L’eau glacée lui montait jusqu’aux cuisses, noire et visqueuse. Des racines se déployaient autour de lui. Elles ne lui offraient qu’un étroit passage où il se glissa avec d’extrêmes précautions en écartant le fin rideau radiculaire. L’obscurité était presque totale. Sans-nom réprima un frisson. Il se força à progresser à l’aveugle, mains en avant. Soudain le sol se déroba sous ses pieds. Désespérément, le garçon s’accrocha au lacis à sa portée, réprimant un cri. Du pied droit, il tâtonna jusqu’à rencontrer un support qu’il supposa être une racine maîtresse immergée dans l’eau glacée. Elle était suffisamment imposante pour qu’il s’y repose sans qu’elle frémisse sous son poids. Ainsi, se raccrochant des deux mains, avec maintes hésitations, il progressa dans l’étroit boyau et émergea peu à peu de l’étreinte liquide. La racine sur laquelle il reposait accroupi possédait des dimensions proprement monstrueuses. Autour de lui, le réseau filandreux des radicelles s’évasait comme une voute souterraine. L’air vicié lui tira une quinte de toux. Sans-nom claquait des dents sous la morsure du froid. Pourtant il se sentait en sécurité. Dans un silence de cathédrale, l’enfant s’assit en tailleur. Il serra les bras autour de son manteau gris dégoulinant. Puis il souffla entre ses mains jointes à plusieurs reprises.
— Allonge-toi, enfant d’Yrathiel. Vieux Saule va te réchauffer… si tu l’y autorises.
La voix rauque du Sylvestre se répercuta en échos. Sans-nom tendit l’oreille car la curiosité l’emportait sur l’inconfort de sa situation. Sans une hésitation, il étendit les jambes, ôta le paquetage qu’il déposa sur son ventre et cala sa tête contre l’écorce pâle. La cuirasse le gênait un peu mais il s’y résigna. Pas question de la retirer. Ses mains agrippaient le sac à bandoulière et jouaient avec le rabat en peau et la boucle d’argent. Peu à peu, une douce chaleur s’insinua dans ses membres. Il vécut alors un long moment de béate somnolence.
— Bavardons un peu, veux-tu. Ainsi nous voilà enfin réunis par la volonté des Inconstants.
Sans-nom s’esclaffa intérieurement. Il est vrai que la situation prêtait à sourire. Tant d’heures passées à espionner ce Premier-Né. Tant d’énergie dépensée à élaborer des plans pour lui dérober son bien. Sans-nom éprouva une brusque bouffée de honte et rougit. A posteriori, il n’était pas fier d’une si misérable intention. L’ogre de Brye se portait à son secours sans lui réclamer des comptes. Cette pensée lui devint soudain intolérable.
— Je ne pouvais savoir, s’excusa l’enfant penaud.
— Que je n’étais pas cet affreux croquemitaine que tes petits camarades de la Sylve t’ont si aimablement dépeint. Certes, avec de tels partenaires de jeu, il t’était difficile d’avoir une saine vision des choses. De méchants petits drôles ces lutins, je ne les ai jamais aimés. Trop irrévérencieux à mon goût. Toutefois ils me le rendaient bien, les gaillards. Une manière comme une autre de passer le temps, vois-tu ! Pour un Premier-Né s’entend !
— Mais pourquoi vous montrer si cruel envers les habitants de Brye ? Je vous ai vu…
— Oh ! et qu’as-tu vu ? Il est de mon droit de ne point souffrir la compagnie d’autres créatures. Je réclame le silence et la paix des Ages – Après une courte absence, Vieux Saule reprit sur le ton de la confidence - Il me faut protéger un certain trésor contre les intrus et je n’ai guère le choix des moyens, tu en conviendras.
— Je ne comprends pas, murmura l’enfant.
Un rire clair dériva autour de lui. La chaleur s’accentua. Peu à peu Sans-nom eut la sensation de s’éloigner loin, très loin de la réalité. L’enfant disparaissait au sein de l’aubier ligneux, enchâssé dans un écrin de lumière qui libéra son esprit de toute contrainte physique. Apaisé, Sans-nom flottait au cœur de la sève primale.
— Vous auriez pu m’accueillir avec bienveillance et nous aurions fait connaissance, constata Sans-nom en soupirant. Que de temps perdu ! Nous aurions pu être amis.
— Comme voilà de bien charmantes pensées. Sans doute… et après. Il m’aurait fallu assouvir ton insatiable curiosité et répondre à mille questions. Oh, je te connais plus que tu ne le crois. Moi aussi, je t’ai observé. Ma vision s’étend bien au-delà de cette misérable combe où mon état végétal me contraint de vivre. Plus d’une fois, j’ai suivi tes courses, – Il rit de nouveau. – enfant d’Yr’At’Thiel. Depuis le premier jour sous nos futaies, j’ai assisté à toutes tes gesticulations d’humain…
Pour une raison qu’il ne sut préciser, Sans-nom s’en trouva agacé. Il estimait avoir été remarquablement discret aux abords de la combe. L’idée même qu’il ait pu être repéré par Vieux Saule l’irritait : « Merci pourtant de me venir en aide. »
— Oh pour ça, je paye ma dette envers notre Dame. Mais ne t’inquiète surtout pas. Là où je te conduis, ces démons ne pourront t’atteindre. Laisse-nous agir. Tiens, quand on parle du loup ! Gasthil, ils arrivent !
Une lumière crue aveugla Sans-nom. Soudain il se retrouva au côté du Maître des Arts Combattants, au centre de la combe. Dans le même temps, son corps inerte emporté au plus profond de la terre de Brye, vers le nord-est, enserré dans un étrange vaisseau de sève et de bois noble, par une volonté tutélaire qui avait assisté à l’éveil du monde.
Le corps nu, peinturluré pour certains de bleu et d’ocre, les guerriers des Hauts Fonds dévalaient la pente en braillant comme des démons. Ils brandissaient de courts épieux. Le Gasthil recula jusqu’à se fondre dans l’ombre de son imposant allié. Il brandit les deux poings d’où jaillirent des éclairs purs qui tranchèrent de larges sillons écarlates au sein des assaillants. La longue chevelure végétale frémit à son tour. Elle happa les plus téméraires pour balancer leurs corps disloqués dans les airs. Des dizaines d’hommes-poissons moururent ainsi. Foudroyés, brisés, écrasés. Puis l’assaut se tarit. Les quelques rescapés s’échappèrent du piège dans un silence humiliant. Alors le Maître des Arts Combattants s’avança à découvert. Il tenait une faux scintillante à la lame courbe d’une envergure incroyable. Tel un moissonneur, il acheva ceux qui n’avaient pu fuir. Par deux fois, les créatures marines s’élancèrent à l’assaut. Par deux fois, le Gasthil et le Sylvestre les repoussèrent au prix de la mort d’un grand nombre d’entre eux. Les corps s’amoncelaient sur la rocaille. Lors de leur troisième confrontation, le Maître des Arts Combattants se contenta de sa longue lame recourbée pour les maintenir à distance. Il se déplaçait calmement, avec une terrifiante assurance. La faux tranchait les chairs et les corps, éteignait les Flammes de Vie. L’effroi habitait les loups du Shawat Ras Lighors.
