouvez sourire mais, à Dhat Avalone, j’étouffais. Je ne serais jamais une Maitresse comme ma chère maman. J’aspire à davantage d’espace et de libertés… N’ai-je pas fait mes preuves dans les Lisières pour qu’on me cantonne à l’intendance de la cité ?
— Hum ! Hum ! Continue !
— Lole a…, il prédit de prochains bouleversements à travers le Continent. Notre monde est sur le point d’imploser. Certains d’entre nous vivront des destinées remarquables, fabuleuses, pleines de périls et de gloire. Des épopées dignes des plus belles chansons d’antan. Du moins l’une d’elles m’est-elle destinée. Il me suffisait d’oser m’aventurer au-delà des Couloirs. Et… c’est ce que j’ai fait. Me voilà parcourant les sentiers du monde telle une Maliéva moderne ! J’ai brisé la prison de verre des Traditions !
Elle termina sur un petit rire de satisfaction qu’il admira secrètement. Lui n’avait pas d’enfants mais s’il avait eu une fille, il aurait aimé qu’elle lui ressembla. Pourtant ce n’était pas aussi simple que cette jeune péronnelle l’imaginait. Les transactions en cours avec les maîtres d’Elchinos prouvaient malheureusement le contraire.
 — Alors notre Guide t’a dévoilé cette hypothétique bonne fortune avant que tu partes, voilà qui ne lui ressemble guère. D’habitude, le vieillard est plutôt ambigu… sibyllin serait plus juste. Et puis-je en savoir davantage sur ce magnifique Devenir qu’il t’a prédit ?
Elle sourit à son tour, satisfaite de ses effets, mais peu désireuse de lever le voile sur ses déambulations à travers les territoires que les Autres n’avaient pas encore dévorés.
— Hélas, je ne peux vous en révéler davantage. Du moins pas encore. Je dois réaliser seule ma Quête. Il a été clair sur ce point. Lole m’a fourni un itinéraire précis à suivre, ce que j’ai respecté… au début. Il croit en une drôle de théorie. Il rabâche souvent à son sujet. De Destins convergents, des vies ordinaires qui, quand elles se croisent, bouleversent l’univers et accomplissent de hauts faits, une fois unies, l’une à l’autre.
— Oh, oh, mais tu es loin d’être une personne commune, Lhat Lorelanne. Ton père est le Pasteuris Longtoin de Dhat Avalone. Une naissance qui t’impose des devoirs envers notre communauté. Et ces fumeuses spéculations ne me semblent pas suffisantes pour parcourir, la fleur aux lèvres, les baronnies en proie à des troubles grandissants. Tu ne pouvais choisir plus mauvais moment pour te lancer dans une pareille aventure. Lole n’exagère pas lorsqu’il évoque de sombres jours à venir. Et je doute que tu sois de taille à les affronter. Nous ne sommes pas les personnages de l’un de ces récits mythiques dont, petite fille, tu raffolais tant. Ici c’est la triste réalité. Brutale, impitoyable. Et elle broie les ingénues autant que les guerriers. Ma petite Lanne, rentre à Dhat Avalone avant qu’il ne t’arrive malheur. Ne t’entête pas à poursuivre ta Quête. Je sais que lorsque le Vieil Homme de la Montagne s’exprime, nous, les Dhats, nous respectons sa parole et lui obéissons sans tergiverser. Seulement sa puissance s’arrête aux Couloirs des Vents. Au-delà il ne te sera d’aucun secours.