Livret trois : Galadorm.
Chapitre douze : Rencontres prédestinées.
Sans-nom le dévisageait, intrigué par un tel faste. Jamais il n’avait croisé la route d’un gorgy revêtu comme un baron. Durant quelques minutes, les deux antagonistes se mesurèrent du regard tandis que l’odieux personnage étreignait les lanières de peau. Dédaigneuse, la créature affichait un large sourire narquois. Nul doute qu’il considéra le trouble-fête comme inoffensif.
— Assez ! Cessez cela ! misérable ! Comment pouvez-vous…
Le garçon contrôlait mal sa colère. Prêt à se précipiter auprès de la forme inerte qui gémissait au sol. Il n’apercevait qu’un foisonnement de cheveux hirsutes et sales, à l’image des pauvres étoffes souillées de boue et de crasse.
— Adorable, chuinta le gorgy. Aurais-tu, mon garçon, l’intention de m’interdire de la rosser comme je l’entends ? Cette créature est mienne ! J’en dispose comme bon me semble. Tu n’as pas idée de la stupidité de ton acte. A qui donc crois-tu avoir à faire ?
— Peu m’importe. Par les Inconstants, je vous en empêcherai.
— Et comment ?
Le Rat fut agité par un simulacre de rire qui écorchait les oreilles. Il pointa une griffe vers le gêneur. Le fouet, de l’autre main, battait la robe grise par saccades.
— Toi, jeune insensé, tu appartiendras bientôt au Négus Shéhoshar.
De la bave dégoulinait le long de son museau. Ses yeux brillèrent intensément. La vague fangeuse frappa Sans-nom avec une soudaineté reptilienne. Seulement, dès qu’il avait découvert l’identité du tortionnaire, le fils de Tyrson s’était préparé à cette éventualité. La tempête l’environna sans l’atteindre. L’instant suivant, elle disparut. Shéhoshar se contorsionna sur le côté. Il le fixait avec étonnement.
— Comment as-tu réussi à te dérober ? Qui es-tu ?
Prenant une attitude résolument menaçante, Sans-nom s’avança, ravi de ce premier succès. Oubliant la plus élémentaire des prudences, l’enfant croisa les bras et releva le menton. Bien entendu, il gardait ses défenses affutées mais il se sentait disposé à poursuivre la conversation. Cette idée, qu’il devait plus tard regretter amèrement, lui parut des plus séduisantes. Il se rengorgea en gonflant le torse : « Tu ne peux me vaincre avec tes sorcelleries de bazar, gorgy. Mon Art t’est supérieur. Il me vient des Premiers, de l’Enfance du Monde. Alors quitte immédiatement cette clairière et je t’accorderai la vie sauve. »
Une nouvelle vague le frappa sans prévenir. Cette fois, elle faillit l’atteindre. Jamais il ne ressentit une telle puissance ni de telles humeurs noires. Affolé, son esprit virevolta pour échapper aux miasmes sulfureux. Le garçon recula en fixant le Négus qui ricanait de plus belle. Si le gorgy avait été surpris par la résistance inattendue rencontrée chez l’humain, à présent qu’il le voyait flancher, il ne doutait plus de son ascendant. Il s’apprêta à frapper de nouveau. Alors, une flamme merveilleusement belle, surgie de l’Ether, enveloppa l’enfant. Elle irradiait une énergie telle que le Négus, incrédule, se protégea les yeux pour ne pas s’y brûler. Puis l’Elémentaire - Il ne pouvait s’agir que de l’une de ces misérables créatures rescapées des anciens Ages acoquinée avec l’humain. - contre-attaqua. Une langue ignée le percuta. La douleur vive le fit couiner et reculer précipitamment.
Le Négus Shéhoshar n’était pas le seul étonné par la tournure des évènements. Autour de l’enfant, chaque chose revêtait une brillance fascinante. Bouche bée, Sans-nom observait les voiles incandescents avec l’émotion du novice qui contemple l’œuvre d’un maître. Ce Tissage ne lui appartenait pas. Il déployait une complexité incroyable. Une félicité nouvelle, extrême, qu’il n’avait jamais ressenti lors des séances d’apprentissage dans la clairière aux cercles de pierres. Assurément, il baignait dans l’Ether des Premiers âges. Cette Trame recelait une pureté primale dont les Brumes d’Yrathiel, elles-mêmes, étaient totalement dépourvues. Il y puisa un plaisir phénoménal. Un instant, Sans-nom tenta d’y mêler sa propre inspiration. Mal lui en prit. Le brasier s’éteignit. Il ressentit aussitôt un vide immense. Une fraction de seconde, Sans-nom perdit pied avec la réalité. Heureusement la voix nasillarde du Rat le tira de cette transe.
