Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret deux : Dans l'Antique Forêt de Brye.
 
Chapitre cinq : La visite à Massilia (2).

Ce qui ne l’empêcha pas cependant de ranger méthodiquement quelques trouvailles dans la multitude de poches que comptait l’habit vert pomme.
On approchait de la mi-journée lorsque la caravane tant désirée s’annonça au loin à grands renforts de vagissements et de hurlements, de grondements et de grincements. Un lourd nuage de poussière la précéda au sommet de la colline puis apparurent les premières voitures rondes, teintes de couleurs vives et trainées par de massifs lémoïds, cornus à souhait. Les bovins se déplaçaient avec lenteur. Il fallut plus d’une heure au convoi pour parcourir les deux milles les séparant de la Croisée des routes. Il se composait de six longues voitures aux énormes roues en bois ferrées auxquelles étaient rattachées des remorques bâchées, d’un troupeau de petits vrols encadrés par une trentaine de bouviers à large chapeau, la badine à la main, qui couraient de long en large en donnant de la voix à la moindre occasion. Quelques enfants désœuvrés trottinaient près des voitures dont les rideaux de cuir rabattus dissimulaient le reste des membres de la famille. Trapus et large de torse, les hommes étaient seulement vêtus de culottes bouffantes et d’une longue ceinture de toile enserrant leur taille musclée. Ils guidaient à la longe les placides lémoïds à l’impressionnant couvre-chef. Sans-nom nota également la présence, inévitable par ces temps troublés, de cavaliers Torochs de la lointaine Gald, une longue épée lacée dans le dos, le crâne rasé, qui surveillaient les bas-côtés avec une feinte nonchalance.
— Ah ! Tout d'même. Alors qu’est-ce qu’on attend pour s'joindre à eux ?
Sil’Léal sauta prestement du perchoir sur l’épaule de l’enfant. Puis il tira sur le bonnet de laine jaune avec vigueur.
— Laissons-les choisir leur route, lui souffla l’enfant, accroupi au sein des genévriers.

Comme s’y attendait le fils de Tyrson, le convoi obliqua vers la côte et entama la descente en direction du comptoir de Massilia. Prestement, l’enfant se glissa le long de la pente, choisit le bon moment pour traverser la chaussée. Il rejoignit un énorme chariot recouvert d’une bâche bariolée que trainait une voiture ronde, de dimensions modestes. Elle portait les couleurs rouge et grise du Liz Ortad. Le voyage avait dû être long et éprouvant, un périple parsemé d’embûches le long de la Barrière Blanche puis par la Voie depuis Aléaléam. Sans-nom rattrapa la voiture. Il la suivit d’un pas léger, affichant un air innocent. Un mercenaire le frôla sans lui prêter attention du haut de son impressionnant coursier à la robe auburn. Sans-nom trouva suffisamment effrayant les fourreaux lassés le long de sa jambe d’où pointaient des poignées de corne sculptées avec des ferrures d’argent. Il baissa la tête et se pressa contre les boiseries écaillées de la voiture. Dans un concert assourdissant, soulevant des nuages de poussière, entraînant dans son sillage des nuées de mouches, la caravane descendit lentement vers la cité côtière puis la contourna par le nord pour rejoindre les baraquements, les parcs et les enclos aménagés à l’intention des négociants.
De légères barricades en bois, tendues de simples filins, délimitaient les vastes espaces nus bordés de baraques bariolées et couvertes, pour la plupart, de paille. Les allées pavées, rectilignes, étaient encombrées par une foule cosmopolite et bruyante de marchands, de chalands et de bouviers. Des attroupements palabraient en travers du passage, ce qui obligeait la caravane à ralentir, à s’arrêter parfois, le temps que les gardes ne les écartent dans un éclat de voix. A leur arrivée, deux miliciens, reconnaissables à leurs cuirasses en cuir et aux longs piques qu’ils brandissaient pour se donner de l’importance, barrèrent le chemin à la première voiture. Suant et pestant, un gros homme en descendit. Le verbe haut, il commença à discuter avec eux. La conversation s’anima très rapidement. Les emplacements libres n’étaient pas nombreux et se payaient à prix d’or. Vêtu de vêtements cossus, le marchand se plaça entre les deux hommes puis, les prenant par les épaules, il les emmena à l’arrière de son véhicule. Quelques minutes plus tard, le convoi pénétrait dans le comptoir, guidé par le plus grand des deux.
Sans-nom aida au déchargement avec un allant et une aisance qui démontraient une grande habitude. A l’abri d’un ventail en bois, il déposait les ballots les plus légers sur des tréteaux fraîchement repeints. Un jeune garçon à peine pubère, étroitement serré dans une tunique défraichie, bombait le torse à l’entrée du hangar. Il aboyait des ordres en roulant les voyelles avec forces gestes. Les marchandises provenaient des terres de Glenn dont la réputation pour la qualité de leurs étoffes, de leurs teintures et de leurs encres n’était plus à faire. Le troupeau était parqué non loin de là. Les mercenaires Torochs veillaient à leurs montures, apparemment désœuvrés. Le marchand qui se prénommait Horard le Jeune s’était installé confortablement sous un appentis. Il surveillait le déchargement des précieuses marchandises en dégustant une boisson fraîche à base de miel.
Lorsque tout fut terminé, Sans-nom rejoignit la longue file des manœuvres. Il reçut quelques piécettes en récompense de son labeur. Dans les Baronnies, le troc était à la base des échanges commerciaux mais, sur la Grand Route, le gal, une rondelle de métal trouée en son centre pour plus de commodité, servait à régler la plupart des transactions.
 
Fier de lui, Sans-nom remercia le garçon à la maigre figure. Puis il prit tranquillement le chemin de Massilia. A présent, il pouvait effectuer les emplettes dont l’avait chargé Maître Sol’Déorm. Délaissant la route principale encombrée par les convois et les voyageurs, il emprunta un sentier familier qui longeait la côte au milieu des dunes bordant les plages de galets noirs. Le chaud soleil de kolma avait dissipé les brumes matinales ; des senteurs d’iode se mélangeaient aux forts parfums des eucalyptus et des genêts. Sans-nom se sentait d’excellente humeur. Il sifflotait en contemplant la rade aux eaux turquoise, qui s’étendait jusqu’au promontoire de Brye recouvert par l’exubérante toison verte. Au large, le promeneur apercevait les pontons sur lesquels s’effectuaient de fructueux échanges avec le peuple de l’océan. Des barges, surchargées, faisaient la navette entre eux et la côte. Massilia était l’un des derniers comptoirs d’échanges commerciaux encore en activité. Ailleurs, bien souvent, les Oégirs et leurs détestables manières n’étaient plus les bienvenus depuis que d’incessantes rumeurs de razzias les concernant avaient commencé à courir le long du littoral. De plus, les tribus interdisaient depuis peu la navigation au long cours, restreignant les échanges au peu lucratif cabotage avec les Iles des Voiles. De grands oiseaux blancs planaient dans un ciel sans nuages. Le sol était parsemé d’ornières et de racines dénudées qu’il évitait avec élégance en exécutant de joyeuses gambades.
