Livret deux : Le Val de Lune.
Chapitre sept : Le rêve. Avant même que Sans-nom s’éveille, il perçut les vibrations du sol, l’étrange fadeur de l’air semblable à celle d’un lieu confiné depuis des éons et l’absence de bruissements de vie. Il demeura longtemps, les paupières obstinément closes, à reconstituer le puzzle des souvenirs. D’énormes brèches dans l’écheveau des dernières heures écoulées l’empêchèrent de savourer pleinement la joie d’être sain et sauf.
Sans-nom ouvrit enfin les yeux. Il était seul, sur un vaste plateau encombré de pierrailles, baigné par une lumière blafarde, entre chien et loup. A sa droite, le havresac en peau reposait au côté de la précieuse galla, offerte par le frontalier Maryn Longtoin, juste avant sa mémorable prestation dans l’Arène. La vue du cracheur de feu stylisé à la longue queue dentelée lovée autour du pommeau, lui apporta une once de sérénité. Il s’en empara comme si tenir la canne pouvait chasser le chaos de son esprit et le rassurer.
Ensuite il scruta avec curiosité l’étrange paysage qui s’étalait devant lui. Il se dégageait des monceaux de roches luisantes, des puits d’ombres et du ciel d’obsidienne un sentiment de solitude déprimant. L’Eliathan grimaça en passant la main derrière sa nuque. Sans bouger, il attendit le retour du petit lutin, plongé dans de sombres réflexions où se bousculaient pêle-mêle les visages des amis abandonnés derrière lui. Le temps semble n’avoir aucune prise sur l’Entre-Mondes. Lorsque ce dernier apparut, il n’aurait su dire si son attente s’était éternisée.
—Te v’là réveillé ! s’exclama le petit personnage en vêtements verts, la tête ébouriffée, surmontée d’un bonnet rond et gris. Tiens, manges cela. Notre route sera p’t-être ardue. Mieux vaut prévoir que courir !
Et il lui tendit une large ardoise lustrée. Des coulées blanchâtres s’écoulaient du bord brisé. Pil’Puck passa un doigt sur la tranche puis le porta à sa bouche avec gourmandise.
—Ah, j’n’aime pas spécialement cet endroit mais j’dois r’connaître que j’raffole d’ses charmantes friandises.
Sans-nom approuva en grignotant la large palette de corail. Tibelvan lui avait longuement raconté son périple au cœur de la contrée des MangeRocs. Il en connaissait déjà bien des aspects, culinaires en particulier. Ils dévorèrent de concert la récolte du lutin sans chercher à se rationner ; l’Entre-Mondes se montrait généreux en la matière.
—Ce n’est pas la première fois qu’tu foules ce sol, n’est-ce-pas ? demanda au bout d’un moment le garçon.
—Non. C’est un moyen fort pratique pour rejoindre n’importe quel lieu du continent pour qui sait l’emprunter. Et Lole me charge d’nombreux services, ces derniers temps.
—Comment sais-tu qu’il y avait une Voie à Dhat-Meryl ? Tib prétendait qu’elles étaient rares et difficiles à situer de notre côté des mondes.
—Mon garçon, ton ami ignore certaines choses et c’est tant mieux. Les hommes n’sont pas d’une fiabilité à toute épreuve. Jadis, vois-tu, les Dieux utilisaient l’Entre-Mondes comme des chemins d’traverse. Chaque édifice bâti par les Premiers, lors de l’Age d’Or, possède une ouverture permettant d’accéder au sein d’la matrice.
—Alors, celle d’Olt …
—… était le fruit d’la collaboration des Premiers et des Protecteurs Gris. Mais leur présence s’est effacée d’la mémoire collective. Imagine d’quelles manières certains barons peu scrupuleux pourraient les utiliser à leurs profits ? Il est souhaitable qu’les Merveilles d’Autrefois reposent dans les abimes du Temps. Bon, assez parlé, prêt à me suivre ?
Il plissa des yeux, visiblement inquiet sur l’état de santé de l’adolescent. Mais ce dernier le rassura d’un franc sourire. A son propre étonnement, il se sentait ragaillardi. Il débordait d’énergie, sa langueur mélancolique évanouie.
—Allons-y, Pil’Puck ! Ton maître nous attend. J’ai hâte de le rencontrer en chair et en os.
Ils s’éloignèrent. Des éclairs lointains zébraient les amas ombreux, le moindre son souvent étouffé par les ténèbres voisines. Un peu plus tard, ils atteignirent le bord découpé du plateau. L’abysse s’étalait sous leurs yeux. Sans-nom découvrit alors les îlots qui dérivaient paresseusement, les risées de lumières vibrantes et les vagues tumultueuses d’encre huileuse, les ruisseaux de roches scintillantes et une multitude de reliefs anarchiques, plus incroyables les uns que les autres.
Avec un cri de ravissement, il s’élança dans le vide, plana comme un albatros, le visage extatique, pour rejoindre l’îlot le plus proche. Un temps, ils longèrent des blocs de sécrétions cristallines si réguliers qu’il était impossible qu’ils ne soient pas l’œuvre de quelque fantasque architecte. Devant eux se déploya un vol d’Elmérides, aux ailes diaphanes, à l’extraordinaire beauté. Accompagnées par le tintement magique d’un millier de clochettes au son pur et clair, les créatures chatoyantes se déplaçaient avec grâce. Le cœur des voyageurs déborda de reconnaissance devant un tel spectacle féérique. Subjugué, le Fils des Vents en oublia très vite jusqu’à la raison de leur course. Fréquemment, il se détournait du chemin emprunté par le messager du Vieil Homme pour admirer de nouvelles merveilles. Avec une joie simple, il s’extasiait sans cesse sous le regard amusé de Pil’Puck.
Avec un esprit pragmatique à toutes épreuves, le lutin profitait des errements du garçon pour récolter leur futur dîner : cristaux multicolores et mous, champignons aux formes fantasques, bottes de lichen et de nombreuses ardoises coralliennes dont le messager semblait particulièrement friand. Ils s’arrêtèrent au sein d’une forêt minérale, parcourue de veines garance et amarante, dont les plus hauts pics les dominaient de plusieurs dizaines de toises. Ils burent de l’eau fraiche, recueillie au pied d’un Mur de pluie. Tout en se restaurant, ils conversèrent dans la joie. La curiosité de Sans-nom allait de pair avec son espièglerie. Pil’Puck se plia assez volontiers au flot intarissable de questions.
Assis, les jambes croisées, Sans-nom prélevait l’onctueuse pâte blanchâtre d’une longue ardoise. Ses yeux pétillants ne quittaient pas la coulée appétissante qui remplissait peu à peu la paume de sa main.
