Prologue.
La fin est proche.
La Cinquième Vague.
Alors, les hordes des Autres franchiront le Mur et elles détruiront les dernières baronnies humaines. Même les Protecteurs Gris d’antan, divisés, affaiblis, ne pourront s’opposer à cette menace bien réelle.
En Yrathiel, Ghésus, l’enfant-dieu, a sombré peu à peu dans une folie morbide. Il est prêt à livrer la cité au Peuple de la Mer pour réaliser son désir le plus cher : franchir l’Entre-Mondes. Fuir lui-aussi … mais à quel prix !
Rien, semble-t-il, ne viendra endiguer l’agonie du vieux monde, rongé par le Blanc Pays.
Rien ni personne si ce n’est l’enfant d’Yrathiel.
Les Protecteurs Gris l’ont consacré Eliathan, le Porteur d’espoirs, avant de le renier.
A Galadorm, il a acquis le titre honorifique de Maître-dragon.
Ceux de Dhat Avalone le surnomment, à présent, le Fils des Vents.
Bientôt la Saison des Tempêtes s’achèvera…
Bientôt les affaires du monde reprendront … et les présages ne peuvent mentir.
La fin est proche.
Chapitre un : L'ultimatum des Rats.
Sans-nom tendit la main sous les regards extasiés de son jeune public. Le tourbillon naquit au centre de la paume. Il grandit graduellement en se tortillant comme un diable. Létia, la petite fille du Dhat Maryn, retint son souffle. Elle se pencha en avant. Ses yeux brillaient d’excitation. Pour rien au monde, elle n’aurait quitté le boudoir douillet où ils venaient se réfugier, de temps à autre, loin de l’effervescence de la maison de Maîtresse Livéal. Son frère, Duell, était l’ainé de sept cycles. Il restait en retrait, assis sur le petit trépied capitonné de velours mauve, le visage sérieux, appliqué, ne perdant pas une miette du spectacle. La fillette aux longues boucles blondes tendit les doigts en poussant de petits cris. Des myriades multicolores couraient sur les flancs venteux. L’air se plissa de remous. Le Servant de la Source multiplia les pirouettes, quitta la main de l’Eliathan et souleva les rubans scintillants de sa robe légère.
— As-tu déjà rencontré le Gardien ? demanda d’une voix grave le garçon sans détacher son regard de la créature onirique qui bondissait d’un doigt à l’autre sur la main de sa jeune sœur.
Sans-nom évoqua l’image du vieillard le matin de son combat avec Pavel, le second fils du Pasteuris Longtoin. Le Vieil Homme de la Montagne que les montagnards appelaient familièrement Lole. Il se souvenait de cette impression de sérénité partagée avec le Premier lors de leur rencontre.
— Une seule fois, confirma l’enfant d’Yrathiel.
Il éleva sa main. La petite tornade retourna s’y poser au grand dam de Létia. Brusquement, le Vent se divisa en plusieurs tentacules iridescents qui grandirent pour se multiplier à l’infini. Un réseau complexe encercla son bras puis son avant-bras. Les enfants marquèrent un mouvement de recul, fascinés par l’incroyable mutation qui, semblable à une cosse, l’emprisonnait peu à peu. L’Eliathan souriait, apparemment satisfait du phénomène. Ce tour, il l’avait peaufiné au cours des nombreuses séances de façonnage que la Saison des Tempêtes lui avait offerte, en l’obligeant à rester cloitrer loin de la fureur des éléments. Il le désirait spectaculaire. Voire un rien inquiétant. La petite flamme qui brillait dans leurs regards le rassurait sur son efficacité.
— Pourquoi t’a-t-il aidé à vaincre oncle Pavel ?
Sans-nom prit son temps pour répondre. Comment lui expliquer sans le décevoir que Lole n’était pas vraiment intervenu en personne lors du combat sur la Toile ? Certes, appeler à la rescousse les fantasques Vents de l’Onirie lui avait été suggéré par le Premier à la fin de leur entrevue mais ces derniers intervenaient de leurs propres initiatives. D’où la terrible pagaille qui s’en était suivi. Agitée de minuscules pétillements, la brume cotonneuse poursuivait sa progression. A présent elle le corsetait et dévorait son bras gauche. La tête aux cheveux coupés courts dominait l’énorme masse ombreuse. Létia le fixait, bouche bée. Elle oscillait entre l’inquiétude et le ravissement.
— Les raisons de Lole peuvent te paraître obscures. Mais, sans doute m’a-t-il jugé digne d’appartenir au Pays des Brumes, ne crois-tu pas. Ton oncle est un guerrier aguerri qui n’a pas démérité lors de cette confrontation. Il ne s’attendait simplement pas à ce que les Vents interviennent à mon avantage.
— Il aurait dû le deviner au lieu de s’exposer ainsi…
— Voilà une remarque bien présomptueuse. Quel âge as-tu, Duell ?
Vêtu d’une chemise longue, brodée à l’encolure, et d’une simple culotte en drap, le garçon ne possédait pas les qualités physiques communes aux adolescents de Dhat Avalone. Il avait les épaules étroites et les membres courts. De petite taille, il était d’une maigreur maladive, le visage long et asymétrique. Il baissa la tête pour cacher son embarras, prenant conscience d‘avoir dévoilé ses pensées secrètes.
— J’ai onze cycles, douze dans deux mois. Loin de moi l’idée que mon oncle ait commis une erreur mais il devait se méfier davantage de toi, Eliathan. Ne pas te prendre pour un simple Norh-Dhat – un étranger – enfin je crois.
Sans-nom disparut brusquement entre les bras du Vent. Instinctivement, le frère et la sœur se serrèrent l’un contre l’autre. L’étrange silhouette brassée de brumes, de remous, d’agitations et d’ombres en mouvement, grandit jusqu’au plafond couturée de poutres. Elle glissa sur les tapis damassés écarlates, bouscula deux fauteuils, les contourna en se contorsionnant avec une étonnante fluidité. La voix de Sans-nom résonna, légèrement déformée.
— En effet, mon jeune ami. Ton analyse me ravit le cœur. – Létia saisit la main de son grand frère qui l’enserra d’un bras protecteur. – Tu ne dois jamais sous-estimer un adversaire. Pavel a sans doute fait preuve d’orgueil. En combat au corps à corps, il m’est largement supérieur car le Fils des Vents n’est pas un guerrier. Seulement je possède d’autres atouts dans ma manche…
D’un coup la brume s’évanouit pour dévoiler un Sans-Nom bondissant qui se plia en deux pour les saluer. La fillette applaudit à tout rompre.
— … comme tu peux le constater ! Et un puissant Protecteur.
La mine sérieuse, le garçon posa alors la question qui lui brûlait les lèvres. A plusieurs reprises, il avait bien essayé de se retrouver seul avec l’étrange personnage qui excitait tant son imagination. Bientôt, le Fils des Vents quitterait Dhat-Avalone. Alors il en serait fini de ses espoirs. Il jeta un regard du côté de sa jeune sœur puis se força à parler.
— Tu pourrais m’apprendre quelques tours avant ton départ ?
Lorelanne et son promis quitteraient en effet la cité dès que la route pour les Monts Golh présenterait moins de danger. La Saison des Tempêtes avait été plus rude qu’à l’habitude. Chacun d’eux trépignait d’impatience à l’idée de parcourir à nouveau les sentiers des Thielvériles en toute liberté.
