Livret deux : Dans l'Antique Forêt de Brye.
Chapitre six : Les deux Maîtres (2). Sans-nom referma le carnet qu’il conserva entre ses mains jointes. Il porta son attention sur la flambée. Brusquement, un voile de tristesse obscurcit le visage aux traits enfantins. Sol’Déorm l’observait sans un mot. Finalement, l’enfant s’épancha à voix basse. Sa douleur faisait peine à voir.
— Quel espoir me restera-t-il une fois notre Dame partie ? Le Gasthil prétend que certains serviteurs du Mur sont mille fois plus dangereux que les gorgys ; comment pourrai-je leur échapper ? Pourquoi devrai-je les affronter ? Pourquoi moi ? Ceux que j’aime meurent ou me quittent sans que je puisse empêcher cela ! Qu’ai-je fait pour mériter une telle malédiction ?
Ses mains se crispaient sur le petit carnet. Des larmes embuèrent ses yeux et roulèrent sur les joues. Maître Sol’Déorm le laissa s’épancher puis il sauta de la haute chaire, trottina jusqu’à lui et le serra affectueusement dans ses bras : « Allons, allons, rien n’est jamais vraiment perdu tant qu’il nous reste un souffle de vie. Que t’ai-je donc appris ? Tu as échappé aux hommes-rats, c’est là un véritable exploit. Honnêtement, repousser leurs rets psychiques, nous ne pensions pas que tu puisses déjà accomplir une telle performance. Il y a en toi davantage que tu ne présumes. Tu sauras surmonter chaque obstacle qui se dressera sur ta route, je le pressens. Souviens-toi de mes mots : un jour viendra où tu comprendras la raison de tout ceci. Comme je l’ai fait en mon temps, tu sauras en extraire joie et bonheur. La vie est source du pire comme du meilleur. »
Sol’Déorm berçait tendrement l’enfant qui sanglotait. Un long moment s’écoula. Puis chacun se sépara de l’autre. Sans-nom s’essuya maladroitement les yeux rougis. Le nain remplit de nouveau les brocs et tendit l’un d’eux, fumant, à son jeune disciple.
— Il te suffira d’être prêt, voilà tout, poursuivit-il sur un ton volontairement léger. Les Voyageurs te protègeront mieux que quiconque. Jadis, les Premiers administraient les royaumes divins et les Protecteurs Gris veillaient à l’exécution de leurs décrets. Dans la lignée de ses ancêtres, le Mystic Mondolini est un brave au cœur d’or. Si nous l’avons choisi, c’est qu’il ne peut être corrompu par les Autres, notre Dame en est persuadée. C'est un seigneur d’autrefois, même si lui-même l’ignore encore. Loin des conventions décrétées par le Pourfendeur dans les Ecrits de l’Ylliad, il vit selon un code d'honneur qui lui est personnel.
— Mais si les Hommes Gris refusent de m’accueillir, qu’arrivera-t-il ? Vers quelle baronnie suis-je censé me tourner pour chercher protection ? Certaines pactisent déjà avec les Autres si j’en crois Tibelvan. Ce Mystic me trouvera-t-il digne de confiance ? J’ai peur, Maître Sol’Déorm, peur de ce qui m’attend au-dehors. Vous semblez si sûr du Destin que vous me prédisez ! Cet Yvan Mondolini abondera-t-il dans votre sens ?
— A mon avis, notre champion est assez rigide d’esprit, un peu trop pointilleux. Inflexible. Ce qui, par les temps qui courent, est une marque de valeur, tu dois en convenir. Sois toi-même et il ne pourra que t’aimer. Savais-tu que, jadis, les Gris élisait un roi, un guerrier sans pareil.
Sans-nom sursauta et ouvrit de grands yeux.
— Les Protecteurs Gris obéissaient à un Roi, je n’ai jamais lu d’allusions à ce sujet ! Un Roi Gris, comment cela est-il possible ?
— C’était à l’aube de l’âge des Hommes, avant l’établissement des Grands Royaumes. N’oublie pas non plus que tu devras tenir compte de la présence de la Shaïa au sein de la compagnie. Nous en avons déjà longuement discuté ensemble. Les Mères des Clans possèdent de nombreux Savoirs. La plupart exercent une influence certaine à l’intérieur des Clans. Elles voudront sûrement, à travers toi, saisir l’opportunité inespérée de faire renaître une certaine gloire passée. Les Mères te guideront avec sagesse tant que tu voudras bien suivre leurs recommandations. Elles adorent se mêler des affaires du monde et conspirent à longueur de cycles.
Sans-nom approuva en aspirant une lampée du savoureux breuvage.
— Pour réussir dans la tâche qui t’aie dévolu, il te faudra suivre la voie du Cœur comme je te l’ai enseigné. Ne pas te laisser bercer par de fausses promesses ou d’illusoires succès.
Affectueusement, sa main vint caresser les cheveux drus du garçon.
— Tu ne ressembles à aucun autre ; fie toi à ton bon sens. Garde la tête froide.
A petites gorgées, Sans-nom vida le broc empli d’une tisane apaisante, au goût douceâtre fort agréable. Il préférait ne plus y penser. Quand le garçon regagna son pupitre, il s’attela avec application à la tâche que la Première lui avait assignée. Silencieux, le nain Sol’Déorm veillait en retrait. Son visage buriné perdit peu à peu de sa superbe assurance.
Chapitre sept : Eliathan. En Onirie, l’orage grondait et bouleversait la Trame. Quelques heures plutôt, cinq colonnes, composées d’environ cent oégirs chacune, se présentèrent aux abords de l’antique forêt de Brye. Au pied des falaises qui dominaient le promontoire d’Olfert, la première émergea des eaux salines sur une plage de galets noirs, découverte par la marée descendante. Ruisselants et silencieux, de longues piques maintenues dans le dos par de simples lanières en cuir, les hommes-poissons entamèrent l’escalade rendue aisée par la multitude d’anfractuosités qui criblaient la paroi. A l’est, sur une façade jumelle, une seconde colonne entreprit une ascension similaire dans un synchronisme étonnant. Tels de filiformes insectes, les oégirs progressèrent le long du mur vertical avec agilité. Le troisième groupe s’installa sur la plage de Vol. Là, la longue pointe s’abaissait en une série d’escaliers naturels, composés de roches sombres et de bâches où s’étalaient des algues rouges et vertes. Les créatures s’assirent à une toise à peine des premiers arbres, aussi silencieux que leurs congénères grimpeurs, et attendirent le signal. Ceux-là portaient des torques de bronze, signe d’appartenance aux tribus des Hauts Fonds, des guerriers du Shawat Ras Lighors.