— Qui es-tu ? répéta le Négus en sautillant sur place.
Shéhoshar dégagea la dague, longue et fine, de sa ceinture. Il se battrait plutôt que de s’avouer vaincu. Mais cet enfant serait à lui. A peine la question formulée, la réponse s’imposa. Il n’osa y croire. Sans-nom releva la tête, inspira profondément. La tristesse de l’absence disparaissait par lambeaux. Il toisa l’homme-rat comme s’il le découvrait pour la première fois. Les mots lui vinrent spontanément.
— Les Hommes Gris m’appellent Eliathan, le Porteur d’espoirs. Autrefois, les Oégirs m’ont surnommé l’enfant d’Yrathiel, l’enfant perdu ! –
Sans-nom exultait. L’écho de la Flamme Blanche résonnait encore en lui.
— Me reconnais-tu à présent, suppôt du Mur ? Je suis Celui que les Races de cette Terre attendent !
La stupeur déclencha une riposte immédiate. Le Négus contenait difficilement sa joie. Pour lui, posséder l’enfant perdu, c’était l’assurance de l’éternelle reconnaissance des Autres. Et la réalisation de ses plus folles ambitions. Pour cet esprit vaniteux, l’Enfant lui appartenait déjà. Oubliés les échecs et l’intervention d’un troisième larron. Seulement, il n’osa plus utiliser ses pouvoirs. L’avertissement était des plus clairs. Alors les lanières claquèrent dans l’espace occupé précédemment par Sans-nom. Maladroitement, le garçon brandit la lame du Gasthil. Il devinait, dans la clairière, une Présence toute proche. Le besoin de prouver à cet énigmatique observateur – l’auteur du merveilleux tissage - la valeur de l’Eliathan l’emplit d’audace. Le fer pointé vers l’avant, Sans-nom surveillait son adversaire comme lui avaient appris le Maître des Arts Combattants et le Mystic Mondolini. Utiliser l’Onirie pour triompher, trop simple !
Que lui était-il arrivé ? D’où lui venait l’assurance qu’il vaincrait ce démon ? Aucun doute que ce dernier n’était pas un simple couteau parmi les hommes-rats, mais l’un de leurs Référents. Maître Sol’Déorm l’avait entretenu à maintes reprises sur l’organisation au sein des portées. Un Négus siégeait au sommet de la hiérarchie. Selon le nain archiviste, il commandait à des cohortes d’hommes-rats. Mais ce n’était pas ce qui le troublait le plus. Comment avait-il pu en arriver là ? Se retrouver à affronter un redoutable adversaire, lui qui, jusqu’ici, avait réussi à éviter les embûches…
Shéhoshar se rua à l’assaut. Les pointes de cuir frôlèrent l’enfant. Il esquiva avec brio. Elles laissèrent sur la joue glabre une légère estafilade. Devant les atermoiements du garçon, le Négus s’enhardit. En quelques petits sauts grotesques, il se porta à sa hauteur. La lame d’apparat frappa d’estoc. Elle rencontra l’acier du Maître des Arts Combattants et s’y brisa. Sèchement. Du poing, Sans-nom frappa le gorgy à la tête, projetant ce dernier au sol, geignard. Il le contempla sans aucune compassion, grimaça. La tête lui tournait encore.
Derrière eux, la malheureuse victime se relevait péniblement. Elle s’approcha, serrant contre elle un morceau de bois ramassé aux abords de la faute la plus proche. Elle trainait la jambe droite. Son visage, ses bras étaient recouverts de boue. Il entrevit l’éclat d’une peau pâle, la naissance d’un sein à travers les haillons déchirés. Sans-nom ouvrit de grands yeux étonnés. Il se précipita pour soutenir la jeune fille vacillante.
La lueur sauvage qui brillait dans ses yeux le cloua sur place. Il n’osa plus le moindre geste quand elle le frôla, sans lui adresser un seul regard. La malheureuse se dressa au-dessus de son tortionnaire. Elle brandit la massue improvisée. Mais Sans-nom bondit avant qu’elle n’ait eu le temps de frapper. Il lui arracha le morceau de bois des mains.
— Non, souffla-t-il en jetant au loin l’arme improvisée.
Il présenta la paume de ses mains en signe d’apaisement.
— Pas cela !
Furieuse, la fille baragouina quelques mots qu’il ne comprit pas. Jusqu’à présent, il n’avait eu aucun problème à converser avec les gens de l’intérieur du Continent. Maître Sol’Déorm l’y avait bien préparé. Seulement la sauvageonne s’exprimait dans un dialecte qu’il n’arrivait pas à identifier, la colère n’arrangeant rien. Elle montrait du doigt le misérable et se mit à cracher des invectives dont Sans-nom n’eut aucun mal à deviner la teneur.