— C’est là le noble travail des Shashanes, si je ne me trompe, Duell. Je ne crois pas qu’elles apprécieraient me voir empiéter sur leur Domaine.
— Elles ne le sauront pas. Sinon il me faudra attendre encore trois cycles sous prétexte que je ne peux pas affronter l’Ether sans m’y brûler ! – Il parlait précipitamment, agité de tics, les mains sans cesse en mouvement. Sa Flamme de Vie vira intensément à un bleu turquoise, preuve de sa volonté d’apprendre. – S’il te plaît, ce sera notre secret. Hein, Létia, tu n’en parleras à personne.
La fillette acquiesça avec une solennité qui fit sourire intérieurement le fils de Tyrson. Le garçon ne lui laissa pas le temps d’objecter. Il poursuivit avec fièvre.
— Mon père prétend que, enfant déjà, tu parcourais l’Onirie dans cette cité au cœur de l’Océan. Montre-moi la voie, je t’en prie. Rien qu’une fois.
— Sois gentil avec Duell, surenchérit la fillette d’une voix douce, ce qui lui valut un regard reconnaissant de son aîné.
Les cornes d’alarme mirent un terme à l’embarrassante situation. Ces derniers temps, elles ponctuaient trop régulièrement le rythme nonchalant de la cité engourdie. Avec les premiers signes de redoux, les avalanches sur les flancs de la vallée se multipliaient ; des incidents auxquels les hommes des Brumes étaient heureusement habitués. Sans-nom écouta longuement le son grêle qui appelait les Dhats à la rescousse. La porte de la petite salle ovale s’ouvrit à la volée. La Lhat Merill entra dans un froissement d’étoffe. Elle veillait dans le couloir depuis leur entrée dans la pièce.
— Venez, vous deux, le Fils des Vents a bien d’autres préoccupations que de répondre à vos questions.
La grande femme à la mâle beauté tendit les mains, leur adressant un regard impérieux qui n’admettait aucune protestation. La fillette blonde obéit spontanément mais Duell qui attendait toujours une réponse à sa demande, s’accrocha à la manche large, brodée en fils d’or, et implora le tisseur du regard.
— Alors, souffla-t-il, juste quelques tours…
— Dès que cela sera possible, lui souffla l’Eliathan, faisant naître un large sourire sur le visage disgracieux. Patience…
La gouvernante attrapa la main du garçon avec autorité et les entraîna au-dehors. Sans-nom resta seul, songeur. Une nouvelle fois, impérieuses, les cornes s’invitèrent dans sa rêverie. En regagnant rapidement sa chambre dans les étages, il croisa des serviteurs qui marchaient rapidement, portant armes, boucliers et divers éléments de cuirasse. Un sombre pressentiment l’envahit. Il retira l’habit droit, soyeux, qu’il portait ordinairement à l’intérieur de la maisonnée et enfila un pourpoint en cuir clouté qu’il ajusta méticuleusement. Puis il jeta sur ses épaules le long manteau frangé de fourrure blanche offert par Pavel à la suite de leurs démêlées. Une nouvelle fois, la corne suspendit le temps. Le malaise s’amplifia. Sur la commode, il lorgna la galla à tête de dragon. Sa présence lui procurait un sentiment de bien-être qu’il était incapable de définir. De plus, elle inspirait aux citoyens de Dhat-Avalone un respect déconcertant. Elle ne le quittait pratiquement jamais lorsqu’il sortait de la demeure de Maîtresse Livéal. Il s’en saisit et caressa le dragon stylisé qui en ornait la crosse. Etrange rituel dont il ne se lassait pas. Sur sa poitrine, il ressentit la tiède présence du médaillon, présent du tonnelier Gildéas. Un jour viendrait où le titre de Maître-dragon lui serait accordé avec raison. Mais auparavant il lui faudrait faire preuve de patience et d’opiniâtreté car les Seigneurs des Airs n’étaient plus monnaie courante dans cette partie du Continent que le Mur n’avait pas encore dévoré. Certains prétendaient même la race éteinte lors des dernières batailles, sur les flancs de l’Elgéger. Sans-nom, lui, savait que non. Même s’il était bien en peine de le prouver. Pour cette raison, et pour bien d’autres, il lui tardait de rencontrer le Vieil Homme de la Montagne. Lole, le Gardien du Peuple des Brumes.
A nouveau, le hurlement des cornes s’imposa à lui. Impératif, cette fois.
Et l’angoisse le submergea derechef.
Lorsqu’il atteignit les galeries souterraines, le jeune garçon retrouva les Dhats sur le pied de guerre. Ils portaient les casques à cornes, les cuirasses renforcées de plaques métalliques et doublé de fourrures et de longues lames larges, la peau de leurs visages striée de blanc ou de rouge.
La galerie était assez large pour que quatre hommes l’empruntent de front. Sa voute culminait hors de portée de la galla. Il y régnait une effervescence fébrile. Des cris joyeux saluèrent sa venue. Le flot de guerriers s’entrouvrit pour lui laisser la voie libre. Certains le saluaient du fer sous les feux des torches enchâssées dans des saillies en pierre. Cette ferveur ne le rassurait guère. Il ne pouvait s’agir d’un banal caprice naturel. Il en eut la confirmation lorsqu’il déboucha à l’air libre. Recouverte d’une bouillie spongieuse, mélange de neige et de boue, l’esplanade pavée accueillait une foule impatiente de s’engouffrer dans le Passage des Vents pour en découdre avec un hypothétique assaillant.
Un peu à l’écart, des Shashanes, reconnaissables à leurs coiffes coniques, entouraient plusieurs corps allongés sur des fourrures ensanglantées, à même le sol. L’une d’entre elles redressa un blessé. Elle lui administra une boisson jaunâtre en épongeant l’entaille qu’il portait à la base de l’épaule. L’homme toussota et recracha une grande partie de la décoction avec une apathie inquiétante. Rapidement, Sans-nom compta une quinzaine de blessés. Plusieurs corps inertes, le visage couvert de leur bouclier rond, présageaient d’un destin plus sinistre encore. On apportait d’autres corps du Couloir. Les Filles de Lole s’agitaient à grand renfort d’éclats de voix.
Que se passait-il ? L’enfant d’Yrathiel pressa la canne contre son visage. Des larmes embuèrent ses yeux. Il avait appris à aimer ces rudes montagnards au cours des trois longs mois passés parmi eux. Leur caractère intraitable et leur jugement souvent abrupt, leurs manières parfois frustres mais simples et franches. Il se tourna vers le passage, en bois sculpté, peint de couleurs vives. Il s’aperçut alors que tous les regards convergeaient vers lui. Les Dhats formaient une sorte de haie d’honneur dans laquelle il s’engouffra au pas de course. L’instant d’après, les Vents furieux l’entrainaient loin de Dhat-Avalone.
Dans les Couloirs qui menaient à la Lisière du Pays des Brumes, tous les sens s’annihilèrent d’un coup. Seule subsista la pensée. Aucun repère, nulle sensation. Le temps et l’espace abrogés. Sans-nom se réduisait à une infime étincelle de vie, bouillonnante d’énergie et d’une colère qui grandissait depuis la triste vision des nombreux blessés. Ce n’était pas la première fois qu’il empruntait les sentiers de Lole. Durant la saison écoulée, à de nombreuses reprises, il avait accompagné les frontaliers dans leurs patrouilles quotidiennes sur la Frontière. Le transfert durait le temps d’une illusion. Pourtant, cette fois, il n’était pas seul. Le contact fut doux, à l’instar d’une caresse.