Sil’Léal se matérialisa sur son épaule alors qu’il n’était plus en vue des enclos et de la vaste foire marchande. Il retira le bonnet et entreprit de s’éponger le visage à l’aide d’un immense mouchoir à rayures bleues et jaunes. Une manie qu’il renouvelait à la moindre occasion.
— Ma foi, j'comprendrai jamais pourquoi tu t’obstines à vouloir partager les corvées d'ces pauvres bougres. Quelle détestable lubie !
— Tu préférerais peut-être me voir chaparder, à l’image d’un petit lutin de ma connaissance ! lui répondit tout de go l’enfant.
—  Parfaitement ! il n’y a pas d'plus noble occupation qu'de berner son prochain. Et puis, au moins, c'la réserve quelques surprises intéressantes.
L’enfant s’arrêta net et secoua la tête, désolé.
— D'toute manière, continua Sil’léal, tu as assez d'fortune dans ton ventral pour n'pas avoir à gagner quelques piécettes.
— Mais ce trésor ne m’appartient pas. C’est la propriété de Maître Sol Déorm ; je n’aurai garde de l’emprunter.
— Juste une once…
Sans-nom brandit un index accusateur en rougissant.
— Jamais de la vie ! De plus, moi, môsieur, je ne sais pas me rendre invisible lorsque la situation l’oblige. D’ailleurs, la Dame est du même avis que moi, soit dit en passant. Il me semble l’avoir entendue déclarer qu’elle désirait s'entretenir avec toi à ce sujet.
Le lutin eut un haut-le-corps théâtral et glissa un regard désappointé vers son porteur. Le visage pointu ne souriait plus : « Sans blague. T'en es sûr ! Tu n'me mentirais pas sur un sujet aussi grave. En converser avec moi ? la Première ? Mais j'n’ai pas commis de larcin qui puisse lui déplaire. Pourquoi voudrait-elle m’entretenir à propos d'telles futilités. Dis Sans-nom, c’est la vérité vraie ? »
— Foi d’humain, l’assura d’une voix grave l’enfant, en posant sa main droite à hauteur du cœur. Et elle semblait déterminée.
Sil’Léal se volatilisa avant d’avoir pu découvrir le sourire en coin de son compagnon qui continua solitaire, riant sous cape du bon tour qu’il venait de jouer à son compère du peuple de la Sylve.
Après maints détours sur l’étroit sentier, il parvint aux premières maisons. Sans être inquiété, il entra dans l’opulente cité côtière en sautant par-dessus le muret qui en délimitait l’étendue. Sans-nom emprunta une rue pavée, d’une propreté surprenante pour une cité de cette importance, dans l’ombre des hautes façades à trois étages, colorées de couleurs vives, ornementées de boiseries sculptées, de balcons festonnés et de toits d’ardoises pentus, surmontés de flèches étincelantes. Des étals s’ouvraient sur des boutiques richement parées. Des enfants jouaient sur les bas de portes. Des femmes conversaient aux balcons. La cité comptait un petit millier de foyers et bourdonnait sagement. Assurément il faisait bon y vivre. Sans-nom aimait la quiétude de ses rues étroites, la bonhommie de ses habitants et le sentiment de sécurité qui imprégnait les lieux. Pas de cries, de cavalcades ni de fureur. Massilia avait su vivre de la Grand Route tout en se préservant de ses inconforts. Une forte milice y faisait régner un ordre de fer. Tranquillement, il s’enfonça vers le cœur sans une hésitation. Dès sa première venue, trois cycles plutôt, en compagnie de Maître Sol Déorm, il s’y était senti comme chez lui. Vêtu d’une longue blouse jaune pastel, serrée à la taille par une ceinture, il ressemblait à n’importe quel jeune apprenti trimant au sein de l’une des nombreuses Guildes.
Il préférait emprunter les rues les plus larges et pavées aux venelles étroites et sombres, évitait les charrettes et les cavaliers, contournait les attroupements bruyants. Ainsi, telle une ombre anonyme, le visiteur traversa le quartier des orfèvres et des ciseleurs, aux nombreuses boutiques et échoppes devant lesquelles veillaient des hommes vêtus de blanc, portant au ceinturon un lourd gourdin ferré. Lorsqu’il atteignit le second cercle, à deux rues de la Grand Place où s’élevait la Halle des guildes face à l’Hôtel du Mestre Guerdand, Premier Magistrat de la cité, il s’engagea dans une petite rue étroite. Les toits d’ardoises se rejoignaient pratiquement et laissaient à peine filtrer les rayons du soleil. Les pavés avaient laissé place à la terre battue. Les façades à colombages étaient de construction plus simple, sans ornementation, badigeonnées de couleurs criardes. La ruelle était déserte. Il y flottait des odeurs lourdes de fritures et de feux de bois. Sans-nom s’arrêta devant une échoppe discrète. Seule une enseigne qui représentait un coffre de voyage signalait sa présence. Il fallait descendre une volée de trois marches et pousser une solide porte basse pour pénétrer à l’intérieur.

Un carillon discret signala la venue du garçon. La vaste salle possédait un plafond en poutres et lambris. Le sol, recouvert de larges dalles inégales, disparaissaient sous une multitude de caisses et de barriques qui regorgeaient de marchandises les plus diverses. Sans-nom se glissa entre des tonneaux, des jarres, des pots posés à même le sol en des amoncellements branlants. Les yeux extasiés, il évita les lacis de cordages et d’ustensiles suspendus à des crochets ou à des patères pour rejoindre le fond de la salle qui s’étageait sur trois niveaux. Là trônait un long comptoir de bois lustré. Derrière ce dernier, des étagères surchargées de bocaux, de rouleaux de tissus, de parchemins et d’une infinité d’autres babioles, garnissaient l’ensemble du mur cernant un passage vouté qui menait aux réserves. L’enfant respirait profondément les parfums et les senteurs exotiques entremêlés qui embaumaient la salle. Il avançait avec précaution de peur de renverser malencontreusement les piles de matériels. A l’autre extrémité du comptoir, deux hommes conversaient. Ils ne prêtèrent pas attention à son arrivée. Sans-nom connaissait le plus âgé : Dardémon, le propriétaire des lieux. Court de taille, l’embonpoint avantageux, le commerçant possédait cette bonhommie naturelle qui mettait immédiatement en confiance. Il parlait d’une voix douce, avec une lenteur affectée, le regard attentif niché derrière une paire de binocles argentés.