La rumeur enfla.
Au sommet de la dépression, des oégirs apparurent, portant de grands arcs d’if. Sans-nom n’en avait jamais rencontré de semblables. Ils étaient vêtus de pagnes courts à franges, parés de colliers savamment ciselés et de torques d’argent. Des bandeaux argentés ornés de plumes, rouges, jaunes, grises, retombantes ceignaient leurs longs cheveux blancs. Derrière eux, d’autres trainaient de lourdes barriques ventrues avec précaution. Ils en brisèrent le fond plat supérieur. Les archers y trempèrent les pointes en pierre. Par avance, l’enfant frémit, saisi d’un horrible pressentiment. La volée de flèches enflammées s’abattit sur Vieux Saule. Lorsque les premières pénétrèrent le feuillage, le feu d’Elme entra en action, embrasa les bras tentaculaires du Premier Né. Un hurlement bestial salua l’apparition ignée mais cette explosion de triomphe mourut presque aussitôt. Comme par magie, une puissante magie forte ancienne, les flammes s’éteignaient les unes après les autres. Plusieurs tentatives se soldèrent par un échec similaire.
Néanmoins, même si Vieux Saule semblait devoir échapper au sort du bucher, le poison d’Elme s’infiltrait en lui au fil des minutes. Sans-nom en sentit la morsure jusque dans sa chair. Son périple béat se transforma peu à peu en tourment. La douleur de mille petites aiguilles incandescentes brouilla la vision derrière des larmes de souffrance. Toutefois, le garçon entrevit les oégirs investir à nouveau les pentes. Il aperçut la massive silhouette rousse se porter au-devant d’eux. Le Gasthil se déplaçait avec une déconcertante fluidité. Il fauchait l’ennemi sans effort apparent. Secondé par le Sylvestre déchaîné, le Maître des Arts Combattants virevoltait et bousculait ceux qui parvenaient jusqu’à lui, menait une danse macabre qui semblait sans fin. De son côté, Vieux Saule veillait au grain. Il débusquait les quelques tentatives d’encerclement.
Malgré la douleur qui s’amplifiait, Sans-nom observait, fasciné, submergé par une admiration sans borne pour le géant taciturne. Il ne vit pas le lanceur mais l’épieu, qui pénétra l’orbite droite du Maître interrompant un temps sa chorégraphie. La faux se volatilisa comme il étreignait en titubant l’arme qu’il tenta d’arracher de son œil. Les oégirs s’enhardirent. Ils se ruèrent sur lui. Ses bras musculeux s’abattirent comme un étau sur eux et les étouffèrent contre sa poitrine. A présent, la fourrure fauve saignait de multiples blessures mais le gasthil combattait encore. Et encore. Horrifié, Sans-nom le vit disparaître sous un linceul frémissant. Finalement il ne bougea plus. Alors, une fois le gardien abattu, les hommes-poissons menèrent jusqu’au Vieux Saule leurs énormes barriques qu’ils fracassèrent à grands coups de hache. Juste avant qu’il ne perde de vue la combe, l’ultime vision qu’emporta l’enfant, ce fut celles des hommes-poissons qui gesticulaient comme des diables pour célébrer leur victoire parmi les volutes de fumée.
— Mon garçon, te voilà arrivé. Pour moi, un autre voyage bienheureux m’attend. Je suis ravi d’avoir pu t’aider à leur échapper.
— Mais vous vous mourez … Et Maître Gasthil ?
— N’aie aucun regret pour notre vieil ami. Il savait ce qui l’attendait en venant me retrouver. Ce destin, il l’a choisi en conscience, sois-en certain. C’est un brave. Pense à lui de la sorte.
— Je n’oublierai pas ce que vous avez sacrifié pour moi.
—- Oh, Vieux Saule ne t’en demande pas tant. Par-contre, tu rends moi un dernier service. Jadis notre Dame m’a confié un artefact antique. J’ai longtemps attendu qu’elle me le réclame mais telle n’était pas son intention et les cencycles se sont succédé nombreux depuis Marsangs.
Sans-nom se racla la gorge, mal à l’aise. La vision s’effilochait comme peau de chagrin. Après avoir tant de fois désiré le fameux trésor, voilà qu’il lui revenait de droit en de si tragiques circonstances. La voix lointaine du Sylvestre s’imposa de nouveau, à peine audible.
— Il ne faut pas que cette babiole se perde dans les cendres. Prends-en grand soin. Celui qui l’a fabriqué était un Dieu de bonté et de joie. Alors Vieux Saule compte sur toi pour en prendre grand soin, enfant d’Yr’At’Thiel.
— Je le garderai précieusement, l’assura Sans-nom.
En secret, il en fit le serment. En lui grandit une nouvelle inquiétude : Était-ce vraiment ce que la Dame de la Ronde des Arbres aurait voulu. Ils n’avaient jamais, aussi loin qu’il s’en souvienne, abordé ce sujet épineux.
— Adieu, mon garçon. Attention, ça va un peu secouer.
L’instant suivant, Sans-nom réintégrait un corps de chair perclus de douleur. A peine le temps de le réaliser qu’il fut projeté avec force vers l’avant. L’air frais le gifla. Une multitude de sensations désagréables l’assaillirent. Il se cogna violemment contre un obstacle, rebondit et s’étala sur un sol boueux. Il resta un long moment dans un état proche de la conscience, souffrant le martyr dans la moindre parcelle de chair, d’os et de peau. Bizarrement, l’emprise du poison se relâcha dès l’instant où il quitta la gangue d’aubier. Puis, graduellement, l’univers réinvestit l’espace autour de lui. Il perçut le souffle du vent, la fraicheur du sol et une foule d’autres rumeurs lointaines. Il geignit, esquissa des mouvements sporadiques, sources de nouveaux maux. Enfin, il ouvrit les yeux.