« Fils des Vents, entends-moi !
— Vieil Homme, – Sans-nom identifia sans difficulté le nouveau venu. – je t’écoute.
— Aide mon peuple, il a grand besoin de toi.
— Moi… mais comment ?
— Suis mes directives. L’épreuve à venir se révélera sûrement douloureuse. Je regrette de t’imposer cela. Nous devons frapper durablement l’esprit de notre ennemi. Et la crainte remplacera l’arrogance. Alors, acceptes-tu de m’accorder ta confiance et de suivre sans hésiter la moindre de mes consignes ?
— Dites et j’accomplirai l’ouvrage, quitte à vous offrir ma vie.
— Oh, rassure-toi, je n’en exige pas autant de l’enfant d’Yrathiel. Ensemble, réglons cette pitoyable affaire. Ensuite, rejoins-moi au plus vite au Val de Lune. Le temps presse. »
L’instant suivant, Sans-nom réintégrait une réalité délirante. Un simple coup d’œil lui suffit pour juger de l’urgence du drame. Sous ses yeux ahuris, les Dhats s’entretuaient au centre d’une immense caverne ouverte sur le flanc de la montagne. Un à-pic d’un millier de pieds dominait les lointaines Terres Mortes desséchées, mélange de pierres et de poussière. A l’intérieur de cercles de pierres, des brasiers dessinaient sur les parois naturelles, saturées d’humidité, une pantomime de combat à la violence extrême. Les arrivants tentaient vainement de repousser les assauts de leurs frères d’armes aux visages révulsés. Ils les combattaient jusqu’à ce que plusieurs d’entre eux soient à leur tour frappés de folie et se retournent avec rage contre leurs propres compagnons. L’air glacial s’emplissait de hurlements bestiaux, de cris et de supplications, des gémissements des blessés et des heurts du fer sur les boucliers ou sur la pierre.
Un Dhat se précipita vers le garçon pétrifié. Ses yeux caves exorbités, son visage révulsé envahi par une barbe fournie. Il leva haut sa longue lame rougie du sang des siens sans chercher à se protéger d’une hypothétique riposte. Maladroitement l’Eliathan brandit sa galla. Puis, d’une volte, il évita la charge brutale. Heureusement pour lui, un Tisseur utilise d’autres armes. Un globe à feu heurta l’homme en pleine poitrine. La boule de lumière brisa sa riposte en le déséquilibrant. L’agresseur retrouva l’équilibre en grognant, semblable à un animal blessé. Il esquissa une grimace féroce puis repartit à l’attaque d’un bond prodigieux. Pavel surgit derrière lui. Il l’empoigna avec rudesse. L’homme tenta de se débattre mais l’ainé du Pasteuris, tout en resserrant son étreinte, lui porta plusieurs coups de tête qui l’assommèrent pour de bon. Submergé d’horreur, Sans-nom n’avait pas esquissé un geste. Il connaissait son assaillant. A Dhat-Avalone, ils s’étaient plusieurs fois combattus dans l’Arène. Ils avaient festoyé à la même table même si, sous le fait de l’émotion, son nom lui échappait encore. Cependant il n’eut pas le temps de gamberger.
« Faufile-toi jusqu’à l’aplomb à l’extérieur. Tout de suite. Ta présence mettra fin à l’échauffourée. Attire l’attention des démons pour permettre aux Dhats de quitter la caverne dès qu’ils seront déliés. »
Sans-nom s’élança en jetant un bref avertissement à Pavel : « Fuyez, nous nous occupons du reste ! ».
— Nous ? l’interpela le jeune guerrier interloqué.
Mais le Fils des Vents était déjà loin. Il suivit des yeux la silhouette fluette se faufiler entre les groupes de combattants avec une facilité déconcertante. Plié en deux, Sans-nom courait par petites foulées. Il esquivait les coups qui s’abattaient à son approche, bondissait à droite, à gauche, comme un véritable feu follet. Avec intelligence, il utilisait les rochers qui parsemaient l’espace vouté comme bouclier. Ainsi il gagna la zone aménagée à l’intention des sentinelles. Un espace étroit qu’évitaient les combattants, faute de place. De hauts braseros réchauffaient l’atmosphère glacée. Des bancs entouraient deux tables de bois. Les reliefs d’un repas frugal occupaient l’une d’entre elles. Sans-nom s’abrita derrière des tonneaux en perce dans l’attente d’une brèche dans les corps à corps qui bloquaient le passage jusqu’à l’arche basse donnant sur l’extérieur. Refoulant une furieuse envie de se jeter à ses trousses, Pavel interpela plusieurs Dhats à proximité. Rapidement, il organisa le retrait des siens comme le demandait le Fils des Vents. Ensuite, après quelques ordres brefs lancés sur un ton tranchant, il empoigna le corps de l’homme inanimé qu’il venait de mettre à mal. Il le tira par les épaules jusqu’au Couloir. Plusieurs Dhats surgirent du pan d’obscurité. Pavel les arrêta avant qu’ils ne s’élancent à leur tour au sein du chaos. En tant que fils du Pasteuris et frontalier, son autorité était incontestable, surtout en temps de troubles.
— Chargez-vous des blessés et des morts. Dhat Léonnys, sonnez la retraite !
Des regards interrogateurs le foudroyèrent. Il les ignora délibérément.
— Quant à vous autres, retournez à la cité. Que nos frères se préparent et attendent mes instructions.
L’homme répondant au nom de Dhat Léonnys porta à ses lèvres une fine corne recourbée. Il en tira deux longs beuglements sonores. L’écho noya un temps le fracas des combats puis, progressivement, un mouvement de repli se dessina, ordonné, méthodique. Un à un, les combattants cédaient la place pour courir vers le fond de la caverne. Certains venaient en aide à ceux dont les forces déclinaient. Un mur d’acier entoura l’accès au Couloir des Vents qui ne s’ouvrait plus que pour laisser le passage à l’un d’entre eux. Les malheureux possédés marquèrent un long flottement puis, en poussant des hurlements ineffables, ils se jetèrent en avant.
Sans-nom progressait contre la paroi en surveillant le repli avec une intense satisfaction. Il faisait entièrement confiance au frère de Lorelanne, suffisamment énergique, pour l’aider à vider la salle de ces occupants. Quand les forcenés se ruèrent en avant, il profita de l’aubaine pour gagner l’à-pic sans se retourner. Dans son dos, la bataille reprit, plus âpre encore.
Sans-nom chavira quelques battements de cils en découvrant l’abime devant lui. Des rafales de vent giflèrent son visage. Le surplomb se détachait de la paroi rocheuse de quelques pas à peine. Les Terres Mortes se déployaient comme une lointaine succession de plateaux ombrés, en majorité terre de sienne. De simples taches aux couleurs fades, posées côte à côte, sous un ciel gris et hostile. Il s’avança au bord du précipice.
— Me voilà, hurla le Prédestiné en écartant les bras au vide immense.
Les mots lui étaient soufflés par Lole. Il s’offrit sans ressentir la moindre inquiétude. Le Vieil Homme de la Montagne veillait sur lui.