L’autre homme tournait le dos à l’enfant. Celui-ci portait avec prestance la tenue grise des miliciens, rehaussée au col d’une double broderie en fil d’or qui prouvait son grade d’officier. Une fine rapière battait sa jambe droite.
Sans-nom gagna le comptoir et attendit en observant les nombreux articles qui emplissaient les étagères. Apparemment plongé dans la contemplation du contenu de trois paniers d’osier posés devant le comptoir, il ne perdait pourtant pas une miette de la conversation. Il y était question de troubles près des baronnies d’Ulivers et d’Atéïas, des prétentions hégémoniques des enchanteurs thaumaturges de Shums qui rendaient difficile la libre circulation des caravanes au-delà de l’Ilstra. Dardémon se plaignait du coût des denrées en provenance d’Aléaléam, la dernière cité connue avant la Barrière Blanche. Ses soieries étaient très recherchées parmi les baronnies. Soudain Sans-nom se figea à l’évocation des créatures aquatiques des Hauts Fonds. Une boule d’angoisse se forma immédiatement au fond de sa gorge. Se rapprochant discrètement du milicien, il dressa l’oreille.
— Les oégirs sont devenus durs en affaires. L’ensemble des négociants se plaignent d’eux, semble-t-il, commenta l’officier.
— Sans doute, sans doute, mais nous ne pouvons pas nous passer de leur manne. La Saison des Grands Calmes s’achève bientôt. Nos réserves regorgent encore de marchandises. C’est inhabituel. Les échanges ont ralenti depuis la mi-torj. Les Passeurs eux-mêmes rechignent à se charger des denrées les plus ordinaires. Il se prépare quelque chose, j’en donnerai ma main à couper. Les communautés des familles côtières semblent nerveuses. Certaines deviennent agressives au moindre prétexte. Des échauffourées se multiplient en Pays de Glenn. C’est une drôle d’époque que nous vivons là, croyez-moi, Mar Lyrien, une drôle d’époque.
L’officier acquiesça d’un air convaincu. Sa main gantée de cuir blanc caressait le bois lustré.
— Le Mestre prétend que les Lions sont à l’origine de l’agitation du peuple de l’océan. Selon lui, les jumeaux ambitionnent d’annexer certains territoires proches des Champs d’Urs. Depuis trois saisons, les mystérieux maîtres d’Opham refusent aux gorgys d’œuvrer sur leurs Domaines. Ils s’en prendraient même aux caravanes de Promis qui empruntent la route de Khoms. Rien de bon ne peut découler de ce contentieux. Les traités en cours d’élaboration entre Losh et la cité de Kashara n’arrangeront pas les choses. Voyez-vous, les Rats ne se laisseront pas plus longtemps dicter de nouvelles restrictions sans réagir. Surtout maintenant que le baron Rashag les accueille à sa table.
— Un allié de poids que ce méchant sire, en effet. De plus, il se murmure que des Ecarlates renforcent sa garde personnelle sans chercher à se cacher.
Dardimon essuya les verres épais de ses lunettes. Tant de malheurs s’abattaient ces derniers cycles sur le continent qu’on ne pouvait que s’en alarmer. L’officier surenchérit sur le ton de la confidence. Avant, il jeta un bref regard vers Sans-nom mais le jugea sans-doute trop insignifiant.
— Hier, lors du conseil de Quaine, il se murmurait qu’à l’instigation du baron Goshaque, les seigneurs se liguent pour interdire le juteux commerce des robes jaunes. Bientôt cette route sera elle-aussi fermée aux pourvoyeurs du Blanc Pays. Seulement, voyez-vous, Sage Dardimon, à l’est, Parrès pourrait bien s’y opposer cette fois. Les sept familles se sont acoquinées avec un Négus du nom de Shéhoshar la saison passée. Ce démon réclame toujours plus de convertis, les pauvres diables.
— Cette fois, le vieux baron pourrait s’y briser les os car les troupes de la Cité des Plaisirs sont renforcées par les sortilèges des Rats et encadrées de surcroit par des mercenaires Torochs. Et Galadorm est bien éloignée des Terres Mortes.
Le marchand essuya le bois lustré du comptoir en adressant un sourire au garçon qui feignit l’indifférence. Le gros homme poursuivit en baissant le ton légèrement. Sans-nom tendit l’oreille. De son côté, Sil’Léal en profita pour lui fausser compagnie, sauta de son épaule et disparut dans l’arrière-boutique.
— A moins que, comme à leur habitude, les sept Familles ne se dérobent une fois de plus. Ces couards ne s’élèveront pas contre les baronnies du Centre si elles marchent unies derrière la bannière du dragon Moesmihr. De mon avis, ces évènements sont les pires de tous. Des troubles au nord empêcheront la fluidité des échanges et compromettront de façon permanente les saisons à venir. Drôle d’époque, répéta le marchand en réajustant ses lunettes.

Les deux hommes conclurent la discussion d’une chaleureuse poignée de main. Puis l’officier se saisit d’un paquet posé sur la table de bois et s’éloigna. Il passa à côté de l’enfant sans lui jeter un regard. Quelques secondes plus tard, le son cristallin du carillon indiqua qu’il avait quitté la boutique. Le gros marchand fourgonna derrière son comptoir, rangeant de petits sacs en cuir qu’il soupesait avec satisfaction. Puis il jeta un regard malicieux vers son jeune visiteur avant de le rejoindre en se frottant les mains. Il portait un long tablier de cuir bleu sur une chemise de fine étoffe bouffante aux manches et un pantalon large et soyeux. Son crâne dégarni brillait de sueur. Il s’épongea avec un mouchoir bariolé qu’il fourra dans la large poche ventrale du tablier.
— Ah, mon garçon, quel plaisir de te revoir parmi nous. Comment se porte mon vieil ami l’Archiviste ?