Les deux derniers groupes marchèrent un temps côte à côte. Ils foulèrent la vaste étendue marécageuse du delta avant de rejoindre les prairies moutonnées qui ceinturaient le royaume vert au nord. Tandis que la moitié d’entre eux s’installaient à l’orée des bois au lieudit du Champ Fleuri, à la vue de la Grand Route, les autres empruntèrent celle-ci en direction de Massilia. Dans les lointains, les Monts d’Olfert dressaient leurs contreforts sous un soleil bruissant d’insectes. Par bonheur, ils ne croisèrent aucun voyageur car personne ne sait ce qu’il serait advenu alors. Certains yeux globuleux brillaient de lueurs assassines. Les hommes-poissons quittèrent la Voie à une lieue de la cité marchande. Ils descendirent à travers la prairie de hautes herbes fauves vers la lisière des bois. Là, comme les troupes précédentes, ils firent halte et attendirent. Alors que l’après-midi s’étirait agréablement, les grimpeurs terminèrent leur escalade. L’air, jusque-là surchauffé, devenait plus respirable sous la brise océane. Enfin les cinq colonnes pénétrèrent simultanément à l’intérieur des boisées.
L’antique forêt de Brye ne s’opposa pas à l’intrusion comme on aurait pu s’y attendre. Elle facilita même leur progression. Elle leur ouvrit un réseau d’allées larges et ombragées qui, par monts et par vaux, les maintenaient éloignés de la Ronde des Arbres. Si elle laissait libre cours sur ses terres, la Première surveillait étroitement les visiteurs afin de les mener là où elle le désirait. Durant plus de deux heures, les hommes-poissons errèrent sous la voute arborée sans jamais atteindre le cœur du royaume végétal ; pour cela, il leur aurait fallu pénétrer le sous-bois qui s’étendait de chaque côté des sentes. Ils auraient pu aussi bien marcher des jours entiers au sein des vallées, des crêts, des combes et des collines.
Finalement, l’un des pisteurs qui courait au-devant de la colonne venant de la plage de Vol s’arrêta brusquement, alerté par une odeur familière. Il s’accroupit, huma longuement les feuillages proches, les fougères, les lichens et les mousses avant de déceler derrière la puissante odeur de l’humus une infime trace de présence humaine. Quand il se redressa, l’oégir leva haut sa pique à la pointe durcie aux feux aqueux. Une longue plainte modulée s’échappa de sa gorge. Elle réclamait l’enfant perdu d’Yrathiel. Clameur de désespérance, reprise à l’infini par ceux qui, en d’autres endroits de la forêt de Brye, recherchaient le fugitif. Dans la clairière, le Gasthil entendit la menace propagée par les vents. C’est alors qu’il se précipita avec Sans-nom vers la demeure de Maître Sol’Déorm pour l’y mettre à l’abri.
L’audacieux modula une nouvelle plainte désincarnée puis le groupe se fraya un passage dans l’imbroglio des halliers. De leurs longs épieux, les créatures fauchèrent les jeunes rameaux et les verts feuillages, maltraitant, brisant, déchirant, écrasant sans vergogne la sylve. Un instant, l’antique forêt de Brye ignora ce brusque changement d’attitude. A présent, l’intrusion se montrait manifestement hostile. Alors l’ire de la Dame s’éveilla à travers les ramures. Inconscients de la tempête à venir, les oégirs suivaient les traces laissées par le garçon. Un souffle d’humeur agita la canopée tandis que, des quatre coins du royaume sylvestre, accouraient une myriade de créatures prêtes à en découdre, de chairs, d’écorces et d’aubier. Malgré leur nombre et leur férocité, les envahisseurs furent submergés par le flot qui s’abattit sur eux. Des plaintes lugubres résonnèrent un temps encore tandis que la vie s’éteignait des corps démembrés, écrasés, broyés. Une fois la fureur de Brye déchainée, seule la mort des criminels pouvait l’apaiser. Et aucun n’échappa au piège végétal. Longtemps le peuple sylvestre festoya sur les restes des guerriers surgis de l’océan. Les grondements de l’antique forêt de Brye résonnèrent jusqu’aux collines d’Olfert, par-delà la Grand Route. Ils semèrent le trouble en la libre Cité Marchande de Massilia. Les soirs suivant l’attaque des oégirs, d’anciennes légendes se murmurèrent dans les foyers et les tavernes. Elles parlaient à mot couvert de la puissance des Premiers, d’un Temps Ancien révolu que les hommes avaient oublié pour beaucoup. Dont ils ne souhaitaient pas voir ressurgir le spectre. Un Temps avant la venue des Humains.
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Alors que la nuit s’étiolait sur l’océan, plusieurs oégirs surgirent des flots à l’extrême pointe du promontoire. Le maigre seigneur des Hauts Fonds jeta un regard interrogateur, empli de haine, vers le sommet de la haute muraille naturelle. Rien ne bougeait dans l’amas d’ombres. Après une courte hésitation, il leva la main gauche. Derrière lui, des plaintes lugubres s’échevelèrent comme une morne litanie à laquelle seul le ressac fit écho. Le Prince Ras Lighors frappa les galets de sa pique au fer ondé. Puis il réitéra l’ordre impérieux. Les vingt guerriers de sa garde personnelle lancèrent un nouvel appel désincarné. Enfin, là-haut, des ombres s’agitèrent d’étrange manière. Les yeux d’ambre brillèrent d’exaltation. Dans le clair-obscur, un foisonnement descendait le long du mur vertical. Des bruissements tempêtueux noyèrent le pouls des eaux. Sur le qui-vive, les oégirs brandirent leurs fers. Ils s’agitaient, soudain inquiets. Le Shawat ne montra aucun trouble. Seules, ses mâchoires se crispèrent.