— Je suis vraiment désolé. – Il s’exprimait dans le langage commun avec lenteur et douceur, essayant de capter son regard. – Ce monstre mérite votre courroux, certes, mais pas la mort. Personne ne mérite la mort.
Sèchement, il s’adressa alors au Négus Shéhoshar, qui se remettait sur pied et dodelinait de la tête. La fille le couvait d’un regard peu amène qu’il décida d’ignorer.
— A présent, partez ! Et dites à vos semblables que l’Enfant d’Yrathiel les combattra, eux et tous ceux venus par-delà le Mur. Quant à elle, je la garde avec moi. Aucun être vivant ne devrait appartenir à un autre. Je vous offre la vie. Profitez-en avant que je ne change d’avis !
Comprenant ses intentions, la fille protesta avec véhémence. Puis elle insulta copieusement le gorgy qui s’éloignait en boitillant. Arrivé à l’orée du bois, ce dernier se retourna vers les deux humains. Ils n’avaient pas bougé et l’observaient silencieux. Retrouvant en partie de sa superbe, le Négus Shéhoshar les interpela avant de disparaître.
— On se retrouvera, Enfant d’Yrathiel. Mes Maîtres te réclament. Quant à toi, chienne des Vents, que les démons te dévorent le cœur ! Ton heure viendra également. Nos chemins se croiseront de nouveau.
L’enfant fixa un long moment la boisée en se répétant la promesse prophétique du serviteur du Mur. C’est alors que le ciel s’abattit sur sa tête. Il tomba au sol, inanimé.
Lorsque Sans-nom reprit ses esprits, une douleur terrible lui vrillait le crâne. Il se souleva en grognant sur le coude gauche. Sa main effleura avec précaution la masse des cheveux. L’enfant grimaça. Assis sur une large pierre plate, un drôle de personnage l’observait avec sérieux. Jamais il n’avait rencontré d’individu semblable. Petit de taille, maigre à outrance, un bonnet plat de laine rousse orné d’une touffe de feuilles posé sur des cheveux blonds ondulés. Il portait une veste resserrée à la taille par une large ceinture et un pantalon en tartan vert, couturé de jaune. Un plaid assez grand pour recouvrir son propriétaire de la tête au pied était croisé sur sa poitrine et fixé avec une broche en argent au niveau de l’épaule. Mais ce fut surtout son visage qui retint l’attention du garçon. Un nez immense, un menton proéminent et des yeux en amande où dansait une lueur étrangement irisée.
— Mon garçon, je suis fort aise qu’elle ne vous ait point occis. Cette diablesse n’y est pas allée de main morte. Méfiez-vous des femelles, je l’ai toujours dit. Surtout de celles qui tiennent une arme à la main. Fusses un misérable bâton.
— Que m’est-il arrivé ? se lamenta l’enfant en s’asseyant difficilement sans lâcher la base de son crâne. La douleur s’estompait. Il ferma les yeux et respira longuement.
— Apparemment, la dame était en désaccord avec votre choix de laisser le gorgy s’en retourner indemne. D’ailleurs, permettez-moi de vous témoigner mon admiration. S’opposer à un Négus, voilà déjà un acte qui frise l’inconscience. Mais lui ravir son jouet pour finalement lui offrir la liberté. Quel geste magnifique ! Quelle grandeur d’âme ! Dommage que cela est rendu sa prisonnière presque hystérique. J’ai bien cru qu’elle allait vous meurtrir à sa place tant elle vous insultait après vous avoir frappé.
Sans-nom lui jeta un regard torve. Il n’était pas d’humeur à badiner. Il explora du regard la clairière. La fille avait disparu. Il gémit, reporta son attention vers le petit homme qui souriait ostensiblement.
— Vous étiez là ?
— En effet ! c’est avec grand plaisir que j’ai assisté à cette brillante démonstration d’héroïsme. Au passage, magnifique cette flamme blanche ! imaginative et efficace ! Je n’oserai vous demander de m’en révéler l’invocation…
— Et vous n’êtes pas intervenu ?
— Pourquoi l’aurai-je fait ? déclara l’inconnu, exprimant une candide surprise. Ce n’étaient pas mes affaires et, soit dit en passant, vous vous débrouillez fort bien seul, jeune homme.
De nouveau Sans-nom grimaça comme un mouvement de tête un peu brusque réveillait la douleur. Lentement il se leva, oscillant sur place. Son interlocuteur bondit sur ses hautes bottes aux boucles d’argent. Saisissant le bonnet plat, il le plaça contre le tissu soyeux du plaid, s’inclina en s’exclamant sur un ton enjoué : « Mais je ne me suis point présenté. Ser Sigismond Ardevaingt, pour vous servir, jeune Initié ! »
Il s’inclina tellement bas que Sans-nom craignit un instant qu’il ne culbute en avant. Puis il se redressa avec grâce. Le regard brillait de malice tandis que le long appendice qui lui servait de nez frémissait, impatient.