—Combien de temps cela nous prendra-t-il pour rejoindre le Val de Lune ? demanda-t-il soudain sans relever la tête.
Le lutin découpait en petits cubes de longs champignons rouges, spongieux, sur une planche en bois, légèrement creusée en son centre. Il suspendit cette activité le temps de répondre. Il avait apporté avec lui un véritable arsenal qu’il extrayait d’une bourse à peine plus grande que son bonnet.
—Le Temps importe peu sur ces rivages. Comme tu as du l’remarquer, ils sont régis selon des principes de mouvement, rien n’demeure en place, aucun repère tangible, aucune carte n’peut être utilisée en ce lieu.
—C’est bien ce que je craignais. Alors comment allons-nous trouver la sortie ?
—Nous d’vons d’abord nous éloigner des ténèbres. Nous la chercherons ensuite. Nous allons nous diriger vers les aurores naissantes. Pour quitter l’Entre-mondes, nous aurons besoin d’atteindre une Cascade. Leurs feux sont si intenses qu’ils illuminent la nuit sur des milles et des milles, impossible d’les manquer.
—Oh, je vois. - Il lapait avec délice la mousse légèrement sucrée au creux de sa main. - Pourtant Tibelvan prétend qu’il est dangereux de s’en approcher, que de gigantesques vers s’y ébattent et que des grolls dévorent tout ce qui passe à proximité.
—En effet. Mais nous serons prudents. J’n’ai pas l’intention d’terminer dans l’estomac d’l’un d’ces insectoïdes.
Il reprit sa tâche, coupant court aux inquiétudes de son compagnon. Ce dernier lécha sa paume avec application puis dévora le long minéral fuselé. Ensuite il but une rasade d’eau fraîche et marqua sa satisfaction d’un claquement de bouche appréciateur.
—Dis-moi, pourquoi n’as-tu pas suivi les tiens lorsque l’Appel a retenti ?
—Oh ! Oh ! Voilà une étonnante question, mon jeune ami… Fort indiscrète, de surcroit. Pouvais-je laisser le maître vivre seul dans la rigueur du Val de Lune ? Arthus n’aurait pas su s’occuper de lui, du moins pas comme l’exige son grand âge. Mon pauvre maître ! lui dont la santé n’a pas cessé de décliner depuis ces terribles Nuits ! Et, pauvre Pil’Puck qui a laissé partir sa chère Alécia sur l’autre rivage.
Il saupoudrait la préparation avec une salière argentée, la drôle de frimousse agitée de grimaces. Il farfouilla à nouveau dans la bourse en cuir vert et retira une poignée de baies rouges qu’il égrena avec attention.
—Qui est Arthus ?
—Arthus ? – Le lutin releva brusquement la tête et fixa le garçon intensément. – Qui donc t’as parlé d’Arthus ?
—Mais… mais c’est toi, à l’instant. Tu as dit qu’il ne saurait pas prendre soin du Vieil Homme en ton absence. Lole est-il à ce point souffrant ? Pourtant le Vieil Homme paraissait en grande forme sous la coupole de Dhat-Meryl !
Le lutin le dévisagea avec insistance. Sans-nom se tortilla sur place, mal à l’aise.
—Arthus est le Gardien du Val. Un brave homme, mais un peu simple à c’que j’en dis. Le Maître se meurt, n’le savais-tu pas ? Com’tous les Premiers qu’ont r’noncé à répondre à l’Appel. Ses forces s’épuisent peu à peu. Tiens goûtes-moi c’la !
Il tendit le plateau en bois. Sans-nom piocha une pincée de champignons qu’il porta à sa bouche avec un zèle suspect. Immédiatement, il hocha la tête de contentement. L’étrange petit être ne mentait pas. C’était tout bonnement délicieux, bien que légèrement trop poivré. Ils dévorèrent le met, chacun respectant le silence de son voisin, puis ils dormirent ensemble serrés l’un contre l’autre. Les ténèbres de l’Entre-Mondes veillèrent sur eux.
Il leur fallut trois périodes de marches, ponctuées de nombreux vols acrobatiques, pour apercevoir enfin dans l’éternelle obscurité les premières aurores. Ils se dirigèrent vers l’une d’entre elles. Une langue diffuse, mince bande elliptique, qui s’étirait à l’infinie. Au fil de la progression, des variations de teintes émergèrent comme sous l’effet d’un vent fantasque. Des palpitations de bleus, de rouges et de verts se renforçaient en intensité, dessinaient tour à tour des arcs, des rayons, des rideaux de lumière. Autour d’eux, les îlots se couvrirent d’une flore nouvelle où mousses, lichens et cristaux dévoraient les roches lustrées. Des amas de Brillances dérivaient paresseusement, au gré des courants, et occultaient les trous de roche.
Ils avançaient à une allure soutenue comme si les efforts fournis n’avaient aucune prise sur eux. Lorsque Sans-nom s’étonna auprès de son guide de leur fraîcheur, ce dernier souleva les épaules et répondit qu’il en était ainsi dans l’Entre-Mondes, sans davantage d’explications. Selon lui, toute chose entendue ne méritait pas qu’on s’y attarde. Le Tisseur commençait à s’attacher au fantasque serviteur de Lole. Il appréciait sa bonhomie contagieuse qui lui rappelait de lointains jadis, lors d’une vie antérieure sous les frondaisons de Brye. Alors il s’acoquinait volontiers auprès de Sil’Léal, Sil’Monir et leur joyeuse petite bande sylvestre. Des réminiscences teintées d’une douce nostalgie, chères à son cœur.
—Félicitons-nous ! Nous progressons à bon train. Si nous n’faisons pas d’mauvaises rencontres, nous devrions r’joindre la Cascade sous peu. Mais garde bien les yeux grands ouverts car, plus nous nous en approchons, plus nous risquons le pire.
—Oh, je sais, Pil’ ! Pas besoin de t’inquiéter, je serai sur mes gardes. Un groll a blessé le Mystic Yvan et son poison a failli l’emporter.
—Ton ami a eu beaucoup de chance. J’ne connais aucune autre histoire d’un humain ayant survécu à la blessure d’un insectoïde ; c’est un vrai miracle.
Une ombre assombrit le regard du garçon.