« Attention, prépare-toi à les accueillir. Surtout ne cherche pas à te dérober. Tu dois surmonter l’aversion naturelle qu’ils t’inspirent. Il est essentiel de connaître le sens de tout ceci. Aie confiance ! »
Les gorgys fondirent sur lui avec une voracité bestiale. Il fut à peine surpris en découvrant l’identité du péril qui menaçait le Pays des Brumes et ses habitants. Lors de sa progression dans la caverne, des doigts putrides l’effleurèrent constamment sans qu’aucun ne réussisse à mettre bas les barrières érigées par ses soins. De plus Sans-nom ne craignait plus les séides du Négus Shéhoshar. Surtout depuis l’affrontement au pied du lat-Arhin. Il s’ouvrit à eux sans calcul. Sur l’aplomb vertigineux à flanc de montagne, l’Eliathan se tenait droit et ferme, le visage tourné vers un point infiniment petit au sein de la mosaïque des Terres Mortes. Là, il devinait le petit groupe de Rats télépathes montés sur des uriots communs à la robe noire. Près de lui, des formes grises se dessinèrent, d’abord fuligineuses, puis, peu à peu, elles gagnèrent en consistance. L’Enfant se retrouva cerné par neuf messagers du Négus. Ils mesuraient à peine trois pieds de haut, dissimulés dans leur habituelle défroque à long capuchon. Ils pointaient un doigt griffu dans sa direction, le museau frémissant. Sans-nom les affronta du regard, négligeant les caresses obscènes et les chuchotements surexcités qui résonnaient dans le secret des arcanes de son âme.
— Me voilà ainsi que vous le désiriez ! Il est inutile de meurtrir ceux du Pays des Brumes pour m’entretenir. Que voulez-vous, Shéhoshar ?
Le Vieil Homme s’exprimait par l’intermédiaire du garçon, totalement tétanisé. Le vent hurlait autour d’eux. Sa main droite serrait la galla devant lui. Quant aux misérables créatures, elles jetaient des regards furtifs, mi-intrigués mi-inquiets, vers le dragon de métal qui en ornait le pommeau d’argent.
— Sharg ! chicota l’un d’entre eux.
Les deux billes chassieuses brillèrent d’un éclat mauvais dans l’ombre du capuchon. Les têtes fines se balançaient en cadence.
— Qui donc crois-tu être, misérable petite raclure humaine, pour que notre respecté Négus daigne t’honorer de sa présence ! Il nous a délégué pour te porter sa divine parole.
Des griffes démesurées se pointaient dans sa direction avec insistance. Sans-nom savait qu’il leur était ainsi plus facile de projeter leur fiel dans l’esprit de leurs victimes. Il réprima la nausée qui menaçait de le submerger. Il refoula l’envie, malgré sa promesse, de mettre fin prématurément à la discussion.
— Courage, mon garçon, cette horreur s’arrêtera bientôt, lui souffla le Premier puis il reprit, cette fois à l’adresse des Rats. Parlez à présent ou partez.
— Shhht ! Les Hommes Gris t’ont nommé l’Eliathan, Porteur d’espoirs. Mais le Négus Shéhoshar n’en a cure. Il réclame ce qui lui revient de droit. Il t’attendra à Parrès jusqu’au Vingtième d’Helver…
— Les Matriarches m’ont renié ! Je n’ai plus de légitimité à prétendre au titre de Porteur selon elles.
— La Sagesse Glashahadi fait fausse route pour de mauvaise raison politicienne. Son incommensurable orgueil l’a fourvoyée depuis le premier jour. Nous savons qui tu es, nous en avons eu la preuve dans les souterrains de Galadorm. Seul un Prédestiné peut se mesurer à notre Négus et en réchapper. Alors, Eliathan, respecteras-tu les augures ? Viendras-tu à Parrès, avant le Vingtième d’Helver ?
Leur présence se faisait insistante, au point de résonner douloureusement dans les moindres fibres de son être. Sans la présence de Lole, Sans-nom n’en aurait pas supporté davantage. Peu à peu, il s’engluait dans cette fosse putride. Le Vieil Homme de la Montagne sentit l’imminence du danger. Le garçon était tendu au point de rompre d’un instant à l’autre. Pourtant les dires des gorgys ne le satisfaisaient qu’à moitié. Le Premier décida d’accélérer l’échange verbal en provoquant leur colère. Sur sa suggestion, Sans-nom éclata d’un rire cinglant. Il brandit la galla sous leurs museaux. Des gestes empreints d’un tel dédain que les créatures crachèrent de dépit. Ils s’agitaient bizarrement, échangeaient des regards conspirateurs et sautillaient sur place.
— L’Eliathan n’a d’ordre à recevoir de personne. Si le Négus désire me rencontrer qu’il ose venir dans nos montagnes au lieu d’envoyer sa racaille. Je n’ai pas de temps à perdre. Vous m’ennuyez. Partez avant que je vous chasse moi-même !
— Sharg, chicota le Référent du groupe, comment oses-tu ?
Et il fit un pas en avant. Entre eux l’air s’embrasa. Un orbe opalin flottait à hauteur de poitrine. Une puanteur infernale s’en dégageait ainsi qu’une insupportable malignité. Le Rat le caressa, le renifla, satisfait de son effet.
— Le Maître-Serviteur prévoyait ton stupide entêtement, humain. Si tu ne te présentes pas aux portes de la cité des plaisirs la veille du Jour Honorable, alors ceux que tu aimes souffriront dans leurs chairs de ton obstination. Réfléchis ! Nous les connaissons. Nous les retrouverons où qu’ils puissent se terrer. La Miséricordieuse accompagnera nos émissaires jusqu'au seuil de leurs demeures. Ils n’échapperont pas à notre juste courroux. Prendras-tu le risque de les voir agoniser ?
Pendant qu’il égrenait ses menaces, dans les profondeurs de l’énorme sphère apparurent des visages aimés – Tibelvan, Damoiselle Lilia de Galadorm, la Shaïa Naharashi Elivashavitara, le Mystic Yvan Mondolini, Lorelanne, la Femme Grise Shana Landis, le ser Sigismond Ardevaingt et tant d’autres, de tendres reflets d’êtres croisés au cours de son périple. – comme autant d’échardes enfoncées dans le cœur de l’enfant. Il se sentit impuissant. Par sa faute, ses amis couraient un grave danger. Il ne doutait pas un instant de la véracité des menaces proférées mais que pouvait-il y faire ? Se livrer ? Combattre ?
Le Premier ne lui laissa pas le temps de spéculer sur une hypothétique échappatoire.
