Livret trois : Galadorm.
Chapitre seize : L’embuscade (2).
Alory Amidiel parlait lentement. Sa voix sèche et méprisante balaya le babillage des galeries. Le baron d’Anfert ne laissa rien paraitre de l’affront qu’il venait d’essuyer. Seulement son sourire s’effaça, remplacé par un voile à peine contrarié. Indéchiffrable. Il invita de la main son illustre visiteur à s’expliquer davantage. Autour de lui, la tension que ressentait chaque observateur n’affectait en rien le Mystic du premier Clan. Celui-ci affichait un dédain qui fit bouillir les sangs de plus d’un humain présent. Il paradait dans un plastron noirci, rehaussé de dorures au col. Le Poing et la Khanna attestaient de son appartenance au clan d’Anathan Gilgerad. Les célèbres armoiries du Pourfendeur agrémentaient en fils d’argent le long manteau blanc qui trainait sur le sol dallé. De petite taille pour un Gris, le messager de la shaïa Glashahadi était sec, nerveux et d’une beauté insolente. Derrière lui, ses varts le dominaient d’une tête, immobiles. Une garde de pierre. Alory Amidiel reprit d’une voix forte et cassante afin que l’assistance prenne acte de leurs légitimes récriminations.
— Nous avons appris que Galadorm abritait le misérable imposteur qui se prétend être l’Eliathan de notre peuple. Sachez que ce démon apporte le malheur là où il apparait. Nous sommes venus vous délivrer de ce pénible fardeau avant que vous n’en pâtissiez à votre tour. Une fois rendu en notre sainte cité, les Quatre maîtriseront cette perfide menace. Nous vous l’assurons. Nul n’aura plus à craindre du mystificateur !
Les barons s’entre-regardèrent, déconcertés par la cynique requête. Sans-nom se recroquevilla derrière le capitaine de la garde, les yeux rivés sur l’Homme Gris. Les mâchoires crispées, le baron Tilmervert s’apprêtait à répondre vertement à l’impudent quand, d’un geste discret de la main, le père de Gallia l’en dissuada. De forte corpulence, le seigneur d’Aliosh avait la réputation de se montrer affable et courtois en toutes circonstances, mais inflexible face à l’adversité.
— Hélas, Seigneur Gris, il semble que vous ayez effectué ce long chemin éprouvant en pure perte. La rumeur se montre trompeuse parfois. Elle transforme une faible brise en puissante tempête sans raison notoire. Pourriez-vous nous en apprendre davantage ? Est-ce vraiment ce que les Clans attendent de notre part, en dehors de notre indéfectible appui dans le conflit à venir ?
— L’imposteur, aboya Alory, qui s’échauffait visiblement, peu enclin à se lancer dans une joute verbale mondaine, preuve à ses yeux, une fois de plus, de la frivolité des humains. Livrez-nous le garçon d’Yr’At’Thiel, celui que vous désignez depuis peu comme un Maître-dragon. Il devra répondre de ses folles prétentions devant les Quatre.
Des clameurs scandalisées se répandirent dans la Haute Salle à la déclaration de l’émissaire qui lança des éclairs dédaigneux aux alentours.
— C’est donc ainsi ! - Le baron Osvald affichait un sourire enjôleur qui renforça la fureur naissante du Mystic. – Je me vois au regret de ne pouvoir répondre favorablement à votre requête, Messire Amidiel. Malheureusement, celui dont vous vous préoccupez tant est notre invité, libre d’aller et venir à sa guise en cette baronnie. En effet, nous ne saurions exiger qu’il se plie à vos exigences ni lui dicter sa conduite. Libre à lui de vous suivre à Olt de son plein gré s’il en émet le souhait. Ce dont je doute fortement. Le Maitre-dragon a sauvé la cité des manigances de la Mhapoaha Paha alors que les Protecteurs d’antan choisissaient, eux, de se retirer sur leurs terres. Nous lui en saurons éternellement reconnaissants. Ce serait faire acte d’une terrible ingratitude que de vous le livrer contre sa volonté, ne croyez-vous pas ?
— Vous… vous refusez ?! Commente osez-vous, humain ? – Le Mystic perdait de sa superbe. – Nous, les Protecteurs de Thiel, réclamons de droit l’enfant d’Yr’At’Thiel. Qu’il nous soit livré ou qu’il vienne de sa propre initiative, peu nous importe, d’ici dix jours à la Commanderie, sinon…
— Sinon quoi, Mystic Amidiel ? intervint le baron Tilmervert, blanc de rage.
— Sinon nous déclarerons Galadorm, rebelle aux Allégeances Divines. Croyez bien ensuite que notre juste colère retombera sur ses habitants.
Sur cette terrible menace, le Mystic se détourna de façon théâtrale et sortit, entouré de ses ombres serviles, dans un silence hostile. Les deux seigneurs s’entreregardèrent, soucieux. Un tel ultimatum n’était pas à prendre à la légère. Même si, en la circonstance, il n’existait qu’une seule attitude à adopter. Les pires craintes de la shaïa Malahirava Nashiréa se concrétisaient malheureusement.
— Père, vous n’allez pas livrer notre Maître-dragon à ces monstres !
Dans une envolée froufroutante, la Damoiselle Gallia se précipitait vers les seigneurs silencieux. Le baron d’Aliosh la fusilla du regard mais la grande jeune fille ne recula pas pour autant. Elle s’agrippa à son bras, le visage suppliant, se tortillant dans sa large robe bleue au col de dentelle montant derrière la nuque. Elle faisait peine à voir. Le regard du baron s’adoucit. Il caressa la joue de l’adolescente qui réitéra sa supplique.
— Père …
— Damoiselle, il n’est pas dans mes habitudes de livrer nos invités à l’appétit du premier butor venu, encore moins nos amis, assura-t-il en adressant un léger signe de la tête à Sans-nom qui s’avançait, précédé par le capitaine Liard. Cet outrecuidant s’en retournera auprès des siens sans rien obtenir de notre part. Soyez rassuré, jeune homme, ce ne sont là que malveillance et vaines menaces. Les baronnies répondront comme il se doit aux prétentions de cet exécrable individu. Votre avis, Milmac ?
Le petit homme maigre, au visage grêlé et au long nez pointu, délaissa ses notes. Il reposa la plume après avoir parachever son ouvrage, et s’approcha, les mains jointes dans une attitude de profonde réflexion. Tous se tournèrent vers lui, intrigués d’entendre ses précieux conseils. Sa voix était agréable et posée.