—Vrai ? Enfin, j’espère qu’Elie l’aura tiré d’affaire. S’il a survécu, c’est grâce à l’étrange couronne de Gwïaul qui lui ceint le front. Il doit la porter en permanence. Le gnome y a enchâssé trois Pierres de Vie. On les trouve uniquement…
—Oh ! Oh ! Voilà qu’est stupéfiant. A plusieurs reprises, mon maître a évoqué la Couronne du Roi mais j’étais assez sceptique, j’le reconnais ! Ainsi elle existe bel et bien. J’n’ai jamais approché ces fabuleuses créatures. Et c’n’est pas peine d’avoir essayé. Mais je n’suis sans doute pas assez noble, ni assez pur… enfin, tant pis. Tout d’même, ce brave gnome a fait un bien précieux présent à ton ami le Gris.
Il enfourna la main dans sa bourse pour en retirer une bouffarde dont la longueur dépassait celle du sac. Sans-nom en profita pour poser une question qui le tracassait depuis un petit moment déjà.
—Comment fais-tu pour ranger tant d’objets dans ta bourse ? C’est à peine croyable.
Pil’Puck lui coula un regard railleur. Puis il brandit l’objet sous le nez du garçon. En cuir rigide, d’un vert printanier, la bourse n’avait rien d’exceptionnelle au premier abord. Des entrelacs étaient gravés sur le devant et un cordon de cuir permettait de la suspendre à une ceinture. Le lutin s’en servait comme d’un sac à dos, glissant ses bras fluets dans les boucles du nœud.
Sans-nom lui sourit : « Je ne cherchais pas à te mettre mal à l’aise, mon bon ami. Une simple question anodine pour tuer le temps. Si tu désires ne pas me répondre, soit, je ne t’en tiendrais pas rigueur. »
—T’aimerais bien connaître les secrets du P’tit Peuple, n’est-ce pas ! Voilà un fourre-tout tout à fait banal. C’est la magie, mon garçon, une magie bénéfique. De la magie sylvestre s’ébat au sein de cette écorce en cuir. Extrêm’ment pratique pour vot’ serviteur, grand voyageur s’il en faut !
Le lutin porta la pipe à ses lèvres sans l’allumer. L’Eliathan l’entendit marmonner : « N’y a pas d’questions innocentes d’la part d’un humain. » Puis il éloigna le bec nacré, d’un air triste. Impossible de fumer sur les sentiers de l’Entre-Mondes. Trop dangereux, ce qui le chagrinait fortement. Le silence s’éternisant, Sans-nom chercha un autre sujet de conversation moins conflictuel.
—J’espère que le Vieil Homme m’aidera à y voir plus clair. Elie a certifié qu’il avait vécu la Quatrième Vague, qu’il connaissait personnellement Gilgerad. Je crois qu’il m’en faut apprendre davantage à son sujet, que des liens mystérieux nous unissent à travers les âges. De nombreux dangers rôdent autour de mes amis. Je dois les protéger.
Pil’Puck se remit à mâchonner la pipe éteinte. Il écoutait l’adolescent sans afficher la moindre émotion. Seuls ses sourcils se soulevaient parfois sous un effort de réflexion.
—Parfois il me semble que j’attire le malheur sur eux et qu’il vaut mieux me fuir que m’accompagner…
—Si tu fais allusion au sort d’Dhat-Meryl, j’te rassure. Bien avant ta venue, de nombreux signes convergeaient pour annoncer une fin prochaine.
—Que je n’ai pas pu empêcher. Combien de braves guerriers sont morts sur les remparts afin de protéger notre fuite ? Pourquoi tant de malheureux doivent souffrir d’avoir croiser ma route ?
Il se recroquevilla en baissant la tête.
—Et puis Lorelanne m’a repoussé… par la faute d’une promesse ridicule. Pourquoi ne m’a-t-elle pas fait confiance ? Me pardonnera-t-elle ?
—N’t’inquiète pas pour ta Promise, elle r’viendra bien assez vite s’pendre à ton cou…Les femmes sont ainsi… Imprévisibles… Les côtoyer, c’est accepter qu’une douleur permanente te broie l’cœur.
Piqué au vif, Sans-nom allait répondre vertement au petit messager lorsque la tristesse qui sourdait de ses paroles éteignit sa colère. Renonçant à la question qui lui brûlait la langue, il hocha la tête sans tenter d’en connaître davantage. Pour le moment. Pil’Puck farfouillait à nouveau dans le fourre-tout. Il en sortit de longs morceaux d’étoffes brodés. Il tendit l’un d’eux au garçon qui observa de près les étonnants motifs, des tresses, des cercles, des cornets, des entrelacs complexes et curvilignes et un foisonnement de motifs dont il ne parvint pas à identifier la nature. L’étoffe était soyeuse et épaisse. Elle dégageait une douce senteur de bruyère.
—A partir de maintenant, nous devons brouiller not’piste si nous n’voulons pas d’venir la proie des habitants de cette contrée. Une seule option, traverser des boyaux noyés de Brillances. Mais, comme tu l’sais, ce n’sera pas sans dangers. Alors n’oublie pas de couvrir ton nez et ta bouche de c’chiffon. Il suffit d’le ceindre autour d’la tête, comme c’la. Ce Talisman est assez puissant pour nous éviter d’sombrer dans la folie.
Sans-nom fit mine de s’en affubler.
—Ah, toutefois, cette babiole ne t’dispense pas d’retenir le plus longtemps possible ta respiration, bien sûr. Deux précautions valent mieux qu’une.
Il se tourna en direction des voiles drapés qui ondulaient au loin sous de capricieux zéphyrs. Des rayons indigo reflétaient les lumières fantasques de l’aurore. Des îlots paressaient alentour. A la première occasion, ils plongèrent dans un puits empli d’étincelles évanescentes. Ils en émergèrent sans aucun désagrément. Sans-nom était couleur cerise à force de retenir sa respiration, ce qui amusa beaucoup le petit guide.
La colonne de lumière flamboyante obstruait leur horizon. Elle naissait des nuées, loin au-dessus de leurs têtes, et se fondaient au sein d’un duvet ombreux, dans les abysses du creuset des mondes imaginés par les Dieux Inconstants. Sa beauté frisait l’hérésie. Des nuances mirifiques, des vagues d’une extravagance à couper le souffle et une multitude de formes miroitantes s’agitaient au sein de la Cascade, autour de laquelle gravitaient des roches de toutes tailles. D’ordinaire, un tel spectacle ravissait le cœur du voyageur. Elle plongeait même certains dans une euphorie proche de l’extase spirituelle. Seulement, entre eux et le Seuil, de petites silhouettes grises, aux reflets diamantins, s’ébattaient sur les anneaux. Des insectoïdes dont Sans-nom avait souvent entendu conter les sinistres exploits. Il les découvrait pour la première fois. La gorge sèche, le cœur battant au ralenti. Légèrement en surplomb du disque, il était allongé au bord d’un étroit caillou qui décrivait une orbite elliptique comme la plupart des îlots dans un proche périmètre.