« C’en est trop ! Sa voix grondait d’une colère tempêtueuse. Réfugie-toi à l’intérieur du Labyrinthe et laisse-moi agir maintenant. Nous en avons suffisamment entendu. »
Le refuge construit par le Premier s’ouvrit devant lui. Il s’y engouffra sans chercher à comprendre, obéissant à la hâte. Il se garda pourtant de s’éloigner de l’intense luminosité qui marquait l’entrée du dédale psychique. A plusieurs reprises, le garçon s’y était rendu en compagnie de la Promise. Alors ils n’avaient franchi que les premiers paliers d’ombres et de lumières. Il connaissait les dangers qui guettaient l’imprudent visiteur. Il n’était pas encore prêt à les affronter. L’étreinte maligne s’atténua considérablement. Demeuré sur le seuil, Sans-nom observa ce qui se déroulait au bord du précipice. L’orbe explosa lorsque le dragon argenté brisa sa surface. Les gorgys piaillèrent, surexcités. Le Premier, par l’entremise d’un Sans-nom au visage résolu, pointa la galla vers chacun d’eux. De chaudes flammes les enveloppèrent malgré de pitoyables gesticulations. En quelques secondes, elles consumèrent les projections mentales. Là-bas, au nadir de la paroi verticale, deux petites créatures s’effondraient de selle sur la terre sèche, les yeux réduits en poudre, comme rongées de l’intérieur. Les autres survécurent en s’enfuyant. Effrayées, leurs montures les emportèrent loin de la muraille granitique. Des vents capricieux soulevèrent des nuages de poussières olivâtres qui recouvrirent les cadavres. A la nuit tombante, les prédateurs du désert se repaîtront de leurs chairs, effaçant toute trace de leur passage.
Lole prit congé sans aucune explication. Je restais là, à genoux, groggy. Seul aux prises avec cette pensée obsédante : comment préserver mes amis de la folie meurtrière du Négus ? Comment les prévenir avant la fin de l’ultimatum ? Anéanti, la culpabilité anesthésiait toute volonté. Elie, si seulement, j’avais alors possédé ne serait-ce qu’une once de votre don de clairvoyance, aurai-je réussi à dévier le tranchant de l’acier !
Pavel ne parvenait pas à franchir le pas. La caverne était vide. Il restait le dernier sur les lieux. Le regard fixé sur le couloir qui menait à l’arche extérieure, il tendait l’oreille à la moindre rumeur. Des guerriers surgirent du voile ombré. Les trois frères s’entreregardèrent en silence puis les nouveaux venus inspectèrent la grotte violemment éclairée par les bouches à feux.
— Où est le Fils des Vents ?
Du menton, Pavel désigna l’issue.
— Dehors.
— Qu’attendons-nous alors ?
Lichès était le plus jeune des trois, le plus fantasque également. Pavel saisit la manche soyeuse avant qu’il ne s’élance. A voix basse, il étouffa toute initiative malheureuse.
— Le garçon ne nous a pas invités aux réjouissances. Il tenait à s’y rendre seul.
— Et tu l’as cru ? S’il lui arrive malheur, notre petite sœur ne nous le pardonnera jamais.
— Elle comprendra. Silence, écoutez.
De l’extérieur parvenaient des éclats de voix, les brides d’une conversation qui s’animait peu à peu. Soudain un éclair éblouissant aveugla les frontaliers. Ils se protégèrent des bras, se pliant en deux au fracas qui roula sous la voute. Ahuris, ils titubèrent pendant quelques secondes. Juste le temps que leur univers se stabilise à nouveau. Alors, comme un seul homme, le trio s’engouffra dans la vaste caverne. Un silence terrible succéda au tumulte. L’inquiétude les poussait en avant. Lorsqu’ils franchirent le seuil, ils contemplèrent le Prédestiné, recroquevillé au sol, immobile, la tête baissée. Ils inspectèrent le surplomb sans relever le moindre indice d’une autre présence ni une explication du bruit fracassant et de la lueur vive entrevue quelques minutes plutôt.
— Sans-nom !
Maryn se rua sur la silhouette à terre, la voix tremblante d’une crainte à peine voilée. Il se pencha vers lui et posa les mains sur ses épaules. Derrière, Pavel et Lichès se figèrent, le regard dur. Au contact, l’enfant d’Yrathiel frémit, redressa la tête. Son regard, habituellement pétillant de vie, les contempla atone. Puis, brusquement, des larmes coulèrent en silence sur les pommettes rondes. Maryn l’attira, le serrant fort au creux de ses bras. Ils avaient la gorge serrée, percevant sa détresse. L’étreinte se prolongea aussi longtemps qu’il fût nécessaire. N’y tenant plus, Lichès brisa le silence.
— Par la barbe du Vieil Homme, que s’est-il passé ici ?
— Il s’en est allé… balbutia le Porteur d’espoirs en se frottant les yeux rougis. Parti…
Une insurmontable fatigue liquéfiait son corps. Les trois montagnards lui jetèrent un regard interrogateur.
— Qui est parti ?
— Lole. Il était avec moi durant l’affrontement.
Ils hochèrent la tête avec gravité. L’intervention de celui qu’ils considéraient comme le père des Dhats au même titre que les Inconstants expliquaient à leurs yeux l’étrangeté de la situation.
— Il les a renvoyés à leur Maître.
— Mais de qui parles-tu donc ? Il n’y a personne, dans la grotte comme sur l’aplomb, aucune trace.
— Des émissaires du Négus Shéhoshar. Leurs esprits ont asservi les sentinelles. Ils les manipulaient comme de vulgaires marionnettes. C’est à moi qu’ils en voulaient. J’apporte le malheur avec moi, où que je me trouve. Oh, quand cela va-t-il finir ?
Il les dévisagea tour à tour. Ils lurent sur ses traits une telle détresse qu’aucun d’entre eux ne trouva le courage de mener plus loin les investigations. Ils se bornèrent à l’entraîner à l’intérieur, assurés que la menace s’était, pour un temps, éloignée.
Les quatre jours qui suivirent, Sans-nom ne quitta pas le Refuge de Lole au sortir est de la vallée. Il s’obstinait à s’occuper des rescapés des combats. Avec un raisonnement qui lui était propre, il se considérait responsable des souffrances infligées aux nombreux blessés. Affichant un acharnement obsessionnel, il refusa de prendre le moindre repos malgré les protestations de son entourage. Lorelanne l’assista sans protester, au grand étonnement de la Maisonnée Longtoin. La Fille des Vents le suivait comme son ombre, prévenante et soucieuse de son état. Ainsi les deux adolescents veillèrent de longues heures au chevet des plus meurtris à soulager leur douleur. L’enseignement que l’Eliathan avait reçu de la part des Shaïas du Peuple Gris l’avait en quelque sorte préparé à cette épreuve.
Le Refuge se composait de trois grandes salles aux murs blanchis à la chaux où étaient réunis les malades en fonction de la gravité de leur état. A l’étage se trouvaient les logis des Filles de Lole mais Sans-nom, prenant exemple sur les autres assistants masculins, se contentait du rez-de-chaussée où les Shashanes lui aménagèrent une couche dans une dépendance attenante. La présence du Fils des Vents les honorait. Du moins le garçon le devina très vite à l’empressement qu’elles mirent dès ces premières requêtes. Il s’asseyait auprès des blessés, sur le bord de la couche, et pressait ses mains entre les leurs. Il les écoutait des heures durant, avec une attention soutenue, et se frayait sans qu’ils le soupçonnent un chemin jusqu’aux sources du mal. Alors, minutieusement, lentement, il réparait les tissus abimés et les os fracturés, anesthésiait la douleur. Lui seul agissait sur la Flamme de Vie, traquant les miasmes des Rats qui oppressaient les malheureux, première étape vers la guérison. Chaque fois, il puisait dans ses réserves sans ménagement. La fraicheur de l’endroit portait à la méditation et au recueillement. Il y flottait des senteurs d’orange, de violette, de cèdre et de genévrier. Des chapelets odorants, des pommes à senteurs étaient judicieusement disposés sous les lits ou accrochés à des patères. Des shashanes se déplaçaient sans bruit telles des ombres bienveillantes. Pour les plus gravement atteints, Sans-nom offrait un répit bienvenu aux ultimes souffles de vie. Malheureusement, chaque décès aggravait un peu plus son sentiment de culpabilité.