— Certes, les Hommes Gris ont perdu de leur crédibilité dans les baronnies depuis le massacre de Tavos. Nous ne devons pourtant pas sous-estimer leur nuisance potentielle. Les Clans se regroupent à l’heure actuelle. Ils peuvent représenter une véritable menace s’il leur vient l’ambitieux projet de traverser la Salèze. – Il parlait calmement, les doigts entrecroisés tapotant son menton comme s’il réfléchissait aux nombreuses hypothèses. Puis il lança un clin d’œil au garçon en haussant les épaules avec fatalisme. - Bien entendu, mon garçon, tu as notre soutien. Galadorm te protégera si elle le doit, bien qu’à mon avis, ce ne soit pas nécessaire pour le Maitre-dragon. Le cas échéant, tu convoqueras de plus puissants alliés. – Une allusion qui ne réconforta nullement le pauvre Sans-nom. - Toutefois, mes seigneurs, il serait souhaitable d’utiliser à notre avantage le temps qui nous est octroyé pour engager des négociations avec nos hôtes, leur laisser espérer que nous pourrions, finalement, nous plier à leur exigence. – Il leva une main impérieuse pour rejeter les objections – Un simple écran de fumée, voyons. Nous profiterons de ce délai pour nous préparer à un éventuel conflit et en repousser l’échéance.
— Bien parlé, Magister, l’approuva le puissant Tilmervert dont les ardeurs guerrières se réveillaient promptement. De mon côté, je renforce la garde autour du palais et préviens les baronnies. Talen et Ostil doivent être informées au plus vite de ce qu’il vient de se passer ici. Dans le pire des cas, le baron Rowald sera le premier à tâter du courroux des Protecteurs.
La Haute Salle se vida rapidement après la sortie tonitruante de la délégation grise. Sans-nom s’avança au milieu du petit groupe, les sourcils froncés, embarrassé d’être la cause de tant de fracas.
— La Shaïa Malahirava Nashiréa nous aidera, j’en suis certain. Il n’est pas question qu’un seul d’entre vous souffre par ma faute. Je ne le supporterai pas.
— Mon garçon, ne t’inquiète pas pour si peu. Il est grand temps que nous te montrions notre reconnaissance. Tu es en sécurité entre ces murs. Les Quatre d’Olt n’ont pas le pouvoir de t’en arracher. Il est vrai que la matriarche a toute notre confiance. Elle sait se montrer de forts bons conseils et connait mieux que nous les rouages du camp adverse. Peut-être parviendra-t-elle à amadouer ce malotru, bien que j’en doute fort. Cependant sois prudent lorsque tu quitteras le palais. Vif Alban ne te sera pas d’un grand secours dans le cas où il viendrait à ce rustre l’indélicate idée de te ravir.
— Baron Osvald, ne vous inquiétez pas. Ne suis-je pas sous la protection de Moesmihr ! Un Maitre-dragon ne craint pas la colère des Hommes Gris ! fanfaronna Sans-nom sous les regards enchantés des Damoiselles.
Avec moults détails, Nashie leur fit répéter plusieurs fois le récit de l’entrevue avec le Mystic Amidiel à laquelle elle s’était abstenue d’assister. A l’annonce de l’arrivée de la délégation, elle s’était installée dans la petite masure qui lui servait de dispensaire, au cœur de la ville basse, et avait catégoriquement refusé qu’Allélian Moldis ne l’accompagne. A l’étage, la chambre était minuscule, propre et rangée. Une toile en cuir huilée obstruait l’ouverture donnant sur le jardin des simples. Un unique globe à feu y rougeoyait sans éclats. Elle était assise sur un lit étroit et profond, recouvert d’une pelisse fauve, face aux trois enfants installés, eux, sur le plancher.
— Bien, bien. Je ne suis pas vraiment étonnée par la prestation d’Alory Amidiel. C’est l’un de ces fanatiques enragés du premier Clan. Sa réputation le précédait. Mon pauvre Sans-nom, la seule pensée que tu sois l’Eliathan, toi un enfant d’homme, le met hors de lui. Lui et ses pairs prônent la supériorité des Gris sur les autres races comme le professaient autrefois les Protecteurs de Thiel. Les mises en garde du Pourfendeur n’auront servi à rien, semble-t-il. Notre long exil n’a fait que renforcer cette vieille inimitié. Une aversion qui les détruira à la longue. Mais combien d’innocents en souffriront auparavant !
Aucun d’eux n’osa répliquer. Un long silence s’installa jusqu’à l’instant où elle se frotta les yeux pour dissimuler le profond chagrin qu’elle éprouvait de voir les siens agir de la sorte. Elle descendit du matelas rembourré et alla farfouiller dans un coffre énorme, seul autre meuble de la pièce avec une petite coiffeuse surchargée de pots et de flacons. Le globe à feu voleta jusqu’à son épaule pour lui offrir la lumière suffisante. Elle se redressa en tenant un livret en cuir lacé, contenant des feuillets de vélin jaunis.
— Tiens, cher Eliathan, voici pour toi ! Avant de quitter la Commanderie, j’ai pris la précaution d’emporter ceci. A ton intention. Tu y trouveras des passages importants de l’Ylliad, parmi ceux que les gens du commun sont autorisés à consulter. Ils t’aideront à comprendre mon Peuple et à l’aimer. Nombreux sont les Gris qui ne pensent pas comme Alory.
— Merci, Shaïa Malahirava Nashiréa, j’en prendrai grand soin. Elie a toujours refusé que je consulte les Livres Saints. Elle craignait que je m’y fourvoie.
— Elle a sans doute ses propres raisons. Mais il est temps que tu en saches davantage sur le Pourfendeur. Un peu de lecture ne te fera pas de mal.
Les deux amies se penchèrent vers lui, dévorées par la curiosité. Seulement Sans-nom se contenta de glisser le précieux livret à l’intérieur de sa ceinture.
— Mère, demanda Gallia avant de quitter la chambre, pourquoi vous êtes-vous installée dans ce misérable réduit ?
— Mon enfant, les Clans édictent de nouvelles Lois ces derniers temps. En particulier, certains préceptes auxquels je ne peux raisonnablement pas adhérer. Je me refuse à rejoindre Olt comme l’exigent mes Sœurs. Le Mystic Alory Amidiel me l’a rappelé sans détours pas plus tard qu’avant-hier. Cet intrigant prône l’obéissance absolue envers les Quatre. Je le soupçonne également d’intriguer en faveur d’un retour à certaines coutumes ancestrales. Je ne doute pas qu’il se verrait bien nommer Quasteur afin de mettre en pratique ces règles dangereuses. Il se réfère à un âge au cours duquel les Mères n’étaient qu’un instrument servile entre les mains des Protecteurs. Je préfère éviter de le rencontrer, voilà tout. Quant à vous, je vous interdis de quitter le palais et ses jardins. Vos petites visites en ville sont à proscrire dorénavant. Du moins jusqu’au départ du Mystic et de ses acolytes.