Le garçon se trouvait allongé dans un fossé, sur un tapis de boue et de bruyères chétives. Dès qu’il essaya de se lever, la nausée le submergea. La tête entre les mains, il tituba sur quelques pas. Des milliers de flammèches dansaient devant ses yeux. Il entrevit les vestiges d’une route pierrée envahie par les herbes folles. Au-delà, une lande rase et sinistre sous des cieux plombés. Puis Sans-nom s’effondra à nouveau et vomit. Son corps n’était plus qu’un brûlot que son esprit, terrorisé, préserva en s’enveloppant d’un tissage ombreux avant de s’abandonner. Bien plus tard, lorsqu’il émergea de l’inconscience, il faisait nuit. Le vent tourmenté hurlait sur la lande. Sans-nom se calla au sein du refuge duveteux, chaud et apaisant. La morsure du Feu d’Elme perdait de son intensité. Progressivement, sa jeunesse reprit le dessus. La nuit puis la matinée s’écoulèrent ainsi, sans qu’il ne bouge un cil. Finalement la faim le tira de sa torpeur. Il puisa dans les provisions préparées par le Gasthil. Le pâté de lièvre était succulent. La gelée lui coula sur le menton. Il s’en réjouit doucement. Puis il grignota plusieurs galettes, fourrées à la crème, en observant l’alentour à travers l’enveloppe brumeuse.
La grisaille de ces derniers jours d’Helver réduisait l’espace à une sobre monotonie. La Voie, rectiligne, traversait un paysage plat couturé de haies broussailleuses de petite taille et de tronçons de murets de pierres à l’abandon. Les parcelles irrégulières envahies d’herbes folles, courbées sous les bourrasques d’Eole. En dépits de ses tentatives, l’enfant n’arrivait pas à situer précisément l’endroit où Vieux Saule l’avait conduit. L’absence de relief à l’horizon l’intriguait ; il aurait dû apercevoir les monts d’Olfert, omniprésents dès que l’on quittait la lisière de Brye. Plus tard, il choisit de suivre l’étroit ruban de pierres brutes, bordé par deux fossés envahis de ronciers. Il marcha le reste de la journée en serrant les pans de son manteau contre lui, le capuchon rabattu sur la tête. Des pensées chagrines filaient, insaisissables, négatives. Quelques gouttes de la boisson sucrée qu’il découvrit dans une petite gourde en cuir suffirent à lui donner un regain de vitalité. Sagement, il économisa le présent du Gasthil. Jusqu’au soir, Sans-nom avança d’un bon pas sans rencontrer âme qui vive. Pour la nuit, il se réfugia au sein du tissage onirique que des années de pratique, sous les recommandations du Maître des Arts Combattants, rendaient spacieux et agréable. Un globe à feu lévitait près de sa jambe gauche repliée. Il fournissait une douce chaleur et une lumière diffuse. Sans-nom s’endormit après avoir chichement dîné, l’esprit apaisé.
Deux jours durant il progressa ainsi. Sur le chemin, Sans-nom cueillit des baies noires d’orgillier. Il longeait ce qui, autrefois, avait pu être une haie régulièrement arasée, laissée aujourd’hui à l’abandon dans un fouillis de broussailles indescriptible. Avec avidité, l’enfant engloutit les petits fruits à maturité, sucrés à souhait. Son rythme s’en trouva contrarié. De plus la route empierrée disparaissait parfois sous l’avancée de l’aubépine, du sureau et de l’églantier, du coudrier et du chèvrefeuille. A plusieurs reprises, il choisit de contourner les taillis. Il gagnait alors la lande bocagère où il progressait avec moins de difficulté. La voie empierrée restait pourtant son fil d’Ariane. Il s’y cramponnait avec obstination.
Surmontée de ruines érodées, la butte se détachait à l’horizon. La forme régulière en bol ne pouvait pas avoir une origine naturelle. Les bases hexagonales de l’édifice abattu luisaient sous les risées du pâle soleil d’Helver. Sans-nom s’arrêta à distance pour l’observer. Les pans de murs vitrifiés du Liz renvoyaient des reflets sinistres d’une noire obsidienne. A présent, même si cela paraissait inconcevable, l’enfant d’Yrathiel pouvait mettre un nom sur la contrée désertique qu’il traversait : les champs d’Ylvert. Si lointains à l’est de Brye que cela en paraissait inconcevable. Sans-nom réalisa qu’il se trouvait à plus de vingt lieues de sa chère forêt, qu’il foulait depuis des jours les décombres d’un puissant royaume des Temps Anciens.
Jadis, sur cette lande devenue aride s’élevait l’Elioshat, le jardin des façonneurs de l’Ether, dont seules subsistaient quelques Chansons et les ruines des citadelles de verre. Sans-nom fouilla sa mémoire à la recherche de quelques brides de savoir. Des terres abandonnées qui s’étendaient au nord de Garoth, la cité-marchande. Il dut reconnaître que, sur ce point, ses connaissances étaient bien maigres. Lors des veillées, Maître Sol’Déorm avait bien-sûr évoqué les ruines maudites des Liz noires. Des histoires d’âmes errantes et de sombres maléfices dont le jeune garçon raffolait quand, installé au chaud devant l’âtre, il dévorait des pâtisseries. Elles semblaient beaucoup moins agréables à côtoyer d’aussi près. La route qu’il suivait depuis déjà trois longs jours le menait logiquement vers l’une des baronnies du Pays d’Art. A moins qu’elle ne l’entraîne du côté du levant et le mystérieux pays Shum. En pressant le pas, il laissa derrière lui l’ombre du passé avec soulagement.
Les ainés d’Elioshat furent, selon les Légendes, les derniers hommes à manipuler les courants éthérés : des Façonneurs. Selon la rumeur, certains se fourvoyèrent lors de terribles pratiques de magie noire. Les Protecteurs Gris, eux-mêmes, vinrent y mettre bon ordre et rasèrent leurs sanctuaires sacrilèges.
« Seulement plusieurs d’entre eux réussirent à fuir vers le Nord » murmura un soir le Nain Archiviste, les yeux rivés sur le feu dansant dans l’âtre. Sa voix se perdit dans le souffle du brasier puis il murmura à deux reprises « Pour le plus grand malheur que connut le monde d’Alors ». A la suite de quoi, il demeura muet, plongé dans de moroses pensées. Bien que brûlant d’en connaître davantage, le jeune disciple n’osa pas interrompre son recueillement. Jamais plus il n’en fut question. Les regards noirs que Maître Sol’Déorm lui lançait chaque fois qu’il essayait d’aborder ce sujet finirent par avoir raison de sa curiosité. Avec le temps, il en oublia même cette anecdote. Que voulait donc sous-entendre le Nain ? Quel terrible secret reposait dans ces ruines abandonnées ?
Ce jour-là, il marcha plus longuement dans le crépuscule naissant. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut incapable de déceler les pièges de la route traitresse. Vite il se réfugia au sein de l’Onirie, persuadé d’y être hors d’atteinte des spectres nocturnes. En rangeant son paquetage, il découvrit un drôle d’objet dans l’une des poches du justaucorps en cuir souple qu’il portait depuis son départ de Brye. Il ne se souvenait pas l’y avoir glissé. C’était un court pipeau à six trous, en métal doré, d’une extrême légèreté. L’enfant l’examina avec attention recherchant la moindre marque attestant de son origine mais il n’en trouva aucune. Sa surface était lisse, dépourvue de toute fioriture. Puis il se souvint du mystérieux présent que lui avait offert Vieux Saule.
Lorsqu’il porta l’instrument à ses lèvres, ses doigts s’agitèrent hors de tout contrôle. Puis son souffle investit le tuyau. Alors s’égrena une fugue joyeuse, au thème complexe qui, finalement, se chevauchait avec harmonie. Un long silence suivit l’ultime note. L’enfant contemplait le pipeau avec émerveillement, se sachant proprement incapable d’une telle virtuosité.
« Cette musique apporte la sérénité et la joie au fond des cœurs, songea-t-il. »
Il se sentait irrésistiblement attiré par la petite flûte. A trois reprises, il la porta à ses lèvres, laissa ses doigts vagabonder pour son plus grand bonheur. Il tenta d’autres accords mais en vain. C’était comme si l’instrument qui le guidait sur la trame mélodique ne connaissait que l’étourdissante ritournelle. Seulement, lors de ses prestations musicales, il ne prêta pas attention aux bruits étranges qui provenaient de la route.
Le lendemain, dans l’après-midi, il aperçut une fine colonne de fumée au-dessus des frondaisons. Sans-nom quitta la voie empierrée et profita d’un muret en partie éboulé pour s’approcher discrètement d’une ferme abritée derrière une palissade. Deux appentis au toit de chaume s’adossaient à un bâtiment en longueur. Ils donnaient sur une cour où s’ébattait de la volaille. Près de la margelle du puits, l’enfant aperçut deux cochons gris, allongés dans la boue. Un long léovard dormait devant la porte basse. Derrière la solide bâtisse au toit pentu, des vrols à la robe tachetée paissaient librement. Parmi eux, l’enfant compta trois paisibles lémoïds. A plusieurs reprises, un homme barbu, habillé d’une simple chemise et d’un pantalon en cuir, coiffé d’un chapeau à large bord, sortit dans la cour pour gagner l’une des réserves. Sans-nom hésitait. C’était le premier humain qu’il rencontrait depuis sa fuite de Brye. Demander l’hospitalité le tenta un instant mais les mises en garde répétées de ses Maîtres lui revinrent à l’esprit. Alors il y renonça et poursuivit sa route, l’âme en peine.
Le soir venu, il joua longuement. La joie sereine l’illumina à nouveau. Avant de s’endormir, il pensa à tous ceux qu’il aimait, qu’il espérait tant revoir un jour. Au matin, lorsqu’il quitta les lieux, le sol était jonché de pierrailles mais il n’y fit pas attention. En s’enfonçant davantage dans l’antique royaume d’Elioshat, les signes de présences humaines se multiplièrent. Il releva des traces de trafic sur la route. Là où des ornières profondes étaient comblées, la végétation élaguée pour permettre le passage aux attelages. Il croisa des troupeaux de moutons, de vrols et de liots en libre pâture, contourna plusieurs fermes fortifiées et aperçut des mamelons surmontés de leurs ruines d’obsidienne. Finalement, après huit jours de marche, l’enfant abandonna la route. Il craignait par-dessus tout de croiser un voyageur un peu trop curieux. La lande laissa place à un moutonnement de petites collines coiffées de bosquets touffus. Il rencontrait profusion de traces de gibier. Ses provisions allant s’épuisant, il chaparda avec habileté quelques œufs, venaisons, fruits et légumes sous les appentis des fermes à la nuit tombée. Il lui suffisait de s’habiller de brume pour se faufiler jusqu’au grenier en faisant bien attention de ne pas croiser des gardiens à quatre pattes. Puis le temps frileux se gâta. La pluie se déversa sur le pays, le laissant transi, dégoulinant, le moral en berne le soir venu. Deux longs jours durant, l’enfant resta cloîtré dans le cocon onirique. Il profita de la chaleur de sa création pour se reposer.
Pourtant, malgré une bruine incessante, Sans-nom continua son périple. Pour rejoindre Galadorm, se répétait-il sans conviction. Peu avant le milieu de la journée, comme il s’était réfugié sous la voute élevée d’une hêtraie, l’enfant d’Yrathiel découvrit une solide cabane isolée et inoccupée. Après une rapide inspection des lieux, il en oublia ce projet. Un âtre froid, de la poussière recouvrant généreusement l’unique table et la couche de fourrures, autant de signes qui l’assuraient que la cabane n’avait pas été occupée depuis de longs mois, voire plusieurs cycles. Alignés près de la porte, sous une étagère où trônaient quelques ustensiles de cuisine, trois tonneaux regorgeaient de nourriture : le premier d’aiguillettes longues d'une brasse, boucanées avec art, le second de pommes ratatinées et flétries, le troisième d’une bière ambrée à l’amertume soutenue. Au-dehors, il découvrit une réserve de bois, entassée avec soin. Un ruisseau bruissait dans un repli du sol, dépourvu des couvre-sols familiers aux sous-bois. Alors Sans-nom s’installa dans ce nouveau foyer. Au fond de lui, il était las de cette longue errance.
La pluie persista dix jours d’affilée. A l’intérieur de la cabane, le tisseur s’organisa, sans vraiment souffrir de cette solitude imposée. En inspectant minutieusement la vaste pièce, il découvrit plusieurs caches dissimulées sous le plancher. Elles renfermaient des provisions dans des poteries : jambons, lard, farine, graisse et foison de noix et de noisettes, ainsi qu’une réserve de silex, d’amadou, d’outils et de couteaux qu’il étala sur le sol à côté de l’âtre rougeoyant. Il délaissa les nombreux flacons d’alcool. De même, il remit en place les deux bourses rebondies qui contenaient une petite fortune en gals et en cuivres des baronnies. Sans-nom conversait à voix haute en de longs monologues, qu’il pimentait de rires et de chansons. Comme lui avait conseillé le Gasthil, le Maître des Arts Combattants, il s’entrainait quotidiennement à modeler l’Onirie. Il façonnait des merveilles, criantes de réalité, qui aurait ravi Tyrson lui-même. Le reste du temps, le garçon le passa à explorer les environs. Il rentrait dégoulinant et transi mais d’excellente humeur. Apparemment, la bâtisse était vraiment isolée. Sans voisins proches qui auraient pu remarquer une présence inhabituelle. Au début de son séjour, régulièrement, il lui arriva de jouer de la petite flûte. Pourtant, comme il n’arrivait pas à en modifier l’harmonique, il délaissa peu à peu cette activité.
Puis Torj chassa les froides ondées et installa la douceur, annonciatrice de la Saison des Grands Calmes. Sans-nom en profita pour pousser plus loin ses explorations. Il s’éloigna chaque jour davantage de la cabane. A deux lieues, au nord, il découvrit une ferme habitée par un couple et deux enfants. L’homme était râblé, large d’épaule, la pilosité fournie, sa femme, frêle et menue. Les enfants, un garçon et une fille, avaient à peine cinq cycles de vie. Plusieurs jours de suite, Sans-nom revint les observer avec curiosité. L’enfant solitaire se dissimulait dans les fourrés proches du champ qui cernait plusieurs solides bâtiments et remises en bois et en pierres. Il se méfiait des trois léovards qui ne quittaient pas le maître des lieux. Souvent, les petits jouaient dans la cour devant la demeure principale. Ils ne s’éloignaient jamais jusqu’à l’orée de la forêt. Durant sa septième visite, Sans-nom tomba presque par hasard sur un autel édifié à l’entrée du bois. Une pyramide de lourdes pierres brutes sur laquelle reposait un plateau en bois, le tout lié par un torchis blanchâtre. Une coupelle de lait et quelques galettes d’orge y avaient été déposées le matin même. Sans-nom resta un long moment à les contempler avec envie.
A la suite de l’Appel, le Petit Peuple, auquel étaient destinées ces offrandes, s’en était allé vers d’autres rivages plus cléments. Tout au long de sa route, Sans-nom avait croisé des nids abandonnés mais il se refusait à ravir ce qui était destiné à d’autres. Pourtant ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Grillées au feu de bois, les galettes embaumaient le taillis.
Cet épineux dilemme moral prit fin le jour où il découvrit un soc de charrue ébréché déposé au pied de l’autel. La coupelle et une tourte fumante reposaient sur la planchette. Sans-nom n’hésita que quelques minutes avant d’emporter l’ensemble. Il lui était venu une idée lumineuse. Tout labeur mérite un salaire, comme le pontifiait le Sieur Gallard par la voix de Tibelvan. De plus il commençait de se lasser de ses rations habituelles. En particulier les aiguillettes boucanées qui perdaient de leur saveur avec le temps pour ne conserver que le goût du sel. Le reste de la journée et une partie de la soirée, en façonneur aguerri, Sans-nom s’évertua à redresser le fer avant d’en restituer l’intégrité. Ce n’était pas là une mince affaire. D’abord le métal se rebella avec force contre l’intrusion. A la tombée de la nuit, comme l’épuisement le gagnait, il persista dans ses efforts. Avec application, il infiltra les fils de l’alliage pour en combiner les éléments aux essences oniriques qui l’environnaient de gerbes iridescentes. Finalement, lorsqu’il s’autorisa à savourer le délicieux pâté rond, garni de viande, le fer courbé brillait comme un sou neuf, intégralement reconstitué. Ensuite, repu, il s’endormit, épuisé mais heureux.
Petite Mère, je découvris là une nouvelle activité extrêmement divertissante et terriblement gratifiante. Dans l’ombre, j’œuvrais pour améliorer le rude quotidien des fermiers du Haut Pays d’Elioshat. Ce que je fis ensuite, je m’en étonne encore. J’en arrive à croire que cette idée nouvelle me fût soufflée à mon insu… mais par qui ? Nul doute que se nouait là un des fils de l’étonnant destin du Porteur d’Espoirs. Dès le lendemain, Sans-nom rapporta l’outil au pied de l’autel. A peine déposé, il ressentit soudain l’envie puérile de signer son ouvrage. C’était en réalité un geste terriblement humain. Alors il ramassa une belle feuille de chêne à proximité, la teinta d’argent en riant sous cape, puis la plaça bien en vue au centre de l’écuelle vide. Par la suite, il rendit fréquemment de menus services au fermier qui lui offrit en échange des mets délicieux.
Torj s’égrena au rythme des défis que lui proposaient les gens de la contrée car Sans-nom suspecta rapidement que les travaux requis ne provenaient pas uniquement de la propriété d’Irgent. En effet, les visites se firent plus fréquentes à la ferme en milieu de mois. Toutefois, le tisseur mettait un point d’honneur à accomplir les ouvrages les plus insensés. Ce qui lui permit de découvrir également d’inédites procédures de façonnage. Des hardiesses qui auraient, en un autre temps, soulevé un tollé d’indignations chez les respectables membres des Collèges d’Yrathiel. Mais Sans-nom adorait innover ; la joie simple, véritable, des bénéficiaires de ces créations le confortait au-delà du raisonnable.
Un soir qu’il s’acharnait à fabriquer une poupée pour la petite fille d’Irgent, prénommée Lulcia, à partir des brumes iridescentes flottant autour de lui, il conversait à voix haute : « Le temps est bien meilleur et la route est à nouveau praticable. Il faut que je me résigne à quitter la région pour gagner Talen ou Galadorm. Sûr que la voie pierrée mène à une grande cité, peu importe laquelle. J’aimerai tant visiter la cité des miroirs. De là, je trouverai une caravane qui acceptera mes bras. Et peut-être même atteindre Olt avant la fin des Grands Calmes. Ce serait merveilleux. Elie doit s’inquiéter. »
A la pensée de la petite Shaïa convalescente, le garçon poursuivit l’ouvrage avec ardeur. Ses mains brassaient les structures lumineuses avec délicatesse. Elles effectuaient des laçages extrêmement complexes qui l’amenaient à serrer les dents, le regard fixe. Sur ses genoux se dessinait une silhouette humanoïde encore imparfaite. Le garçon fronça des sourcils, entièrement absorbé par sa tâche.
« Voilà qui me convient mieux. A présent, offrons-lui un visage souriant. » Il mémorisa une vision mutine de la petite Lulcia. Grands yeux verts, taches de rousseur, petit nez retroussé, lèvres fines et longs cheveux cendrés. Son Vouloir esquissa les traits rieurs de l’enfant sur la poupée de brume.
— Je partirai dès que j’aurai terminé les roues du chariot. Deux jours, trois au maximum. Pour sûr qu’Elie sera contente de me revoir après cette longue séparation. J’espère qu’elle se porte mieux. Il faudrait que je lui rapporte un présent. Une fois à Olt…
« Tu ne dois pas te rendre à Olt. »
— Comment ? Qui a parlé ? s’écria l’enfant en écarquillant les yeux.
Les mains se figèrent en l’air. Il jeta un regard éperdu autour de lui. Il était seul.
« Je répète : tu ne dois pas aller à Olt ! Tu n’y es plus le bienvenu. »
— Qui est là ?
L’enfant d’Yrathiel tournait sur lui-même. La poupée de brume inachevée gisait sur le plancher. Il ne reçut aucune réponse.
— C’est vous n’est-ce pas ? Vous êtes accourue à mon aide lorsque le Gasthil m’a soumis à l’Epreuve du Souffle. Alors j’ai cru rêver mais vous êtes bien présente dans mon esprit…
« Et qui voudrais-tu que ce soit ? Écoute-moi, fils d’Yrathiel, et arrête donc de trembler comme une feuille. Pour le moment, reste où tu es, tu y es en sécurité. Son ancien propriétaire se balance au bout d’une corde sur la place de Gravel. Le malheureux ne viendra pas réclamer son gîte de sitôt. »
— Vous êtes vraiment celle qui m’a aidé dans les cercles de Pierres, le jour où le Gasthil m’a joué ce si vilain tour.
« En effet, je suis Celle qui veille sur toi depuis ta naissance. Enfin n’exagérons pas non plus. Je n’ai pas que ta petite personne à préserver des embûches de l’existence. Et, ces derniers temps, je m’occupe d’un grand nombre de mortels. »
Profondément troublé, Sans-nom se rassit sur le tabouret. Il ramassa machinalement la poupée qu’il posa sur ses genoux. Une multitude de questions s’entrechoquaient dans son esprit. Pourtant une seule surgit des lèvres sèches, dans un souffle.
— Qui êtes-vous ?
« Ce serait trop long à t’expliquer. Je te le répète, je n’ai guère de temps à te consacrer. Alors écoute-moi avec attention. Si tu vas à Olt, tu te précipites au-devant de graves périls. Pour l’heure, Tavos me semble une meilleure option. J’y mènerai tes amis d’ici la fin du cycle. Le Mystic Mondolini te sait en vie. Il fait son possible pour te retrouver. Tu as beaucoup de chance d’avoir de si fidèles compagnons, crois-moi. »
— Mais que s’est-il passé ? Le Concile des Mères ne permettrait pas qu’on leur fasse du mal !
« Ecoute, te dis-je, sans m’interrompre. Quand tu quitteras ce refuge, choisis la route qui passe derrière la ferme d’Irgent, celle du nord. A la Croisée, prends la direction de Galadorm, la cité des Miroirs. Ah, une dernière chose, évite de manipuler l’Ether à tort et à travers. Tes petits bricolages produisent leur effet. A force, ils risquent d’attirer sur toi l’attention du Mur. »
— Pourquoi ne pas m’aider à rejoindre Tavos ?
« Tu dois accomplir seul ce périple. J’interviens déjà suffisamment dans cette histoire en prenant des risques considérables. Tu n’ignores pas que je ne suis pas la seule que tu intéresses. Agis avec discrétion. Ta venue sur le continent a mis en branle des puissances qui nous dépassent, toi et moi. N’aie crainte, je garde un œil sur toi, MON ENFANT. Maitre Tyrson serait fier de son fils s’il te voyait ! »
— Comment ? Mon père ? Vous le connaissiez ?
« Il fut un temps où je veillais sur lui également – La voix se chargea brusquement de pluie. – Il est grand temps que je te quitte. Est-ce qu’Elyssandre t’a confié un objet avant de quitter ce monde ? »
— Qui est Elyssandre ?
« La Dame de la Ronde des Arbres, ta protectrice, mon garçon. Tel était son nom jadis. »
— Elle m’a abandonné, gronda l’enfant soudain hargneux.
« Oh, ne la condamne pas aussi rapidement. Elle n’avait pas le choix. Il le fallait. Pourtant j’aurai cru qu’elle… J’ai donc fait erreur. Les résonnances sont parfois trompeuses au sein de l’éther. Il m’a semblé l’entendre s’éveiller… N’en parlons plus. Promets-moi d’être prudent à l’avenir. »
Le silence s’installa dans la cabane. Sans-nom eut beau solliciter l’inconnue, elle était bel et bien partie. Qui se cachait derrière cette voix éthérée, attentionnée, où perçaient par brèves fulgurances une émotion excessive ? Il repensa longuement à leur conversation. Il s’échina à en démêler l’écheveau sans y voir plus clair. Une chose était certaine. La prudence la plus élémentaire s’imposait. Quant à partir maintenant ou attendre encore ? Il hésitait, indécis.
Tard dans la nuit, il termina la poupée.
Le hasard, ou sans doute un destin capricieux, choisit à sa place. Le lendemain, Sans-nom déposa la jolie poupée près de la barrière de la ferme d’Irgent. La joie pure que son cadeau provoqua chez la petite fille, chassa les ombres qui le hantaient depuis la veille. Sur le chemin du retour, le son aigrelet de clochettes et de fifres lui parvint à travers les halliers sans éveiller de nouveaux tourments. Juste un peu de curiosité. Grâce au Gasthil et à Maitre Sol’Déorm, le garçon s’était longuement préparé à une nouvelle confrontation avec les séides du Mur. Il occulta son esprit. Ensuite il se glissa jusqu’aux abords du chemin, en contrebas, allongé dans les herbes hautes. Le souffle putride glissa sur lui. Un grand calme l’habitait. Là, à cinq foulées, des Convertis se dandinaient dans leurs longues robes jaunes. Des cagoules épointées dissimulaient leurs traits. Il compta vingt-trois pénitents dont quatre seulement portaient d’étroites chaines aux chevilles qui limitaient leurs déplacements. Cinq hommes-rats veillaient sur eux. Aucun musicien n’était visible. La vague fangeuse revint une seconde fois, puis une troisième. Une course vaine. Elles ignoraient le garçon aplati à l’abri d’une haie d’aubépines. Une longue épée lacée dans le dos, un cavalier Toroch ouvrait la procession ; un second fermait la marche. Depuis que certaines Commanderies Grises interdisaient l’odieux trafic humain, il était fréquent de rencontrer des mercenaires de l’Empereur aux côtés des Convertis du Mur. La longue file d’encagoulés s’éloigna lentement.
Le soir même, Sans-nom préparait le long voyage vers le Nord. Il tria les réserves, s’appropria les deux bourses remplies de gals et de cuivres des baronnies, conserva le coutelas que le Gasthil lui avait donné, la nuit de l’Appel. La lame était large, à double tranchants. Elle permettait de frapper d’estoc avec facilité. Il rangea la cabane avec minutie, effaçant la moindre trace de son séjour. Il nettoya l’âtre puis déposa quelques bûches et brindilles sèches sur la pierre grise. Il dormit d’un sommeil sans rêve. L’aurore pointait à peine qu’il quittait la clairière d’un bon pas, le paquetage léger placé en bandoulière dans son dos, le long manteau reposant dessus en travers.
C’est avec un petit serrement au cœur qu’il contourna la ferme d’Irgent. L’apprenti façonneur n’avait pas achevé les travaux déposés par le fermier. Il en avait mauvaise conscience. La petite Lulcia lui manquerait mais il ne pouvait plus attendre. Si, sur le chemin, les gorgys l’avaient surpris, aurait-il réussi à s’échapper cette fois ? Il était décidé à rejoindre au plutôt Galadorm la bien nommée comme lui avait conseillé sa mystérieuse bienfaitrice. Le ciel était bleu, sans nuages. L’air, agréable, bourdonnait de myriades d’insectes. Des murets bordaient la voie entretenue, pierrée du cycle. Valérianes, pariétaires, joubarbes et orpins couvraient de leurs petites fleurs blanches, rosées et jaunes les mousses et les lichens. Sans-nom se sentait simplement heureux. Il monologuait à voix basse sur son futur périple. Ainsi il marcha jusqu’à tard dans l’après-midi sans croiser quiconque avant de se restaurer à l’abri d’un petit bois de frênes. Il dégusta les galettes de méteil, gorgées de miel, préparées par la fermière. Agrémentées de quelques oignons frits et d’un petit fromage rond aux aromates. Cette nuit-là, la fugue s’évada du cocon de brume pour peupler l’obscurité d’étranges frémissements. Lui ne devinait pas ce qui s’agitait au-dehors.