Des lianes de la grosseur d’un bras d’homme, recouvertes de feuilles mordorées, dévalaient la roche et rampèrent sur le sol. La déception était immense. A la hauteur de la fureur qui agitait son esprit. Ghaisus affirmait qu’il ne craignait rien en lançant les siens à l’assaut des boisées éveillées. Sur l’instant, il en douta mais, malgré tout, le Shawat s’exécuta. Refuser l’aurait exposé au courroux du seigneur d’Yrathiel. L’enjeu était trop grand, la récompense mirifique. A présent qu’il constatait l’échec de l’expédition, l’oégir louait sa prudence. Il n’avait sacrifié qu’une centaine de ses propres soldats et soudoyé, pour l’occasion, des tribus isolées de la côte méridionale. Un moindre mal. Nul ne viendrait lui en faire le reproche. Avec un détachement apparent digne des plus valeureux, le prince Ras Lighors contempla le fouillis végétal qui modelait la silhouette d’une femme à la beauté presque irréelle. Cette dernière portait une tunique d’un vert tendre dévoilant des bras et des jambes fuselés. Son visage humain, lui, le défiait avec insolence. Un cercle d’or ornait son front. La noble apparition souleva une tapageuse agitation parmi les gardes apeurés, arc-boutés en retrait. Leur chef restait de marbre, appuyé des deux mains sur la longue pique. Les lèvres fines se retroussèrent sur un rictus hautain. La confrontation promettait d’être très intéressante même s’il en devinait aisément le dénouement.
— Shawat, vous perdez votre temps à attendre vos reîtres. Aucun d’entre eux ne rejoindra les profondeurs marines. Ils ont transgressé les lois de mon Domaine et nous ont offensés. Leurs os blanchiront sous les frondaisons de Brye.
— L’enfant perdu ! Je suis venu uniquement pour lui. Lui-seul m’intéresse.
La Dame de la Ronde des Arbres acquiesça, sans perdre de sa courtoisie. Au-dessus d’elle, des rameaux s’entrelacèrent et dessinèrent un arc de verdure. D’autres se dressèrent comme autant de sentinelles attentives.
— Dorénavant, l’enfant ne quittera plus le sanctuaire. Allez en rendre compte à votre maître. Que l’Enfant-dieu se résigne car nul ne portera la main sur lui jusqu’au jour de l’Appel, j’y veillerai !
L’oégir éructa de dépits et brandit l’arme, se voulant menaçant. Son visage se figea sur une expression de malveillance belliqueuse. Dans son dos, retrouvant une once de bravoure, les hommes-poissons aboyèrent d’incompréhensibles borborygmes. Ils se déployèrent, courbés en avant, prêt à bondir. Un geste, un mot auraient suffi pour que leur colère se déchaine. Ras Lighors feignit de les ignorer.
— Ghaisus n’est pas mon maître, sachez-le, ma Dame. Je ne plie les genoux devant quiconque. Nous sommes le peuple souverain des océans. Même les Ar’Cagjirh craignent notre colère. Ne commettez pas l’erreur de mépriser mes lances. Vous devez me remettre l’enfant… sinon je brûlerai chaque pouce de votre vénérable forêt… de la plus sombre des sorcelleries.
Le rire aigrelet, maîtrisée, de la Première coupa court aux rodomontades du belliqueux personnage. L’évocation pointa un index accusateur vers le présomptueux. Elle s’adressa à lui avec une incrédulité amusée, à peine dissimulée.
— Toi, tu oses me menacer. Pauvre petit prince des hauts fonds, à qui donc crois-tu adresser cette semonce ? Quel que soit l’importance de ton armée, elle connaîtra un sort comparable à celui des malheureux que tu m’as envoyé aujourd’hui. Jamais l’enfant ne sera tien, jamais tant que j’aurai en charge sa protection !
De dépits, le Shawat jeta la pique aux pieds de l’apparition. Aussitôt plusieurs lances convergèrent vers la Première et la transpercèrent sans lui faire le moindre mal. Le mur végétal se referma sur les hampes. Dans un froissement vengeur, l’entité projeta ses griffes corsetées sur les impudents. Les rets se saisirent des oégirs en dépits de leurs efforts pour les repousser. Ils broyèrent leurs corps dans une pluie vermeille. Ras Lighors assista au massacre. Il lança un ordre sec afin de museler les survivants qui bataillaient toujours avec les serpents de bois. Lui savait à quel pouvoir il se heurtait ; même si son orgueil souffrait de ne pouvoir riposter, la raison lui dictait la patience… l’heure de la revanche viendrait, plus tard. Les vrilles se retirèrent. Sur un geste, les derniers rescapés de sa garde gagnèrent le large à la nage. A ses pieds, l’écume se parait de vermeil ; d’hideux morceaux de chairs flottaient ici et là. Le Shawat demeura seul, dépité. Une dernière fois pourtant, il chercha à braver la Première qui le toisait, tout sourire.
— Dame des Temps Anciens, tôt ou tard, l’Appel vous contraindra à quitter votre sanctuaire. J’attendrai ce jour, je vous en fais le serment. Alors mes braves guerriers prendront possession de Brye pour y répandre mort et destruction. Et l’enfant m’appartiendra !
Sur ces mots, l’oégir plongea dans l’océan, sans attendre de réponse. C’était inutile. L’apparition végétale perdit de sa consistance, baignée par les premiers rais de l’astre diurne. Dans une profusion de vie, la végétation regagna les hauteurs de Brye. De cette rencontre, seul demeura l’épieu du Prince sur les galets, que la prochaine marée viendrait ravir.
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Le surlendemain, en début d’après-midi, les Voyageurs dressèrent un campement sur une vaste étendue herbeuse nommée le Haut Champ des Lunes Rousses. Ils disposèrent leurs lourds chariots ventrus près des cairns hauts de huit coudées, installèrent différents ateliers où s’activaient les lippys, des Hommes Gris qui ne portaient pas l’anni-khanna. Le fer résonnait sur l’enclume. Près du plus grand des monticules de pierres, des femmes, aidées par les enfants, s’affairaient à dresser la grande tente de la petite Mère des Clans. L’atmosphère était paisible, entrecoupé de chants et de rires parmi lesquels flottait le son bourdonnant des inévitables tambours à timbre. Le cœur des Gris.
Pourtant le Mystic Yvan Mondolini ne partageait pas l’humeur festive de sa Compagnie. Habituellement, il appréciait ces heures de halte qui rompaient avec la monotonie de l’interminable voyage. Seulement, au sortir des marais, les éclaireurs croisèrent la piste déjà ancienne d’hommes-poissons. Elle remontait vers le Nord, ce qui ne présageait rien de bon. Jamais le Voyageur n’avait entendu parler d’un tel rassemblement d’oégirs aussi loin du rivage. Et Yvan Mondolini abhorrait l’imprévu. A la suite de cette découverte, il aurait préféré poursuivre la route pour atteindre les cairns d’Elterrad, au bord de la Lorge. Seulement la Shaïa ne voulait rien entendre. Il eut beau discuter, argumenter, protester, la Matriarche maintint leur plan de route initial : le campement s’établirait aux cairns des Lunes Rousses.