Sans-nom leva vers lui une bouille épanouie. Il aimait beaucoup le gros commerçant ; il se sentait en confiance chez Dardémon même si ce dernier s’imaginait avoir à faire à l’apprenti d’un vieux fou de scribe qui habitait un castel retiré dans les Terres Sèches, par-delà les monts d’Olfert, dont personne à Massilia n’avait jamais entendu parler. Ainsi en avait-il été décidé par Maître Sol Déorm, trois cycles plutôt, juste avant leur première venue dans la cité commerçante. Le secret le plus absolu perdurait quant à la présence de l’enfant d’Yrathiel sous les ombrages de l’antique forêt de Brye. Le stratagème jusqu’ici fonctionnait parfaitement. L’enfant s’accouda au comptoir, en souriant de toutes ses dents.
— Il se porte comme un charme et vous salue bien, Sage Dardémon. Ces recherches le retiennent à Elviq alors il m’a chargé de plusieurs commissions. Mon maître aurait fort besoin de vos précieuses marchandises pour achever ses travaux.
— Hum ! hum ! ponctua l’homme en plissant les yeux derrière les verres épais. Il frotta de grosses mains potelées, soignées, sur le cuir de son tablier. Il se pencha par-dessus la large planche cirée. Alors, enfant, qu’est-ce que ce bon Dardémon peut pour toi ?
Le garçon sortit un papier roulé de sous sa chemise pour le tendre à Dardémon qui s’en empara prestement. En le dépliant, il découvrit deux fines feuilles d'Hélium qui brillèrent instantanément à la lumière des lampes à huile accrochées aux patères. Prestement, il les fit disparaître dans une poche puis il lut, ponctuant de temps à autre d’un « hum, hum » sonore, l’inventaire de Maître Sol’Déorm.
— Parfait, parfait, assieds-toi là-bas. Attends-moi quelques instants. Je pense pouvoir te trouver ces marchandises au fond de mes réserves.
Et il disparut par l’ouverture basse dans l’arrière-boutique. Sans-nom s’installa sur le tonneau désigné par Dardémon. Il croisa les bras et attendit sagement en promenant un regard curieux sur les merveilles qui encombraient la vaste salle.  Face à lui, des cordages pendaient aux patères crochues qui hérissaient les poutres latérales du plafond ; des dizaines de couvertures en laine bariolées s’amoncelaient près de hauts coffres ferrés contre lesquels reposaient fourches, fléaux, houes côtoyant piques et javelots. L’espace semblait trop restreint pour la multitude d’objets qui attendaient là un éventuel acheteur. Mais le regard de l’enfant vira rapidement vers une série de bocaux en grés. Ceux-ci trônaient dans les casiers derrière le comptoir. Il repéra rapidement celui qu’il convoitait, une bonbonne dans un écrin rose, fermée par un énorme bouchon de liège. Ses doigts se refermèrent sur les piécettes qui dormaient au creux du ventral, fruit d’un labeur durement mérité. Ainsi il attendit avec impatience le retour du marchand.
Lorsque Dardémon réapparut, il portait une gibecière à bretelle en peau, agréablement brodées de couleurs vives. Il s’arrêta un instant à la vue de l’enfant tranquillement assis sur le tonneau, qui jonglait avec une balle rouge. Sans-nom l’avait toujours intrigué, comme l’intriguait son mentor et maître, le nain Sol’Déorm. Ses vêtements étaient propres, soignés bien que communs, de coupe ancienne ; les cheveux coupés courts, la peau halée. Il se dégageait de l’enfant une juvénile bienveillance teintée d’espièglerie. Le garçon inspirait un fort sentiment de sympathie à qui le rencontrait. Dardémon se sentit fondre en dedans. Que cachait donc ce minois d’ange ?
« Celui-ci est bien plus qu’il ne veut paraître et ce vieux renard d’Archiviste un fieffé enjôleur, songea-t-il sans vraiment préciser sa pensée. »
— Voilà, voilà, s’exclama-t-il pour se dépêtrer de l’étrange sensation qui l’avait envahi à la vue de l’enfant. De quoi ravir mon vieil ami.
Il sortit du sac et étala consciencieusement chaque emplette.
— Deux manuscrits à fermoir de cuir, des parchemins en peaux de mouton de la meilleure facture, des plumes d’oie, de corbeau, biseautées et, regarde ces merveilles mon enfant, – Sans-nom s’approchait après avoir rangé la balle dans la poche de sa culotte, du moins Dardémon finit-il par s’en persuader. Quelques instants plutôt il lui semblait voir la petite boule rouge disparaître spontanément dans les airs – Impossible, se gourmanda le vieil homme, ma vue n’est plus ce qu’elle était ! mais une petite voix bornée continuait à lui répéter qu’il n’avait pas rêvé et cela le dérangeait grandement – Vois, de véritables plumes d’aigle de la Haute Elcia. Je les avais mises de côté pour ton maître. Avec les troubles, elles sont devenues des denrées rares par chez nous.
Il caressait trois longues plumes grises, au tuyau exceptionnellement large et long, cerclé d’un anneau d’argent, dont les barbes du côté droit se déployaient du double de celles du côté gauche.
— Elles sont magnifiques, Sage Dardémon, l’assura l’enfant qui, d’un œil connaisseur, détaillait les qualités des outils. Mon Maître sera ravi.
— Hum ! Hum !
Dardémon sortit de petits godets fermés par un couvercle en métal noirci qu’il déposa les uns à côté des autres. Il y en avait dix, tous identiques.
— Les pigments sont plus difficiles à recueillir mais j’ai là l’essentiel de la commande : sureau, noir de vigne, Pernambouc, malachite, minium, lapis lazuli et safran.
Il désigna les trois derniers d’un œil complice et souffla sur le ton de la confidence : « voici trois godets d’encre, d’une admirable densité et sépia à souhait. »
Sans-nom hocha gravement du chef. A cet instant, un vacarme provenant de la réserve interrompit l’énumération du marchand. Il détourna la tête, hésita à s’y précipiter puis y renonça, visiblement excédé.
— Satanées bestioles ! On a beau exécuter les directives du Mestre, Massilia pullule de rats et de souris. Tout le monde s’en plaint mais il n’y a rien à faire. Pas l’ombre d’une queue, aucun piège efficace. Ces sales voleurs à quatre pattes semblent protégés par les Dieux Inconstants eux-mêmes, finit-il par déclamer en se frappant la poitrine pour en appeler à la clémence des divinités de Jadis.
— Il me semble, rétorqua l’enfant qui avait beaucoup de mal à cacher son amusement quant à l’identité de la prétendue vermine, que c’est un mal assez répandu, même au-delà de votre belle cité, Sage Dardémon. Au Castel, nous combattons un fléau semblable… sans le moindre succès.