Il cueillait lui-même certaines plantes médicinales dans le jardin des simples, proche de la longue bâtisse, préparait des onguents et des potions sous le regard attentif des guérisseuses. Dès son arrivée, les femmes aux robes bleues l’accueillirent avec chaleur. Elles acceptèrent l’aide précieuse qu’il apportait sans aucune récrimination. Bien au contraire. En cela, elles se différenciaient grandement de leurs consœurs du Peuple Gris. De plus, suivant à la lettre les préceptes du Vieil Homme de la Montagne, elles n’intervenaient jamais, de près ou de loin, dans l’administration de la cité, épanouies dans le rôle d’humble servante au service de la communauté entière. Un comportement louable à l’opposé des Shaïas dont c’était le péché mignon.
Souvent, au cours de la Saison des Tempêtes, le garçon s’était entretenu avec la Shashane Onz, rattachée à la maisonnée de Maîtresse Livéal. Ils confrontaient leurs connaissances au cours de passionnants tête-à-tête. Parfois, il secondait cette dernière pour des soins qui, heureusement, se révélaient la plupart du temps bénins. Il appréciait cette grande femme discrète, qui se dévouait à la santé des habitants, du plus humble des serviteurs jusqu’au plus prestigieux en la personne du Pasteuris Longtoin.
Durant ces jours sombres, il dormit peu, oublia de se sustenter pour se consacrer entièrement à cette tâche salvatrice. Il réalisa ici et là de véritables miracles. A croire qu’il combattait encore, à sa manière, les émissaires du Négus.
Finalement, exténué, Sans-nom accepta de prendre un peu de repos. En catimini, il regagna ses appartements, au grand soulagement de Lorelanne. Sur les évènements survenus sur l’aplomb, face aux Terres Mortes, il restait très évasif. A leur évocation, son visage se fermait ; son regard fuyait vers des rivages douloureux. La conversation tournait court. Même la jeune Damoiselle qui essaya, tour à tour, douceur et séduction, supplique et colère, ne réussit pas à percer la carapace qu’il s’était forgé. Il fallut un nouvel évènement pour que les gens de la Maisonnée connaissent enfin le fin mot de l’histoire. Et l’origine du mal qui rongeait en secret le Fils des Vents.
Le Quarante-neuvième du mois de Tevard, des nouvelles inquiétantes parvinrent à Dhat-Avalone en provenance d’Orsand, l’une des cinq sentinelles du Peuple Gris. Une heure avant le souper, Pavel vint chercher le Fils des Vents dans la chambre qu’il quittait rarement pour le mener dans la salle du Conseil.
Lorsque le garçon entra dans la petite pièce circulaire, les conversations s’interrompirent. Les hommes présents se levèrent. Tous les visages se tournèrent dans sa direction, emprunts d’une profonde commisération.
— Mihgayh j’Anmioh, da ga necya !
Revêtu de l’armure dorée des Protecteurs d’antan, le Mystic Sid Valdini le salua. Il mit un genou au sol et retira le casque au panache flamboyant, jusque-là repoussé sur l’arrière de la tête. Les cinq Hommes Gris qui l’accompagnaient l’imitèrent en prononçant à leur tour le salut rituel auquel Sans-nom s’empressa de répondre. Puis les géants reculèrent d’un pas, faisant bloc de l’autre côté de la large table massive. Si Sans-nom fut surpris par leur présence, il ne le montra pas. Dans sa longue tunique jaune pastel, simple de coupe, il paraissait presque banal, anodin, étroit d’épaule, d’une taille ridiculement petite comparée aux visiteurs d’Orsand. Chacun décelait aisément l’épuisement de son corps dans son maintien et la tristesse sur ses traits blafards. Un fin bandeau d’argent lui enserrait le front. Le médaillon du dragon pendait sur sa poitrine.
Avec empressement, le Pasteuris désigna un fauteuil en cuir rembourré. Sans-nom s’y assit. Il laissa son regard vagabonder sur le mobilier précieux, les tentures chatoyantes qui recouvraient les murs, composées de fresques guerrières, de scènes de chasse et d’exploits légendaires dans l’Arène. Des boucliers ronds représentant chaque Maisonnée de Dhat-Avalone côtoyaient des armes richement parées, épées, haches, piques et lances, accrochées sous un plafond qui, inévitablement, se divisaient en caissons colorés de pourpre. Cependant l’âtre coutumier était absent, remplacé par un braséro bas où rougeoyaient quelques braises. Sur la table, des paniers tressés regorgeaient de noix, de noisettes et de baies des neiges. Le père de Lorelanne saisit une carafe. Dans un silence de cathédrale, il versa un nectar vermeil dans de larges coupes. Puis il présenta l’une d’elles au garçon ; les hommes présents se servirent à leur tour. Alors seulement, Maître Longtoin s’assit, imité par ses fils et son frère, le Dhat Diltoin, Conseiller privé et Capitaine de la garde civile. Les Hommes gris, eux, demeurèrent debout. Appelbot, le scribe, restait quant à lui en dehors du cercle, assis à un pupitre, attentif à ce qui serait dit lors de l’entretien. Devant lui était ouvert un énorme registre. Il tenait à la main droite une plume d’aigle aiguisée d’adroite manière.
— Fils des Vents, nos amis d’Orsand nous apportent de sombres nouvelles du monde extérieur. Le Pasteuris but une gorgée et s’affaissa contre le dossier haut, sculpté d’un écusson représentant un soleil stylisé.
— Malheureusement ce que je redoutais au fil des rumeurs se confirme : la guerre civile n’épargnera pas les Clans. Le mystic Valdini craint que la tempête ne s’arrête pas aux limites du lat-Arhin, qu’elle engloutisse également nos chères montagnes.
— Nous sommes venus vous chercher, Eliathan. Nous partons pour Rhoda aider les nôtres contre les Croisés de la Sagesse.
Sur une invitation du Pasteuris, l’Homme Gris s’anima soudain. Sa voix grave et posée résonna haut et fort. Sans-nom le fixait incrédule. L’horreur se peignit peu à peu sur son visage tandis que les mots faisaient leur chemin à travers les brumes de son abattement. Il hocha plusieurs fois la tête, refusant d’admettre ce qu’il entendait.
— La Supérieure Eliléa Glashahadi n’a pas commis cette folie … les Clans n’accepteront jamais de combattre leurs frères … c’est … c’est monstrueux !
— La Sagesse, mille fois maudite soit-elle, n’a pas autant de scrupules, Porteur d’espoirs. Au cours de la saison des Tempêtes, elle a fédéré un grand nombre de clans autour du Conseil des Quatre, usant de fumeux stratagèmes ; les Matriarches lui accordent leur confiance par peur ou par calcul. Des voix se sont bien élevées pour protester mais elles ont été très vite étouffées. A présent la terreur règne sur Olt… mais pas seulement…
Il continua, soudain mal à l’aise, comme s’il hésitait à reconnaître devant les humains présents certains errements du peuple gris. Il baissa les yeux et parla à voix basse. Visiblement la confession lui était une souffrance.