Les enfants protestèrent bruyamment. Elle les laissa faire quelques instants. Un sourire narquois flottait sur ses lèvres pulpeuses puis elle réclama le silence en fronçant les sourcils.
— Chaque jour, je rends visite à votre mère, Damoiselle Lilia. Je vous promets de ne pas vous oublier et de venir vous voir. Mais vous n’êtes plus en sécurité dans Galadorm. Depuis peu, des brumes envahissent mes visions. Un danger nous guette que, malheureusement, je ne parviens pas à identifier. Alors obéissez-moi sans rechigner, mes chères Damoiselles !
Au dehors, des gardes armés de longs javelots au fer doré attendaient patiemment leur retour. Ils portaient une cuirasse composée de plaques métalliques et un casque rond muni d’un rideau de maille sur la nuque. Le capitaine Liard discutait avec Allélian Moldis, Commandeur de Galadorm. A l’apparition des adolescents, ils se turent. Après de brefs adieux, la petite troupe s’enfonça dans les étroites ruelles en direction de la Ville Haute. Les gardes prenaient leur mission très à cœur. Ils écartaient sans ménagement les passants trop curieux qui entravaient leur marche. Bientôt, une rumeur les précéda. La foule grossit sur leur passage. Elle acclamait avec ferveur son héros, le Maître-dragon. Enchantées par la tournure des évènements, les Damoiselles marchaient en badinant et adressaient à la populace de petits gestes de la main et leurs plus charmants sourires. Sans-nom, lui, ne partageait pas cet enthousiasme. Il avançait les yeux rivés sur les pavés poussiéreux, soucieux d’être le plus discret possible.
Un hasard malicieux voulut qu’ils débouchent brusquement sur une large place au centre de laquelle s’érigeait une majestueuse fontaine, ornementée d’uriots en bronze crachant des flots étincelants. Le ciel était couvert de lourds nuages blancs. Un vent fantasque soulevait des volutes de poussière. Un lugubre bâtiment dominait les demeures voisines à deux étages et aux toits pentus. Des balcons festonnés rythmaient régulièrement la façade en pierre brune, garnie de moulures et de pilastres. Ses toits immenses et raides foisonnaient de lucarnes au décor exubérant. A son tour, la foule joyeuse envahit la place. Durant quelques minutes, elle entrava l’avance de la petite troupe. Un nom revenait sans cesse, célébré par des centaines de poitrines, « Maître-dragon ».
Au-dessus du large portail de la Commanderie de Galadorm, surmonté d’un chapiteau richement décoré, deux Hommes Gris contemplaient ce rassemblement populaire et joyeux. La clameur les enveloppa. L’un d’entre eux se pencha au-dessus du vide, furieux, le visage révulsé. Là devant lui, l’enfant d’Yr’At’Thiel paradait au milieu de la populace enthousiaste. L’affront tira des cris de rage au Mystic Alory Amidiel. Dans son dos, le vart Ollivers Galliadi du Clan des eaux dormantes ébaucha un léger sourire. Il ne partageait pas l’aversion de son visiteur : « Comme vous le constatez par vous-même, Mystic Alory, les gens d’ici l’aiment et l’admirent plus que de raison. Vous ne les obligerez pas à vous le livrer. Ils préféreront le défendre et mourir. »
Alory dévorait des yeux la silhouette au centre de l’escorte armée : « Nous verrons lorsqu’ils n’auront pas d’autre choix ! ».
L’Homme Gris avait donné dix jours aux barons pour lui remettre Sans-nom, un ultimatum généreux à ses yeux. Ils s’écoulèrent dans une atmosphère de fébrilité belliqueuse. Dix jours durant lesquels les enfants ne purent s’échapper du palais pour vagabonder à leur guise. Dès le lendemain, les couloirs de l’immense édifice résonnaient des fers des patrouilles de la Garde galaraise. Déserté par ses flâneurs habituels, des troupes venues des villages environnants et des baronnies plus lointaines envahirent peu à peu le parc arboré. Elles y dressèrent un campement de toile en perpétuelle croissance. Ces braves s’entraînaient sans aucun respect pour les massifs et les parterres où, pourtant, s’épanouissaient fleurs et fruits en ce début de Kolma. L’heure était à la guerre. Chacun aiguisait apparemment ses fers. C’était une idée du baron Tilmervert : afficher aux yeux de la délégation grise la puissance des baronnies, unies derrière le Maitre-dragon de Galadorm, en la cité des miroirs.
Pour sa part, Sans-nom préférait la solitude à l’ombre des boisées qui bordaient les falaises au nord. Une fois qu’il s’y promenait en compagnie de Vif Alban, il croisa le Commandeur Allélian Moldis, accompagné par les onze Loups Rouges de sa meute. Le garçon s’arrêta à distance pour les admirer. Il les observa longuement s’ébattre dans les herbes hautes avant que le Mystic du vingt-septième Clan ne s’aperçoive de sa présence. L’Homme Gris les rejoignit, précédé par Arth, le chef de meute, qui s’assied devant l’enfant. Le noble animal leva vers lui sa tête triangulaire. Sans-nom tendit la main. Le Loup Rouge retroussa les babines, dévoilant des crocs puissants, mais ne chercha pas à se soustraire à la caresse.
— Surprenant, souligna Allélian. Voilà qui confirme le jugement de la Shaïa Malahirava. D’ordinaire, les Loups Rouges ne fraternisent pas avec les humains. Ils se méfient des étrangers presque autant que mes frères.
Sans-nom releva la tête et confirma ses dires : « A plusieurs reprises, le Mystic Mondolini est venu en forêt de Brye, accompagné de sa meute. J’aimais jouer avec eux quand il me le permettait. Ils m’ont toujours accueilli parmi eux. Ce sont de bons et loyaux compagnons. »
— Arth se laisse rarement approcher, encore moins caresser. Il ne peut y avoir que l’Eliathan pour renouer ainsi avec les vieilles amitiés.
— Il sait que je ne lui veux aucun mal.
— En effet ! Mais la gentillesse ne suffit pas à amadouer les Loups, d’ordinaire. Il reconnait en vous un familier, voire l’un des leurs, aussi étrange que cela puisse paraitre. Gilgerad a toujours refusé de constituer une meute pour l’accompagner dans ses campagnes. Pourtant on raconte qu’à maintes reprises, les Loups Rouges se rallièrent à lui lors des grandes batailles.
Sans-nom profita de l’évocation pour aborder une question qui le tiraillait depuis longtemps. Ils suivaient du regard l’animal qui rejoignait tranquillement le reste de la meute.