Depuis leur arrivée, une impression troublante l’habitait : celle d’être épié. La sensation qu’on les surveillait de près. Mondolini avait appris à faire confiance à son instinct. Autrefois, le guerrier avait conseillé le roi Shen le Troisième lors de nombreuses campagnes, bien avant que le royaume d’Antiwas ne soit anéanti par les Autres. Aujourd’hui, il avait en charge les quarante-cinq âmes de la Compagnie. De plus, la présence de la Shaïa Naharashi Elivashavitara attisait ses craintes ; les dangers ne manquaient pas sur la Route.
D’un pas léger, il s’éloigna des neuf longues voitures, bariolées de couleurs vives, auprès desquelles on préparait les feux du soir. Un temps, il longea la masse sombre de l’antique forêt de Brye. Il sondait du regard la pénombre du sous-bois. A cet endroit, des buissons de ronces aux baies noires et d’églantiers en fleurs formaient un mur infranchissable.
Il marchait lentement, l’esprit en éveil. A plusieurs occasions par le passé, la Compagnie avait emprunté cet itinéraire pour se rendre à Olt, au Grand Rassemblement des Voyageurs, sur le site de l’ancienne cité sainte des Hommes Gris. Jamais auparavant, la Première n’avait montré une hostilité aussi flagrante. L’avant-veille, tôt dans la soirée, une tempête de haine et de rage avait brusquement affecté l’Ether. Pris dans la tourmente, le Mystic s’était soudain retrouvé au bord d’un précipice sans fond où une main invisible tendait à l’y précipiter. Depuis quelques temps, les bouleversements de la trame l’affectaient tout particulièrement. Même s’il réussit à résister au déchainement de fureur, Yvan en ressortait meurtri et anxieux. La nuit avait été des plus sinistres et il n'avait guère dormi.
L’Homme Gris s’approcha de l’orée de Brye. Avec respect, il tendit les paumes, offertes à frôler le fouillis végétal. Son indécision se renforçait. Il se concentra, les paupières baissées, l’esprit conciliant.
— D’opmcha ge mhigalgois ey sip jan Eccoeslan Esloassan ! (J’implore ta Protection au nom des Alliances Anciennes !)
Le Voyageur parlait d’une voix basse et harmonieuse. Il roulait à la perfection chaque intonation de la mélodieuse Langue Antique, avec déférence.
— Ellihja siyn c’rinmogecoga e gan bhisgoahan, Bocca jan Joayv !
Un silence épais, seul, lui répondit. Puis un frisson parcourut le hallier aux feuilles lustrées. La Trame se dérobait à lui mais il insista, le ton enroué par l’effort à fournir : « Accorde nous l’hospitalité à tes frontières, Fille des Dieux ! » Il demeura ainsi, sensible à l’animosité de l’hydre végétale invoquée. La requête rituelle achevée, il attendit, avec humilité. Sans percevoir la réponse escomptée. En d’autres temps, il aurait baigné dans un nimbe affectueux. Brye savait reconnaître les âmes nobles et les célébrait à sa manière. Cette fois, il en fut autrement. Finalement, dépité, Yvan Mondolini rebroussa chemin. Il s’éloigna à grands pas, espérant malgré tout avoir été entendu par la Dame de la Ronde des Arbres, fermement résolu à protéger les siens envers et contre tous. Ce revers renforça ses appréhensions.
Au nord du campement, un troupeau d’ortas laineux paissait en toute tranquillité, à deux pas d’un groupe de Voyageurs qui s’entraînaient à la seule arme que leur accordaient les Saints Livres de l’Ylliad. A la suite du désastre de Marsangs, le Pourfendeur, Anathan Gilgerad du premier Clan - devenu à demi fou selon certains, élu des Dieux Inconstants selon d’autres - proféra une terrible proscription avant de se livrer au Haut Mal. Parmi d’obscures directives coercitives, le Capitaine de la Coalition prôna le rejet du Khanna, le sabre traditionnel en acier bleui que les Protecteurs portaient jadis avec fierté, – interdire aux guerriers gris de brandir le fer dorénavant, c’était les condamner à une lente déchéance, une agonie certaine - jusqu’aux temps brumeux de la Rédemption et du Pardon. Un long bâton plat, l’anni-khanna, légèrement courbé, d’une demi-coudée, remplaça l’arme emblématique au cours du décycle suivant.
Ils étaient sept, le torse nu. Une simple culotte de toile drue à rayures verticales colorées enserrait leurs corps musclés. Malgré leur taille dépassant allègrement la toise, le Mystic Yvan Mondolini dominait l’assemblée d’une bonne tête. Lorsqu’il s’approcha, les assauts cessèrent bruyamment. Sous l’effort, certains soufflaient avec vigueur. La sueur perlait la peau cendrée, soulignait l’absence de pilosité, les membres fins et secs, presque squelettiques.
— Alors Yvan, viens-tu de remercier la Dame des Arbres pour son hospitalité ?
Celui qui l’interpelait d’un ton chaleureux se détacha du groupe. De longs cheveux blancs laissés libres couvraient sa nuque et ses épaules. Il paraissait plus jeune que son seigneur et portait un anneau d’argent ciselé au lobe droit. Le regard espiègle, clair comme l’eau de roche, se noyait dans le bleu ardent des cieux.
— De sinistres évènements nous ont précédés, Lido. Je n’aime pas cet endroit. Il me tarde de passer le Gué de Lesly et de traverser les Terres Mortes. Nous aurions dû remonter le cours de l’Ilstra pour gagner les collines du Venant par Hienl comme je le préconisais. Certes nous aurions perdu une quaine mais nous n’aurions pas eu à approcher de l’océan ni de ses loups.
Le reste du groupe les entourait, se tenant fraternellement par les épaules. Lido Muliris plaça l’anni-khanna en travers de ses épaules, dans le creux de ses bras.
— Tu ne devrais pas te préoccuper autant des oégirs. Mes chasseurs sont revenus sans aucune nouvelle alarmante - il désigna du menton deux Hommes Gris qui hochèrent la tête, affirmatifs. Le Mystic Mondolini connaissait leurs compétences. Il leur rendit le salut la main sur le cœur – les hommes-poissons ont pénétrés, les Dieux Inconstants seuls savent comment, la forêt à une lieue plus au nord. Un groupe d’environ une centaine d’individus s’est rendu sur la Grand Route en direction de Massilia pour finalement investir à leur tour les boisées de Brye. Que l’Ancêtre ait accepté de leur ouvrir ses portes paraît déjà bien étrange. Mais s’ils en sont ressortis, ce n’est pas de ce côté qu’il nous faudra chercher.