— La Sagesse a séduit les Clans avec des promesses de gloire et de puissance. Des visions hégémoniques qui ont ravi plus d’un Protecteur. Ce qui est arrivé à la Shaïa Naharashi lors de sa rencontre avec le démon des airs a ébranlé les convictions du Concile. Les Mères réclament de tangibles certitudes…
— Mais pourquoi s’en prendre à certains clans ?
— Elle exige une totale allégeance de la part de chaque communauté. L’une de ses premières initiatives consista à évincer les Mères réticentes à cette évolution. Pour cela, il lui fallait frapper vite et fort afin d’impressionner les esprits et briser les volontés.
— Elie ?
— En effet, la Sagesse a réclamé qu’elle soit déchue pour le rôle qu’elle a joué lors de votre reconnaissance. Et sa fuite d’Olt n’a rien arrangé, bien au contraire.
Sans-nom n’en croyait pas ses oreilles. Avec une logique toute personnelle, il s’incrimina aussitôt des malheurs qui frappaient sa tutrice. Très vite il chercha un moyen d’aider son amie. Sans mal, il devinait ce qu’il était advenu ensuite.
— Le Mystic Mondolini refuse de livrer la Shaïa Naharashi Elivashavitara, n’est-ce pas !
Ce n’était pas une question. Le Mystic acquiesça sombrement. Derrière lui, les varts s’agitèrent, honteux.
— Alors une expédition guerrière est inévitable. Mais une Croisade au sein même du Pays Gris ! Quelle folie ! La Sagesse affermira son pouvoir sur les ruines de la Citadelle de Rhoda, puis elle anéantira toute opposition. Pour réussir, elle a besoin d’un exemple.
Le silence s’établit, profond, sinistre. Seuls les Dhats buvaient ; chacun cherchait à entrevoir les répercutions que de tels évènements allaient engendrer sur leur seuil. Sans-nom, lui, se sentait déchirer entre sa promesse au Premier et l’amitié qui le liait à ceux du Troisième Clan. Après avoir longtemps hésité, il chercha à obtenir davantage d’informations.
— Combien de clans se sont ralliés à la Shaïa Eliléa ?
— La majorité, gronda le vart, en dissimulant mal la colère qui l’étreignait. Ceux qui hésitaient ou refusaient ont connu un triste sort. Des familles entières ont choisi l’exil. Elles ont rejoint les citadelles du nord ou leur ancien foyer des cycles dormeurs. Nombreux sont ceux qui ont purement et simplement disparu. Les assassils n’ont pas chômés. Aujourd’hui, il ne reste plus que les cinq sentinelles en capacité de se dresser contre l’ordre édifié par le mystérieux Conseil des Quatre. La stratégie d’éloignement des clans hostiles a pleinement réussi. Du moins, dans un premier temps, car, même exilés aux confins, nous restons une menace qu’elle ne peut négliger. Alors elle veut nous réduire au silence les uns après les autres. Eliathan, ta place est à Rhoda, à la tête de la rébellion.
Indécis, Sans-nom ferma les yeux. Il choisit les mots avec soin, sachant combien ils blesseraient ces rudes guerriers.
— Pis liayh ag pis epa p’u asdiotsasg ! (Mon cœur et mon âme m’y enjoignent !)
Il marqua un temps, juste pour rendre plus solennelle sa décision. Leur chemin se séparait, du moins pour l’heure. Enfin il l’espérait. Seulement pouvait-il agir différemment. Il reprit en utilisant la langue commune afin que chacun puisse par la suite témoigner de sa volonté souveraine.
— Mais cela m’est impossible. Je le regrette sincèrement.
Les Hommes Gris se hérissèrent. Leurs visages exprimèrent un mépris qui témoignait de leur incompréhension.
— C’Acoegres jiog mhigatah can noasn.
Le ton était cassant.
— Je sais, Mystic Sid, mon devoir est d’aider ceux qui m’ont accueilli et protégé. Mais l’Eliathan n’appartient pas au Peuple Gris. Je m’emploie à préparer les races à survivre à une nouvelle Vague. Je vous demande de me faire entièrement confiance. Portez ma parole à Rhoda. Dites à la Shaïa Naharashi et au Commandeur Yvan que je les rejoindrai le plus vite possible. Je ne cherche pas à fuir la bataille, mes amis. Seulement, j’ai fait une promesse à un vieil homme que je ne peux négliger. Il y va du salut de cette partie du monde.
Sans-nom crut discerner un éclair de compréhension dans les yeux gris. Il aurait tant aimé leur expliquer ce qu’il comptait entreprendre. Mais ce serait compliquer exagérément la situation. Le Pasteuris lui apporta son secours en s’immisçant dans la conversation.
— Alors je crois que ton départ pour le Val de lune ne devrait plus tarder. Nous allons nous en occuper sur le champ. D’ici deux jours, tu seras en route. Le temps ne se prête pas à ce genre d’expédition mais nous ferons en sorte que tu atteignes les Hauts Thielvériles le plus rapidement possible.
— Les préparatifs sont terminés. Nous attendions une accalmie. Même si les conditions sont encore difficiles, le voyage est possible, les cols praticables, surenchérit Pavel.
Le garçon approuva d’un faible sourire.
— Et maintenant buvons. A notre prochaine rencontre. Qu’elle se déroule sous de meilleurs auspices.
Les Dhats, père, fils et frère, saisirent les coupes en approuvant bruyamment. Sans-nom hésita. Face à lui, les Hommes Gris n’avaient pas bougé, le regard noir fixé sur lui. Le garçon sentit monter une profonde angoisse. Il se força toutefois à ne pas céder à la panique. Il s’exprima avec une telle gravité qu’elle éteignit l’entrain des buveurs.
— Quelque chose vous tourmente, Compagnons Gris. Parlez en toute confiance, rien ne filtrera de ces murs.
— Ne tardez pas, Fils des Vents – Sans-Nom nota avec une certaine ironie que le Mystic choisit le titre octroyé par le Peuple des Brumes et non celui offert par les siens. – car la Sagesse ne mène pas la Croisade en son propre nom. A la fin de Silmever, elle a désigné un homme du Cinquième clan, Guisippi Lonnli, pour cette tâche. Et elle a proclamé ce misérable Eliathan du Peuple Gris.
Sans-nom blêmit comme si le monde, tout à coup, s’arrêtait de tourner.
Le Fils des Vents se retira tôt dans la soirée alors que les membres du Conseil se rendaient au banquet donné en l’honneur de leurs visiteurs. Il lui sembla que cette initiative était plutôt bien accueillie par son entourage. Après l’annonce fracassante du Mystic du Quinzième clan, Sans-nom avait partagé en détails ses péripéties à la Frontière sans chercher à s’approprier la gloire de l’escarmouche. A ses yeux, il n’avait été que l’instrument de Lole. La rumeur populaire, elle, ne s’en laissa rien conter. Dès le lendemain, elle le désigna comme le héros de l’affrontement. Plus question pour l’un des Dhats de l’affubler du méprisant quolibet de Nohr-dhat. Même si, au Pays des brumes, les étrangers inspiraient au moins la suspicion, couramment l’aversion.