Le garçon n’aurait su dire depuis quand ils se trouvaient là, à ronger leur frein en attendant que les redoutables prédateurs daignent s’éloigner pour leur permettre de rejoindre la paroi cristalline. A son côté, le lutin ne décolérait pas. Il jurait vertement. Sous la flamboyance agressive de la Cascade, Sans-nom plaçait sa main en protection. Il n’osait bouger de peur d’être découvert. Depuis une éternité. Sa jambe droite ankylosée le lançait par à-coup. Il passa sa langue sur ses lèvres desséchées et avala douloureusement sa salive.
Les Grolls étaient tels que Tibelvan les décrivait, même un peu plus terrifiant de son avis. Sur leurs hautes pattes segmentées, ils cheminaient par petits groupes de trois à cinq individus. Lorsque certains s’envolaient, d’autres prenaient leurs places. Impossible d’atteindre la Cascade sans qu’ils ne vous interceptent. Sans-nom nota qu’ils ne s’approchaient que rarement de la source d’énergie primale.
Finalement, il s’endormit. Il avait bien proposé à Pil’Puck de rebrousser chemin et de rechercher une autre Cascade mais ce dernier avait repoussé la proposition. Selon lui, il leur faudrait parcourir une grande distance avant qu’une telle occasion ne se représente. Puis le sylvestre s’était assis, l’œil sombre, le bonnet penché vers l’avant et n’avait plus décroché un mot, résigné.
Lorsque Sans-nom se réveilla, la situation n’avait pas changé. Les Grolls n’avaient pas quitté l’Anneau, ni plus ni moins nombreux qu’à son coucher. Leurs carapaces striées de lamelles noires, leurs longues cornes torsadées plantées sur l’étrange masque monstrueux, luisaient aux feux de la Cascade. La longue attente reprit, mettant leurs nerfs à rude épreuve. Finalement, le messager de Lole bondit sur ses poulaines. Les mains croisées dans le dos, il marcha de long en large en bougonnant. De temps à autre, il jetait vers son compagnon des regards furieux, qui laissaient ce dernier perplexe.
—Qu’attends-tu pour agir ? s’exclama-t-il, péremptoire, en se plantant à un bras de son visage. - Sers-toi d’la Flamme Blanche com’dans les souterrains d’Dhat Meryl. J’en ai plus que mon comptant de poireauter sur ce caillou. A toi d’jouer, l’Eliathan.
Sans-nom grimaça, désolé. L’idée même de faire appel au Néogrine le terrorisait.
—C’est exclu, Pil. L’Inconstant ne m’obéit pas. Il intervient quand bon lui semble. Uniquement lorsque la situation est gravissime, voire désespérée. Je ne sais pas comment l’invoquer. J’ai déjà essayé, sans succès. Je suis désolé, ajouta-t-il précipitamment devant la mine décomposée du petit être de la Sylve.
—Ne l’sois pas, va. C’est moi qui n’réfléchis pas suffisamment mais l’Entre-Mondes me porte sur les nerfs au bout d’un moment. Tout’cette grisaille, tout’ces flamboyances me minent. Pourtant, j’aurais cru qu’toi, l’Porteur d’espoirs, tu nous sortirais de c’guêpier. C’n’est pas c’que tu es censé faire, débloquer les situations inextricables. Trouver des issues aux impasses dans lesquelles se fourvoient les Races. Puisqu’elles doivent survivre à la v’nue du Mur. Alors, trouve quelqu’chose pour nous sortir de c’mauvais pas.
Il recala le bonnet, d’un geste volontaire, sur l’arrière de sa tignasse rebelle.
—Je peux le faire, murmura, songeur, le Fils des Vents. Quelle option aurait choisi le Pourfendeur dans une telle situation ? Sûrement celle de combattre les Grolls. Mais moi, je ne suis pas un combattant, Pil’Puck encore moins. Si un seul d’entre eux a réussi à blesser Yvan, on ne peut pas en affronter un si grand nombre…
Pil’Puck se colla contre lui. Il empoigna l’étoffe de sa manche, en silence. Sans-nom n’esquissa aucun geste, perdu dans ses pensées.
—Je ne suis pas un guerrier certes mais je suis un Tisseur d’Yrathiel, et même l’un des meilleurs, s’il faut en croire Elie. Un Tisseur de merveilles…
Lentement une idée folle germa dans son esprit surchauffé.
—Grimpe sur mon épaule, Pil’, nous quittons cet endroit sinistre. Accroche-toi bien.
A peine dit, aussitôt fait ! Sans-nom domina le bord de l’Abysse. Sous ses pieds, le socle vacilla légèrement mais il n’y prêta pas attention. Quand il s’ouvrit à l’Ether, le Tisseur se retrouva vivement entouré des lumineux filaments habituels. Sa surprise fut totale, son ravissement extatique. La puissance des flux éthérés dépassait tout ce qu’il avait jusque-là approché. La pureté des résonnances, leurs flamboiements et leurs vivacités étaient indubitablement renforcées au cœur de la matrice. Avec une jubilation d’artiste, il entreprit l’ouvrage qui les mènerait par-delà la Cascade jusqu’au Val de Lune. Un étroit arc-en-ciel s’étira lentement sous les pas du garçon, composé d’une infinité de minuscules globes à feu. Sans-nom s’enfonça à mi mollet dans cette sente lumineuse. Ils traversèrent ainsi le gouffre les séparant de l’énorme cylindre. A mi-parcours, une frénésie nouvelle agita les Grolls qui tentaient des sauts insensés pour les atteindre. Plusieurs s’élevèrent d’un vol pesant. Des billes de lumières s’échappèrent du pont, les repoussant au loin. D’autres globes à feu s’éparpillèrent jusqu’au disque. Ils élevèrent un tunnel igné infranchissable. Les Grolls s’y précipitaient comme des phalènes à proximité de l’âtre. Au moindre contact, leurs antennes, recouvertes de longs poils feutrés, s’enflammaient, ce qui provoqua bientôt une vague de panique parmi les insectoïdes. Les mandibules cliquetaient avec fureur.
Sans-nom sauta avec élégance sur le disque. Une noble assurance épousait chacun de ces gestes. Sans hésiter, il traversa le couloir, pénétra au cœur de la Cascade et … l’instant suivant, les voyageurs se retrouvèrent perchés sur le flanc de l’endroit le plus improbable du vieux continent exsangue, le Val de Lune.