— Hum, hum ! Ce qui est pour le moins étrange, c’est que ces maudites bestioles ne s’en prennent pas qu’aux biens consommables. J’ai eu beau acheter à un prix tout à fait extravagant un pur chat noir des Terres Sèches, geignit le marchand, le pauvre ne semble pas en mesure de régler le problème. Rien qu’il y a treize jours de cela, je l’ai retrouvé enfermé dans une de mes réserves parmi les barriques de nectar d’Oïl, un vrai mystère. Un véritable chat noir des Terres Sèches qui m’a coûté plus que de raison !
Un nouveau tapage, ponctué d’éclats de poteries brisées, résonna à cet instant, comme pour donner plus de poids à ses récriminations. Le vieil homme remit précipitamment les marchandises dans la gibecière. Il la tendit par-dessus la table à Sans-nom qui s’en empara et la passa à l’épaule.
— Bien, mon garçon, au plaisir, le salua Dardémon, impatient de fondre sur les fauteurs de trouble.
Il s’interrompit en voyant l’enfant lui tendre la dextre, sur la paume de laquelle reposaient quelques gals.
— Hum, Hum, bien-sûr, sourit-il avec bienveillance.
Il alla chercher sans hésiter la bonbonne de grès rose et la rapporta jusqu’au comptoir. Il en sortit une poignée de sucreries multicolores en forme de longs bâtonnets torsadés dont l’enfant s’empara promptement, les yeux brillants de convoitise.
— Merci, Sage Dardémon, c’est chez vous que l’on trouve les meilleurs bâtons de sure.
— Souhaite santé et prospérité à ton Maître, petit, et dis-lui bien que j’aimerais le rencontrer un jour prochain pour qu’il me raconte une de ces merveilleuses épopées dont il a le secret. Comme à l’accoutumée, les feuilles d’Hélium couvrent largement les achats que tu viens d'effectuer. Cette prodigalité l’honore. Remercie-le également pour ce magnifique présent. Que tes pas te mènent loin petit !
— Je n’y manquerais pas, Sage Dardémon. Au revoir.
 
Cher Dardémon, a-t-il survécu aux tristes évènements qui ont secoué le littoral depuis mon départ de la forêt. Je l’espère car je l’aime bien. Si un jour, mes pas me ramènent du côté de Massilia, je lui rendrai visite en souvenir du bon vieux temps. Il fut toujours aimable avec moi. Un jour viendra où je devrai rejoindre l’Océan, je le sens au plus profond de mon être, malgré le temps écoulé, c’est là-bas que s’achèvera ma quête, en Yrathiel...

Sans-nom quitta promptement la boutique. Aussitôt il s’élança vers le port. L’après-midi était à peine entamée. Il lui restait encore largement le temps de flâner avant de rejoindre l’antique forêt de Brye. En chemin, il s’arrêta pour acheter deux tranches de pain blanc, un petit fromage roulé en boule dans des feuilles racornies et quelques pommes qu’il glissa dans ses poches. Adossés à la jetée de pierres, des pontons en bois, aux planches maladroitement ébauchées, accueillaient une petite dizaine de simples embarcations à un mat qui dansaient au gré de la houle.
Sur la plage, des hommes, le torse nu, raccommodaient leurs filets. Plus loin, des enfants jouaient, couraient, s’éclaboussaient, poursuivaient les grands oiseaux blancs qui protestaient en piaillant. En allant vers le promontoire, la plage de galets noirs laissait place à des rochers parmi lesquels des femmes collectaient des coquillages dans de petits paniers d’osier. La cité s’ouvrait largement sur la baie, autrefois source de prospérité. Sans-nom choisit un endroit un peu à l’écart pour s’asseoir et déjeuner. Il sortit le pain, étala avec le doigt le fromage granuleux et observa autour de lui en mangeant. De temps à autre, il disposait de petits morceaux de fromage sur sa cuisse, morceaux qui disparaissaient immédiatement comme par magie.          
— Salut, mon vieux, alors quoi de neuf ? Y’a un moment que j’espérais une petite visite. Sûr que tu dois être fort occupé à jouer au jeune savant pour en oublier les amis.
Le grand gaillard s’effondra près de Sans-nom avec un large sourire moqueur. Le fils de Tyrson poussa un petit cri de surprise puis bondit sur le nouveau venu. Ils roulèrent ensemble sur les galets dans un grand éclat de rire. Sans-nom étreignait Tibelvan de toutes ses forces. Ce dernier l’écarta avec un peu de mal, s’assit en secouant une exubérante tignasse rousse et s’épousseta un instant. Il était l’ainé de deux cycles, faisait deux têtes de plus que son vis-à-vis et était taillé dans un bloc du meilleur roc. Un jeune hercule déjà. Mais son visage ouvert, criblé de taches de rousseur, atténuait l’impression de force brute qui se dégageait de lui.
— Ah, Tib, je savais bien que tu saurais me retrouver. Comme je suis content !
— Eh moi alors. J’allais justement à la prairie rentrer les moutons de Père quand je t’ai aperçu baillant aux corneilles. Une chance.
Et il cligna des yeux avec malice.
— T’en veux un ? demanda Sans-nom en brandissant un bâtonnet de sure, strié de couleurs rouge, verte et jaune.
— Pour sûr, répliqua le garçon. Il saisit la friandise qu’il entreprit aussitôt de sucer consciencieusement. Sans-nom s’empara d’un second. Savourant la joie de leurs retrouvailles, ils dégustèrent un long moment en silence les gourmandises du marchand Dardémon.
 
Sans-nom repensait à ce matin de Jarad lorsque, pour la première fois, leurs routes s’étaient croisées. Drôle de rencontre pour une amitié étonnante. Ce jour-là, Sans-nom s’égara du côté du quartier des tanneurs, à l’est de la ville. Un endroit plutôt sinistre. Il se composait d’un réseau de ruelles dégorgeant d’odeurs pestilentielles à l’écart des grandes avenues particulièrement fréquentées. La poussière de tan était omniprésente et les rez-de-Lorge, ouverts à tout venant. Ils laissaient entrevoir les eaux tumultueuses de la rivière souterraine, là où les manœuvres trempaient et nettoyaient les peaux en provenance des Monts d’Olfert et des Thielvériles. De jour comme de nuit, l’activité était intense autour des fosses à ciel ouvert et des cuves contenant les bains de chaux.
