Livret deux : Le Val de Lune.
Chapitre sept : Le rêve (2). Lorsque Sans-nom s’éveilla, tard dans la matinée, il ne prit pas le temps de déguster les petits pains dorés et le verre de lait glacé posés sur une table dans l’antichambre. S’habillant à l’emporte-pièce, le garçon gagna le jardin lunaire où Arthus passait le plus clair de son temps à dorloter chaque pousse, la moindre fleur, le plus insignifiant arbrisseau. D’ailleurs, il le trouva accroupi auprès d’un tapis de silènes qui cascadaient sur des rochers moussus veinés de paillettes de mica. Le jardinier leur parlait à voix basse en redressant les courtes tiges des jeunes boutons floraux. Sans-nom s’approcha à pas feutrés, bouillonnant à l’intérieur.
—Vous n’avez pas le pas léger, Fils des Hommes. Inutile d’essayer de surprendre votre serviteur. Avez-vous bien dormi ?
—Oh, Arthus, vous n’êtes pas drôle. Si vous saviez…
Dépité de voir sa ruse éventée, l’Eliathan roula au sol, sur le doux gazon. Le menton callé au creux des paumes réunies, il observa Arthus qui arrachait avec délicatesse quelques brins d’herbe rebelles. Le grand homme portait un tablier en cuir crotté, déchiré à divers endroits, sur son habituelle tunique multicolore. Un chapeau à large bord, décoré d’une longue plume cendrée, dissimulait la chevelure poivre-sel. Le silence s’éternisa au grand désespoir de Sans-nom que le détachement coutumier d’Arthus irritait régulièrement.
—Vous ne voulez pas savoir ce qui m’est arrivé cette nuit…
Les yeux gris se posèrent sur lui avec étonnement.
—Allez-vous, mon garçon, m’en laisser le choix ? Je vous écoute avec une extrême attention.
Il reprit son labeur. Sans-nom se lança dans un long récit. Il avait encore un peu de difficulté à croire que sa visite au dispensaire de Galadorm ait été bien réelle, qu’il soit intervenu afin d’empêcher l’odieuse machination. Sa mémoire ne lui fit pas défaut. Il rapporta mot à mot sa conversation avec la Shaïa Malahirava Nashiréa. Au fil du récit, il bondit sur ses pieds, mimant l’attaque du Mystic Moldis, s’indignant et s’étonnant dans une même envolée de gestes et de voix. Le jardinier grattait la mousse avec une griffe métallique, redressait les grappes violines avec précaution sans montrer un quelconque intérêt pour le conteur. Finalement, l’adolescent se planta devant lui, les mains sur les hanches. Largement ouverte à l’encolure, la chemise pendouillait sur ses fesses. Il n’avait pas pris la peine de chausser de souliers et ses joues s’enflammaient sous l’émotion.
—Qu’en pensez-vous ? Est-ce que j’ai rêvé ? Tout était si réel. Mon imagination m’a-t-elle joué des tours ?
Le jardinier se redressa pesamment. Il s’essuya les mains sur le pan de cuir. Puis son visage s’adoucit, ses sourcils épais formèrent une pointe.
—Vous vivez au Domaine. En ce lieu, rien n’est vraiment impossible. Ainsi, alors que vos amis étaient en grand danger, vous avez trouvé le moyen de leur venir en aide.
—Mais… mais je ne savais rien de …
—Le Val, lui, en a pris connaissance. Rappelez-vous, lorsque vous viviez en Forêt de Brye, n’avez-vous pas été le témoin de phénomènes étonnants, voire dérangeants, effrayants ou déconcertants, qui bouleversaient les règles les plus élémentaires de la réalité même.
Le visage de Sans-nom se figea sous une profonde réflexion.
—En effet, je n’y ai jamais vraiment songé mais je parcourais les boisées sans être importuné par des ronciers ou des taillis trop touffus. Des sentes s’ouvraient devant moi pour se refermer aussitôt. Ce n’était pas le cas de Tibelvan et de Suzy. Combien de fois me l’ont-ils reproché ! Et vous croyez que le Domaine de la Dame de la Ronde des Arbres facilitait mes allers et venues ?
—Le Domaine des Premiers n’est pas uniquement un havre de paix et de sécurité ; mais une entité secrète qui recèle de nombreux pouvoirs et une farouche volonté à combattre les mécréants lorsque l’occasion se présente.
Sans-nom jeta des regards incertains vers les brumes environnantes. Penser que le Val était en quelque sorte vivant et conscient de sa présence le rendait mal à l’aise.
—Alors je n’ai pas imaginé mon escapade, n’est-ce pas ?
—J’en ai bien peur, approuva le jardinier en l’entrainant, la main posée sur son épaule. Seulement vous auriez pu vous contenter d’assister à l’assassinat de la Mère des Clans. Votre initiative a sauvé vos amis, soyez-en convaincu !
Ils approchaient d’un porche entre les feuillages cuivrés de plantes ligneuses aux baies rouges qui grimpaient jusqu’aux premiers balcons de la cité dans la montagne. Une lanterne éternelle en éclairait le seuil. Arthus saisit l’anneau. Avec douceur, il poussa son hôte devant lui.