— On m’appelle Sans-nom, Ser Sigismond.
— Sans-nom, comme voilà un bien étrange patronyme. Intéressant ma foi, et qui convient à un jeune homme des plus remarquables toutefois. Alors, ami Sans-nom, si vous me le permettez, j’ai installé céans mon bivouac pendant que vous vous reposiez. La nuit approche et mon dîner mijote. Voudriez-vous vous joindre à moi, j’en serai fort honoré. Tant de bravoure et de hardiesse doivent être célébrées comme il se doit.
Le voyageur s’approcha de Sans-nom avec un large sourire. Posant une main à plat dans le dos du garçon, il désigna, à l’autre extrémité de la clairière, un feu de bois au-dessus duquel dorait un lièvre proprement embroché. Le fumet qui flottait dans l’air était des plus appétissants, l’étranger sympathique. Sans-nom accepta sans difficulté.
— Je vous confierai que je n’ai jamais porté ces détestables Rats dans mon cœur. Votre intervention magistrale m’a mis d’excellente humeur. Venez, venez, ne soyez pas timoré. J’ai hâte de connaître en détails ce qui vous a mené ici, au plus profond des bois d’Orée. Prenez-place, voyons !
Il avait disposé là des sacoches rebondies, un bric-à-brac d’ustensiles de cuisine, de pots et de couvertures, selle et harnachements mais aucune arme visible. A la lisière de la clairière, trois uriots communs grignotaient les branches basses avec un plaisir évident.
Le petit homme désigna une pierre plate recouverte d’étoffes épaisses. Le garçon s’y assit. Sigismond versa sur la chair rosie une épaisse sauce à base de saindoux, fleurant bon l’oignon. Des étincelles jaillirent des braises, contenues dans un cercle de pierres. Une agréable odeur chatouilla les narines de l’Eliathan. Il observait en silence l’étranger verser une liqueur limpide dans deux brocs d’étain. Puis l’homme lui tendit l’un d’eux et brandit le sien : « A vos exploits, jeune Sans-nom ! ».
Il but d’une traite, faisant claquer sa langue avec satisfaction.
— Ce léger Viery est un vrai don des Dieux Inconstants. Sacré nectar, n’est-ce pas ?
Sans-nom trempa les lèvres sans enthousiasme. Il n’aimait guère les boissons alcoolisées dont Tib raffolait. Seulement il ne voulait pas se montrer grossier envers un hôte si charmant. Il sirota lentement tandis que l’homme se resservait avec largesse. Ils conversèrent le temps que la viande soit rôtie à point. Les ombres envahirent le sous-bois puis l’espace clairsemé autour d’eux. Sigismond parlait plus qu’à son tour, avec entrain, de mille petites choses insignifiantes. Ce qui convenait parfaitement au garçon. Il apprit que le bavard venait d’un domaine situé aux portes de Shum, qu’il n’était que le troisième fils du seigneur Ardevaingt et que, pour d’obscures raisons qu’il préférait garder pour lui, il dut franchir l’Ilstra afin de parcourir le monde. Pour sa part, Sans-nom resta très évasif. Il se tint au canevas élaboré par Maître Sol’Déorm. Il préférait en apprendre davantage sur les terres des Thaumaturges. Ils dégustèrent la chair tendre du civet, un peu trop épicée au goût du garçon, sous un ciel pur et étoilé, puis plusieurs petits fromages. Ils grignotèrent tranquillement quelques noisettes dans les lueurs dansantes du foyer.
Par la suite, Sigismond sortit une pipe sculptée d’une tête de dragon, au long tuyau brillant. Une fois préparée et allumée, ce qu’il accomplit dans un recueillement quasi religieux, il en tira de longues bouffées douces, légèrement boisées. Sans-nom s’emmitoufla dans une couverture en laine épaisse. Le dos à la pierre, il écoutait son vis-à-vis lui conter ses mésaventures dans les baronnies du Nord. Il connaissait tant de merveilles, vécut tant d’aventures que le garçon ouvrait souvent de grands yeux étonnés. Il s’endormit sans s’en apercevoir, bercé par la voix suave du conteur qui l’observa un long, très long moment.
Le lendemain, ils cheminèrent ensemble. Sans-nom chevauchait l’un des uriots de bât, robuste et placide. A l’aube, il plut. Une simple ondée qui n’entama en rien la bonne humeur de son nouveau compagnon. Le Ser Ardevaingt se rendait à la Foire des Grands Calmes, pour affaires, avait-il précisé d’un clin d’œil appuyé. Alors il fit apparaître au creux de sa main une petite paire de dés en nacre qu’il embrassa en éclatant de rire.