— Qu’est-ce qui a poussé le Capitaine Anathan Gilgerad à se livrer au Haut Mal ?
Allélian Moldis ne répondit pas immédiatement. Les jeux des onze quadrupèdes l’absorbaient en partie. Ceux-ci gambadaient joyeusement parmi les hautes herbes. Au bout d’un moment, Sans-nom regretta presque son audace et sa curiosité. Il dansait d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. Dans un souffle, le Mystic du vingt-septième Clan s’exprima sans quitter des yeux la meute.
— Le Pourfendeur a mené les armées de la Coalition jusqu’au Mur lors de la Quatrième Vague comme vous le savez sûrement, Maitre-dragon. Il incarnait l’espoir de tous les royaumes, de toutes les races survivantes. Notre plus bel héros ! Il marchait parmi nous tel un dieu, admiré et adulé par tous. Anathan Gilgerad, son nom résonne encore en mon cœur avec fierté car il fut injustement accusé de trahison et de lâcheté par les rois, par l’empereur et par les seigneurs d’alors, pleutres d’humains, à la suite de l’ultime bataille.
— Marsangs, rétorqua le garçon, qu’est-il arrivé à Marsangs ?
L’Homme Gris reporta son attention sur son jeune interlocuteur. Une tragique tristesse enveloppait son regard. Sa voix s’égrena loin, loin, dans le linceul d’un passé honteux, d’une terrible opprobre partagée encore aujourd’hui par les Clans.
— Tu as sans nul doute déjà entendu conter cette terrible épopée maintes fois. A quoi bon chercher une explication, une raison, un coupable à ce qui est arrivé là-bas, jadis, au pied du Mur. Le Pourfendeur était leur Capitaine. A lui seul revient la faute du désastre, il l’a écrit clairement dans les Livres Saints de l’Ylliad. Du champ de bataille, quatre-vingts guerriers gris s’enfuirent au côté de leur capitaine. Ils abandonnèrent leurs alliés humains à la merci des Autres. Et nul ne s’échappa de la nasse. Voilà ce que les Livres déclarent. Le Mur déversa alors des hordes démentes sur ce monde. Puis Thiel tomba à son tour. Malgré les suppliques de ses compagnons, le premier d’entre nous refusa de reprendre les armes. Il se terra loin du fracas de la bataille pour, dans un accès de folie, ne pouvant supporter sa faute, se livrer au Haut Mal. Il n’y a rien à ajouter, mon malheureux ami, sinon qu’un jour prochain, le Mur s’ouvrira de nouveau. Alors les Protecteurs Gris combattront, comme aux temps jadis, pour laver leur honneur flétri. Un ultime combat auquel j’aspire !
Sans-nom arqua les sourcils, contrarié. Bien entendu, ce résumé succinct correspondait à peu près à ce qu’il connaissait de la bataille de Marsangs mais il n’éclairait pas l’étrange comportement des guerriers gris qu’il avait, en côtoyant le Mystic Mondolini et les varts du troisième Clan, appris à aimer. Pour lui, difficile d’admettre qu’Anathan Gilgerad, ce guerrier respecté, s’était enfui comme le dernier des lâches. Néanmoins il se garda de partager ses doutes. Apparemment, cette terrible version de la désertion des Hommes Gris faisait l’unanimité depuis sept cencycles.
Le Commandeur de Galadorm héla les Loups Rouges. Ils se précipitèrent sur les pas des deux promeneurs, vers le camp de tentes qui résonnait des échos de l’acier et des braiements des instructeurs.
— Allez-vous nous quitter, vous aussi, Commandeur ? questionna l’enfant, après un court silence. Il faisait allusion au départ du vart Ollivers Galliadi. La veille, ce dernier était venu lui faire ses adieux.
— Non, fils des hommes, même si le trente-quatrième Clan a assimilé les eaux dormantes. Hélas, si le vingt-septième n’existe plus que dans mes souvenirs, il reste cher à mon cœur. Ollivers gagne la Citadelle d’Altaïs pour aider à sa reconstruction. Telle est sa volonté. Nous devons la respecter. Pour ma part, je n’ai pas encore choisi quelle sera ma route. Rester et me déclarer Nesn-Lces ou rallier le clan du Léovard. C’est ainsi que se nomme le trente-quatrième.
Sa voix caverneuse se fit songeuse. Il contemplait les cieux voilés de blanc.
— C’est Malahirava Nashiréa qui vous retient à Galadorm ?
L’Homme Gris regarda l’enfant, étonné par tant de clairvoyance. Présentant ses paumes en un geste d’excuse, il acquiesça : « Les liens qui m’unissent à la Matriarche sont des plus … personnels, Eliathan. Lorsqu’elle se trouvait attachée au bucher, j’ai ressenti de telles angoisses, comme si mon existence perdait de son sens sans elle. »
— Alors vous devez rester, Mystic Allélian Moldis, et veiller à ce qu’il n’arrive rien à Nashie. Les vôtres lui tiennent rigueur de demeurer à Galadorm.
— Vous êtes un garçon étonnant, mon jeune ami. Je vous remercie du conseil. Je vais y réfléchir. Je ne laisserai plus jamais personne faire le moindre mal à la shaïa. Quant à vous, ne croyez pas que le premier Clan renoncera aussi facilement à votre capture. Vous devez redoubler de prudence jusqu’à la fin de l’ultimatum. Je n’ai guère confiance en cet Alory Amidiel. Il est capable du pire afin d’obtenir ce qu’il juge profitable à ses maîtres, les Quatre de malheur. Mon peuple avait bien besoin de ces nouveaux troublions. Vous devez les convaincre de l’authenticité de votre cause.
— Je sais. – Sans-nom grimaça, fataliste. – Plus tard. Galadorm me protège, les barons l’affirment. Rien ne peut m’arriver entre ces murs, n’est-ce pas ?
L’Homme Gris le regarda longuement sans mot dire. L’Eliathan appartenait au peuple gris, qu’il le veuille ou non. Un jour prochain sans doute, il lui faudrait l’affronter, ici peut-être, ou bien là-bas, à Olt, sur les Terres Grises. Et ce jour-là, qu’adviendra-t-il de son innocence ?
Le Commandeur changea subitement de sujet pour ne pas avoir à envisager l’issue la plus probable.
— La Shaïa Malahirava Nashiréa m’a demandé de rechercher l’un de vos amis, Messire Serrevent, c’est cela ?
Le garçon se tint soudain sur ses gardes. A personne d’autre qu’à Nashie, il n’avait révélé l’identité du Ser Ardevaingt ni comment ils s’étaient rencontrés, de peur de lui créer des ennuis.