Au fil des jours, des champs de céréales envahirent les parcelles labourées. Le relief devint plus accidenté. Il progressa un moment le long d’un ruisseau argenté. Il quittait régulièrement la route qui s’élargissait. Dans le fond d’un vallon, le village contenait une dizaine de foyers. Des maisons robustes en pierres, au toit de chaume. La place guère plus grande que la cour de la ferme d’Irgent et plantée d’un chêne unique et majestueux. Il contourna les habitations colorées en bleu et rouge par la forêt qui dévorait les hauteurs. Ce qui lui demanda une demi-journée supplémentaire. Par la suite, il se sentit l’âme mélancolique et le cœur lourd. Depuis son départ précipité de Brye, la solitude lui pesait pour la première fois.
Lorsqu’il atteignit la Croisée, située sur un étroit plateau couvert de champs d’orge et de seigle, ses provisions avaient fondu comme neige au soleil. Il s’assit à l’ombre du cube de granit, familier de ces lieux mais nu d’offrandes. La faim le tenaillait. Il se sentait sale et fourbu, de fort méchante humeur. Trois routes dallées, bordées de talus herbeux, lui faisaient face sans qu’il sache laquelle emprunter. Une brume persistante noyait l’horizon. Il attendit un long moment avant d’entendre les meuglements sonores d’un troupeau de vrols qui avançait dans sa direction. Dans l’instant, le garçon se masqua de brume. Il disparut littéralement de la Croisée. En sécurité, il attendit les yeux rivés dans la direction du vacarme grandissant. Puis les petits bovins cornus, aux poils longs et crémeux, apparurent en bas de la côte ascendante. Un chapeau à large bord vissé sur la tête, un homme de grande taille les menait à la badine avec l’aide de deux adolescents aux pieds nus, vêtus simplement d’une chemise et d’un pantalon de facture grossière. L’homme marchait à grands pas. Les enfants couraient sur les flancs des huit bêtes qui soulevaient des nuages de poussière. Ils s’interpelaient et riaient aux éclats. L’homme les rabrouait mais son visage tanné, mangé par une barbe grise, souriait. Ils passèrent à proximité de l’enfant d’Yrathiel sans le voir et s’éloignèrent en empruntant la voie montante, enchâssée entre des haies luxuriantes qui, bientôt, les dissimulèrent au regard. Sans-nom les pista de loin en loin. Il se fiait plus à son oreille qu’à ses yeux pour se guider. De toute manière, le garçon présageait que l’homme se rendait à proximité car il n’avait aucun bagage. Il devrait donc atteindre sa destination avant la nuit.
En fin d’après-midi, Sans-nom découvrit le lac miroitant sous les traits de l’astre se couchant. Il sentit une extraordinaire émotion l’envahir devant cette palette de beautés pastorales. Sur les rives, une petite cité s’étageait derrière une palissade en bois d’où montaient des lacis fantomatiques de fumée. Il nota les coracles et les barques qui flottaient sur les eaux placides, les pêcheurs lançant leurs filets, les jetées et les rues étroites passablement encombrées par une foule disparate. Avec un nouvel entrain, Sans-nom pressa le pas pour franchir les portes avant la venue du soir. Il avait hâte de se fondre au sein de ce monde cosmopolite, affairé et bruyant. Alors qu’il atteignait la clôture de rondins dressée sur un remblai de terre et de pierres, les derniers rayons éclairèrent la rive opposée du lac. Il s’arrêta, stupéfait. Sur un éperon rocheux, dominant les flots vermeils, un château dressait ses murs et ses tourelles, ses créneaux et son donjon comme une sentinelle grise et solitaire. Alors seulement, le garçon réalisa qu’il avait finalement atteint les baronnies. Cette découverte le remplit d’optimisme. Il demeura trois jours à Kriegts. Ainsi se nommait la bourgade près du Lac d’Arias. Le château appartenait au baron Elvordun, un sire dont les habitants s’accommodaient assez bien car sa soldatesque venait rarement de ce côté du lac. Elle maintenait un ordre de fer sur la région boisée que le baron administrait avec bonhommie.
Lorsqu’il quitta Kriegts, le voyageur resplendissait. Frais et dispos, habillé de neuf, des provisions plein le paquetage. Les cuivres trouvés dans la cabane lui avaient ouverts les portes d’une auberge de la basse ville ainsi que les bonnes grâces de son propriétaire, un petit homme replet et rubicond répondant au doux nom de Do Pilmo. Si ce dernier ne posa aucune question indiscrète, c’est que les économies de Sans-nom s’évanouirent en conséquence. L’aventure s’annonçait sous de meilleurs auspices. Le temps était au beau. Clair et doux. Il connaissait sur le bout des doigts l’itinéraire qui le conduirait jusqu’à la resplendissante cité des miroirs, Galadorm la bien nommée.
Seulement ce que j’ignorais à l’instant de quitter la bourgade, c’est que ma route croiserait bientôt celle du Négus Shéhoshar, maudit soit-il, lui et toute son engeance. Elie, ce démon hante chaque nuit mes cauchemars les plus sombres. L’un d’entre nous devra périr avant la fin de ce monde… il ne peut en être autrement. Chapitre onze : Trahison. Tibelvan s’ennuyait. Les palabres commerciaux de son frère ainé, Atel, ne le fascinaient plus comme aux premiers jours. Il en venait même, dans le secret de son cœur, à douter de sa future vocation. Le Sieur Gallard lui prédisait un avenir lucratif au sein de l’entreprise familiale. Jusque-là, le garçon n’avait jamais osé le contredire. Mais les trois cycles passés au côté des siens à voyager à travers les baronnies ébranlèrent passablement ses certitudes personnelles.
Après le copieux repas auquel le Marchand Govard les avait conviés dans sa magnifique demeure à l’est de Shortis, le garçon s’éclipsa sans que personne ne le retienne. Il laissait volontiers Atel débattre du coût et de la qualité du cheptel convoité avec l’opulent propriétaire pour vagabonder dans l’immense corral. Il s’intéressa un temps aux bouviers qui, leur chapeau rond penché sur l’arrière du crâne, ramassaient le précieux fumier dans de grandes cuves en bois. Parqués entre de solides palissades, les moutons, les lémoïds et les vrols le regardaient passer avec placidité. Chacun vaquait à ses occupations dans un concert ininterrompu de meuglements, de vagissements et de braillements grossiers. Désœuvré, le garçon traversa l’espace réservé aux fosses des terrils domestiques en retenant sa respiration tant l’air y était nauséabond.