Au milieu du dense trafic des voituriers et des paysans, dans un concert de beuglements et de vociférations, ils parcoururent les trois milles qui les séparaient des collines d’Yppréant, couvertes de champs de trèfles, de pois et de froment. Il faisait chaud. La poussière, soulevée par la longue caravane, devint vite insupportable. Ils se ménagèrent de fréquentes haltes à l’ombre des bosquets et atteignirent le village d’Oquat alors que les ombres s’allongeaient à nouveau sur la route.
Sigismond guida les uriots jusqu’à un corral jouxtant une basse bâtisse, entourée de tonnelles où grouillaient déjà bon nombre de voyageurs. Il semblait connaître les lieux, du moins se déplaçait-il avec une aisance déconcertante. Le shumiet laissa Sans-nom bouchonner les uriots, délestés de leurs lourds paquetages. Il gagna l’auberge d’un pas impatient. Il revint peu après avec un pichet et une miche de pain blanc. Les voyageurs s’installèrent à l’ombre des hautes palissades et grignotèrent de fines tranches de lard rissolées. Sans-nom préféra l’eau de sa gourde au breuvage aigre de l’aubergiste. L’enfant de Brye observait avec curiosité et un peu de méfiance la foule cosmopolite s’installer dans les moindres recoins pour passer la nuit. L’auberge était bondée. Impossible d’y trouver à s’y loger. De toute manière, Sans-nom préférait l’intimité de la compagnie de son nouvel ami à l’assemblée bruyante des salles de l’auberge. Il se sentait triste à l’idée de devoir, dès le lendemain, se séparer. Sigismond obliquerait vers l’est pour gagner Esorit où se tenait la Foire des Grands Calmes alors que lui continuerait jusqu’à Galadorm. Ensuite, sans nouvelles de la mystérieuse protectrice, il poursuivrait jusqu’à Tavos. Une longue route que cette journée en compagnie du petit homme rendait moins attrayante.
Depuis son retour de l’auberge, Sigismond paraissait préoccupé. Il attendit qu’ils se soient restaurés puis, après avoir tiré longuement sur sa bouffarde, il s’adressa au garçon sur un ton solennel, où perçait un soupçon d’inquiétude.
— Dois-tu absolument te rendre à Galadorm ? Nous avons tous de très bonnes raisons d’agir mais il serait préférable d’éviter la cité des miroirs en ce moment.
Sans-nom secoua la tête en prenant un air dépité.
— Il le faut, Sigismond !
— Pourquoi ne pas plutôt m’accompagner à la Foire des Grands Calmes ? Nous ferions une bonne équipe, toi et moi. Tu m’épaulerais avec tes dons d’enfant-mage. Qu’en penses-tu ? Nous pourrions y collecter une petite fortune. Ensuite tu rejoindras la cité des miroirs ; un très léger contre-temps, mon garçon. Pour le plaisir. Je pourrais même t’y accompagner, j’ai quelques connaissances dans la ville basse…
— Ce n’est pas si simple, souffla l’enfant, j’aurais aimé vous suivre mais on m’attend à Galadorm. Pourquoi ne pas vous joindre à moi plutôt, Ser Ardevaingt !
— Si j’en crois la rumeur, il ne fait pas bon vivre en Galad par les temps qui courent. – Il baissa la voix, son regard perçant balaya le corral avant qu’il ne poursuive. – Le baron Goshaque, les Dieux Inconstants l’aient en sa bonne garde ce vieux fripon, est mort. Depuis, le chaos règne dans la cité des miroirs. Crois-en mon expérience, jeune ami, le marchand qui m’a confié cette nouvelle en revenait et la peur l’habitait. Je n’ai pu lui tirer davantage de renseignements.
— J’ai promis de rejoindre Galadorm, Sigismond. Et je le ferai, avec votre aide ou sans elle. Je suis désolé.
Sa voix trembla sur ce dernier mot puis l’enfant d’Yrathiel se tut. Seules les bouffées de tabac ocre révélaient leurs présences dans la nuit d’encre. A quelques pas, des cris et des chants discordants s’échappaient de la grande salle de l’auberge.
La nuit fut très courte pour les voyageurs. Le tapage ne cessa qu’à l’aube, bientôt remplacé par l’éveil du camp alentours. La matinée s’annonçait maussade. De lourds nuages obstruaient le ciel. Un vent glacial balayait le corral, annonciateur de pluie. Sans-nom se lava succinctement à l’un des abreuvoirs destinés à cet effet, à l’arrière de l’auberge, puis il rangea son paquetage sans échanger un mot avec le petit homme. Ce dernier se volatilisa ensuite promptement. Il lui fallut attendre son retour auprès des uriots pour lui faire ses adieux. Peu à peu, la cour se vidait de ses occupants de passage. Chacun reprenait la route au plus vite, le regard levé vers des cieux peu conciliants.
Finalement, Sigismond Ardevaingt sortit de l’établissement, les bras chargés d’un lourd sac de jute. Il adressa au garçon un hochement de tête, suivi d’un large sourire, et chargea les sacoches avec les provisions rapportées.
— En route, mon garçon, s’exclama-t-il finalement en sautant en selle. Galadorm la bien nommée nous attend.
Sans-nom le regarda surpris. Il n’osait y croire.
— Alors attends-tu qu’il pleuve dru ? Me croyais-tu capable de te laisser seul face au péril ? Non, Sigismond Ardevaingt a plus d’honneur et de cœur qu’il n’y paraît. La foire attendra ma venue quelques jours de plus. Grâce à toi, quelques braves ne perdront pas le fruit de leur labeur trop vite. Sois-en remercié, Sans-nom ! En route.
Ils progressèrent plus rapidement dès qu’ils quittèrent la route principale qui virait à l’ouest, à travers la basse plaine, en direction des bois du Hurlant. Le flot des charrois, des troupeaux et des voituriers se tarit. Par la suite, ils ne croisèrent que quelques paysans et leurs bêtes. A midi, la pluie tant annoncée tomba sans intermittences. Au point qu’ils durent chercher refuge dans un petit bois proche de la route où ils passèrent le reste de la journée puis la nuit, transis de froid. L’eau s’insinuait partout, leur interdisant le réconfort d’un feu. En conséquence de quoi l’humeur joyeuse du petit homme déclina rapidement au fil des heures.
Heureusement, le lendemain, le ciel s’habillait d’azur. Ils reprirent leur route sous de meilleurs auspices. Finalement, après avoir traversé plusieurs villages sans s’arrêter, les voyageurs débouchèrent sur les plaines du centre où, aux temps fastueux des Premiers, avait été édifiée la citadelle de Galadorm, près des sources du Rull. La cité des miroirs portait bien son nom. A des milles de ses murs, on apercevait le flamboiement de son palais à nul autre pareil parmi les baronnies. Même les riches cités marchandes de Tavos et d’Aléaléam n’égalaient pas le faste de cette enfant bénie des Temps d’Avant. A présent, ils étaient guidés par un feu céleste comme tombé au milieu de la verte plaine du Galad. Ils croisèrent plusieurs caravanes avec leurs lots de lémoïds et de mercenaires Torochs, puis, sans cesse plus nombreux, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants trainants derrière eux de maigres biens. Ces malheureux fuyaient les troubles de la cité. Les regards étaient las, les visages fermés. Sans-nom sentit s’éveiller pour cette foule miséreuse une douloureuse compassion qui lui tira quelques larmes. Le petit homme au nez pointu l’observait discrètement. Il approcha sa monture et lui décrocha un de ces regards entendus dont il semblait friand.
— Après les troubles, ils reviendront. Quand la peur ne sera plus aussi forte dans leurs cœurs. Tu comptes toujours entrer dans Galadorm ?
Sur un acquiescement muet du garçon, le shumiet poursuivit en se dressant sur ses étriers, les mains posées sur l’arçon en bois.
— Alors, jeune bravache, fiez-vous à moi. Je connais un endroit discret, dans la vieille ville. Suffisamment sûr pour y demeurer quelques jours sans y être importunés par la garde. J’y ai mes habitudes. Mais attention, prudence au passage des Portes. Ne relevez pas la tête. Laissez-vous entraîner par la foule et restez discret. On vous observera sûrement.
— Soyez sans craintes, Ser Ardevaingt. Je vous suis redevable pour m’avoir accompagné malgré le danger et…
— Aucune importance …l’interrompit Sigismond avant d’être séparé de son protégé par un troupeau de moutons qui traversait la voie en provoquant une terrible pagaille.
A un mille de la cité, la route dallée s’élargit démesurément. Dressés sur leurs pattes aux griffes impressionnantes, de gigantesques dragons de marbre gris dominaient les passants. Leurs gueules dévoilaient d’énormes crocs. Une crête dorsale dévalait jusqu’à la longue queue épointée qui s’enroulait autour du socle cylindrique nu sur lequel veillaient les Gardiens immémoriaux de Galadorm. L’enfilade de statues se poursuivait jusqu’aux portes de la cité ancestrale et sa double ceinture fortifiée. Entourées de potagers et de vergers, de petites chaumières aux toits coniques parsemaient la plaine. Des troupeaux paissaient librement sous la surveillance de jeunes pâtres. Le Ser Sigismond Ardevaingt les guida jusqu’à l’une d’entre elles, en retrait de la bruyante avenue. Là, ils laissèrent leurs montures au repos et gagnèrent la cité à pied.
Renforcées par des tours de bastion trapues, de hautes murailles extérieures ceinturaient la cité de Galadorm. Au pied de l’éminence sur laquelle s’élevait le palais de lumière du baron défunt, entouré de jardins arborés et de terrasses d’eau. A l’approche des ventaux monumentaux, décorés de hauts dragons noirs en relief, ils patientèrent un long moment. Dans l’impossibilité de se frayer un passage parmi le flot disparate et coloré.
Sans-nom en profita pour examiner l’imposante statue au réalisme saisissant qui le surplombait. Il aurait presque senti sur sa nuque descendre le râle de braise de ce Seigneur des Airs. Après avoir jeté un regard admiratif à la créature de pierre, Sigismond lui murmura : « Contemplez le Seigneur-dragon Moesmihr ! Impressionnant, non. Selon la croyance locale, Moesmihr aurait été le Premier Protecteur du Galad. Le dragon se dressait aux côtés des Héros, au commencement de l’Age des Hommes. Il aurait même œuvré à l’édification de Galadorm. C’est en son souvenir que les feux de la Colline Intérieure ont été battis par les Premiers. Pour ma part, j’ai de forts doutes concernant ces destriers du ciel et leurs maîtres-dragons. De jolies histoires pour les âmes crédules. »
Sans-nom ne pouvait détacher son regard du long cou écailleux, de la tête reptilienne munie de barbillons, d’oreilles effilées et de deux cornes spiralées ornant le noble front.
—- Je croyais que les dragons portaient tous des ailes et qu’ils régnaient sur le Domaine des Airs lors des Premiers Ages.
— Effectivement, voilà une croyance fortement répandue. Moesmihr était un loyal compagnon des Dieux Inconstants. Certains écrits lui prêtent en effet le pouvoir de se munir à l’occasion d’ailes membraneuses. Mais laissons cela. Ce ne sont que des racontars de veillées. Il y a fort longtemps que ce brave champion s’en est allé, pour le plus grand bien de tous. Certains prétendent même qu’il pourrait resurgir des limbes du passé si un danger menaçait la cité… les hommes ont toujours eu besoin de fables pour survivre aux frayeurs de la nuit. C’est leur manière d’aborder les épreuves les plus sombres de l’existence. Allez, mon jeune ami, assez bavardés, c’est à nous. Il semblerait qu’on nous fasse signe.
D’un geste ample, le Ser Ardevaingt rabattit le capuchon sur le visage du garçon puis, prenant les devants, il convergea vers la poterne entre-ouverte. Sans-nom courait presque sur ses pas. Des voyageurs le bousculaient, pressés de gagner la cité avant l’heure de la cloche et la fermeture des portes. Ils passaient sous la grande arche quand la vague les submergea. Elle glissa sur eux, putride et fiévreuse, puis s’éloigna vers d’autres proies potentielles. Le garçon avait juste eu le temps de dresser l’indispensable barrière mentale. Un rapide coup d’œil au balcon qui surplombait le long tunnel noyé d’ombres lui permit de repérer la petite silhouette du gorgy. Celui-ci scrutait la foule mouvante. Il était accompagné par deux guerriers. Vêtus de rouge, le visage dissimulé derrière un heaume plat écarlate, renforcé de bandes métalliques. En découvrant le sinistre trio, Ardevaingt pesta, pressa le pas. Il jouait des coudes pour fendre la foule. Lorsqu’ils franchirent l’enceinte, ils découvrirent un triste spectacle sur l’esplanade qui séparait les deux ceintures de fortification. Dans cet espace désert, large d’une dizaine de toises, des gibets et leurs lots de malheureux accueillaient une nuée d’oiseaux brailleurs. Les visiteurs n’osaient lever la tête. Chacun fuyait comme si les démons du Mur eux-mêmes se trouvaient perchés sur les potences de bois vert.
Par-delà la seconde enceinte, la voie s’élançait en droite ligne vers le palais. Bordée de hautes maisons de pierres à trois ou quatre étages, aux toits pentus, accolées les unes aux autres. Ce qui n’offrait que peu de lumières et d’espaces aux ruelles et venelles adjacentes. Le garçon, qui ne connaissait des cités des hommes que la sage et proprette Massilia, ouvrait de grands yeux effarés. Il grimaçait sous les remugles nauséabonds qu’elle dégageait par moment. Une atmosphère lourde de terreur pesait sur Galadorm. Les façades borgnes, les portes et les fenêtres claquemurées, les échoppes vides. Autant de signes qui ne présageaient rien de bon. Son guide au nez pointu l’entraina loin de l’artère principale à travers un réseau de voies secondaires, étroites et obscures, peuplées d’ombres qui surgissaient et s’éloignaient sans crier gare. Par moment, ils entendaient des échos de musique, de cris et de chants vite éteints après la fermeture d’une porte. Des bruits de bottes annonçaient l’approche d’une patrouille de la garde. Alors Sigismond détournait leur course pour éviter une malencontreuse rencontre.
Finalement, ils s’arrêtèrent sous une enseigne en bois figurant un tonneau peint de vert. Là, une volée de marches menait à une solide porte d’où perçait la lumière par des interstices. Un silence profond régnait dans la venelle. Le petit homme descendit les marches, frappa deux fois trois coups espacés. La porte s’entrouvrit. Ils pénétrèrent dans une vaste salle basse, enfumée, emplis de relents de fritures et de boissons, peu appétissants. Deux puits à feux éclairaient une quinzaine de tables basses bordées de bancs. Un homme barbu, imposant, le front dégarni, les observait de derrière un long comptoir en bois lustré. Il salua le Ser Ardevaingt comme une vieille connaissance et se saisit d’un cruchon et de deux gobelets avant d’aller à leur rencontre. La salle était pratiquement déserte. Sigismond choisit une table reculée, placée dans un coin de la salle au plafond couturé de poutres luisantes de suif.
— Ah, mon bon Esdruand ! on dirait qu’une malédiction s’est abattue sur votre vénérable maison ce soir.
— Mon pauvre Messire Serrevent – Sans-nom regarda d’un air étonné son compagnon qui n’avait pas cillé et affichait un sourire affligé. – c’est qu’il se passe de vilaines choses au palais. Nous vivons de ben tristes jours.
— Allons, asseyez-vous quelques minutes et racontez-nous ça, aubergiste.
— Ce serait avec grand plaisir. Un instant.
L’homme s’éloigna d’un pas lourd. Il parla rapidement avec un buveur, assis à une table proche de l’entrée, puis disparut dans l’arrière-salle.
— Messire Serrevent ? questionna le garçon à voix basse.
Il se sentait étrangement affecté par l’ambiance lourde des lieux. Comme si une terrible menace allait surgir d’un moment à l’autre.
— Il faut bien vivre, cher petit. Et nous avons tous nos secrets à préserver, n’est-ce pas ? J’espère que vous saurez vous montrer discret, il en va de mon honneur.
— Bien entendu ! concéda le garçon en riant sous cape devant la mimique burlesque du petit homme.
Il retrouvait chez son nouvel ami cette tournure d’esprit qui lui plaisait tant chez le Peuple de la Sylve, propre à la dérision. L’aubergiste revint, portant un plateau sur lequel fumaient deux écuelles d’un chaud brouet de légumes. Il s’assit, se saisit d’une miche de pain doré et en découpa de larges tranches qu’il tendit à chacun d’eux. Puis il remplit les gobelets, ainsi qu’un troisième qu’il s’était apporté, et se tourna vers eux en les dévisageant tour à tour.
— C’est que vous nous rendez visite à un bien mauvais moment. Notre pauvre seigneur Goshaque est mort dans son lit voilà ben vingt jours pleins. Et depuis tout va de mal en pis.
— Les Ecarlates ?
— Ces démons sont apparus en ville peu après l’arrivée du seigneur Tancrède, les démons l’emportent. C’est ce triste sire qui règne aujourd’hui sur Galadorm. Il a également apporté avec lui d’immondes Rats. On ne compte plus les disparitions, les meurtres et les exécutions depuis lors.
— Que sont devenus les proches du baron ? Si je me souviens, le sieur Tancrède n’est qu’un lointain cousin du côté de sa mère. Le baron a des enfants…
Le gros homme s’arrêta de boire. Son broc heurta fortement le bois de la table. Le vin foncé éclaboussa sa main puissante.
— Une tragédie, mon pauvre. Les fidèles du Palais décimés, certains n’ont eu d’autre choix que de fuir pour sauver leur peau. On prétend que le jeune Paul est mort la nuit qui a vu les misérables s’emparer du pouvoir. Quant à la Damoiselle Lilia, elle serait retenue prisonnière quelque part dans ses appartements. Peut-on savoir ? De folles rumeurs courent sur ce qui se passe derrière les feux célestes. De sombres manigances, croyez-moi. Plus personne n’ose sortir désormais, de peur d’être jeté au cachot ou pire.
L’aubergiste garda un long moment le silence puis, comme un groupe d’hommes pénétraient dans la salle, il se hâta pour les accueillir. