Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret deux : Dans l'Antique Forêt de Brye.
 

Chapitre cinq : La visite à Massilia (3).

Cependant, chez l’enfant d’Yrathiel, à la terreur succéda bientôt la révolte. Du plus profond de son être s’éleva une volonté pugnace de combattre le souffle. Dans un premier temps, elle le rejeta et chassa les miasmes avec une autorité qu’il ne se connaissait pas.
— Non, hurla Sans-nom, les yeux écarquillés, dans un soubresaut qui renversa le grand gaillard à son côté.
Le visage du fils de Tyrson se tordait de souffrance autant que de rage.
— Non, hurla-t-il de nouveau.
Il brandissait le poing vers les petites créatures qui s’agitaient en tête du cortège.
— Laissez-moi tranquille !
L’une de ces dernières pointa une griffe effilée dans sa direction. A ce signal, les autres dévalèrent la pente. Une nouvelle vague aux remugles pestilentiels s’empara de ses sens aux abois.  Avec effroi, Sans-nom entrevit les corps fuselés, enserrés dans des justaucorps de cuir, les pattes longues et griffues sous des robes sombres, les museaux velus, pointus, les billes luisantes sous une broussaille de poils dont émergeaient des oreilles pointues. Des hommes-rats, pensa-t-il dans un éclair. Plus rat qu’humain, tels étaient les Gorgys, affidés du Mur. Prédateurs dans l’âme, les créatures accouraient vers lui. Sans-nom pouvait entendre leurs piaillements aigus, surexcités, et sentir l’impatience monstrueuse qui les animait. Lui ne bougeait toujours pas, tétanisé ; sa volonté entière accaparée par une seule tâche : repousser les flux immondes destinés à l’asservir. Cela lui demandait plus d’efforts que ne pouvait alors offrir l’enfant d’Yrathiel. Peu à peu il vacilla sous les assauts des Gorgys qui se rapprochaient dangereusement.
Heureusement, Tibelvan avait l’esprit vif. D’un simple regard, il perçut l’origine du danger qui menaçait son camarade. Il réagit en se dressant de toute son imposante carrure afin de le protéger. Ainsi, sans le vouloir, il rompit les liens visuels qui liaient Sans-nom aux créatures.
— Fuis mon ami, cours vers ta protectrice. Elle-seule peut te venir en aide à présent. Je m’en charge de ces Rats de malheur, par les Dieux Inconstants !
Tibelvan brandit le bâton ferré d’une main ferme. Il s’avança d’un pas au-devant des gorgys. Auparavant il poussa l’enfant au sein de la foule qui s’écarta sans protester cette fois. Des mains anonymes attirèrent même Sans-nom à elles et l’aidèrent à s’extraire de la haie humaine. Balloté ainsi sans ménagement, le garçon tituba sur quelques pas avant de retrouver ses esprits. Aussitôt il s’élança, la peur au ventre. Jamais il ne courut aussi vite – même lors de sa fuite pour échapper à la meute en Yrathiel -, soufflant et pleurant, poussé par l’insidieux relent qui le pourchassait sans relâche.
Près de son oreille, la petite voix de Sil’Léal l’encourageait dans sa fuite. L’enfant trébucha dans des accidents de terrain. A plusieurs reprises, il manqua de perdre l’équilibre dans les hautes herbacées qui lui fouettaient la poitrine et le visage. Sur son passage, un sillon se traçait, visible de la route. Des dizaines de têtes, interloquées, suivaient sa progression.
Appuyés sur leurs longs bâtons de marche, les pâtres le regardèrent passer d’un air indifférent. Des moutons relevèrent la tête, interrompant un instant leur rumination pour l’observer avec défiance. L’orée de Brye se rapprochait lentement. L’infection s’évanouit brusquement. Sans parvenir à chasser la terreur. Il poursuivit sa course au-delà de ses forces. La précieuse gibecière lui battait le flanc, il n’en avait cure. Pour l’encourager, Sil’Léal s’agitait comme un beau diable sur son épaule. Un léovrard l’accompagna quelques instants parmi les boutons d’or et les anémones bourdonnantes d’insectes, en jappant joyeusement. Enfin Sans-nom atteignit sain et sauf la verte frontière. Là, il s’effondra à l’ombre des hautes ramures. Aussitôt des ronciers pourvus d’épines démesurées dressèrent une muraille au maillage inextricable derrière lui. Retrouvant son souffle, Sans-nom se releva et ferma les yeux. Durant quelques minutes, il chercha à maîtriser les battements de son cœur. Soudain il comprit, sans se l’avouer, que, désormais, rien ne serait plus pareil.
L’enfant écarta les broussailles réticentes des deux mains à la recherche d’un éventuel traqueur mais aucun signe des hommes-rats dans la prairie. Apparemment, Tibelvan avait réussi à endiguer toutes velléités de poursuite. Brusquement Sans-nom se sentit submergé par un affreux sentiment de culpabilité. Il avait laissé son jeune ami affronter seul les horribles séides du Mur. Surtout, on s’agitait du côté de la route. Trop éloignée, hélas, pour qu’il puisse voir quel nouveau drame s’y déroulait. Seulement il ne faisait aucun doute que Tibelvan devait en être l’un des acteurs.
— N’t’en fais pas pour lui, l’interpella Sil’Léal perché sur une branche basse - La vue du petit lutin n’avait rien à envier à celle des aigles des Monts d’Olfert - ton chaperon s’en sort avec les honneurs. Un sacré gaillard, c’Tibelvan. Y s’y connait en maniement d’bâton – sur ce, il éclata de rire en mimant les mains jointes un simulacre de combat. – si tu pouvais l’voir leur montrer de quel bois y’chauffe. Tu peux être fier d’le compter parmi tes amis. Sans son aide, nous n’aurions p’t-être pas réussi à nous en sortir sans une égratignure.
Puis il se mit à décrire en détails l’intervention de Tibelvan. Sans-nom partagea un temps son hilarité. En partie rassuré sur le sort de son ami, l’enfant se pressa ensuite de s’enfoncer à l’intérieur du royaume boisé en s’essuyant les yeux baignés de larmes.
 
Avec un calme impressionnant, le fils du Sieur Gallard écarta les jambes. Il rechercha le meilleur équilibre possible comme ses grands frères le lui avaient appris lors des nombreuses séances d’entrainement, sur la plage. Le jeune hercule bomba le torse, étreignit nerveusement l’arme en bois. Puis il se trouva prêt pour l’affrontement. Dès le début de cette étonnante mésaventure, Tibelvan ne s’était guère posé de questions. Une seule chose comptait : la chienlit du Mur en voulait après Sans-nom. Alors il réagissait comme il en avait l’habitude, d’instinct, sans peser de probables difficultés ni de potentielles conséquences à son intervention. Sa propre sécurité lui importait peu.
Concentré sur leur proie, les gorgys, au nombre de quatre, négligèrent l’adolescent en travers de leur route. La chasse seule retenait leur attention. De plus, une longue habitude de servilité de la part des humains ne les avait pas préparés à ce qui arriva, une fois parvenus à sa hauteur. Tibelvan poussa un grognement d’ours puis abattit sans plus de formalités le long bâton dont l’extrémité était recouverte d’un manchon en métal sur le premier Rat. Il atteignit ce dernier sur le dessus du crâne et l’expédia au sol, étourdi. Un filet de sang coulait de la blessure. Le second chasseur connut un sort identique avant même d’avoir eu le temps de réagir. Le fils du Sieur Gallard effectua de grands moulinets menaçants à destination des deux autres créatures du Mur. Les Rats s’arrêtèrent, hors de portée du bâton. Hésitants, ils le fixaient de leurs petits yeux chassieux. Autour d’eux, des risées goguenardes saluaient leur infortune. Provenant des spectateurs amassés des deux côtés de la route, un grondement sourd s’éleva à la vue de la longue griffe recourbée qui pointa le trublion. Le Rat chicota une suite de petits cris en trépignant sur place. Alors le bâton échappa à sa poigne. Il effectua plusieurs rotations dans les airs puis chuta dans la poussière. Eberlué, Tibelvan esquissa un geste pour le ramasser. Une terrible nausée l’assaillit. Il vacilla sur place, s’écroula à genoux, se prit la tête entre les mains.
« L’ENFANT ! »
Il comprit à peine ce que la voix étrangère éructait à l’intérieur de son crâne mais la douleur s’intensifia à lui tordre les tripes.
« L’Enfant ! rends-nous l’Enfant. Tu dois nous livrer l’enfant perdu de Thiel sinon la mort elle-même te paraîtra douce… »
— Démons ! proféra-t-il, le visage crispé sous l’effort fourni pour résister.
— Que t’arrive-t-il mon gars ? Allons debout. Aidez-moi vous autres.
Le forestier l’attrapa par le bras droit et le remit sur pied. Aidé par l’un de ses sept acolytes, l’homme le soutint un instant, le visage penché à l’examiner. Ses collègues s’armèrent de courtes haches d’arme. Tous portaient des tuniques en peau frangées et des capuchons de fourrure. Une barbe drue dévorait leur visage tanné par une vie rude au grand air. Les nombreux colliers de dents de sangliers qu’ils arboraient les désignaient comme un groupe de chasseurs descendu des Monts d’Olfert, qui appartenait sans aucun doute au Clan dudit animal. Ils venaient régulièrement à Massilia vendre des peaux auprès des tanneries.
De leur côté, les gorgys sifflaient et crachaient de concert face aux manifestations hostiles de la foule, devenue menaçante. Contre le nombre, les gorgys ne pouvaient imposer efficacement leur pouvoir psychique. Finalement ils détalèrent sous les huées. L’emprise se retira, lui laissa l’estomac au bord des lèvres.
 
L’esprit embrumé, Tibelvan s’ébroua en secouant sa chevelure hirsute.
— Pourrissez dans les Fosses ! hurla-t-il à leur intention.
Il se débarrassa du soutien des forestiers en quelques gestes désordonnés et ramassa le bâton ferré. La colère lui rosissait les joues et fulminait dans son regard. Au plus grand amusement de l’assemblée, l’un de ses sauveurs s’approcha des deux gorgys gisants et leur décocha plusieurs coups de bottes. Les Rats rampèrent pitoyablement pour échapper à cette soudaine fureur. Tibelvan pointa son arme dans leur direction d’un geste menaçant.
— Jamais, vous ne vous emparerez de lui. Essayez donc de vous frotter à la gardienne de Brye. Elle vous broiera sans aucune hésitation. Retournez dans votre satané Blanc Pays, vous et votre sombre sorcellerie !
La vague fangeuse l’atteignit une ultime fois avant de disparaître définitivement. Elle brisa sa hargne. Il se contenta de regarder la procession rebrousser chemin, vide de mots. Bientôt l’écho des clochettes et des fifres s’évanouit du côté de la Grand Route. Pourtant, avant qu’il ne se détourne, une petite silhouette se découpa en contre-jour au sommet de la colline. La voix, railleuse et revancharde, jaillit dans l’esprit éreinté du jeune bravache.
« L’Enfant est retrouvé ! Le Négus Shéhoshar sera ravi de l’apprendre ! Nous reviendrons, fils des hommes, sois-en persuadé. Nous reviendrons chercher l’enfant perdu dès que le Négus nous l’ordonnera ! Et il serait préférable que tu n’interviennes pas ce jour-là. Sinon LUI, il te brisera. »
Tibelvan comprit que, pour cette fois, il remportait la manche mais que les ennemis de Sans-nom ne renonceraient pas aussi facilement. Dans les instants qui suivirent le départ des Promis, le jeune héros se retrouva au centre de toutes les attentions. Chacun voulait le féliciter bruyamment. On lui tapait dans le dos ou on lui serrait la main avec vigueur. Les éloges pleuvaient de toutes parts. Venant de la cité, les miliciens de la Porte de Brye accouraient vers l’attroupement. Le jeune garçon eut un triste sourire en direction de la lisière lointaine.
« A bientôt, petit ! songea-t-il en réprimant un sentiment de fierté grandissant. J’espère que tu n’auras pas d’ennuis là où tu te rends. Pour ma part, il va me falloir expliquer cette échauffourée à Père. »
Tib sourit béatement à des inconnus qui le congratulaient. Il bafouilla quelques excuses, heureux au fond de lui-même de son tour de force mais étourdi par cette soudaine notoriété. Finalement, il se laissa entraîner, bras dessus bras dessous, par les chasseurs d’Olfert qui lui promirent quelques godets du meilleur clairet pour le remettre sur pied.

Chapitre six : Les deux maîtres.

L’antique forêt de Brye bruissait de colère depuis que, la veille, son protégé faillit être capturé par les gorgys du Mur. Exténué, ce dernier dormit en sécurité auprès de Sil’Léal dans l’un des nombreux nids du peuple de la Sylve. Assis sagement sur une pierre plate, mains posées sur les genoux serrés, Sans-nom percevait les tensions soulevées par sa dernière mésaventure. A la suite de cette malheureuse équipée, il évita de se rendre à la Ronde des Arbres de crainte de devoir affronter les réprimandes de la Dame. Le garçon n’ignorait pas la tangible désapprobation de l’Ancienne. D’ailleurs l’absence inhabituelle d’admirateurs sylvestres à la séance quotidienne en était une preuve de plus.  Les petites créatures vouaient à la Première une adoration sans faille. Dans la soirée, à mots couverts, Sil’Léal s’était à plusieurs reprises soucié des humeurs qui parcouraient les vallons. Des craintes qui trouvaient échos parmi les siens. Même si, de l’avis de l’enfant d’Yrathiel, le lutin n’avait rien à se reprocher ; d’ailleurs, aucun d’entre eux n’étaient responsables du fiasco de leur escapade. Il insista sur ce point une partie de la soirée sans que cela ne rassure son compagnon d’infortune.
La clairière était étroite. L’herbe rase tapissée de couvre-sols aux coroles bleues, jaunes et blanches. A l’orée des arbres, nulle présence, nul bruissement. Quelque part, un pic solitaire tambourinait sans relâche. De petits monticules pyramidaux, d’une coudée de hauteur, composés de pierres colorées, délimitaient quatre cercles concentriques. L’enfant et le Maître des Arts Combattants se trouvaient au centre du plus petit d’entre eux, auprès d’un banc de roche blanche.
Sans-nom se sentait déprimé plus qu’inquiet. Il avait beau afficher un sourire de circonstance, il ne quittait pas du coin de l’œil la massive silhouette. Il revêtait son pourpoint gris habituel, orné d’une silhouette de chêne brodée à hauteur du cœur, sur une culotte lacée aux chevilles. Un bandeau entrelacé de deux rubans, argent et ciel, dégageait son front plat. Telle était la tenue découverte à son lever, sur les bruyères au sortir du nid. 
Le Gasthil restait silencieux depuis son arrivée. Il allait et venait, s’arrêtait brusquement pour le fixer d’un regard froid, inquisiteur, avant de reprendre ce manège embarrassant. L’enfant le trouvait imposant voire inquiétant parfois. Cet après-midi-là, à la suite de leurs démêlées avec les séides du Mur, il se sentait terriblement mal à l’aise. Pourtant, après mures réflexions, il ne se considérait toujours pas responsable de ce qui leur était arrivé. La faute en revenait à un incroyable et malencontreux hasard, du moins réussit-il à s’en persuader. Seulement le Maître des Arts Combattants ne le voyait pas de cet œil. Lorsque ce dernier se planta à deux pas, Sans-nom rentra davantage la tête dans les épaules. Il lorgnait un point situé approximativement entre les deux chausses légères.
Le Gasthil ne portait aucun vêtement. Seul un ceinturon à l’énorme boucle dorée barrait transversalement la fourrure roussâtre, couleur de bruyères et de tourbe, d’une propreté plus que douteuse. Sous la broussaille hirsute, le visage était d’une laideur remarquable : le crâne en pain de sucre, le mufle aplati, la peau épaisse et velue, deux feuilles de chou écornées qui tenaient lieu d’oreilles et une bouche charnue garnie de rangées de dents inégales. Habituellement, Sans-nom évitait de croiser le regard fixe et profond des petits yeux enfouis sous des replis de peau grise. Résigné à subir d’inévitables reproches, l’élève bloqua un soupir qui n’aurait fait qu’envenimer la situation.
Comme le Gasthil le fixait sans aménité depuis un petit moment, Sans-nom releva la tête ; leurs regards se défièrent un bref instant. Derrière la colère brûlante, il découvrit avec étonnement la présence d’une fierté presque paternelle.
— Raconte-moi cette rencontre dans les moindres détails. Et sois suffisamment précis, il en va de l’avenir de ce monde de malheur, sinon de ta vie.
Le regard scrutateur, le Maître des Arts Combattants croisa les bras. Sans-nom sentit sa bouche s’assécher, sa gorge se serrer. Il déglutit un instant, se tortilla sur place puis il raconta à voix basse la course à Massilia, la visite chez Dardimon et les moments passés en compagnie de Tibelvan, enfin l’échauffourée avec les hommes-rats. Comment, grâce à l’intervention de son jeune ami, il s’était échappé en s’enfuyant à travers la prairie. Le Maître demeurait attentif et silencieux. Entre les hautes ramures, le géant de fourrure se détachait clairement sur la toile azur du ciel. Pas un zéphir ne vint interrompre le récit, même l’oiseau frappeur eut la bonne idée de suspendre son labeur pour l’occasion. Lorsque l’enfant eut terminé, un lourd silence s’établit entre eux. Les petits yeux, profondément enfoncés, luisaient férocement. Avec effarement, il y lisait à présent de l’incrédulité, le doute de l’adulte confronté aux affabulations d’un jeune écervelé.
Le Gasthil ne le croyait pas. Pourquoi ? En quoi ces dires ne reflétaient-ils pas la triste vérité ? Il n’avait rien dissimulé, partagé ses maladresses et son imprudence, ses frayeurs, les réactions de la foule de badauds, la noirceur de l’ennemi.
— Recommence ! Juste le passage qui concerne les gorgys. Et n’oublie absolument rien. La moindre impression me sera utile. Tes peurs, tes réactions, tes actions, une anecdote même futile à tes yeux. Tu dois absolument tout me révéler, mon enfant. A moi de juger de l’importance du propos.
Faisant preuve de la meilleure volonté du monde, Sans-nom s’exécuta aussitôt en redoublant d’application. Il s’interrompait fréquemment pour préciser un détail ou enrichir l’histoire d’anodines allusions, de remarques judicieuses. Peu à peu, la peur s’éloigna. Sa voix n’était certes qu’un souffle et ses yeux ne quittaient pas le sol mais il revint plusieurs fois en arrière afin de modifier ou de compléter son récit. Le Gasthil grognait par moment une imprécation, frappait du pied et hochait du chef. A deux reprises, il lui réclama de plus amples explications : la première fois sur le sentiment qu’il avait ressenti lorsque la vague de terreur s’était emparé de lui ; la seconde, pour connaître la nature du tissage qu’il avait nécessairement déployé lors de sa fuite à travers les pâtures. Ce qui lui permit de résister aux appels impérieux des séides du Mur.
— Incroyable… Impensable… ceci est proprement extravagant ! – Le Gasthil rumina quelques minutes puis, se courbant au-dessus du garçon, il s’approcha à le frôler. Des odeurs corporelles désagréables assaillirent l’infortuné élève.
— Sil’Léal t’accompagnait comme je lui ai ordonné ? Il ne t’a pas quitté ? à aucun moment ? Tu peux me le certifier.
Jusque-là, Sans-nom avait pris soin de ne pas mêler le petit lutin à ses déboires, suivant les recommandations de son ami. Il se mordit les lèvres et hésita à répondre.
— Absolument Maître. Il s’était installé sur mon épaule, invisible aux yeux des humains.
Le Gasthil se redressa brusquement. Il brandit les bras musculeux vers les cieux immaculés : " Alors sa présence seule aurait dû évincer leur prospection. Ces démons ne pouvaient te remarquer dans une foule aussi dense. Quelque chose a attiré leur attention. Concentre-toi ! Juste avant l’apparition de cette maudite engeance, vous regardiez la procession descendre vers vous d’un chemin de traverse. Vous n’étiez pas seuls, n’est-ce pas ?"
Sans-nom secoua la tête :" Oh non alors. Il y avait bien plusieurs dizaines de voyageurs. Mais nous étions au premier rang."
— Cela ne peut pas suffire. Les pouvoirs des sylvestres leur permettent habituellement de masquer leur présence au sein de la cohue. Syl’Léal est très doué. Même s’il a de nombreux défauts par ailleurs, on peut lui concéder certains talents. Que faisiez-vous ? De quoi parliez-vous à ce moment précis ?

Sans-nom ferma les yeux. Il rechercha l’instant dans sa mémoire malmenée.
— Tibelvan m’expliquait qui étaient les Convertis, ceux qui marchent librement et les autres, ceux qui portent une chaîne au pied. Connaissez-vous, Maître, le sort réservé à ces malheureux lorsqu’ils auront atteint les rideaux de Lumière ?
Le Gasthil l’observait, penché sur le côté. Il ne dénia pas répondre. Sans-nom poursuivit son monologue de plus en plus embarrassé.
— Savez-vous qu’ils seront livrés aux Autres ? Que deviendront-ils une fois parvenu au Blanc Pays ? – Il frissonna malgré la douce chaleur qui berçait la clairière. – Quel horrible sort les attend au-delà du Mur ? Sans doute un destin analogue à celui que rencontrent les Elus d’Yrathiel ? Pire peut-être !
Le Maître des Arts se redressa d’un bloc. Il poussa un rugissement triomphal qui interrompit l’enfant instantanément :" Voilà ! Nous y sommes : Yrathiel. Tu as mentionné Yrathiel. A l’approche des Rats, tu as évoqué la cité de tes origines, n’est-ce pas ? Réfléchis ! Yrathiel habitait-elle tes pensées lorsque s’avançaient dans votre direction les pourvoyeurs du Mur ? C’est important ! je dois savoir !"
— Oui, Maître. Et je m’en excuse. Le sort de ces pauvres gens m’a transporté vers celle qui dévore ses fils, la cité blanche au cœur de l’Océan. Pourquoi le monde est-il si cruel envers les plus faibles ?
— Voilà pourquoi et comment ils t’ont retrouvé parmi la multitude. Dans le lacis des représentations mentales présentes, Yrathiel s’est illuminée telle un phare brillant de mille feux. Sil’Léal n’y pouvait absolument rien. Tu aurais pu te trouver seul sur ce chemin qu’ils n’auraient été davantage alertés. Il est plus qu’urgent de remédier à cette carence. Tu dois apprendre à dissimuler tes pensées vagabondes en toutes circonstances. Elles risquent de te trahir en présence d’un de ces démons. Les gorgys ne sont pas les seuls à pouvoir les lire. Et ce ne sont sûrement pas les plus dangereux infiltrés en cette réalité. Une fois que tu auras quitté Brye, tu risques d’attirer l’attention des créatures du Blanc Pays par la simple évocation de tes origines.
Le Gasthil s’assit à côté du garçon, l’écrasant de son impressionnante stature. Des relents de terres boisées en putréfaction l’assaillirent aussitôt. Sans-nom plissa les narines. Dans l’ombre du géant, il se sentait insignifiant. L’enfant n’osa bouger un cil. Le Maître battait le sol de ses immenses pieds velus. Quelque chose le tracassait encore.
Finalement, Sans-nom demanda d'une toute petite voix :" Maître, les gorgys sont-ils humains ? Ils ressemblent à des rats mais ils se déplacent comme nous, pensent et s’expriment comme nous ; ils utilisent une magie puissante et néfaste. Cette horreur qui m’a envahi l’esprit m’interpelait dans le langage commun. Elle m’a appelé « l’Enfant », Maître, « l’Enfant perdu ». Elle désirait me soumettre à sa volonté. Elle se faisait si pressante, si autoritaire. Un instant, j’ai cru ne pouvoir résister à son impatience. Pourquoi m’a-t-elle appelé « l’Enfant perdu » comme si elle savait qui j’étais ? Comment est-ce possible ?"
— En effet, comment pouvaient-ils connaître ton identité ? A moins que… c’est une hypothèse à ne pas écarter trop vite. Enfin nous le découvrirons plus tard. J’ai une autre interrogation pour toi, jeune imprudent : pourquoi n’ont-ils pas réussi à te réduire à leur merci par la suite ? Je dois savoir ! 
Le Gasthil se redressa lourdement. Il venait de prendre une décision qui lui répugnait, cela se voyait à sa manière de se déplacer. Sans-nom nota qu’il lui tournait délibérément le dos. Il finit par lui répondre toutefois.
— Pour ma part, je croyais bien cette immonde engeance disparue à jamais. Ces démons possèdent le pouvoir de pénétrer l’esprit et de le soumettre à leur volonté ; jadis, les Premiers et les rois humains, eux-mêmes, louaient leurs services. A la cour de Thiel en particulier, ils suppléaient avec zèle les Magisters de justice. Je ne les ai jamais aimés. Ce sont de petits êtres vicieux et fourbes. Lors de la troisième Vague, le plateau d’Arseng dont ils sont originaires a été absorbé par le Mur pour le plus grand bien de tous. Ainsi je les pensais éradiqués à jamais mais, finalement, je me trompais. Les Autres leur ont trouvé une nouvelle utilité, plus en rapport avec leurs remarquables capacités extrasensorielles. Depuis peu, ce sont eux qui asservissent mentalement les malheureux qu’on appelle les Convertis. Et ils se chargent de les conduire par-delà le Mur. Comme du vulgaire bétail, en toute impunité. Nombre de barons n’osent pas se frotter aux Négus.
Le Maître marqua une pause puis sa voix grimpa de plusieurs octaves. Elle roulait comme un torrent coléreux : « Et, toi, Sans-nom, tu prétends avoir repoussé les rets mentaux de quatre d’entre eux avec succès. Voilà qui est vraiment… surprenant. Tu serais bien le premier humain dans les Annales des Mondes, passés et présents, à réussir un tel exploit. Un enfant de neuf cycles de Vie tout juste tiendrait tête aux fameux gorgys ! Ça ne s’est jamais vu. Foutaises !  Ils n’auraient dû faire de toi qu’une bouchée. Par suite de ton imprudence, tu devrais à l’heure actuelle partager le sort misérable des Convertis en route pour le Mur… »

Etonné, Sans-nom redressa la tête. Le mépris glacial dont s’enveloppait la tirade le blessait au plus profond. Sur cet éclat, le Maître des Arts Combattants traversa à grandes enjambées les cercles formés par les petites pyramides de pierres multicolores. Cloué sur place, le garçon aurait aimé courir à sa suite pour lui jurer qu’il n’avait aucunement menti mais la dernière invective tournoyait encore dans son esprit et anéantissait toute velléité. Des larmes de révolte lui noyèrent le visage.
Quel mal avait-il commis ?
L’instant suivant, l’incrédulité laissait place à la terreur. Animale, irraisonnée. Le souffle des gorgys l’envahit de nouveau. Par surprise, la lame cruelle s’incrusta en lui, le refoula toujours plus loin. A la fois méprisant et jubilatoire, le raz de marée se moquait bien des regards désespérés que l’enfant, recroquevillé au sol, jetait en direction du Gasthil. Il s’était cru suffisamment malin pour leur échapper mais voilà qu’ils l’avaient toutefois retrouvé. Là, au cœur même du sanctuaire sensé le protéger. Pourquoi l’antique forêt de Brye n’intervenait-elle pas ?
Si l’enfant d’Yrathiel avait pu, un instant, raisonner sereinement, sans doute aurait-il surpris d’infimes différences entre les deux intrusions mentales. La tempête qui pliait alors sa volonté n’était accompagnée d’aucuns relents putrides, d’aucunes bouffées fétides. Elle était comme un reflet aseptisé des projections perverses de la veille. Cependant il n’eut guère le temps de s’en apercevoir. Lorsque les flots projetèrent d’hideuses malédictions, il perdit pied.  Dans un long sanglot, il supplia l’invisible tortionnaire de cesser. Là-bas, le Gasthil ne s’aperçut de rien. La massive silhouette se fondait presque avec les fûts gris des arbres.
« Réagis, mon enfant. Eveille la Puissance qui sommeille en toi. – La Voix pleine de douceur évita à la minuscule étincelle de s’éteindre. Cette fois, semble-t-il, il se serait soumis. – Notre âme nous appartient. Au cœur même de la tourmente, notre Volonté demeure souveraine.  La peur est une écorce vide que tu dois rejeter. Ne le laisse pas profiter de ton désarroi. Il ne peut te vaincre sans ton accord. »
Toujours recroquevillé au pied de la longue pierre plate, Sans-nom supplia : « Vous ! Aidez-moi ! »
« Aide-toi ! rectifia en écho l’énigmatique présence. Déjoue la terreur factice ! Affirme ton autorité, fils de Tyrson ! Affronte l’intrus ! »
Alors Sans-nom concentra sa pensée. Non contre les vagues odieuses qui déferlaient sans interruption mais sur le désir de s’appartenir à nouveau. Des braises, la force nécessaire à balayer l’infection grandit progressivement. Radieuse, elle réduisait les sourdes menaces à un babil de nouveau-né. La Lumière chassait les ténèbres. Là, au centre de la clairière, Sans-nom se releva avec quelques difficultés. Il essuya les larmes sur ses joues. Son Vouloir débordait d’une énergie sans égale. Aussitôt l’intrusion maligne s’évanouit ; il avait gagné. Pour la seconde fois, il était venu à bout des gorgys. Etourdi, Sans-nom inspecta les sous-bois alentours, avec appréhension.
 
Ce jour-là, je réalisais qu’il y aurait un avenir pour moi loin de Brye.  Que, là-bas, je saurai me battre comme me l’avait soufflé la Voix. Qui était-elle ? Le fruit de mon imagination exaltée. Déjà en Yrathiel. Elie, ce fut la seconde fois qu’elle intervenait ainsi ouvertement à mes côtés. Depuis elle s’est révélée une compagne admirable et fidèle. Aujourd’hui, elle se fait plus discrète. Mais je sais qu’elle garde un œil sur moi, comme elle aime à me le rappeler.

Le regard perdu, Sans-nom tremblait d’excitation, rempli de la joie d’avoir vaincu l’infection. Il perçut à peine la présence du Gasthil à deux pas de lui ni ne résista quand ce dernier l’étreignit avec force et le souleva du sol comme un fétu de paille.
— Bravo ! Tu as réussi. C’est tout bonnement stupéfiant. Pardonne-moi pour ce qu’il m’a fallu t’infliger mais je devais être certain du prodige. Merveilleux ! Tu as brillamment surmonté l’épreuve ! Tu as vaincu le Souffle. Je t’en félicite. Notre Dame de la Ronde des Arbres sera si fière quand elle l’apprendra !
Le colosse l’agitait dans tous les sens, le serrait contre lui et marmonnait des brides incohérentes mêlant explications et excuses qui tirèrent lentement Sans-nom de son état d’euphorie. Quand l’élève réalisa ce que son mentor essayait de lui expliquer – qu’il était à l’origine de cette seconde intrusion – le garçon se débattit brutalement des bras et des jambes. Le Gasthil l’ayant enfin relâché, Sans-nom s’écarta en ouvrant de grands yeux. Sa stupéfaction n’avait d’égal que son incompréhension.
— Vous, Maître ? C’était vous ! parvint-il à articuler.
Avec sang-froid, ce dernier acquiesça, lui adressant un rictus grotesque. Sans-nom recula lentement ; des sentiments contradictoires l’agitaient. Il rencontrait des difficultés à considérer la situation avec calme. Les brûlures de l’intrusion mentale étaient encore trop présentes en son âme. Un très long moment, ils restèrent face à face, dans l’expectative, à ressasser d’étranges sentiments. 
Puis l’incident tourna court. Soudain, de sinistres plaintes s’élevèrent à travers les boisées, portées par les courants aériens. Elles s’égrenèrent, chargées d’une immense souffrance. Une nouvelle fois, la panique envahit Sans-nom. Il connaissait bien cette lugubre clameur désincarnée qui évoquait mort et désespérance pour l’avoir autrefois entendu du haut des murailles d’Yrathiel.
L’Appel des oégirs !
Avec horreur, il réalisa que sa rencontre avec les hommes-rats avaient eu une autre conséquence inattendue, tout aussi catastrophique. Sa présence dans les bois de Brye n’était plus un secret pour le peuple de l’Océan. Ghaisus l’avait finalement retrouvé.
Dès la première semonce, le Gasthil réagit instantanément. Il attrapa la menotte de l’enfant. Dans la large senestre se matérialisa un court épieu dont la pointe de fer étroite se couvrait d’arabesques argentées. Ils gagnèrent l’ombre des chênes et des hêtres qui s’agitaient comme frappés de folie. Un vent furieux sur lequel glissaient les plaintes des hommes-poissons. Le Gasthil pressa le pas. Il trainait l’enfant derrière lui sans la moindre précaution. Brye les guidait. Les ronciers se fendaient sur leur passage, les branches basses s’écartaient pour mieux s’imbriquer derrière eux. Mais les hurlements les poursuivaient malgré tout. A chaque foulée, le géant grondait entre ses dents : « Qu’ils y viennent, qu’ils y viennent ! ». Il brandissait alors le manche de l’arme gravée de runes anciennes vers d’hypothétiques malfaisants.
Balloté, Sans-nom grimaçait sous la douleur lancinante de l’étau velu autour de son poignet. Son épaule aussi gémissait du traitement imposé. Le Gasthil l’entrainait sans ménagement, à foulées de géant, vers le cœur de la forêt. Quelques branches maladroites le fouettèrent au passage. Elles déchirèrent l’étoffe grise du pourpoint en différents endroits. Ses pieds brinquebalés s’accrochèrent à des obstacles imprévus. Il se produisait alors de brusques torsions qui lui traversaient le corps par saccades douloureuses. Pourtant, durant cette folle équipée, il n’émit aucune plainte tant l’instant présent se résumait en un tourbillon de confusion.
Finalement, la futaie s’assombrit, la voûte feuillée s’abaissa, les taillis s’épaissirent. Les plaintes désincarnées se firent lointaines et fugaces. A l’entrée d’un vallon encaissé, le Gasthil ralentit le pas. Il relâcha son protégé et se contenta de le pousser devant lui. Le murmure cristallin d’une cascade accompagna leur descente sur le flanc pentu par une sente à peine tracée, au milieu d’un concert joyeux d’oiseaux fantômes.
Lorsque Sans-nom reconnut les lieux familiers, il retrouva confiance. Là-bas, au fond de la dépression, dans un puits de lumière chatoyante, un tumulus herbeux, recouvert par un tapis de lunaires et de spirées parfumées et crémeuses abritait la demeure la plus hospitalière de la forêt, en dehors de la Ronde des Arbres bien évidemment. Pour l’heure, la lourde porte basse, en bois lustré, garnie de ferrures brillantes, était entrouverte. Un imposant chambranle de pierre blanche affichait des bas-reliefs animaliers. Au pied de chaque piédroit, une niche abritait un globe à feu en sommeil. La silhouette courtaude de Maître Sol’Déorm les attendait sur le seuil ; Sans-nom s’élança vers lui avec l’assurance qu’il était dorénavant en sécurité.

En courant, l’enfant traversa la pelouse jusqu’au tumulus flanqué de deux bancs de pierre. Lorsque le Gasthil les rejoignit, les Maîtres se saluèrent brièvement. L’heure n’était pas aux civilités. Ils arboraient un air grave de circonstance.
— Je te le confie, gronda le Gasthil alors même qu’il s’élançait en brandissant le court épieu au-dessus de son imposante silhouette.
— Viens, Sans-nom, rentrons.
Le nain jeta un dernier regard vers les arbres, l’air soucieux. Détail troublant, Sol’Déorm en avait oublié son habituel couvre-chef à large bord, rouge cramoisi, le crâne dégarni, barré d’une multitude de rides, bordé de longs cheveux fins cendrés. Sa peau était ivoire, tavelée au cou comme une vieille pomme oubliée dans le fond d’un tiroir, la longue barbe blanche glissée dans le ceinturon de cuir à boucle argentée.
L’Archiviste l’entraîna à l’intérieur : « N’aie aucune crainte, ici tu es en sécurité. De toute manière, notre Dame veille sur nous ; c’est juste au cas où… » et il laissa de sinistres conjectures se perdre dans le silence feutré du couloir qu’ils descendaient tranquillement côte à côte.
Dans leur dos, la lourde porte en chêne se refermait sans bruit. Ils foulaient un épais tapis jaune citron. Le tunnel spacieux s’inclina légèrement. Une élégante marqueterie du plus fin ouvrage, au bois clair presque blanc, habillait les murs et la voute sans discontinuer. Ils traversèrent plusieurs petites pièces circulaires, chichement éclairées de globes à feu, envahies par une multitude d’ouvrages, livres, parchemins, manuscrits, in-folio, entassés pêle-mêle sur des tables, des étagères, des armoires, des buffets et quantités de coffres ferrés. C’était là un univers poussiéreux qu’ils franchirent sans soulever le moindre écho tant les tapis molletonneux étaient épais et doux à la foulée. Ils entrèrent finalement dans une vaste pièce à la luminosité plus vive. Dans un coin, un feu craquait joyeusement dans un âtre de pierre noire. Des lutrins, des pupitres à double plan incliné en occupaient l’espace central ; chacun d’entre eux inondé de lumière par la présence d’un globe à feu enchâssé dans la voute.
Sans-nom se dirigea vers l’un d’eux. Il s’assit sur le siège haut en bois. Son regard erra sur le parchemin inachevé qui reposait sur le plan piqueté d’encre. Ronde et épurée, la calligraphie était en Glaïcque ; à sa droite, sur un lutrin en bois rouge, reposait l’ouvrage qu’il s’obstinait à recopier depuis plusieurs lunes : un antique recueil poétique à fermoir de cuir dont les décycles ne se comptaient plus. Il se saisit d’une plume d’oie de dimension honorable et s’attela à la tache comme on s’échappe de la réalité pour se réfugier sous les arcades d’une occupation familière. Peu à peu, le Maître qui l’observait, assis dans une chaire près de la cheminée, perçut les tensions disparaître chez l’enfant. Il lisait en lui comme dans un livre ouvert. Le dos s’arrondit. Le visage mutin s’éclaira puis se plissa sous l’effort de concentration que réclamait le tracé arrondi des lettres antiques. A un moment, l’enfant se leva pour aller chercher des godets d’encre sur une étagère puis il se remit à l’ouvrage.

De son côté, le nain ôta le long manteau, découvrit une blouse précieuse, damassée et flamboyante de broderies, bordée de velours. Il sortit de la pièce pour rapporter un plateau en métal ouvragé sur lequel reposaient deux brocs d’étain. Il posa ce dernier sur une petite table basse. Il décrocha de la crémaillère qui pendait dans l’âtre une bouilloire fumante et versa l’eau bouillante dans chacun d’eux à travers un panache de vapeur. Puis, glissant la main dans l’une des multiples poches de sa blouse, il jeta quelques feuilles séchées de chalme qui répandirent aussitôt leur doux arome amer.
Sans-nom redressa la tête et lui sourit.
— Je t’ai aussi préparé quelques pâtisseries, de celles que tu préfères… sur un lit de crème.
Sur ce, l’hôte quitta la pièce de sa démarche chaloupée. Il fut de retour quelques instants plus tard avec une large corbeille où étaient déposés de longs gâteaux recouverts de miel. Son invité gourmand s’empressa de s’asseoir sur un petit tabouret auprès de la cheminée. Il se frotta les mains avant d’attraper une friandise qu’il porta à la bouche sans hésiter. Le vieux nain l’observait, un broc fumant entre ses mains potelées. Au bout d’un long moment, uniquement réservé à la dégustation, il demanda : « Veux-tu que nous en parlions maintenant ? »
La bouche pleine, les yeux ravis, Sans-nom acquiesça. Auparavant, il rechercha du regard un linge pour se nettoyer les mains recouvertes de crème et de miel. Il déglutit, s’essuya les lèvres puis attrapa le broc qu’il vida d’un trait.
— Ce ne fut pas aussi terrible que vous pourriez le croire, finit-il par articuler. Je ne craignais rien auprès du Gasthil.
— J’en suis persuadé, mon enfant, mais nous avons pour obligation de te mettre en sécurité au moindre danger. Ce sont les directives de notre Dame.
— Oh, alors je comprends. Toutefois elle nous protège, n’est-ce pas ? Le peuple de l’Océan ne peut l’affronter sans subir son courroux. Elle est puissante en Brye.
— Plus puissante encore que tu ne l’imagines, sois en certain. Les oégirs seront refoulés hors des futaies de notre chère contrée en un rien de temps. Seulement les pouvoirs de la Première s’arrêtent à l’orée des halliers. Je crains fort qu’il ne faille proscrire à jamais tes petites escapades à Massilia. Hors de Brye, les dangers vont rôder, à présent qu’ils connaissent ton refuge. A propos, je te suis reconnaissant de ne pas avoir jeté les articles de mon vieil ami Dardémon au cours de ta fuite, hier. Leur perte aurait représenté un grave préjudice pour mes travaux en cours.
 
 Sans-nom salua du chef en laissant glisser un index sur la couche de crème blanche qu’il porta avec délice jusqu’à ses lèvres. Une pensée le tarabustait pourtant, à présent qu’il se sentait en sécurité, mais il ne savait pas comment aborder un sujet aussi délicat. Sol’Déorm devina sa gêne : « Aurais-tu un problème dont tu voudrais que nous débattions ? »
— Tout à l’heure, Maître Gasthil, il …
— Oui ?
— Eh bien, il m’a… j’ai cru que les hommes-rats m’avaient retrouvé. Le Maître Combattant s’est servi d’un maléfice identique et…
Le nain plissa des yeux, les deux mains jointes devant les lèvres énormes. Il se pencha en avant.
— Et que s’est-il passé alors ? Comment as-tu réagi lorsque ce cher vieux fâcheux a testé l’étendue de tes ressources ?
Offusqué, Sans-nom frappa du poing l’accoudoir, ce qui sembla amuser l’Archiviste.
— Il n’avait pas le droit. Ce n’était pas du jeu. Je l’ai rejeté loin de moi. Comme ça ! - Il claqua des doigts, les larmes aux yeux. – Pourquoi a-t-il essayé de me meurtrir de la sorte ? Pourquoi, Maître ?
Le nain se renfonça au fond de la chaire.
— Voilà donc ce qui te tracasse ! En as-tu parlé avec lui ? Il ne faut jamais garder pour soi de tels malentendus. A la longue, ils ne peuvent qu’envenimer les relations.
— J’allais le faire lorsque les oégirs nous ont interrompus. Alors vous pouvez m’expliquer quelle mouche à piquer le Maître Combattant pour tenter de me meurtrir de la sorte ?
Sol’Déorm réfléchit un court instant, visiblement embarrassé. La conversation devenait délicate. La Première serait-elle d’accord pour qu’il aborde avec leur jeune protégé certains aspects de son apprentissage. Devant la mine déconfite du garçon, le nain se décida finalement.
— A mon avis, le Gasthil n’a fait que suivre les recommandations de notre bienfaitrice – Sans-nom ouvrit de grands yeux. – A la suite de ta confrontation avec les séides du Mur, la Dame nous a réuni afin de nous préparer à une éventuelle incursion. Les Rats ne sont pas des adversaires à prendre à la légère. Nous connaissons tes Talents, mon enfant, mais réussir à leur échapper de la sorte sans aucune préparation, reconnais que nous sommes en droit de te poser certaines questions embarrassantes, voire de te mettre à l’épreuve.
— J’ai…
Sans-nom était sur le point de révéler qu’il avait reçu un soutien inattendu. Le nain l’enjoignit de poursuivre d’un petit geste de la main. Seulement la colère roulait encore présente dans son esprit alors il décida brusquement que, lui aussi, aurait droit à ses petits secrets. Si la Dame ne pouvait l’emmener avec elle, eh bien, il se débrouillerait seul. Avec l’aide de cette mystérieuse alliée.
« Il me cache quelque chose ! songea son vis-à-vis qui l’observait avec attention. Il sera bien temps d’en connaître la raison plus tard. »
— J’ai eu beaucoup de chance ! conclut le garçon d’un ton faussement désinvolte.
Puis, aussitôt il changea de sujet de peur d’en révéler davantage.
— Comment les oégirs ont-ils appris ma présence, Maître ?
— Il faut croire qu’il existe une étroite relation entre ta mésaventure d’hier après-midi et leur soudaine attaque. La coïncidence ne peut être fortuite. On doit donc en déduire que le peuple des Hauts Fonds pactise avec ceux du Mur. Ce qui semble étonnant mais pas impossible. Des rumeurs ont couru ces derniers temps à propos de fréquentes razzias le long des côtes attribués aux oégirs mais rien de suffisamment sérieux pour rompre les Alliances Commerciales. Je ne m’en étais guère inquiété jusqu’ici. Cependant il va nous falloir redoubler de prudence. Dorénavant le jeune Tibelvan devra venir jusqu’à toi si vous désirez vous revoir. La Dame ne tolérera plus la moindre escapade à l’extérieur. Sombre est cet Age.
— Tib voulait que j’aille habiter chez lui. Hélas, je crains qu’il n’en soit plus question maintenant. Oh, mais, les Voyageurs…, suis-je également obligé de renoncer à me glisser dans leur campement pour les observer ?
— Tibelvan est un gentil compagnon. J’espère sincèrement que son intervention magistrale ne lui aura pas causé trop de tords.
— Malheur, je n’y avais pas songé. Maître, il faut absolument faire quelque chose.