— J’ai retrouvé le relais sur la route comme vous l’aviez indiqué. Il s’y est rendu le matin des évènements et y est resté trois longs jours, selon le maître fourrager. Puis il est parti assez précipitamment, semble-t-il. En laissant un message … à votre intention.
Sans-nom respira mieux, soulagé pour son ami. Il craignait qu’il ne soit arrivé malheur au petit homme au nez pointu.
— Que raconte-t-il ?
— Qu’une fois vos affaires en ville réglées, il vous attendra à la Foire des Grands Calmes si le cœur vous en dit. Il y demeurera jusqu’à la fin de la Saison. Et qu’il est désolé de ne pas vous aider davantage. Selon moi, ce ne serait pas judicieux de suivre son conseil. La foire est un endroit peu fréquentable où la vie ne pèse pas plus lourd qu’une poignée de gals. Evitez d’y aller seul si toutefois telle est votre intention. La route qui mène au Gué de Lesly est peu sûre.
— Je suis certain que je n’aurai pas l’occasion de le découvrir. Je ne compte pas quitter Galadorm de sitôt. J’ai beaucoup à apprendre encore auprès de Nashie, Mystic Moldis. Merci pour lui, je suis soulagé de savoir Messire Serrevent sain et sauf.
Les Loups rouges sur ses talons, le Commandeur le salua et s’éloigna sans rien ajouter.
Quatre jours avant la fin de l’ultimatum, le temps se gâta brusquement. Venant de l’est, des trombes d’eau s’abattirent sur la cité. Inhabituels par cette saison, un froid humide, des averses de grêle, des bourrasques tempétueuses secouèrent la plaine et calfeutrèrent les habitants dans leurs logis. Un faux jour sinistre s’installa sur Galadorm. Il noya le palais sous une chape de tristesse.
Puis les choses se gâtèrent. Gallia perdit l’appétit et sa joie de vivre. Elle errait, languissante, à travers les appartements alloués aux seigneurs du Venant et refusait de participer aux jeux que ses amis inventaient pour la distraire. De terribles maux de tête lui tiraient des gémissements à fendre les pierres. Finalement, le mire Da Oliro du Val Dormant s’avoua impuissant à endiguer le mal mystérieux dont elle souffrait. Appelée en renfort, la Mère des Clans déploya une pharmacopée de plantes et de remèdes qui échouèrent tour à tour. Rien n’enrayait son état déclinant. Sans-nom et Damoiselle Lilia ne la quittaient plus. Ils s’installèrent dans la spacieuse chambre de l’aile nord, dont les larges fenêtres aux vitraux vermeils donnaient sur les à-pics et les bois. La plupart du temps, l’adolescente dormait, le souffle à peine discernable. Ses compagnons veillaient avec affection à son bien-être. Sa mère, Dame Lavertia, et Dame Lustre choyaient les enfants de douceurs et de pâtisseries.
Trois jours interminables s’écoulèrent. Puis, dans la matinée du quatrième, à quelques heures de l’échéance décrétée par le Mystic du premier Clan, Gallia s’éveilla brusquement, miraculeusement guérie. Son teint retrouvait de la fraicheur, ses yeux leur éclat pétillant de malice. En poussant des cris de joie, elle sauta du grand lit à baldaquin et se jeta dans les bras de ses amis, ébahis. La nouvelle de cette résurrection apporta du baume au cœur à la maisonnée. Elle fit oublier un temps les menaces de conflit ainsi que le temps exécrable.
La Damoiselle, en convalescence, dévora comme un ogre un copieux déjeuner. Avec énergie, elle refusa de se soumettre à l’examen du mire Da Oliro qui avouait à qui voulait l’entendre son impuissance à expliquer un rétablissement aussi radical. D’ailleurs son humeur fantasque en surprit alors plus d’un. Pourtant la joie de retrouver une enfant débordante de vitalité empêcha les soupçons de naître. Quand la jeune fille, une fois sa toilette accomplie, s’élança à travers les couloirs du palais dans une folle cavalcade, personne n’y trouva à redire. Au contraire. L’après-midi durant, le trio euphorique s’ingénia à semer les malheureux Vif Alban et Dame Lustre dans l’immensité des salles et des corridors. Finalement, leurs chaperons renoncèrent à les suivre. Après un flot de recommandations, ils les laissèrent s’amuser librement. Savourant le bonheur des retrouvailles, Gallia était infatigable. Elle déploya un entrain et une inventivité extravagante qui amusaient les deux compères. Son espièglerie prenait pour cible aussi bien les gardes que les serviteurs indulgents ou même quelques dignitaires, offusqués par tant de libertés. Elle n’éveilla chez Sans-nom et Lilia aucun pressentiment. C’est ainsi qu’en fin d’après-midi, alors qu’il aurait été raisonnable de retourner dans leurs chambres pour se préparer au souper, les joyeux garnements explorèrent une dépendance, dans l’une des parties les plus anciennes et reculées du palais, endormie depuis des décycles.
— Et où mène cet escalier ? s’exclama la pétillante Damoiselle à une Lilia essoufflée quand elle parvint à sa hauteur.
La galerie était plongée dans la pénombre. De loin en loin, des lucarnes ovales, en verre teinté, filtraient la lumière diurne avec parcimonie. Des bustes d’albâtre à la sévérité austère les surveillaient du haut des niches creusées près de la voute. Leurs pas résonnaient dans un silence profond. L’amorce de l’escalier en colimaçon s’ouvrait sur des ténèbres de poix. Un courant d’air glacial s’en échappait et les glaçait jusqu’aux os.
Sans-nom frissonna en jetant un coup d’œil. Il déclara sur un ton légèrement chagrin : « Qu’importe sa destination ! Je commence à être fatigué de courir après les courants d’air. Retournons sur nos pas, ce n’est plus amusant et j’ai le ventre qui grouille. »
Les jeunes filles se regardèrent et éclatèrent de rire en mimant son air penaud.
— Messire Maitre-dragon aurait-il peur du noir ? A moins qu’il n’ait point l’âme aventurière mais l’appétit féroce.
— Allons voir plus bas, c’est trop excitant !
Gallia frappait des mains en trépignant. Son visage s’éclaira d’une étrange soif dévorante. Elle ne tenait pas en place, les poussait vers le passage.
— Mais on n’y voit goutte, renchérit le garçon avec une moue écœurée. Il repoussa la jeune fille et s’écarta, la mine désappointée. Il comprenait mal l’insistance de Gallia, d’habitude si raisonnable, ni cette excitation qu’il jugeait démesurée. Il s’adressa à la jeune baronne à la recherche d’une alliée persuasive.