Dans sa hâte pour fuir ces tristes lieux, Sans-nom emprunta une venelle coincée entre de hautes maisons à quatre niveaux. Malheureusement, trois loqueteux - comme les avait désignés par la suite Tibelvan – l’attendaient dans l’ombre propice au larcin. Sans-nom frissonna, rien qu’au souvenir de cette mésaventure qui aurait pu lui coûter la vie. Ils surgirent d’une porte aveugle, le renversèrent contre les dalles humides avec une violence qui le laissa sans voix. Sonné, Sans-nom se retrouva paralysé autant par la peur que par les rustres. Cloué au sol. L’un d’eux lui enfonçait un genou dans le ventre. Un autre enserrait sa gorge à le faire étouffer. Dans son souvenir, il se débattit à peine, incapable de raisonner. Les mains écrasées, impossible de tisser quelque riposte onirique.
Puis, Tibelvan surgit de la tannerie voisine. Il se jeta sur le petit groupe en grondant de terribles imprécations. Sous la poigne de fer, les trois efflanqués ne pesèrent pas lourd. En poussant des cris d’orfraie, ils volèrent carrément dans les airs avant d’heurter le mur opposé dans un bruit sinistre. Un seul se releva. Le misérable revint à la charge, les yeux exorbités. Il sortit de dessous les loques une lame courte qui jeta un éclair. Toujours allongé, Sans-nom essayait de retrouver un fil de respiration. Des étincelles dansaient devant ses yeux. A travers un brouillard persistant, il aperçut le jeune colosse bloquer haut la main armée. Avec une facilité étonnante. L’adolescent ne recula pas d’un pouce. Son agresseur grimaça de douleur comme il lui portait un coup à la face, éclatant dans une gerbe écarlate l’arête nasale. Un terrible uppercut plia en deux le pauvre hère puis un dernier coup de masse sur la nuque l’envoya rejoindre ses compagnons au royaume des songes. Alors son sauveur s’approcha de lui, le visage visiblement inquiet.

Sans-nom n’oublierait jamais cet instant. Avec douceur, Tibelvan l’aida à se remettre sur pied puis réajusta la longue blouse d’apprenti. La poigne était ferme et Sans-nom n’en menait pas large. Il toussota, esquissa un pas malhabile, balbutia quelques mots de remerciement. Son regard étonné se posa sur les corps affaissés des trois malandrins. C’était seulement la seconde fois qu’il se risquait seul à Massilia. D’ailleurs il se garda bien, à son retour, de narrer sa mésaventure. La Dame n’aurait plus accepté de nouvelle visite. Par la suite, Tib s’était occupé de lui. Chaque fois qu’il se rendait pour le compte de maitre Sol’Déorm à Massilia, le fils de Tyrson espérait croiser la route de son sauveur.
« Mon ami, songea avec émotion l’enfant solitaire. »
— Mon père dit que je ne suis plus un enfant et que les sucreries, c’est pour les petits, commenta le jeune Tib, en interrompant un instant sa dégustation. C’est pourtant sacrément bon. Je ne vois pas pourquoi je devrais m’en priver !
— Elles viennent de chez Dardémon, le bocal rose, précisa Sans-nom. Elles m’ont coûté quinze gals.
— Eh bien, mon Seigneur, éclata de rire son aîné. Voilà du bel argent admirablement dépensé. Alors, quoi de nouveau du côté du royaume de la Dame ?
Sans-nom n’avait jamais cherché à cacher sa véritable identité à son nouvel ami malgré les recommandations de sa tutrice et les protestations unanimes de ses professeurs. Ils avaient beaucoup ri du fait qu’il n’ait aucun patronyme, à la suite de sa fuite d’Yrathiel avant son treizième anniversaire. Au cours de leurs deux premières rencontres, l’une des occupations favorites du duo consista à lui trouver un nom adéquat. Tibelvan n’admettait pas qu’il accepta cet état de fait. Pour lui, s’appeler « Sans-nom » était inconcevable. Seulement, chaque tentative se terminait toujours par d’incoercibles fous-rires. Et Sans-nom en était quitte pour essuyer de nouveaux reproches de la part de son ami.
— La Dame de la Ronde des Arbres va bientôt quitter ce monde. Brye ne sera plus un refuge sûr pour moi. Je vais devoir partir. Ce n’est pas juste. Elle refuse que je l’accompagne là où elle se rend, question d’incompatibilité organique. Du moins, c’est ce que j’ai compris. Il existe des sentiers divins que ne peuvent emprunter les hommes sans en être affecté d’une manière irrémédiable.
— Alors bon vent à eux, rétorqua Tib en croquant fermement le bâton de sure. Les Premiers ont toujours de bonnes raisons d’agir autrement qui nous échappent à nous les Humains, c’est mon Père qui le dit. Et la Dame doit en avoir d’excellentes pour t’obliger à rester parmi les tiens. En fait, ce n’est pas si dramatique, tu vas pouvoir enfin agir à ta guise. Choisir ta propre route.
Il renforça cette conviction d’un hochement de tête grave mais Sans-nom soupira pour la seconde fois, beaucoup moins enthousiaste à l’idée de cette soudaine liberté. Il n’avait plus faim. Il déposa sur un caillou le bâton consommé aux trois quarts. L’instant d’après, ce dernier s’était volatilisé.
Les sourcils froncés, Tibelvan réfléchissait intensément en fixant la baie. Sans-nom lui jeta un regard étonné. Finalement le grand garçon se tourna vers lui, empruntant un air solennel qui tira un sourire à son interlocuteur : « Si tu ne sais pas où aller, viens habiter chez moi. Là où il y en a pour sept, il y en a pour huit, c’est Père qui l’affirme. Je lui ai déjà parlé de toi. Il n’y verra aucune objection et puis Suzy sera ravie ! Alors ça, tu peux me faire confiance, ajouta-t-il en clignant de l’œil. »
Sans-nom se sentit rougir sans savoir vraiment pourquoi. Tibelvan avait une nombreuse famille : deux grands frères, Atel et Léonard, et deux sœurs cadettes, Solia et Suzy. Cette dernière l’accompagnait régulièrement à leur rendez-vous en ville ou dans la forêt. Selon Tibelvan, elle avait apparemment le béguin pour lui, ce qui mettait le pauvre garçon mal à l’aise mais amusait beaucoup l’ensemble de la fratrie.
— Tu m’accueillerais chez toi ? Vraiment ? - Sans-nom n’en croyait pas ses oreilles. L’idée lui sembla tout d’abord des plus alléchantes. -  C’est vraiment, vraiment, vraiment trop gentil ! continua-t-il, les larmes aux yeux.
— Normal, tu es mon ami. Et puis vivre là-bas dans les bois, ce n’est pas une vie. Pour un humain, je veux dire, s’excusa-t-il en voyant Sans-nom se crisper.
Le gaillard tripota le long bâton ferré, un peu gauche.