— J’en parlerai à Sil’Léal et Sil’Montel. Tes petits amis adorent se rendre en catimini à Massilia. Nous serons vite fixés, ne t’en fais pas. S’il a quelques ennuis, nous l’aiderons de notre mieux. A notre façon. – Il cligna d’un œil enjoué. - Quant aux Protecteurs, il est d’autant plus urgent que tu apprennes à les connaître après ce qu’il vient d’arriver. Les Hommes Gris n’acceptent pas facilement d’étrangers dans leur rang, tu t’en apercevras quand sera venue l’heure de les côtoyer ouvertement. Surtout n’oublie pas que tu ne dois pas dévoiler ta présence, tu n’es pas encore prêt à jouter avec eux. D’ici un jour, deux peut-être, la compagnie d’Yvan Mondolini campera sur le Haut Champ des Lunes Rousses. N’aie guère d’inquiétudes, nous mettrons tout en œuvre pour que tu sois ponctuel au rendez-vous.
Quelque peu soulagé, Sans-nom dévora un second gâteau ; il avait eu peur un instant que ce projet tant désiré ne soit compromis avec l’intervention des oégirs dans les domaines de Brye. Devoir s’infiltrer parmi les Hommes Gris lors de leur halte nocturne avait pour lui un fort parfum d’aventure. A cette perspective, il sentait son pouls s’accélérer.
— J’ai déniché pour toi ce petit carnet de route, vois-tu. Il devrait t’intéresser au plus haut point mais il faudra en prendre grand soin et me le restituer lorsque tu en auras terminé la lecture. J’y tiens énormément. Un souvenir précieux.
Sur la petite table près du plateau où reposaient les brocs vides et la bouilloire, le nain saisit un carnet recouvert de cuir aux feuillets jaunis et écornés, fermé par un lacet qu’il délia précautionneusement. Puis il le tendit au garçon intrigué. Dans les réserves de son logis souterrain, le Maître des Ecritures Sol’Déorm possédait une multitude de trésors qui faisaient le bonheur de son jeune élève. Ecrit dans une écriture serrée et fine, le texte était en Loélien Ancien, une langue de Terres Légendaires disparues derrière le Mur et aujourd’hui oubliées mais que l’enfant savait en partie déchiffrer grâce à un long apprentissage auprès de l’Archiviste. Il se plongea dans la lecture. Les yeux pétillants de malice, Sol’Déorm croisa ses doigts chargés d’anneaux d’argent finement ciselés sur sa barbe. Seuls les grésillements provenant de l’âtre derrière eux et le chuintement des feuillets lorsqu’il tournait avec d’infinies précautions les pages racornies venaient troubler la concentration du lecteur. Par endroit, l’écriture était délavée, en partie effacée ; à d’autres, il ne restait qu’une moitié de feuillet. Des croquis, des esquisses rompaient la monotonie des mots écrits à l’aube de cet Age sombre, alors que les Dieux avaient remis cette terre bénie à la garde des Premiers. Alors que s’élevait des confins la terrible menace du Blanc Pays.
— Pourrais-je le conserver quelques jours, Maître ? Il y a tant à apprendre.
— Garde-le à ta convenance. Celui qui a écrit ces pages serait fier qu’il te soit confié. C’était un nain de grande valeur, quoiqu’un peu têtu.
— Vous parlez de lui comme si vous l’aviez bien connu…
—  En effet. Nous avons passé de nombreuses lunes ensemble à Lhasso. J’étais jeune alors et loin de me douter de ce que l’avenir me réserverait. Oui, il y a de cela très, très, très longtemps.
Sans-nom écoutait sans broncher, dévorait chaque parole et espérait en connaître davantage car le Maître Archiviste s’épanchait rarement sur lui-même. Malgré les cycles écoulés à travailler côte à côte, il demeurait une énigme pour le jeune élève. Sol’Déorm s’agita contre le haut dossier droit, décoré de magnifiques rosaces entrelacées de lierres. Son regard fixait un point invisible qui se situait quelque part dans un passé perdu. Un passé composé de douleurs et de drames.
— Las, vois-tu, mon Peuple n’a jamais accepté de quitter les Montagnes d’Elevram, les hautes cimes enneigées d’Elgéger qui abritaient de nombreuses cités souterraines. Nous y vivions paisiblement, recherchant les Savoirs, creusant la roche et bâtissant nos cités de pierres. C’était un lieu magnifique. Lorsque les Premiers mirent en garde nos Anciens contre la menace grandissante du Mur Flamboyant, bien après la Troisième Vague, les miens se moquèrent de la couardise des Intendants. Ils prétendirent résister à l’envahisseur. Ils se réfugièrent dans les Citadelles de l’Elgéger que l’on disait imprenables. Celui qui a écrit ces pages faisait partie de ces insensés, trop orgueilleux pour ne pas appréhender l’ampleur du péril qui les menaçait. Ils préférèrent la mort à l’exil ; seuls certains de mes frères qui voyageaient alors loin de la Blanche Céleste s’en sortirent indemnes. Ainsi, Sans-nom, disparut le peuple Nain, victime de son propre entêtement, à l’image de nombreux peuples d’Alors. Je me trouvais à Galadorm à cette époque ; parfois il me semble que ce fut pour mon plus grand malheur. 
La voix s’altéra, la douleur toujours vivace malgré les cencycles écoulés. L’incrédulité dominait chez Sans-nom.
— Mais cela s’est passé il y a près de huit cents cycles, vous ne pouvez être…
— Aussi vieux. En effet, quel triste paradoxe ! La mort semble m’avoir oublié à l’encontre de tant d’autres. Vois-y plutôt, mon jeune ami, le don de Vie qu’octroie notre Dame de la Ronde des Arbres lorsque nous vivons auprès d’elle. Brye n’est pas simplement un refuge pour l’enfant d’Yrathiel. Elle le fût également pour le nain errant qui échoua sur ses rives après de nombreuses pérégrinations il y a très longtemps. Le Temps s’écoule différemment sous les ramures d’or et d’argent. Voilà pourquoi mon histoire s’étire davantage qu’elle ne le devrait afin que ma tâche s’accomplisse. La Dame fut bonne pour votre serviteur, elle m’offrit plus qu’un asile, le loisir de combattre à ma façon les Autres et d’entraver leur inexorable avancée. Mais, assez parlé de moi, si je t’ai confié ce carnet, c’est pour que tu apprennes à comprendre le Peuple Gris. Dans ces pages, tu trouveras les récits de voyages effectués par mon ami Sal’Daras à Thiel, à Liest et Thielmiel, où il fut question des Gris Protecteurs au temps de leur gloire, bien avant la triste débâcle de Marsangs. Je t’ai marqué certains passages qui devraient te permettre de les connaître davantage.