— Lilia, dis-lui, toi, que ce n’est pas une bonne idée et qu’il se fait tard. Nous allons avoir des ennuis.
Mais il se heurta à une solidarité féminine qu’il ne soupçonnait pas. La jeune fille l’attrapa par le bras. Elle susurra d’une voix enjôleuse en le tirant malgré lui jusqu’à la première marche.
— Tu peux y remédier, Eliathan des Gris. Eclaire nos pas, oh, je t’en prie ! Quelques globes suffiront à chasser les ténèbres, pour me faire plaisir ! Tu n’as pas envie de lever ce mystère ? Allons, tu es assommant ! Invoque le dragon si la hardiesse te fait défaut. Il veillera sur nous, lui !
La grande fille s’approcha. Elle lui déposa un baiser sonore sur la joue. La Damoiselle Lilia enchaîna un second baiser pour n’être pas en reste. Elles le poussèrent dans l’étroit passage. Manquant de déraper sur la seconde marche, Sans-nom se dégagea maladroitement, résigné.
— Entendu ! mais nous descendons juste un peu pour voir où ces marches nous mènent puis, vous me le promettez, nous remontons. Je n’aime pas cet endroit.
Elles acceptèrent en battant des mains.
— Tu es un chou ! s’exclama une Gallia transportée de joie lorsque deux globes à feu dévoilèrent une volée de larges dalles usées.
Les brillances oniriques filaient devant eux. Avant même qu’ils n’aient pu la retenir, Gallia dévalait l’escalier, impatiente d’en découvrir davantage. Ils croisèrent plusieurs paliers noyés de nuit mais l’intrépide exploratrice poursuivait sa course en dépits de leurs protestations. Elle riait à gorge déployée. Sa course frisait l’inconscience. Elle paraissait n’avoir aucune notion des dangers qui la guettaient. A plusieurs reprises, elle manqua perdre l’équilibre, se rattrapa au vol comme par miracle, sans jamais ralentir le rythme. Les murs, d’aspect plus grossier, se couvrirent de moisissures. La pierre des marches devint glissante et luisante sous le chaud rayonnement. Finalement le trio déboucha sur une vaste rotonde délimitée par un muret bas. Au-delà l’obscurité pulsait, compacte.
— Où sommes-nous ? demanda Lilia à voix basse, circonspecte. Personne ne m’a jamais parlé d’un tel endroit sous le palais.
Sa voix était étouffée par l’immensité de la caverne. Sans-nom y devina une pointe d’appréhension naissante. Lui-même ne se sentait guère à l’aise. L’enchainement des évènements le préoccupait sans qu’il le laisse paraitre. Il aurait préféré remonter sur le champ. Malgré tout, le trio s’avança jusqu’au muret. Guidés par sans-nom, les globes à feu voltigèrent en avant, ne dévoilant que de l’obscurité, seulement de l’obscurité. Derrière le muret s’ouvrait un gouffre insondable.
— Extraordinaire, commenta Gallia, toujours aussi surexcitée.
Elle explorait la vaste esplanade en poussant toutes sortes de petits cris d’émerveillement.
— Là-bas, regardez !
Et elle se précipita à l’autre bout de la plate-forme. Un pan incliné, à peine large qu’un sentier, s’enfonçait dans l’abysse, sans aucune protection.
— Comment savais-tu qu’il se trouvait là ? demanda Lilia, soudainement suspicieuse.
— Oh, je l’ai aperçu lorsqu’un globe à fureter de ce côté.
Gallia fit mine d’entamer la descente mais son amie lui saisit le bras et la retint fermement.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Attends ! C’est assez pour aujourd’hui, tu ne crois pas. Nous ferions mieux de rebrousser chemin pour revenir plus tard, avec Vif et les autres. Nous avons déjà exploré plus que nous n’aurions dû.
— Oh, non. Tu ne comprends pas. Mon père ne nous laissera jamais redescendre. Ce sont tous de vilains rabat-joie. Dès qu’ils apprendront notre escapade, mes parents feront fermer le passage.
Furieuse, elle s’arracha à l’emprise de son amie, fit deux pas et se retourna d’un air bravache. Ses yeux brillaient d’une flamme étrange, à la fois provocatrice et suppliante. Comme ses compagnons de maraude ne bougeaient pas, elle se rengorgea et ses propos s’envenimèrent.
— Alors qu’attends-tu pour me suivre, Maître-dragon ? C’est la peur de l’inconnu qui te fige ainsi ! insinua-t-elle à Sans-nom, resté en arrière.
— Je ne sais pas, Gal. Je suis plutôt de l’avis de Lilia. Ce n’est pas prudent de continuer. Cet endroit me donne la chair de poule. Dame Lustre et Vif Alban risquent de s’inquiéter. A l’heure qu’il est, ils doivent même nous chercher. Nous ferions mieux de rebrousser chemin.
— Incroyable ! Mais quelle jolie paire de poltrons vous faites tous les deux ! Eh bien moi, personne ne m’interdira d’aller plus loin si cela me chante ! Qui m’aime me suive !
Alors elle amorça la descente, leur tournant le dos ostensiblement.
— On ne peut pas l’abandonner, murmura Sans-nom dépité.
— Mais qu’est-ce qui lui prend ? ça ne lui ressemble guère. Tu crois qu’elle est encore souffrante.
— Je l’ignore. Rattrapons-la et forçons-la à rentrer.
Ils avançaient l’un derrière l’autre, lentement, l’épaule frôlant la paroi. Bientôt la galerie s’élargit, creusée dans la roche et descendant en pente douce. Le plafond culminait à trois pieds au-dessus de leurs têtes. Rapidement ils réalisèrent qu’ils s’enfonçaient sur les flancs d’un puits immense. Des courants d’air glacés surgissaient de l’abysse. Devant eux, à la lueur d’un des globes, la silhouette longiligne de Gallia d’Aliosh dans sa robe crème leur servait de fanal. A présent, des galeries désertes s’ouvraient sur le côté. Certaines fermées par de hautes grilles en métal, rongées par la rouille et les cencycles, d’autres simplement murées. Peu à peu, ils pressèrent le pas. Cependant Gallia maintenait une légère avance, par jeu. Elle riait aux éclats, se retournait de temps à autre, les encourageait à poursuivre cette course insensée.
Avant même que la malheureuse ne les rencontre, Sans-nom sentit une vague visqueuse caresser son esprit. Alors le garçon accéléra le pas. Il hurla un avertissement où s’entremêlaient peur et désespoir. Sur son Vouloir, plusieurs globes à feu s’enflammèrent et dévoilèrent, face à eux, un sinistre comité d’accueil.