— Stupéfiant en effet, mon frère. Je préférerais que chacun se tienne sur ses gardes cette nuit. On doublera les veilleurs, je n’aime pas les mauvaises surprises. Même si j’ai ma petite idée sur ce qu’il est advenu d’eux.
— Bah, pourquoi s’en faire ! Nous n’avons rien à craindre de ces chiens à écailles… Nous saurons les rosser s’ils leur venaient la malencontreuse lubie de s’en prendre aux guerriers du troisième Clan. Qu’ils y viennent, nous avons de quoi les recevoir !
Les autres l’approuvèrent bruyamment en brandissant les armes en bois que certains avaient peintes et ouvragées de belle manière. Le métal noble, seul, était proscrit.
— Nous saurons les combattre, Mystic, les hommes-poissons ne nous font pas peur ! surenchérit l’un d’entre eux avec bravache.
Yvan le regarda sévèrement. Au prix de quelques efforts, il dissimula la fierté que lui inspiraient ses compagnons mais l’heure n’était pas aux fanfaronnades.
— J’en suis persuadé, vart Terrin, mais nous ne sommes pas seuls. Nous ne pouvons risquer de mettre en danger vos compagnes et les enfants. J’aimerais éviter la moindre altercation au cours de ce voyage, sachez-le. Nous devons entre autres penser à la protection de notre petite Mère. Sa présence parmi nous impose à la prudence et à une vigilance redoublée.
Il parlait calmement, avec autorité. Un respect indéfectible se lisait dans leurs yeux azuréens. Avec passion, les Voyageurs portèrent à leur poitrine l’anni-khanna, Odrien Terrin le premier, pour lui rendre l’Hommage. Le Peuple Gris avait l’âme fondamentalement romanesque, féru d’Honneurs et de Serments. Un peuple errant, prisonnier d’un passé légendaire. De l’espoir insensé de le voir renaître de ses cendres. Yvan les contempla longuement avec satisfaction.
« Mes Guerriers, il ne pouvait penser à eux autrement en dépit des Interdits édictés. »
Vêtu d’une simple tunique échancrée de couleur jaune vif, en soie, et d’un gilet de peau, agrémenté de disques d’argent scintillant, d’un pantalon en cuir noir serré et de bottines courtes, le Mystic était d’une beauté à couper le souffle, comme surgi des anciennes ballades que contaient les bardes, les soirs de veillées, lorsque les chants s’étaient éteints. La longue chevelure tressée par des rubans de cuir rouge coulait jusqu’à la taille. Chacun d’entre eux le vénérait. Il était leur seigneur. Sans la moindre hésitation, ils l’auraient suivi jusqu’au bout des mondes connus, par-delà le Mur, au cœur même du Blanc Pays.
— Les Loups rouges ne semblent pas inquiets, intervint son lieutenant, le vart Muliri, en désignant de l’index la meute au repos.
Les géants se tournèrent vers la longue étendue d’herbes fauves, piquetée de massifs d’épineux et d’arbres solitaires. La meute se prélassait sur une petite butte. Seul, Gosh, assis, les oreilles bien droites, surveillait les alentours. Des chasseurs, célèbres pour leur férocité et leur pugnacité. Jadis, sous la gouvernance des Premiers, des bandes importantes peuplaient ce continent, libres et impitoyables. Puis vinrent les Hommes qui les décimèrent jusqu’à ce que seuls ne survivent que les Loups Rouges du désert sans nom. Chaque Clan élevait une meute, parfois deux. Jadis ils s’étaient alliés. Deux puissances luttant contre l’extermination. De les voir ainsi, somnoler au soleil, le Mystic Mondolini se sentit rasséréné. Il savait pertinemment que les Loups Rouges les avertiraient bien avant l’apparition d’un quelconque danger.
— Et si tu partageais nos jeux, lui lança le vart Muliri en saisissant cordialement son bras. Un rien d’efforts fouette les sangs et épuise autant l’esprit que le corps. Je te sens tendu, compagnon, alors que dirais-tu d’une petite joute ?
Un instant, Yvan faillit accepter. Les séances d’entrainement physique quotidiennes lui manquaient depuis le départ du village d’Orsheirias, lieu de vie du troisième Clan pendant les Cycles Dormeurs. Une bonne suée lui ferait le plus grand bien puis il entrevit la vaste barrière végétale de Brye et y renonça, rattrapé par ces tourments.
— Non, mon ami, il me faudra patienter jusqu’à ce que nous franchissions la Salèze. Mais n’aie pas de craintes, je n’oublierai pas ta proposition. Une fois à Olt, nous verrons qui, de nous deux, posera le premier un genou à terre.
Yvan éclata d’un rire clair qui se communiqua à l’ensemble du groupe.
Autour des puits à feux, la soirée s’éternisa au son des flûtes aériennes et des peaux tendues des tambours ; une douce mélancolie imprégnait les voix entremêlées qui contaient les poèmes d’autrefois. La Compagnie s’était regroupée près du plus grand des cairns. Des couples entrelacés, des enfants endormis dans les bras de leurs mères, des hommes réunis par petits groupes fumant la pipe de nacre en longues bouffées odorantes. Les feux éclairaient violemment les trois musiciens assis sur des billes de bois et coloraient les visages alanguis de l’assemblée. L’assemblée chantait, en solistes, en duos ou en chœurs, égrenant la douce complainte aux accents langoureux des instruments.
En retrait, debout dans l’ombre de la voiture, le Mystic appréciait la beauté magique de cette communion vespérale. Son cœur saignait comme chaque fois qu’il écoutait évoquer les amours tragiques de la belle Locéane et du mystérieux Mochelli, la flamme de leur jeunesse, l’espoir insensé, la trahison, l’inévitable tourment mortifère. Il enviait l’admirable union des deux jouvenceaux même si elle aboutit à une tragédie. Yvan Mondolini vivait seul par choix. Il aurait pu rencontrer l’Ame-Sœur et se lier à une sémillante Femme Grise, les occasions n’avaient pas manqué. Seulement, il aspirait à un autre destin. Une sente qui pourrait se révéler funeste. Avec cette étrange fascination pour le sacrifice propre aux Gris, l’homme résolu refusait d’y associer une âme féminine.