A la lisière ouest de la propriété, une large route pavée s’élançait vers les terres de Glenn et les cités portuaires de Losh et de Ta’had. Au-delà, des rangées d’arbres fruitiers couvraient la colline. Bientôt Silmever apporterait son lot de récoltes juteuses. A cet endroit, de grandes claies d’osier et de galets cernaient les enclos. Ils étaient déserts. L’esprit mélancolique, Tib s’assit à l’ombre de l’un d’eux. Les tractations prendraient encore plusieurs jours. Puis ils se rendraient à Valamar où le Sieur Gallard venait d’installer son cadet, Léonard, marié depuis peu avec la douce Faltia, fille unique d’un prospère aubergiste du port. Des pensées à peine ébauchées furetaient au gré de son humeur maussade. Son père accepterait-il qu’il rejoigne les Liz – Cord dans un premier temps, puis, plus au nord, Ard et peut-être Ortad aux confins du Désert sans nom. Un périple des plus aventureux. Autrefois, enfant, Tibelvan rêvait secrètement des hautes cimes enneigées, de vallées blanches et silencieuses, de vastes glaciers luisant de feux célestes. Autrefois, Tibelvan rêvait d’espaces grandioses et de liberté. Loin de l’océan.
Puis Sans-nom était mort. Telle qu’aux premiers jours, la douleur l’étreignit à nouveau. Des larmes embuèrent les yeux bruns. Il poussa un soupir interminable. Son seul véritable ami ne serait plus là à son retour. A qui confier ses doutes ? A Massilia, une quaine après la Nuit de l’Appel, il se rendit sur le mausolée de marbre érigé par le Peuple Gris au cœur de Brye. Tant de tragédies s’étaient déroulées en son absence. Dans la combe, il était resté face à l’Arbre Ancien, pétrifié, sans pouvoir verser une seule larme. Le cœur à l’abandon, le jeune homme contempla longuement la pyramide gravée de mystérieux caractères. Du Loélien Ancien lui a-t-on confié, l’Antique Langue de Thiel, la légendaire cité des Dieux Inconstants. Chaque jour, il retourna s’y recueillir, incapable d’exprimer le sentiment d’abandon qu’il éprouvait alors. Sans doute est-ce là qu’il ressentit pour la première fois le besoin d’échapper aux responsabilités futures, à cet avenir forgé par le Sieur Gallard.
Un mouvement attira son attention. Venant de la cité voisine, un homme traversait les clos. Son comportement pour le moins suspect éveilla la curiosité du garçon. Tibelvan se tassa sur lui-même. L’homme gagna les vergers en contre-bas. Il était grand et maigre, vêtu d’habits usagés et d’une cotte rembourrée en cuir. Un bonnet vert pointu dissimulait en partie son visage havre, dévoré par une barbe de plusieurs jours. Penché vers l’avant, il avançait furtivement.
Le soupçon grandit. L’homme portait une lourde arbalète dont l’arbrier était recouvert de nacre. Une arme rare, de valeur assurément, suspecte entre les mains d’un simple va-nu-pieds. Arrivé auprès d’un pommier aux branches basses facilement accessibles, il déposa l’arme au creux de l’arbre. Puis, après avoir longuement scruté les environs, il y grimpa à son tour et se fondit dans le feuillage.
Tibelvan n’avait pas bougé. Sa jambe droite l’élançait. Il resta là pourtant, les yeux fixés sur l’endroit où le scélérat avait disparu. Nul doute qu’il préparait là quelque méchant méfait. De longues minutes s’écoulèrent. Provenant de la propriété du marchand Govard, lui parvint l’écho d’une monture au trot. Le creux à l’estomac se renforça. Cependant il se sentait incapable de bouger le moindre orteil. Le temps lui sembla effroyablement long avant que n’apparaisse un cavalier dont la silhouette ne laissait planer le moindre doute quant à son identité. Sous une longue cape d’un jaune céleste, une de ces anciennes tuniques bariolées que les Protecteurs avaient délaissées depuis leur retour en grâce. Quand il passa à trois pas de lui, Tibelvan tenta d’apercevoir son visage. Dans son dos, la Khanna formait comme une bosse sous l’épaisse étoffe. Le cavalier s’éloigna sans que le jeune homme réagisse. Il se dirigeait directement vers l’endroit où l’attendait l’assassin embusqué. Mu par un sombre pressentiment, Tib bondit à sa suite. Les mots se bousculèrent dans sa bouche. Pourtant il ne réussit qu’à pousser un misérable cri d’alerte.
— Attention, répéta-t-il à trois reprises, allongeant la foulée.
Cela suffit. Le carreau traversa les frondaisons, fondant sur l’Homme Gris. Ce dernier l’évita de peu en se couchant sur sa monture. Estomaqué, Tibelvan s’arrêta net. Il n’avait jamais vu quelqu’un réagir avec une telle rapidité. Le cavalier bondit vers l’arbre et y délogea le tireur en l’agrippant par les jambes. Il le projeta au sol. Puis, avec un calme étonnant, l’Homme Gris tira la longue lame légèrement courbée de son baudrier. Il en appliqua la pointe sur la poitrine de l’assassin pétrifié. Sa voix possédait la dureté de l’acier bleui. Son regard glacial ne présageait rien de bon. L’homme, un glennand à en croire l’étoffe à carreau de sa chemise, cracha à son encontre, le visage émacié déformé par la haine. L’acier pressa davantage sur la poitrine.
— Pourquoi ? demanda le géant distinctement.
L’assassin sourit méchamment en émettant un son rauque.
— Pourquoi ? répéta calmement le Mystic Yvan Mondolini.
Tibelvan, en s’approchant, venait de reconnaître le Protecteur, rencontré à maintes reprises en forêt de Brye.
— La Confrérie aura ta peau, sale face terreuse !
L’homme avait à peine éructé son venin que la Khanna lui tranchait proprement la gorge. Le corps retomba lourdement. Tibelvan ne parvint pas à détourner son regard de la large tache de sang qui s’épanouissait autour du cadavre. Le Mystic du troisième Clan nettoyait la lame bleuie avec flegme. Le garçon se tourna vers lui, blanc comme un linge.
— Vous l’avez tué, bafouilla-t-il en montrant l’arbalétrier.
— En effet.
— Mais il était désarmé. Il ne pouvait nullement vous nuire.
— Il a tenté sa chance. Elle ne lui a pas souri. Il ne faut jamais offrir une seconde opportunité à ces chiens.
— Mais…