La jeune Damoiselle Gallia s’arrêta à une foulée des gorgys et se retourna lentement dans leur direction. Plus aucune trace d’euphorie. Impuissants, ils contemplèrent son visage pâle, ravagé par l’effroi. Puis, sans opposer la moindre résistance, elle s’enfonça d’elle-même entre les rangs des Rats en justaucorps de cuir et disparut à leurs yeux.
L’enfant d’Yrathiel se maîtrisait difficilement. Il refoula rageusement les tâtonnements avides à la lisière de son esprit. Près de lui, la Damoiselle poussa un petit cri plaintif. Elle se réfugia contre son épaule, lui étreignant le bras. Sous l’emprise des affidés du Mur, elle haletait, tremblait de tous ses membres. Sans-nom la serra fortement. Il l’enveloppa d’un orbe cendré, afin de briser les liens télépathiques. La tête lui tournait un peu. Les Rats étaient si nombreux. Cette fois, cette engeance ne lésinait sur les moyens. Leurs assauts incessants grignotaient peu à peu les protections et altéraient son discernement. La panique pointa son nez entre deux bouffées colériques. Détournant son attention, cinq humains émergèrent d’une galerie latérale. Des Ecarlates apparemment. Leurs visages n’étaient pas dissimulés derrière le heaume plat habituel mais badigeonnés d’un rouge terne. Ce n’était pas des Galarais. Ils n’arboraient pas la barbe, sans doute des mercenaires venus de quelque bouge infâme du Pays de Glenn. Ils brandissaient de courts sabres à un seul tranchant, certains ébréchés. Ils se rangèrent en bordure du gouffre. Sans-nom leur jeta à peine un regard. Ils avaient piètre allure, des hommes de main de la plus basse extraction, sans aucune envergure.
Puis les gorgys s’écartèrent en se pliant en deux avec dévotion. Le Négus Shéhoshar parut, vêtu avec la même extravagance que dans la clairière, lors de leur précédente rencontre. Un pourpoint doré et noir, une cape violine dont le col en éventail, paré de perles, surmontait son crâne au poil lustré, une longue robe de jais aux nombreux replis. Il dominait ses congénères d’une bonne tête, marchait avec ostentation, le museau levé haut, frémissant, les petits yeux noirs pointés sur les adolescents, blottis l’un contre l’autre.
— Je t’ai promis que nous nous retrouverions, fils des hommes. – Le Négus chicota une sorte de rire grinçant. Il agitait de longs doigts griffus comme s’il pianotait l’invisible. – Et, tu n’es pas venu seul. Parfait ! Lorsque j’en aurai fini avec vous, ma chère petite baronne, Galadorm connaîtra ma juste colère pour les meurtres de mes auxiliaires. Cette fois, Moesmihr n’interviendra pas puisque son Maître-dragon ne sera plus en mesure de le guider hors des limbes.
Sans-nom n’écoutait que d’une oreille les palabres du misérable. Il lui fallait les sortir de cette situation au plus vite. Lilia se pendait à son bras, terrifiée. Elle pleurait toutes les larmes de son corps. La pire de ses angoisses se concrétisait à nouveau. Brusquement, les Gorgys relâchèrent leur emprise, lui offrant quelques instants de répits.
Agir. Vite ! Surprendre…
Une minuscule perle de lumière naquit au creux de sa main. La luciole féerique tourbillonna près du visage de la Damoiselle. Elle se posa sur la peau blanche, à la base du cou. Aussitôt, pour Lilia, la terreur s’évanouit, remplacée par la sérénité des Premiers Ages. Lentement elle s’écarta du Maitre-dragon, se redressa, la tête haute, royale. Une résolution énergique figeait ses traits, chassant l’enfance et ses puériles illusions à tout jamais. Sans-nom lui souffla quelques mots rapides à voix basse.
— Cours, Lilia. Je protègerai ta fuite. Sauve-toi ! Va chercher de l’aide !
Elle hésita juste le temps d’un battement d’aile puis elle se précipita vers la rotonde par où ils étaient venus, quelques instants plutôt. La voix réconfortante de l’Eliathan l’encourageait tandis qu’elle remontait la pente, poursuivie par le rire hystérique du Négus.
— Tu peux t’enfuir, petite princesse, tu m’appartiens, comme les autres. Ton heure viendra et… cette misérable magie d’antan ne te protégera pas ! Je t’octroie de bonne grâce un peu de sursis ! Ce soir, j’ai affaire avec le Prédestiné.
Lilia atteignit l’esplanade, indifférente aux menaces du Négus. La petite luciole virevoltait, à présent, devant elle. Et elle s’accrochait à cet infime espoir. Dans l’escalier désert, sa course ralentit mais sa volonté ne faiblit pas. Rien n’aurait pu lui faire rebrousser chemin.
— Négus Shéhoshar, libérez la Damoiselle d’Aliosh. Notre différent ne la concerne pas. C’est seulement entre vous et moi !
— Comme tu te trompes, mon bon ami. Personne ne sera épargné. Le Mur a soif de vie. Le Blanc Pays est demeuré trop longtemps en sommeil. Celle-ci, je me la garde !
Le Négus éclata d’un rire sauvage où pointait une démence fanatique. Les acolytes reprirent en cascade son hilarité. Pourtant Sans-nom ne renonça pas. Il réitéra calmement sa requête. Une attitude qui trompa le Négus. Il n’y vit que le signe d’une prochaine soumission.
— Croyais-tu m’échapper aussi facilement ? Tu m’es promis, enfant d’Yr’At’Thiel. A moi seul ! TU ES A MOI ! Contemple la puissance du Négus Shéhoshar et soumets-toi, misérable vermine humaine !
— Non, non !
Sous les yeux atterrés du garçon, Gallia, le visage exsangue, s’éleva dans les airs au-dessus des gorgys et de leurs affidés écarlates. Lentement le corps raide pivota dans sa direction. Ses yeux reflétaient une terreur absolue. Des larmes coulaient sur ses joues. Ses lèvres tremblantes prononcèrent un appel muet qui transperça le cœur de l’Eliathan. Puis, lentement, elle tourna sur elle-même et se déplaça au-dessus du gouffre de nuit.
— Arrêtez, Shéhoshar ! je vous offre ma vie contre la sienne. Je vous suivrais sans discuter si vous l’épargnez. Mais ne lui faites aucun mal !
Le garçon suppliant s’avança de plusieurs pas. Sans doute alors se serait-il livré à l’odieux chantage et tout aurait été dit ! Mais c’était sans compter sur la mégalomanie du Premier-Né. Les Ecarlates, mal à l’aise, regardaient tour à tour les deux enfants. Le Négus pointa son museau avec avidité vers la malheureuse. Le temps suspendit son cours puis il lorgna son jeune adversaire. Il se tortillait sur place de délice. Shéhoshar savourait ce qu’il croyait être l’imminence de son triomphe.