A regret, le Mystic s’enfonça dans l’obscurité. La musique tissait des mailles dans son esprit tourmenté : l’indéfinissable malaise s’accentuait au fil des heures. On les épiait. Une présence étrangère à proximité du camp. Une nouvelle fois, il fit le tour du campement, conversa quelques instants avec les sentinelles postées à deux pas des voitures. Elles ne paraissaient pas partager ses craintes.
Les Loups Rouges les avaient quittés au crépuscule pour chasser à leur guise. Ce n’était toutefois qu’une sensation diffuse qu’en d’autres circonstances, il aurait fini par négliger. Mais il tenait compte de la présence des oégirs sur les lieux, deux jours auparavant. Après bien des tergiversations, Yvan se résigna à confier son tourment à la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Résolument, il gagna la magnifique dépendance écarlate.
La vaste tente de la petite Mère formait un octogone, composée d’une suite de chambres séparées par des pans de soie opaques. Il passa sous le dais central, pénétra dans une première antichambre juste éclairée par une lanterne accrochée à mi-hauteur. Sur une commode marquetée de motifs floraux, rehaussée d’étain, brûlaient des bâtons d’encens piqués dans une magnifique vasque. Son passage agita les volutes épaisses qui stagnaient là. Il ralentit le pas presque inconsciemment : la présence des Matriarches le rendait souvent nerveux. Il n’aurait su expliquer les rapports qui le liaient à Elie mais ils se révélaient parfois si complexes qu’il en perdait nombre de certitudes. Yvan se morigéna avant de franchir le seuil du vaste dôme principal et s’arrêta net. Au milieu d’une multitude de voiles pastel, la Shaïa lévitait à dix pouces du sol. Inévitablement elle l’attendait. De petits globes à feu, pas plus gros qu’une orange, voletaient parmi les tentures à la magnificence royale. Des tapis moelleux, bleu azur, couvraient le sol sous un foisonnement de coussins brodés de fils d’argent. La petite Mère des clans chérissait son confort.
— Entre, Yvan. Assieds-toi donc près de moi.
La voix était douce et caressante, affectueuse. Le grand Mystic salua en s’inclinant bien bas avant de répondre à l’invitation. Il croisa ses longues jambes devant lui, incertain, puis attendit qu’elle prenne l’initiative. Il ne pouvait détacher les yeux de la fragile silhouette dissimulée sous les replis du traditionnel mantelet sans manches, immaculé, brodé de petites fleurs. La longue robe, à la simplicité virginale, en laine, couvrait un corps d’enfant ; son col était garni d’une myriade de perles. Dans l’ombre du capuchon pointu, il devinait le visage étonnamment poupin aux joues rebondies, aux larges yeux rieurs, les lèvres pulpeuses, la petite fossette boudeuse qui désarçonnait ceux qui venaient chercher assistance ou recommandation auprès de la Matriarche.
— Moi aussi, j’ai éprouvé l’orage qui agite l’Ether, fils des Gris. Pourquoi t’inquiéter de la sorte alors que la Compagnie n’est menacée en aucune manière ? Sur la prairie des Lunes Rousses, nous bénéficions de la protection de l’Ancêtre, comme à chacune de nos visites.
— Pourtant, reprit au vol l’Homme Gris en détournant la tête, je ne peux ignorer ce que me dicte mon instinct. La Dame est courroucée ; nous ne sommes pas les bienvenus, cette fois, Elie. Quittons les Champs au plus vite. Quelque chose rôde cette nuit alentours !
La petite voix rétorqua, amusée : « Et que te soufflent tes sens exacerbés, Mystic ? »
— Que, depuis notre arrivée, on nous observe. Je sens une présence proche. Une présence humaine.
— Hostile ?
— Je ne saurais l’affirmer, reconnut-il en s’agitant nerveusement.
Elie lui cachait quelque chose d’important. Rien n’échappait aux Shaïas, prétendait la rumeur.
— Mais je ne peux pas l’ignorer, il en va de votre sécurité, petite Mère, et de celle de la Compagnie. Mon devoir est de vous protéger d’hypothétiques malfaisants !
La Shaïa Naharashi Elivashavitara glissa dans l’air sans qu’un seul pli du somptueux costume ne frémisse. Un instant, une petite lune tournoya autour d’elle. Elle dévoilait par intermittences un regard d’une grande bonté, empli de compassion à l’égard des affres qui oppressaient l’Homme Gris. Par devers lui, le Mystic Yvan Mondolini maudit ses atermoiements et regretta presque sa venue. Si seulement ils avaient poursuivi jusqu’aux cairns d’Elterrad, au bord de la Lorge, à quelques lieues en amont.
— Bien entendu, bien entendu. Il doit en être ainsi…
Elle mit une telle douceur dans ces mots qu’il se sentit presque confus. Elle savait. A présent, il en était convaincu. Evidemment, elle percevait mieux que personne les remous à peine décelables de l’Ether. Perplexe, il fixa la mince silhouette assise dans le vide à quelques pas de lui avec déférence.
— Mère…
— En effet, il est souhaitable qu’il y ait une présence parmi nous ce soir.
Le pouls d’Yvan s’accéléra. Un vertige le saisit. Les prémisses du Destin. Voilà pourquoi, malgré ses protestations, Naharashi Elivashavitara tenait tant à respecter l’itinéraire établi.
— Rassure-toi, Yvan. Elle ne nous menace en rien, bien au contraire. Elle nous apporte ce que nous avons si longtemps souhaité au fond de nos cœurs. A propos, il t’en a fallu du temps pour te résigner à venir demander conseil.
Le reproche, émis avec toute l’affection voulue, l’atteignit de plein fouet. Il blêmit, imagina une excuse mais ne s’en trouva aucune. Le guerrier se raidit, s’attendant au pire.
— Je suis heureuse que tu aies ressenti sa présence. Il t’appartiendra d’agir bientôt sur la trame qu’elle esquisse. Maintenant, nous ferions mieux de décider… ensemble… de la marche à suivre à l’aube. Cette nuit, plusieurs Devenirs s’offrent à nous… il va nous falloir choisir judicieusement.
La femme-enfant s’adressait à lui comme à un gamin capricieux. Etonnamment, l’Homme Gris l’acceptait. Lui, le Mystic qui comptait plus de deux cents cycles de vie. Elle parla longuement, souleva un coin du mystère. Fasciné, il écouta sans desserrer les lèvres. L’aurore pointait ses premiers feux et le campement s’agitait déjà lorsque le Mystic Mondolini quitta la tente, d’un pas vif.