Un froid cinglant lui mordait la peau. Quand il s’avança jusqu’à la rambarde en pierre sculptée, il ouvrit de grands yeux étonnés. Derrière lui, le lutin s’éclipsa, le laissant seul pour découvrir l’étonnante architecture imaginé par le Premier. Le Puits était parfaitement cylindrique, d’une ampleur telle que la cité de Dhat-Avalone aurait aisément pu s’y abriter. Il y régnait une douce clarté lunaire. De matelas brumeux filtrait le rayonnement diurne, à son zénith. A plus de mille pieds de là, le visiteur distingua les reflets d’une étendue d’eau et d’une végétation verdoyante. Mais sans qu’il en distingue parfaitement les détails. Il ne s’y attarda pas, sa curiosité immédiatement captée par l’architecture fantasque qui s’étageait sur les parois verticales du Puits.
—Une ville, réalisa Sans-nom à voix haute, le Val de Lune est une cité cachée au regard des hommes.
En effet, où que se portait son regard avide, ce n’était qu’escaliers extérieurs qui s’enfonçaient dans les Thielvériles, parfois même de simples blocs enchâssés dans une roche sombre à grain fin, galeries en abondance et portails de bois surmontés de chapiteaux sculptés, de tourelles hexagonales, de corps de logis complets flanqués de tourelles d’angle, de niches et d’échauguettes, de fenêtres et de lucarnes, le tout richement paré de reliefs, d’arcs et de fresques élégantes à profusion. L’ombre dissimulait les détails. Elle masquait aussi la décrépitude des revêtements colorés, des vitraux à croisillons brisés en plus d’un endroit et l’absence d’ardoises ou de linteaux ici et là. Aucune lumière à l’intérieur des logis ne révélait la présence d’habitants. Le silence enveloppait de son linceul feutré le foisonnement des décors. Une ville certes mais figée, abandonnée, oubliée.
Des pas trainants le tirèrent de cette sinistre constatation. Un homme approchait en tenant une lanterne éternelle. Il la leva à hauteur de visage. Les ombres refluèrent, à peine.
—Le Maître m’envoie vous conduire à votre chambre, Fils des Vents.
—Vous êtes Arthus, n’est-ce pas ?
—C’est ainsi que l’on me nomme, en effet. Suivez votre serviteur !
Et, sans plus de formalité, il s’éloigna d’une démarche pesante. L’homme était grand et bien bâti, la taille fine, les traits fins et réguliers, mais il marchait, vouté, sans aucune vitalité. Il portait une tunique longue en simple drapé noir, resserrée par une ceinture à large boucle en argent. Ses mains étaient recouvertes de mitaines en laine colorées et une barbe foisonnante descendait jusqu’à hauteur de son nombril.
Sans-nom courut derrière lui. Ensemble, ils s’enfoncèrent dans un dédale de galeries poussiéreuses. Ils parcoururent des salles vides de mobiliers, aux tapisseries défraichies quand elles n’avaient pas tout bonnement disparu.
Cependant, la chambre était propre, petite, et dépourvue de fenêtre. Les murs étaient recouverts de fresques vespérales colorées. Un coffre, une table et une bibliothèque surchargée d’ouvrages en occupaient la majeure partie. Auprès du lit bas, encastré dans le mur, un fauteuil en osier accueillait trois coussins jaune paille. Des pots à senteurs chassaient les exhalaisons humides de la roche. Arthus posa la lanterne au sol. Puis, sans dire un mot, il se détourna. Quelques instants, Sans-nom resta immobile, interloqué. Ce n’était pas là l’accueil qu’il s’était imaginé. Il frissonna à l’idée de dormir dans ce qui ressemblait à un sépulcre.
Des jours qui suivirent son arrivée au Val de Lune, l’Eliathan ne conserva que peu de souvenirs. Le lendemain, après s’être restauré d’un bol de lait chaud et de pâtisseries dégoulinantes de miel qu’il découvrit à son réveil, posés sur la table, il explora les abords de la chambre. Un profond sentiment de solitude se dégageait de l’enfilade de salles plongées dans une nuit perpétuelle. L’écho de ses pas se répercutait sous les voutes enténébrées et ajoutait une note lugubre à son exploration. Plus tard, Arthus vint le chercher pour l’emmener dans les jardins du Val. Sans-nom s’y promena en sa compagnie avec un réel plaisir. Pas un brin d’herbe qui n’y soit soigneusement taillé, pas un parterre apprêté à la perfection, les allées de cailloux blancs serpentaient entre les massifs et les arbres majestueux dont il ne reconnut aucune essence. Des fragrances embaumaient à ravir au détour d’un bosquet. Aux abords du plan d’eau limpide dont une boucle était recouverte de lentilles d’eau et de nénuphars, des buissons étaient taillés d’étranges formes animales. Sans hésitations, l’adolescent s’y baigna nu, sous le regard atone de son guide. Souvent il revint y lire et s’y reposer lorsque ses courses sur les flancs du Puits l’avaient exténuée.
Arthus n’était guère loquace. Pil’Puck, lui, brillait toujours par son absence. Il apprit tout de même, après avoir longuement insisté auprès du Gardien du Val, que le Vieil Homme de la Montagne se portait fort mal, qu’il était alité et ne pouvait participer à une conversation sans danger. La disparition de Dhat-Meryl l’avait profondément affecté. Comme le grand majordome refusait obstinément de le conduire à son chevet, Sans-nom se résigna. Il vagabonda des journées entières dans le dédale du Val.
C’est un peu par hasard qu’il découvrit le vestibule du Portail. Vaste cavité à la voute emplie de ténèbres malgré la brillance du globe à feu qui lévitait au-dessus de sa tête. Un portique encadré de colonnes cannelées protégeait un pan de bois sombre et lisse ornementé en son sommet par un bel écusson du plus beau des métaux, d’un or si fin qu’il reflétait faiblement les rais du globe. Quelqu’un avait masqué le motif central avec une poix épaisse, ce qui attisa la curiosité du promeneur. Aurait-il voulu ôter la croute boursoufflée qu’il n’aurait réussi à l’atteindre. Le portail massif était impressionnant et l’anathème hors de portée. Un chapiteau le surmontait, agrémenté d’un blason dont on avait également effacé l’inscription à coup de burin ou de hache. Des éclats de pierre jonchaient le sol, recouverts par la poussière des cycles. Aucune serrure, aucun levier de quelque sorte n’était visible. Sans-nom tenta vainement de le repousser, sans même sentir le moindre frémissement. Par la suite, il revint à plusieurs reprises en cet endroit, car il se persuada bien vite que quelque chose ou quelqu’un l’implorait silencieusement derrière le mystérieux Portail.