— Mais, pauvre insensé, tu ne comprends donc rien. Ta vie m’appartient déjà. Regarde autour de toi, tu ne m’échapperas pas. Et tu n’as rien à m’offrir. Je t’ai attiré dans ces souterrains grâce à cette belle enfant qui ne m’est, à présent, d’aucune utilité. Pour te faire plaisir, je ferai preuve de compassion. J’abrègerai ses souffrances autant que cela m’est possible.
A ces mots, la Damoiselle des collines du Venant se cabra sous une pluie de coups invisibles. Elle poussa un cri terrible. Son corps se contorsionna en des postures improbables avant de disparaitre au sein de l’abysse. Un long, très long, hurlement angoissé accompagna sa chute. Anéanti, Sans-nom ferma les yeux et serra les poings. Incapable de lutter contre l’implacable sentiment de culpabilité qui l’assaillit alors.
Gal, me pardonneras-tu ! Le temps d’un éclair, je voulus te rejoindre. Eteindre cette vie qui consumait tant de joyaux autour d’elle. Puis Shéhoshar aboya plusieurs ordres. Alors je compris, intimement, qu’il ne pourrait y avoir de repos tant que ce monstre et ses séides parcourront librement notre monde.
Le Négus couvait sa proie d’un regard avide, jouissant de l’horrible farce. Il leva une griffe démesurée dans sa direction. Sa voix se répercuta à l’intérieur des crânes des mercenaires.
— Saisissez-vous de lui !
Les Ecarlates s’avancèrent sans enthousiasme. Aucun d’entre eux n’ignorait à qui ils avaient affaire. Le plus grand des cinq, une brute en muscles et en graisse, brandissait une corde vers le garçon. Un rictus mauvais dévoila une mâchoire aux chicots noircis.
— Cherch’pas à faire ton malin, mon gars. Rest’tranquille et nous t’ferons aucun mal. T’as pas une chance, tu sais. Faudrait pas qu’on soit obligés d’abimer ce jolis minois, hein, vous autres !
Ces compères ricanèrent, des lueurs lubriques dans le regard. Après le désespoir et la culpabilité, la colère enflammait le fils de Tyrson. Certes l’Eliathan n’avait pas l’étoffe d’un guerrier - Il s’en était toujours défendu. - mais il survient parfois des épreuves qui vous poussent à prendre les armes et à vous battre, pour d’autres ou pour soi-même. Afin de rester en vie. Et l’opposition était plus pitoyable à ses yeux qu’imposante. Le souvenir des crimes commis par les membres de la Mhapoaha Paha durant leur gouvernance de Galadorm se bousculèrent dans son esprit survolté. Quelqu’un allait payer pour cette horreur !
Ses yeux s’étrécirent ; son visage se ferma. Au creux de sa dextre se modela l’anni-khanna offerte par le grand Homme Gris, là-bas, sous les frondaisons de Brye, alors qu’il n’était encore qu’innocence. Cette même lame de bois légèrement courbée, perdue au cours de sa fuite, la nuit de l’Appel. Sans-nom étreignit fortement la poignée lacée de cuir bicolore. Il faucha l’air devant lui avec méthode. Les Ecarlates marquèrent le pas, visiblement troublés. Le Tisseur remarqua le fin halo verdâtre qui enveloppait leurs silhouettes.
— Ils meurent de peur, songea-t-il âprement, et ils n’ont pas tort.
Cette pensée le réconforta. Le ruffiant, lui, ne se méfiait pas, sûre de sa force. Il dominait le garçon de deux bonnes têtes. Il essaya de l’attraper à bras le corps sans prendre la moindre précaution. Sans-nom s’échappa d’une simple pirouette. A deux pas, il se posta de profil, avança le pied droit comme un danseur, l’anni-khanna pointée vers le haut, à bout de bras.
— Ah, grogna la brute, c’est comme ça…
Il bondit en avant, tentant de lui attraper le col. Sans-nom faucha l’individu à hauteur de poitrine puis s’effaça dans un mouvement continu et fluide. Il laissait derrière lui le pantin désarticulé à genou, le souffle coupé. Il se tourna vers les suiveurs qui l’observaient avec circonspection. Ces piteux combattants redoutaient en secret le Maître-dragon de Galadorm. Ne disait-on pas que Moesmihr lui-même lui obéissait. Et cette démonstration confirmait leurs craintes. Sans attendre que les soudards ne s’organisent pour attaquer, l’apprenti du Gasthil se jeta parmi eux. Il frappa d’estoc avec légèreté, le regard distant comme il l’avait appris de la bouche même du Mystic Yvan Mondolini.
« Ta khanna et ton corps ne font plus qu’un, mon garçon. L’esprit doit s’en rendre maître. Ne laisse ni la peur ni l’excitation t’envahir. Jamais. Tu n’as qu’un seul choix possible : abattre ton ennemi. Affiche ta détermination, qu’il tremble à ton approche ! »
Les paroles de l’Homme Gris résonnaient dans sa tête. Silencieux, implacable et précis, il bouscula les Ecarlates qui se protégeaient mollement. Il frappa une face grimaçante, se dégagea d’une virevolte, plia les jambes avec grâce. Dans son élan, Sans-nom écrasa les orteils d’un individu long et maigre, fouetta la lame à la face de l’homme qui hurla en chutant au sol. L’action le portait tel un souffle de vent couchant des herbes sans défenses. Il asséna un coup sec à hauteur de nuque au suivant qui resta prostré de douleur. Dans l’affolement, le dernier de ses adversaires se replia sans demander son reste. Bientôt il se retrouva seul, en position d’attente, flexible comme un roseau, l’anni-khanna en flamberge. Au sol, les marionnettes rouges gémissaient ou gisaient inconscientes. Dans son dos, les gorgys s’agitaient nerveusement et chicotaient à tout-va. Alors, faute de combattants, l’arme se désagrégea dans une gerbe d’étincelles.
Emergeant de cette transe guerrière, Sans-nom jeta un regard étonné vers ses malheureux adversaires. Il traversa leurs rangs sans qu’ils essaient de le retenir. Au contraire, rampant, se bousculant pour échapper à une autre rossée, les misérables rejoignirent leurs maitres. Sans-nom s’arrêta net lorsque la voix du Négus s’éleva derrière lui.
— Impressionnant ! Le lionceau a donc des crocs et des griffes. J’espérais que tu comprendrais qu’il n’existe qu’une seule issue raisonnable à ce duel que nous nous livrons. Je constate qu’il n’en est rien. Dommage !