Sans-nom s’étira avec délice. Il fit rouler les muscles endoloris par la longue veille nocturne. Ses articulations protestèrent un temps. Il se courba, s’accroupit à maintes reprises, se secoua en tous sens, le sourire aux lèvres. La soirée avait été des plus instructives. Passionnante. La matinée était bien avancée. L’astre diurne le réchauffait agréablement. Une couverture de laine reposait à ses pieds. De la pointe de la botte fourrée, il l’envoya discrètement atterrir dans l’herbe en contrebas de l’imposant cairn de pierres au sommet duquel il s’était installé pour observer à loisir le Peuple Gris. Autour de lui, les fils du tissage embrasaient encore l’espace d’un faible halo palpitant. Un à un, ils se consumaient lentement. Espiègle, l’enfant s’amusa avec eux, nouant et dénouant les banderilles pétillantes. L’ouvrage lui avait demandé d’interminables efforts et beaucoup d’énergie. Toutefois cela en valait la peine. Il gonfla ses poumons, fier d’avoir mené à bien cette délicate entreprise.
Une petite heure plutôt, les Voyageurs s’en étaient allés vers le nord mais il avait jugé plus prudent d’attendre encore. Un temps qu’il employât à ressasser ce qu’il avait appris du haut de son perchoir. Aucun géant gris ne soupçonna sa présence. Même celui qui n’avait pas arrêté de parcourir le camp de long en large. A plusieurs reprises, Sans-nom craignit qu’il n’ait descellé son empreinte tant il paraissait agité, sur le qui-vive.
Mais, une fois de plus, l’ouvrage onirique se révéla parfaitement clos et indécelable. Finalement, la petite troupe leva le camp sans qu’on le débusquât, perché sur son rocher. Maître Sol’Déorm serait satisfait de lui, et la Dame de la Ronde des Arbres également…
Sans-nom sifflota entre ses dents en poursuivant les mouvements d’assouplissement nécessaires après un si long moment d’immobilité. Lorsqu’il se jugea suffisamment affuté, le garçon entreprit la lente descente. Il s’appliquait à ne pas déchirer le nouveau pourpoint qu’il affectionnait particulièrement. Le cairn culminait à deux toises du sol. La progression fut délicate. Les pierres brutes étaient juste ajustées les unes aux autres, sans liant. A plusieurs reprises, il sentit l’une d’entre elles branler sous la prise ou lui entamer la paume de la main. En équilibre précaire, il maintenait son visage et son corps à quelques pouces de la paroi composite, les muscles tétanisés sous l’effort. Ce n’était pas la première fois qu’il se livrait à cet exercice périlleux. Finalement son pied droit foula l’herbe. Il souffla de soulagement en s’écartant d’un saut de carpe du cairn. Il posa les deux mains sur les genoux et inspira, les yeux mi-clos. C’est à cet instant qu’il perçut la présence silencieuse des grands prédateurs. Sans-nom connut une bouffée de panique. La meute l’encerclait. Aucun Loup Rouge, assis sur son derrière, ne montrait de signe d’hostilité. Le garçon expira lentement. Les yeux dorés, en amande, le fixaient à le rendre mal à l’aise.
« Des seigneurs loups, songea l’enfant, fasciné, malgré ses craintes. » La veille, il les avait observés longuement du haut de son perchoir.
En dépits de l’imminence du danger, il admira la puissance tranquille des limiers des Hommes Gris. L’un d’entre eux trottina dans sa direction, le dépassa à le frôler et s’éloigna vers la rivière Tarad. Le loup fit quelques foulées, souplement, puis tourna vers lui sa tête triangulaire où deux zones de poils blancs partaient de la pointe du nez jusque sous les yeux. Le message était des plus explicites. Sans-nom ne s’y trompa pas. Le Loup Rouge voulait que l’enfant le suive. Cependant ce dernier hésita. Il jeta vers l’orée de la forêt un regard incertain. La situation lui échappait. Là-bas, sous la haute futaie, il discerna soudain une multitude de brillances. Elles s’amassaient en un brouillard iridescent. Les Loups prirent, eux aussi, conscience de l’agitation lumineuse. L’arrière-garde qui lui barrait la route se mit en marche et, par la même, le força à les suivre.
Ainsi Sans-nom traversa-t-il la prairie des Lunes Rousses escorté de quinze Loups Rouges, eux-mêmes pourchassés par une turbulence de petites étincelles survoltées. De leurs longues foulées régulières, les Loups le guidèrent vers un bosquet de charmes à l’épais feuillage. Loin d’être effrayé, l’enfant brûlait d’excitation. La présence des Elphérides atténuait le sentiment de danger. La Dame de la Ronde des Arbres veillait toujours sur lui. Il éprouvait même un certain plaisir à côtoyer de la sorte les féroces prédateurs. Comme ils accéléraient l’allure, il les admira ouvertement tant leur grâce était majestueuse. Soudain, une folle griserie l’incita à pousser un petit cri enthousiaste. Puis il courut à leurs côtés en ménageant son souffle ; plus ils s’éloignaient du domaine sylvestre, plus l’instant fleurait délicieusement l’aventure.
En approchant du groupe d’arbres, il aperçut deux silhouettes très dissemblables. Gosh, le Loup Rouge, allongea la foulée pour venir se placer à la droite du Voyageur. Immédiatement Sans-nom reconnut le géant gris entrevu la veille au soir dans le campement. L’euphorie de la course s’évanouit brutalement. Un regard d’azur le transperça, glacé. Intimidé, l’enfant ralentit le pas. La meute le dépassa tranquillement pour se regrouper derrière l’étrange duo.
Impassible, le Mystic Yvan Mondolini observait le nouveau venu avec une vague curiosité et une irritation grandissante. Les explications de la Shaïa Naharashi Elivashavitara avaient été trop évasives à son goût. Inquiet pour la sécurité de la Matriarche, il s’en contentait difficilement. Même si, en découvrant leur petit espion nocturne, admettait-il aisément qu’il ne représentait aucune menace : cet enfant humain paraissait tellement inoffensif. Et si ordinaire. Quand les homoncules s’éparpillèrent autour de leur jeune visiteur, l’enchâssant dans une bulle protectrice, Yvan fronça imperceptiblement les sourcils. Il daigna leur accorder plus d’intérêt ; il n’avait rien à craindre des hybrides de la Sylve. Elles appartenaient à un Age révolu, Celui des Premiers, de l’Harmonie et de l’Equilibre. Un Age durant lequel les Protecteurs lièrent de nombreuses Alliances avec ces dernières. Pourtant leur comportement méritait qu’on s’y attarde. Il paraissait indéniable qu’elles protégeaient leur invité.