—Vous avez fait preuve d’un courage certain, Fils des Hommes. Nombreux sont les braves qui en de telles circonstances n’auraient pas réagi avec cette clairvoyance. Le Val vous a offert là un cadeau d’une inestimable valeur. A présent, à vous de savoir l’utiliser à bon escient. Durant votre séjour, les voyages oniriques peuvent vous aider à mener à bien votre quête.
Sans-nom s’arrêta net. Arthus manqua le percuter. Le gardien souleva la lanterne et éclaira le visage du garçon où se lisaient des émotions contradictoires.
—Vous… vous croyez que… que je peux visiter d’autres personnes … consciemment. Que je peux leur parler ? Les avertir des menaces qui rodent ?
Arthus se gratta la barbe épaisse : « Laissez-moi réfléchir. Ce qui s’est produit une fois a beaucoup de chance de se reproduire. Essayez, que risquez-vous ? Si le Val a agi de la sorte, il semble logique qu’il ne s’opposera pas à votre souhait. »
Le garçon poussa un cri de joie puis il se jeta dans les bras du grand jardinier.
—C’est formidable. J’essayerai dès ce soir.
Un peu surpris, le gardien posa précipitamment la lanterne. Il écarta à bout de bras le garçon qu’il dominait de la tête et des épaules.
—Avez-vous mangé ? Je parierai que non. Allons. Ensuite je vous mènerai aux Salles de Veille.
Sans-nom se laissa entraîner sans protester. Dans son esprit enfiévré, une foule de projets se bousculaient. Mais l’un d’eux lui tenait à cœur. Sa seule évocation le transportait de bonheur. Sa première « visite » serait pour la Fille des Vents ; sur ce point, il n’avait pas le moindre doute.
La crème dégoulinait de la commissure de ses lèvres. Assis sur le banc de pierre, le Tisseur buvait longuement le lait glacé aromatisé à la rose sans se demander d’où il provenait. Le gardien restait évasif pour ce genre de questions. Il releva la tête d’un coup : « Comment agit-on pour se transporter en rêve jusqu’à la personne désirée ? »
—Voilà qui demande réflexion ! Je n’en ai pas la moindre idée. – Devant l’apparente déception de son interlocuteur, Arthus enchaîna rapidement. – Le Val y pourvoira. S’il a voulu que vous interveniez la nuit dernière, il agira de même dans l’avenir. Sollicitez son aide, cela devrait suffire.
Le Gardien possédait un esprit pratique, résolument optimiste. Il n’envisageait jamais de complications possibles, du moins de ce que Sans-nom avait eu le loisir de constater durant les longues heures partagées dans le jardin. Le garçon reporta son attention au-delà de la verrière à losanges colorés. La pièce était de dimension réduite, sentait la poussière et surplombait le jardin de quelques centaines de pieds.
—Si vous avez terminé mon garçon, il serait temps d’y aller. Les Salles de Veille ne sont pas toutes proches et votre serviteur a encore quelques tâches à accomplir avant la nuit.
—Bien, Arthus. Je vous suis.
Sans-nom frotta ses mains pour en chasser les miettes. Après avoir lacé ses chausses qu’il avait pris soin de récupérer, il courut derrière le halo de lumière épousant la massive silhouette qui s’éloignait déjà. Ils se dirigèrent vers le cœur de la montagne. Les salles s’espacèrent, les tunnels rétrécirent. Le silence étouffait les lieux. Lorsqu’ils traversèrent le vestibule du fameux Portail, le médaillon que Sans-nom portait à même la peau s’échauffa brusquement. Le garçon jeta un coup d’œil en biais vers la sombre porte monumentale et le blason profané. La voix d’Arthus résonna alors lugubrement. Elle le fit sursauter. Mais le Gardien ne ralentit pas l’allure pour autant.
—Ne cherchez pas à franchir ce seuil. Le maître en a clos l’accès il y a bien des cencycles … à notre arrivée au Val, si j’en ai souvenir. Il n’y a rien de bon au-delà. Allons, les Salles ne sont plus très loin à présent.
Ils parvinrent dans une succession d’artères voutées, d’alcôves, de réduits et de niches qui baignaient dans une luminosité océane, émanant des parois elles-mêmes. Une multitude d’objets encombraient les lieux. Au premier regard, Sans-nom se persuada qu’ils provenaient de lieux et d’époques différentes. Une véritable caverne aux trésors. Cela ressemblait en mille fois plus important aux caches du Petit Peuple de la Sylve qu’il avait visité en compagnie de Sil’Léal, au sein des nids de Brye. Après plusieurs recommandations que Sans-nom oublia très vite, le Gardien s’en retourna à ses activités hautement importantes. Il laissa le garçon seul, vagabonder dans le dédale. Le Vieil Homme désirait qu’il retrouve un mystérieux coffret. La tâche lui sembla brusquement insurmontable. De toute manière, c’était là un bon moyen de tuer le temps jusqu’au crépuscule et ses retrouvailles avec la Fille des Vents.