Non sans l’inquiéter, un fait troublant confirma cet étrange sentiment. A la suite de cette découverte, le médaillon des Maître-dragons s’échauffa à nouveau. Ce phénomène n’était pas sans lui rappeler la nuit lointaine, dans les Terres Mortes, où il crut distinguer la silhouette d’un cracheur de feu dans les cieux enténébrés.
La brume noyait la caverne. Chaque tenture de lumière soulignait des jeux d’ombres évocatrices. Assis sur un simple trépied, les mains posées à plat sur les genoux, Sans-nom dressait l’oreille, attentif aux mélodies lascives qui se succédaient sur un tempo chaotique, chacune semblable au souffle d’une mystérieuse créature. Son esprit vagabondait en paix, soulagé de ses tourments habituels par la présence, toute proche, du Vieil Homme de la Montagne. Revêtu de satin gris, le corps d’un homme à la barbe et aux sourcils blanchis par les cencycles reposait au creux d’un écrin en fin cristal. Il paraissait dormir mais l’enfant d’Yrathiel doutait qu’il en soit ainsi. C’était la troisième fois qu’il se rendait au chevet du Premier. Des visites durant lesquelles ils débattaient des problèmes du monde, en particulier du rôle de l’Eliathan, point qui demeurait douloureusement vague pour l’impatient visiteur.
—As-tu répondu à la question qui paraissait tant te tourmenter lors de notre dernière entrevue, Fils des vents ?
Plongé dans un tourbillon de pensées, le garçon sursauta violemment. Il souffla de contentement, heureux que le Premier se joigne à lui.
—J’ai découvert les écrits que vous vouliez que je consulte. Le second livret de Gilgerad…
—Ah ? Et qu’en as-tu conclu ?
Comme à l’accoutumée, l’échange s’établit en une succession de questions-réponses. L’immortel possédait une fâcheuse tendance à demeurer évasif dans ses propos. Sans-nom avait connu de nombreux professeurs au long de sa courte vie. Chacun d’entre eux possédait une technique d’enseignement qui lui était propre, en accord avec ses principes. De petites manies qui mettaient en lumière les aspects les plus secrets de leur personnalité. Elie monopolisait la parole et admettait difficilement la controverse ; le Gasthil prétendait que seul l’exercice permettait une parfaite approche du concept, et plus l’entraînement devenait ardu, plus l’assimilation s’en trouvait facilitée ; le Mystic Mondolini était avare en compliments, ses silences pesaient autant que ses discours laconiques ; la patience de Tyrson n’avait d’égale que son amour paternel ; il partageait les fantaisies oniriques sans compter.
—Le Pourfendeur n’était pas le traitre dément que l’on décrit habituellement. – Sans-nom récita sa tirade sur un ton professoral. – L’épreuve vécue à Marsangs n’avait en rien détruit son esprit brillant et sa décision de transformer la société grise à son retour répond à un besoin primordial.
—Mon enfant, as-tu deviné à quelle suprême motivation obéissait alors ce bon Gilgerad ?
Un souffle frais souleva des remous de nuances à proximité de la couche. Sans-nom se tortilla sur place, indécis. Le ton se voulait rassurant, paternel, même si une petite pointe de curiosité amusée s’y dévoilait. Le garçon se mordit la langue. Avec le maître du Val de lune, le moindre mot prenait une importance phénoménale et provoquait parfois d’acerbes ricochets dont il redoutait la blessure.
—Je crois, Vieil Homme… même si je n’en suis pas certain.
—Alors, où t’ont conduit tes réflexions ? Peut-on aussi aisément interpréter les motivations d’un guerrier mort voilà sept cencycles sans émettre un doute légitime ?
Penché en avant, l’Eliathan prit son temps pour répondre. Il détacha chaque mot comme si s’exprimer lui imposait un effort conséquent.
—Lorsque les Quatre-vingts Protecteurs Fondateurs sont revenus de Marsangs, ils durent affronter la colère des autres parties de la Coalition. Puis la Quatrième Vague a plongé le monde dans un chaos indescriptible et submergé de nombreuses contrées, poussant devant elle des populations traumatisées, apeurées.
—Un désastre tel que l’esprit humain ne peut l’appréhender sans s’y consumer. Nous avons déjà eu l’occasion de nous y attarder. Mais, en quoi l’anéantissement des royaumes d’Alors a-t-il contribué à l’écriture de l’Ylliad selon toi ?
—Je crois que Gilgerad a cherché à soustraire son peuple de l’opprobre général… à le préserver d’irrémédiables représailles.
—Oh, oh ! Voilà une bien intéressante suggestion.
Sans-nom sourit, réconforté. Ses cheveux bruns avaient poussé plus que de raison. Les longues mèches brunes lui donnaient une allure rebelle et mature. Il découvrit la couche vide. Une silhouette hiératique se dessina à travers les pans de brume irisés. Le Vieil Homme de la Montagne avançait lentement. Sa démarche était fluide, sa haute stature droite et fière. A le voir ainsi se déplacer, le Premier ne montrait aucun signe de fatigue ou de dépérissement mais les apparences, Sans-nom ne le savait que trop bien, pouvaient se révéler trompeuses. Il était vêtu d’une longue robe satinée, largement évasée sur une poitrine squelettique. Lole pointa l’index vers un point placé à sa droite. L’instant d’après, il s’assit dans un fauteuil au haut dossier, familier au visiteur, apparu comme par magie. Le visage impénétrable, il se saisit de la main du garçon.
—Continue, Fils des Vents. Que craignait-il ?
—Vous le savez fort bien, rétorqua Sans-nom, un rien agacé. Face à l’ampleur du désastre, les races vaincues ressentirent le besoin de désigner un bouc émissaire et ils ne portaient pas les Gris dans leurs cœurs. Trop d’arrogance, de suffisance. Des privilégiés à leurs yeux. Nous rejetons toujours la faute sur l’autre, c’est plus pratique.
—Crois-tu ?
—Sûr ! Et rien n’a vraiment changé, vous pouvez me croire. Le Peuple Gris n’a pas vaincu ses vieux démons, en dépits des malheurs qui l’ont accablé depuis. Je crois que Gilgerad était l’un des Quatre d’Alors.
—Un Quaster ?
—Exactement. Voilà pourquoi les Gris ont appliqué ses édits à la lettre. Selon Elie, Olt a été en partie dévastée par des armées humaines après la disparition de Thiel. Si les Clans ne s’étaient pas dispersés aux quatre coins du Continent, ils auraient pu connaître un sort plus funeste.