Son attention éveillée se porta sur l’enfant. Fragile, presque malingre, des épaules étroites, un visage fin, hâlé par la vie au grand air. D’où venait-il ? Manifestement humain, il n’avait pas les traits des gens du littoral, lourds, rugueux, ni ceux des pâles rejetons des baronnies, graciles et maniérés. Exaspéré par ce nouveau mystère, l’Homme Gris se hérissa de plus belle. L’attente augmentait sa mauvaise humeur ; il aurait préféré accompagner la Compagnie qui, à cette heure, se dirigeait lentement vers les Monts d’Olfert au lieu de courir après d’hypothétiques chimères.
Seulement la Mère en avait décidé autrement. Cette fois encore.
Et tout cela pour un enfant d’homme...
Déconcerté, Sans-nom perçut la froide hostilité du Voyageur. Pourtant il ne put détacher son regard du visage de marbre gris, au nez camus et à la mâchoire massive, qui reflétait une volonté rebelle et souveraine. De longs cheveux blancs tirés à l’extrême, torsadés sur l’arrière de son crâne, l’ensemble retenu par de minces lanières de cuir bleu.
— Mon enfant !
Sans-nom sursauta. Il prit conscience de l’autre présence. Engoncée dans un manteau ample en laine, bordée de soie rouge et bleue, on apercevait à peine le bas de la robe blanche qui trainait sur le sol. Un capuchon doublé de fourrure dissimulait les traits de la petite Mère du troisième Clan. Avec délicatesse, cette dernière se découvrit. Le garçon haussa les sourcils de surprise. Il l’avait d’abord prise pour une enfant – ils étaient approximativement de la même taille - mais il n’aurait su donner un âge à la Femme Grise qui souriait avec une infinie bonté.
— Mon enfant, approche. Mes pauvres yeux ne sont plus ce qu’ils étaient. J’aimerais pouvoir te contempler.
Elie retroussa la manche démesurée de son manteau pour lui tendre une petite main délicate. Sans-nom n’hésita pas. Spontanément, il s’avança jusqu’à elle en évitant de regarder l’impressionnant comparse silencieux. Il se noyait dans les yeux à la pâleur cristalline.
— Ma Dame, balbutia-t-il …
— Cela fait si longtemps que je t’attends. Que la joie des Dieux Inconstants illumine cette journée. Nous voilà enfin réunis.
Taiseux par habitude, le Mystic sursauta devant cet accueil inattendu. Son sang se glaça. Une froidure mortelle lui enserra le cœur. A quoi jouait l’imprévisible Shaïa ? Son regard interrogateur se tourna vers la minuscule silhouette. Les Elphérides, à quelques pas du petit groupe, émirent un léger bourdonnement allègre. Des milliers de voix à l’unisson célébraient la rencontre de l’enfant avec la petite Mère des Clans.
— Vous me cherchiez ?
La question surgit spontanément.
Naharashi Elivashavitara frôla sa joue, ferma les yeux et écouta par-delà l’Ether d’inaudibles échos. Les Devenirs s’affolaient autour d’elle. Tous plus attrayants les uns que les autres. Jusque-là elle avait résisté à croire en la providence, résistant à cette incroyable tension qui la poussait vers ce lieu depuis des jours entiers. Attentive, elle observa les visions. Elle en oublia jusqu’aux présences à ses côtés. Des appréhensions qui s’étiolèrent peu à peu. Quand elle rouvrit les yeux, une joie phénoménale transfigurait son visage mutin. Sous le regard éberlué de l’Homme Gris, elle serra affectueusement l’enfant contre elle. Sans-nom se laissa faire, tout aussi décontenancé. L’accolade dura une éternité.
— Comment te nomme-t-on mon enfant ? demanda-t-elle une fois qu’elle se fût écartée de lui, conservant toutefois un bras autour de sa taille.
Elle était si proche que Sans-nom n’osait bouger. Il s’enivrait du fragile parfum de chèvrefeuille et de violette qui flottait dans l’air. Il lui répondit d’une voix altérée par l’émotion : « On m’appelle Sans-nom. Là d’où je viens, il n’est pas convenable d’être célébré avant son treizième anniversaire. »
— Par les Dieux Inconstants, comment cela est-il possible ?
— Dans ma cité, je n’étais que le fils de Tyrson, le doyen des façonneurs de Rêves. Les oégirs m’ont appelé l’enfant perdu mais la Dame de la Ronde des Arbres n’aime pas que j’utilise ce patronyme. Sans-nom lui suffit !
Soudain Yvan Mondolini eut la tête qui lui tournait. La réalité chancela. Un rugissement titanesque souleva sa poitrine. Ce qu’il entrevit derrière les paroles anodines échangées dépassait ses espoirs les plus fous. Le Mystic aurait aimé se joindre à la conversation. Il désirait poser la QUESTION. Seulement les consignes de la Shaïa étaient claires : ne pas intervenir. En silence, il supplia les Dieux Inconstants qu’il en fût autrement.
— Fils de Tyrson, sois donc le bienvenu. Quant à moi, je m’appelle Naharashi Elivashavitara, fille des Eléments, – De nouveau, elle le pressa entre ses bras au grand dam du Voyageur. – et mon compagnon, lui, se prénomme Yvan Mondolini.
— Heureux de vous connaître, sieur Mondolini, prononça l’enfant en glissant un regard timide du côté de l’Homme Gris, pétrifié comme un colosse de marbre.
Dans son dos, les Elphérides redoublèrent d’entrain. L’instant fatidique approchait. Qui devait sceller le destin de ce monde. Les petites créatures en reconnaissaient les signes avant-coureurs. Débordante d’une joie presque enfantine, la petite Mère frappa plusieurs fois dans ses mains puis elle éclata d’un rire clair et frais. Le Mystic l’avait rarement vu aussi radieuse.
— Il est merveilleux. Admirable. A présent, Sans-nom, tu vas devoir me raconter ton histoire. D’où viens-tu ? Qui est Tyrson ? Un façonneur de Rêves, dis-tu ? Il me semble avoir entendu quelques rumeurs à propos des tisseurs de l’Onirie mais je ne savais pas qu’il en existait encore sur ce rivage. Il y a bien longtemps que les hommes ne s’aventurent plus à manipuler l’Ether. C’est un talent qui fut perdu sous l’égide du Mur. Aujourd’hui, seules les femmes cultivent encore cet Art spécieux, chez les hommes comme chez les Gris. Raconte-moi voyons, je veux tout connaitre de toi !