— M’oui, ce serait formidable… seulement ma Dame a d’autres projets pour moi. Elle veut que je rencontre les Voyageurs et …
— Quoi ? s’exclama Tibelvan en se redressant sur un bras, mais tu n’y songes pas. Les faces terreuses transportent le malheur avec eux. Mon Père dit que ce ne sont que des mendiants qui n’ont que ce qu’ils méritent pour avoir renié leur Serment jadis et réduit notre monde à une peau de chagrin. Quels avantages y aurait-il à les fréquenter ?
Sans-nom détourna la tête vers la rade pour ne pas afficher sa réprobation. Son ami avait la fâcheuse habitude de ne penser qu’à travers la sacrosainte parole paternelle. Certes il avait le cœur sur la main mais son jugement était entièrement conditionné par le Sieur Gallard, éleveur et équarrisseur de son état, un colosse au verbe haut et au caractère excessif. Sans-nom en avait un tout petit peu peur. Sans se l’avouer vraiment, il l’évitait autant que possible. Toutefois il n’en avait jamais touché mot à Tib pour ne pas le blesser car le jeune garçon adulait son père.
— Je n’ai vraiment pas le choix. Je dois les rencontrer dans deux jours. Pour la suite, on verra. De toute manière, il est possible qu’ils ne veuillent pas s’encombrer d’un jeune garçon comme moi. Autrefois ils étaient les Protecteurs des Grands Royaumes.
Toujours sous le coup de la surprise, Tibelvan continuait sur sa lancée sans s’apercevoir du malaise grandissant : « Tu parles d’une protection qu’ils ont apporté à Marsangs. Aujourd’hui ce ne sont plus que de vulgaires brigands. Même pas capable de maintenir l’ordre sur leurs propres terres. Mon père raconte qu’Olt la Sainte n’est plus qu’une cité fantôme. Ils traînent avec eux la guigne, que je prétends. On raconte de drôles d’histoires sur leur compte. Si tu veux suivre mon conseil, évite ces tristes sires. Viens loger à la maison. De toute façon, vivre à Massilia est une bénédiction des Dieux Inconstants, c’est mon père qui l’affirme. Moi, je le crois ; tu ne trouveras pas mieux ailleurs. Réfléchis-y ! »
Sur ce dernier conseil, il se leva, s’appuya des deux mains jointes sur le long bâton et jeta un regard admiratif vers la ville.
— Bon, content de t’avoir revu et d’avoir pu converser un peu. A part si tu comptes rester là jusqu’à la nuit, tu peux m’accompagner. Je t’aiderai à sortir des murs par la Voie de Brye, cela t’évitera d’emprunter tes couloirs à chèvres habituels. Ces temps derniers, la milice est devenue plus virulente. Il ne fait pas bon attirer son attention.
Comme Sans-nom se levait à son tour, il ajouta d’un air entendu : « C’est rapport aux troubles dans les Terres Sèches. Encore de sales rumeurs. »
— Raconte, le pressa Sans-nom, soudain tout ouïe.

Les deux compères s’éloignèrent du rivage en papotant et rentrèrent en ville. Ils gagnèrent tranquillement les maisons hautes, aux façades colorées et aux toits pentus, du côté des pâturages. Puis, en flânant, ils empruntèrent le raidillon qui rejoignait la Croisée des Routes, cachée derrière les collines. A quelques dizaines de coudées de la dernière demeure s’élevait le muret de pierres à mi-hauteur d’hommes. La belle voie pavée le franchissait entre deux poteaux en bois au sommet desquels flottaient des oriflammes aux couleurs de la Libre Cité Commerçante, le jaune et le bleu. Deux miliciens étaient assis sur l’herbe à l’intérieur de l’enceinte. Ils regardaient les passants entrer et sortir. Sans-nom nota que l’un d’eux somnolait alors que l’autre, coiffé d’un casque rond en cuir, prenait son rôle très au sérieux. Il dévisageait chaque quidam avec une méfiance affichée. Arrivés presque à leur hauteur, son compagnon fit un petit signe de la main au garde qui répondit discrètement de la tête. Puis son attention se reporta sur une charrette chargée de foin, tirée par un malheureux liot famélique, qui avançait en sens inverse.
Tibelvan donna un coup de coude discret à Sans-nom en désignant du menton l’homme à la tunique capitonnée d’un bleu flamboyant qui se déplaçait pour couper la route au charretier.
— Celui-ci, c’est le fils Filbert, un méchant des plus coriaces. Il vaut mieux l’avoir à la bonne. Heureusement ce drôle connaît mon Père. Savais-tu qu’Atel et Léonard se sont engagés dans la milice en Jarad. Ils doivent seize journées par mois à la ville en échange de quoi, ils disposent du gîte et du couvert au fortin. Mon père dit qu’il me faudra attendre avant que ce soit mon tour. Ils n’acceptent pas les volontaires avant leurs quinze cycles révolus. Pourtant je suis plus grand et plus fort que Léonard. Mais c’est une question de maturité, parait-il. Enfin, moi, je trouve cela absurde.
Une seconde, Sans-nom songea qu’il ferait peut-être bon vivre à Massilia avec Tibelvan puis la pensée de côtoyer au quotidien l’autoritaire maître de la maisonnée balaya le désir. Au-delà du muret, la Voie de Brye grimpait en direction de l’antique forêt. Elle traversait un campement de fortune hétéroclite composé de tentes, de masures basses, de huttes de branchages et de boue. La misère dont Massilia semblait dépourvue avait trouvé refuge à quelques foulées de l’opulente cité. La curiosité du garçon s’éveilla aussitôt. Généralement, il utilisait des chemins détournés pour rejoindre le sanctuaire sylvestre. Des couloirs de chèvres comme aimait à les décrire Tibelvan. Jamais jusqu’alors il n’avait approché des taudis, même s’il en avait déjà entendu parler. Tib lui saisit la main et accéléra le pas. A la raideur soudaine de son camarade, Sans-nom devina la colère qui bouillonnait chez le jeune garçon. Sur le seuil des habitations, des femmes, des enfants en haillons les regardaient passer, havres et sales, sans un mot, tels des fantômes. Quelques hommes se tenaient parmi les immondices qui jonchaient le sol, occupés en d’obscures taches ; ils ignoraient dans leur détresse les chalands qui, à ce moment de l’après-midi, empruntaient fort nombreux la voie menant aux pâtures ou à la Grand Route. L’air se chargea d’odeurs pestilentielles, mélange de graillons et d’ordures. La chaleur des Grands Calmes n’arrangeait rien. Les enfants dépassèrent la vingtaine d’habitations précaires. Tibelvan affichait sa mine des mauvais jours. Dès qu’ils se furent éloignés à travers la prairie fleurie, il explosa.
— Quelle honte ! Vivre ainsi dans cette puanteur et cette crasse, si ce n’est pas croyable !
— Ce ne sont que de pauvres gens, rectifia avec compassion Sans-nom. Il faudrait les aider.
— Pour les voir venir toujours plus nombreux s’entasser à nos portes. Jamais. Mon père dit qu’il est grand temps de faire quelque chose. Le Mestre Guerdan lui a confié qu’il comptait brûler les taudis et en chasser la populace loin de notre belle cité. Bon débarras.
Sans-nom n’osa pas rétorquer, qu’à son avis, c’était là une bien piètre décision. Il se contenta d’observer autour de lui les pâturages d’herbes hautes qui s’étageaient de la côte vers le sommet des collines derrière lesquelles courait la Grand Route. Des troupeaux de moutons paissaient sous la garde de jeunes pâtres et de gris léovards aux bonds étonnants et aux jappements caractéristiques. Des oiseaux volaient haut dans le ciel. L’air bourdonnait du petit monde des insectes qui butinaient des myriades de fleurs multicolores. Le garçon respira à plein poumon. Il serra la main de Tib pour chasser les tristes pensées. Très loin devant eux se dressait la barrière verte de l’antique forêt de Brye. L’un des derniers refuges des Premiers dans ce monde moribond. Ils y seraient dans moins d’une demi-heure s’ils ne traînaient pas en route.
Remplie des emplettes du Maître Sol’Déorm, la besace pesait à peine à son épaule. L’air embaumait de mille fragrances savoureuses. Sans-nom jeta un regard complice à Tibelvan. Il décida, ma foi, qu’il serait heureux, même une fois loin d’Yrathiel. Cela ne dépendait que de lui seul.

 D’abord les garçons entendirent le son aigrelet des clochettes tintinnabuler puis les fifres berçant le pas de la procession qui descendait d’un chemin latéral dans leur direction. Il y avait là une trentaine d’individus en longues robes jaunes à cagoules retombantes qui dissimulaient leurs traits. Ils avançaient en chaloupant au rythme des harmonies. A l’arrière, les musiciens demeuraient encore invisibles. Sans-nom nota que, sur leur passage, la foule s’écartait vivement. Peu à peu, une haie se forma du sommet de la butte jusqu’à l’intersection avec la voie menant à la cité. Tibelvan aperçut, lui aussi, les nouveaux venus. Précipitamment, il accéléra le pas en traversant la route pavée.
— Manquait plus qu’eux, grinça-t-il entre ces dents en courant presque.
De toute évidence, son intention était de rejoindre le croisement avant le groupe de pénitents. Sans-nom tressautait derrière lui sans perdre une miette du spectacle. La mélodie primesautière s’intensifia. Elle formait un étrange contraste avec la foule muette et hostile qui regardait passer l’étrange procession. Celle-ci progressait lentement, les cagoulés imprimant à leur marche des mouvements latéraux dans un ensemble hypnotique. Sans-nom remarqua soudain qu’il n’y avait pas l’ombre d’un instrumentiste parmi eux. Un désagréable pressentiment l’incita à accélérer le pas pour revenir à hauteur de Tibelvan.
— Qui sont-ils ? demanda Sans-nom, inquiet, lorsque les enfants s’arrêtèrent, parvenus à la croisée, devant le mur de spectateurs qui leur barraient l’accès aux prés.
— Oh, ceux-là – il cracha ostensiblement au sol - ce sont des Convertis du Mur, répondit l’ainé en exprimant son mépris d’une grimace. De la racaille, comme le dit mon père. On en voit de plus en plus ces dernières quaines. Voilà comment le Mestre vide à bon prix les geôles de Massilia.
— Mais – Sans-nom tendit le bras - certains sont enchaînés.
— Evidemment, qu’est-ce que tu croyais ? qu’ils endossaient le costume d’or de bon cœur ? Plus de la moitié d’entre eux sont des prisonniers vendus par les cités côtières ou de l’intérieur ; même les barons font commerce avec les séides du Mur, tant que cela peut leur rapporter des bénéfices.
— Les malheureux… que vont-ils devenir ? murmura l’enfant.
Il ne quittait pas des yeux les pénitents qui marchaient en cadence, le pied droit entravé par un anneau auquel était attachée une fine chaine en métal noir.
— Va savoir ! Mon père dit que chacun de nous doit assumer les fautes commises dans cette vie avant de rejoindre la Source. Si les Autres veulent se charger de ces misérables, qu’il en soit ainsi. N’empêche que je ne les en aime pas davantage.
Sans-nom ne pouvait s’arracher à la vision des infortunés qui descendaient vers lui, agités en cadence par un souffle invisible comme des épis de blé sous la brise, promis à un sombre destin. Soudain une pensée furtive l’emporta vers un pan de son passé. Là-bas, en Yrathiel. Spectateur, l’enfant contemplait avec tristesse les îliens qui plongeaient dans les volutes de l’Onirie. Eux aussi n’avaient guère eu le choix. Sans le savoir, ils s’offraient à l’appétit des goules de l’océan. Un frisson l’agita. D’ordinaire, le fils de Tyrson bannissait la moindre évocation de ces souvenirs dramatiques. Soudain il blêmit, pressentant le drame. Tib lui adressa un regard interrogateur. Dans le même temps, de la procession, surgirent de petites silhouettes, grotesquement humaines. L’air de musique, sur le chemin, cessa. La vague fangeuse submergea l’imprudent sans prévenir. Putride, avide, elle englua le garçon de terreur, s’insinua dans son esprit, pourchassa sa conscience terrorisée. Sans-nom tremblait de tout son corps, le regard atone. Il essaya de reculer, en plaçant ses mains à hauteur de visage, mais il se heurta aux badauds attroupés qui protestèrent bruyamment. Certains le repoussèrent sans ménagement. Tibelvan les menaça et l’attira à bout de bras. S’agenouillant devant lui, il le secoua plusieurs fois, soudain inquiet devant son ami livide.
 
Pour la première fois, j’affrontais le souffle des Gorgys. Une première tentative pour annihiler mon libre arbitre et me lier à leur volonté, les immondes créatures. Pouvais-je alors imaginer qu’ils se dresseraient maintes fois sur ma route à compter de ce jour funeste.
Oh, ma chère Petite Mère, à cet instant précis, prit fin la paisible existence que je menais auprès de la Dame de la Ronde des Arbres dans la Forêt de Brye.