Le Vieil Homme approuva en tapotant la main du garçon. Apparemment, il était satisfait du cheminement de sa pensée.
—Vous connaissiez cela, n’est-ce pas ? C’est ainsi que ça s’est déroulé.
—Plus ou moins. Mais tu as raison ; l’émergence des Clans a sauvé le Peuple Gris d’un affreux génocide. Par la suite, ils n’étaient plus une menace pour les royaumes rescapés. Il leur fallut près de cent cycles pour fouler à nouveau les Terres Sacrées ; avec l’aide des Premiers, les Shaïas ont réussi à détourner la rancœur des hommes et à déguiser les loups en agneaux.
—Alors Gilgerad a eu raison d’édicter les principes de l’Ylliad ?
—En son temps, en effet. Ce fut un Illustre Capitaine, un guerrier émérite, mais plus encore un Homme de Bien qui se sacrifia pour épargner les Siens.
Sans-nom soupira. En parcourant les Ecrits en apparence démentiels du Pourfendeur, il avait appris à le connaître, à lire derrière les mots les souffrances et les aspirations. Le Façonneur ressentait une profonde compassion pour leur auteur. Il reprit la parole d’une voix lasse.
—Il méritait le titre d’Eliathan, lui ! Nul n’en a été plus digne. Les nombreux sobriquets dont on l’a affublé par la suite sont si injustes !
Comme le Premier n’intervenait pas, il poursuivit : « Seulement je ne comprends pas pourquoi Gilgerad s’est livré au Haut Mal. Cela ne lui ressemble pas ! Son Clan avait besoin de lui, pourquoi abandonner, renoncer en pleine tourmente… »
—Voilà, de mon avis, une question digne d’intérêt, mon cher élève ! Mais j’aimerai avant tout que tu fasses une petite chose pour moi.
Sans-nom se redressa, attentif.
—Jadis, Gilgerad m’a confié un objet très particulier. Un coffret comme celui-ci !
Devant les yeux intrigués du Tisseur, le dit-coffret surgit du néant. Recouvert de cuir et cerclé de fer. Un bandeau horizontal le décorait de rinceaux, de rosettes et de torsades, interrompu par les cerclages. Il flottait entre eux, animé d’une lente rotation. Sans-nom tendit un doigt hésitant mais traversa le couvercle au lieu de l’effleurer.
—Une illusion mentale, confirma le Vieil Homme, en ricanant. Il doit être dans l’une des Salles de Veille. Demande à Arthus de t’y conduire. Malheureusement, j’ai oublié où je l’ai rangé. Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. Mais – Il sourit d’un air mystérieux. – je suis persuadé que tu le retrouveras sans mal.
Le lendemain, Arthus annonça que l’on était le vingt-troisième d’Elver. Il taillait un massif aux larges feuilles cendrées en créatures ailées. Sans-nom était assis sur la pelouse impeccable, le menton posé sur les genoux à l’observer. Avec un pincement au cœur, l’adolescent réalisa que la date limite de l’ultimatum imposé par le Négus Shéhoshar était dépassée depuis trois jours déjà. Avec ferveur, il pria les Dieux Inconstants que sa décision ne porte pas préjudice à l’un de ses amis. Le temps lui filait entre les doigts.
Ce soir-là, il fit le premier de ses nombreux rêves.
Mère, je m’en souviens encore aujourd’hui avec une étonnante clarté. A présent, nous en connaissons les origines. Pourtant je n’oublierai pas mon étonnement, mon affolement et la terreur suscités à l’idée d’assister à l’exécution des menaces du Négus. Un jour que j’espère proche, Shéhoshar répondra des tourments qu’il a imposés à des innocents. Heureusement, je vivais alors au Val de Lune… Une nuit noire l’environnait, une nuit propre aux malandrins de tous poils. Sans-nom se tenait perché au sommet des remparts d’une cité qu’il reconnut sans peine. Sur la colline des Miroirs, la garde avait disposé devant chacun d’eux de petites lanternes multicolores dont les flammes se reflétaient sur les larges panneaux en verre, créant au pied du palais l’illusion d’un lit de feux opalescents.
Malgré l’obscurité, il discernait clairement les hautes silhouettes du Gardien Moesmihr, le long de la large voie dallée qui menait aux portes de la cité, l’étroite ceinture crénelée et les fortifications extérieures. Elles lui parurent plus imposantes. Des lueurs brillaient parmi les demeures opulentes de la Haute Ville. Des filets blanchâtres s’échappaient des cheminées et montaient, lascifs, vers un ciel plombé.
Galadorm, la cité des miroirs.
Tant de ses amis vivaient là, en sécurité loin du Mur, sous la protection de la Damoiselle Lilia, toute jeune Baronne depuis la mort tragique des siens lors des sinistres évènements auxquels Sans-nom avait participé, un peu malgré lui. Ses pensées allèrent à chacun d’entre eux, espérant qu’ils avaient réussi à apaiser les souffrances infligées par la Mhapoaha Paha et les affidés du Négus Shéhoshar.
Que faisait-il là ? Ce rêve paraissait différent. Bien trop réel pour n’être qu’une simple errance onirique. Il chercha à fuir les lieux. Peine perdue, la cité s’imposait à lui durablement. Résigné plus que curieux, il attendit de découvrir les raisons de sa présence.
A deux pas, trois silhouettes encapuchonnées jaillirent d’une tourelle. Elles trottinèrent vers lui. Son sang reflua d’un coup mais les trois louches individus l’ignorèrent. Ils avançaient courbés en avant, par petits bonds, évitant les poches de clarté, se fondant dans les ombres nombreuses. En silence, ils descendirent un escalier qui courait le long de la muraille et disparurent dans la ruelle longeant les remparts.
—Des rats, ici, à Galadorm !
Après les persécutions perpétrées par la terrible engeance, sous la courte régence du Baron Jude Tancrède, Sans-nom n’aurait pas cru cela possible. Quel terrible méfait préparaient-ils ? Il se coula à leur suite, réalisant soudain que seule sa pensée glissait entre les façades aveugles. Le rêveur ne ressentait aucune sensation nocturne habituelle, ni le froid, ni l’humidité ou la fraîcheur, ni le vent qui soulevait des tourbillons de poussière entre les murs de torchis. Il se déplaçait comme dans un songe… seulement rien dans cette filature ne ressemblait à l’état de sommeil ; il vivait là une sorte d’hallucination éveillée, assistant à une vilénie qui se perpétuait à des milles de l’endroit où son corps reposait, en sécurité, sous la protection du Premier.