L’ultimatum accompagné de menaces du Négus Shéhoshar ne souleva que peu de commentaires. Cela viendrait, plus tard. Quand il s’arrêta, les regards se voulaient soucieux et sévères. Il se plia, alors, à un interrogatoire en règle. Sans doute les langues s’étaient-elles déliées après son départ. De son côté, le Pasteuris promit d’utiliser son réseau d’invisibles au sein des Baronnies pour prévenir du danger les personnes que Sans-nom lui désignerait, principalement à Galadorm et à Massilia. En ce qui concernait Sigismond, le garçon n’avait guère d’espoir de lui faire parvenir un message. Du fond du cœur, il espérait que le Shumiet se préserverait des manœuvres meurtrières des Gorgys. Quant à Tibelvan, il devait avoir rejoint la côte à ce jour. Le contacter serait une formalité. Juste avant de les quitter, Sans-nom confia le recueil racontant ses pérégrinations au vart Eloi Longtin, afin qu’il le remette en main propre à la Shaïa Naharashi dès son arrivée à Rhoda.
Sans-nom ressentait le besoin de s’isoler ; la nouvelle de la désignation d’un autre Eliathan, plébiscité par la majorité des clans, le déconcertait. Cette éventualité n’avait jamais été évoquée avec la petite Mère des Clans. Le doute qui persistait en lui sur sa légitimité l’assaillit de nouveau. Elie avait-elle commis une erreur en portant son choix sur sa personne ? S’était-elle laissé abuser par l’insatiable désir de voir son peuple retrouver un rang perdu depuis des cencycles ? … La foi du garçon vacillait. Il se plongea désespérément dans les écrits de Gilgerad que lui avait confiés la mère du Troisième clan. Pour la énième fois, il y chercha des réponses à ses tourments. Seulement les hallucinations du Pourfendeur, rédigées alors que le Haut Mal le rongeait déjà, soulevaient davantage de nouvelles interrogations. Aucun globe-à-feu n’éclairait la pièce. Un flot bleuté l’enveloppait dans un cocon protecteur. Cela suffisait pour parcourir les délires du dernier des Eliathans célébrés. Car l’enfant d’Yrathiel avait acquis la certitude que l’Homme Gris, honni des races humaines, endossait aux yeux de tous le costume du Porteur d’espoirs lors du fameux désastre de Marsangs. C’était la seule raison plausible expliquant pourquoi les Premiers d’Alors, les Baronnies et les Peuples de la Sylve et des Airs se rangèrent derrière sa bannière, malgré leur défiance.
Et si Guisippi Lomni était, lui, l’Eliathan ! Ce Prédestiné déterminé à délivrer les races humaines de la menace du Mur. Le doute grandissait en lui tel un chancre cancéreux.
Lorelanne entra sans bruit. Elle s’assit à son côté, au bord du lit. Une courte robe en tulle et rubans révélait des jambes fines et musclées. A son cou, un collier de perles laiteuses soulignait la chaleur de sa peau brunie par le grand air. Elle jeta un regard rapide au feuillet qu’il tenait entre les mains. Elle en connaissait la teneur, les ayant maints fois examinés ensemble. Avec un sourire d’innocence au coin des lèvres, elle se lova contre lui, souleva son bras et le passa autour de ses épaules. Sa tête s’appuya avec insistance sur sa poitrine étroite. Elle le tira de ses sombres pensées. Le garçon ferma les yeux et respira profondément le parfum adoré, mélange subtil de violette et de rose. Il resserra son étreinte comme un naufragé s’accroche désespérément à la planche salvatrice. D’un coup, la chape de plomb qui pesait sur lui depuis l’entretien s’évanouit. Il remercia en pensée la jeune Damoiselle pour sa chaleureuse présence.
Tout au long de la Saison des Tempêtes, Sans-Nom avait dû apprendre les us et coutumes qui, aux yeux de la communauté, définissaient les liens entre les Promis des Vents. Des règles, des restrictions et des limites établies par les Maisonnées qu’il se faisait fort de respecter. Cependant, pour le vagabond qui n’avait connu que de trop brefs instants d’affection auprès du doyen des Rêveurs Tyrson, puis, à Brye, de la part de la Dame de la Ronde des Arbres, ce qu’il vivait alors tenait à peu de chose près du divin. Leur complicité ne connaissait aucune limite ; chaque jour, ils se découvraient tour à tour de nouvelles affinités, au sein d’une osmose quasi parfaite. Même si leur intimité ne dépassait pas le stade de la tendresse, des chastes baisers et des caresses complices, elle remplissait un vide latent. Au Pays des Brumes, s’unir représentait l’engagement d’une vie – plus encore le souligna, lors de la cérémonie, le Pasteuris. Ce lien perdura au-delà de la disparition de l’un d’entre eux. Sans-nom aimait profondément la jeune fille, même s’il avait un peu de mal à l’exprimer dans les mots. Mais sa gaucherie ne déplaisait pas à Lorelanne, loin de là. Une fois la période probatoire de deux cycles, exigée par les Lois Dhats, les promis renouvelleraient leurs vœux devant l’assemblée des Maisonnées. Alors Maîtresse Livéal les unirait au cours de longues et fastueuses réjouissances. C’était gravé dans le roc !
Des banderilles de lumières vives, cramoisies, écarlates, grenats, voltigeaient à proximité du couple. Plusieurs heures s’écoulèrent. Une aube fragile s’immisçait à travers les volets de bois. Sans-nom se leva tenant toujours la main de la jeune fille.
— Je pars demain matin, déclara-t-il, l’attirant à lui.
— Je t’accompagne. J’ai l’assentiment de Mère.
Elle le défiait du regard. Il acquiesça, s’avouant en devers lui qu’il était plutôt soulagé. Il ne chercha pas à savoir par quel miracle Lorelanne avait réussi à soutirer l’autorisation de Maîtresse Livéal. Malgré les nombreux dangers qu’une telle expédition présentait inévitablement, la savoir auprès de lui serait une bénédiction. La jeune Lhat approcha les lèvres de son oreille. Elle lui murmura quelques mots qui firent fleurir un sourire sur son visage.
— Jamais je n’accepterai d’être séparée de toi, il faudra t’y habituer. Si tu désires courir le monde, alors je te suivrai, quel qu’en soit le prix.
— Je l’espère bien.
Il la serra dans ses bras avec une fébrilité douloureuse. Que l’Homme Gris du nom de Guisippi Lonnli soit l’Eliathan lui importait peu finalement. Il avait mieux à faire que de se morfondre pour une hypothétique et glorieuse Destiné. Avant tout, il veillerait à préserver ceux qu’il aimait des machinations du Négus Shéhoshar.
Nous quittâmes Dhat Avalone le lendemain, à l’aube, dans le plus grand secret. Quatre traineaux lourdement chargés, tirés chacun par une paire de léovards des neiges au pelage immaculé. Un grésil obstiné tombait du ciel bas et gris. Le temps maussade pesait comme une fatalité sur nos cœurs. L’expédition comptait six individus, en dehors de ma chère âme-sœur et de votre serviteur. Les trois frères Longtoin, Pavel, Maryn et Lichès. Trois frontaliers-servants, excellents combattants et montagnards expérimentés, nous accompagnaient également. Maîtresse Livéal souhaitait qu’ils soient plus nombreux mais nous devions nous déplacer rapidement. C’était là un compromis acceptable. Nous partions retrouver le Vieil Homme de la Montagne ; une étourdissante allégresse me saisit à l’instant de franchir les portes en bois de la cité. Enfin.