Bientôt, avec angoisse, il reconnut l’endroit pour s’y être rendu à de nombreuses reprises lors de son séjour dans la cité des miroirs. Un vaste terrain nu entourait la maisonnette du dispensaire. Derrière une palissade de joncs tressés, Sans-nom savait y découvrir le jardin des simples de l’unique propriétaire de cet îlot béni des Inconstants. Sous le toit pentu, recouvert de lauses, on apercevait une faible lueur par la lucarne de l’étage. Le pan de cuir qui en fermait habituellement l’accès battait librement sous les risées capricieuses. Les gorgys s’approchèrent du mur en bois, badigeonné d’azur. Ils tirèrent de sous leurs chasubles brunes de longs stylets qui jetèrent des éclats meurtriers puis ils disparurent à l’intérieur de l’habitation. Comme à son habitude, la shaïa Malahirava Nashiréa n’avait pas jugé bon de clore le battant de bois qui lui servait de porte de peur qu’un miséreux ne puisse être secouru à temps. Sans-nom les avait précédés dans l’unique pièce du rez-de-chaussée. Le Négus tenait parole ; la mort marchait aux côtés de ses messagers. Sur sa couche, le garçon se retourna plusieurs fois. Il s’agitait, englué dans ce drame.
Rien n’avait changé dans l’ameublement ni la disposition du dispensaire. Contre les murs, des étagères abritaient des bocaux, des vases et des pots contenant décoctions, poudres et sirops, herbes et remèdes, des manuscrits et de nombreux objets insolites dont on ne devinait pas l’utilité au premier abord. Des patères supportaient tuniques, blouses et manteaux. Des trépieds, une simple planche sur deux tréteaux, de grosses poteries ventrues, trois coffres de voyage, aux imposantes ferrures, reposaient sur une jonchée de paille proprement entretenue. Deux larges encensoirs ajourés, couverts de symboles entrelacés, pendaient au bout de chaines fixées à une poutre au centre de la pièce. Dans un coin, plongé dans l’obscurité, le garçon aperçut un corps allongé sur une simple paillasse. Une couverture en laine grossière le recouvrait.
« Allélian ! » Sans-nom tenta de crier le nom du Protecteur devenu Nesn-Lces, après avoir refusé de rallier le Clan du Léovard pour ne pas se séparer de la petite Mère des clans. Rien n’y fit. Comment s’interposer entre les assassins et l’Homme Gris ? Mille pensées s’entrechoquaient dans son esprit enfiévré. Pendant qu’un premier Rat se dirigeait vers l’escalier étroit menant à l’étage, ses acolytes s’approchèrent prudemment du dormeur.
« Allélian, éveille-toi ! » supplia en pensée le garçon. Mais la silhouette assoupie ne paraissait pas avoir perçue l’imminence du danger. Le malheureux allait être proprement assassiné sous ses yeux. Qu’était-il finalement sinon un Tisseur d’Onirie entraîné dans une aventure qui le dépassait totalement ? Agir …, là-bas, dans la cellule du Val de Lune, les doigts du fils de Tyrson le Gris, le doyen des Façonneurs de Rêves, s’agitèrent follement…
Si Sans-nom ne pouvait intervenir physiquement, l’Onirie, elle, remplirait cet office. Le bras des assassins se levèrent pour frapper comme un feu embrasa la masure. Sa violence brula les rétines sensibles des gorgys. Ils poussèrent de petits cris effrayés, reculèrent en tentant de protéger leurs yeux avec leurs doigts griffus.
C’est alors que le Nesn-Lces Moldis bondit de sa couche. Il déploya une impressionnante stature, brandissant la Khanna au métal bleui qui ne le quittait jamais. Une simple culotte ceignait sa taille. Des muscles longilignes roulaient sur la charpente osseuse à la peau grisâtre. Comme un fou furieux, il se jeta sur les petites créatures recroquevillées avant même que l’onde putride ne le submerge entièrement. Faisant fi de l’infection mentale, le Protecteur Gris abattit son fer et faucha chaque vie au bord de l’écœurement. La Khanna décapita le premier Rat, tranchant dans le même élan les doigts osseux. Il poursuivit sa course et fendit le second de l’épaule à l’aine.
Venant de l’étage, un bruit sourd attira son attention. Il rugit et se précipita vers les marches branlantes. Hurlant d’affreuses imprécations, le Mystic heurta brutalement le pan en bois, ébranlant l’assise même de la demeure. En trois bonds il franchissait l’escalier, repoussait la tenture colorée d’un large geste.
Allélian fit irruption dans la petite mansarde, parfumée de senteurs de rose et de chèvrefeuille. La scène qu’il découvrit alors le figea sur place. Le long sabre traditionnel reflétait les rais de lumière qui virevoltaient autour de la Mère des clans. Ils répandaient sur le plancher des larmes vermeilles. Contre le mur, sous la mansarde, un gorgy gisait dans une posture absurde tel un pantin désarticulé. Des filets de sang s’épanchaient de son front, de ses narines et de sa bouche. Un stylet gisait à proximité mais il était bien incapable de s’en saisir. Une large tache sanguine révélait l’endroit du mur qu’il avait heurté violemment. Bien qu’il fût apparemment neutralisé, Allélian, le visage fermé, plongea sa lame dans le justaucorps en cuir. Il la retira d’un geste ample puis il cracha sur la créature. Un voile d’inquiétude chassa alors son masque de haine. Il se pencha vers Nashi, assise sur le lit bas. Des langues lumineuses, des globes à feu, minuscules, des étincelles soulignaient la douceur du visage poupin, la finesse des lèvres et la petite fossette obstinée qui dévoilait un caractère volontaire.
La Mère des Clans ouvrit les yeux – qu’elle avait d’un gris très clair – et lui sourit avec bonté.
—C’est l’Enfant, mon ami, murmura-t-elle doucement, notre Maître-Dragon. Il maîtrise les Vents à présent. Il nous met en garde. Ce cher petit a bien grandi ; il se porte à merveille et nous souhaite une fin de nuit plus agréable.
Le Mystic Moldis porta la main droite à hauteur de son cœur. Il inclina la tête à l’Invisible. Une joie enfantine agitait le colosse. Leur Eliathan était venu au secours de sa chère Nashie, respectant la promesse engagée. Son imagination s’enflamma. L’enfant d’Yr’At’Thiel protégeait les siens. Rien ne pouvait le rendre plus heureux. Les lèvres de la Matriarche poursuivaient un dialogue lointain, par-delà l’espace. Il se délecta de cette radieuse vision, fier de Celui qui portait l’espoir du Peuple Gris.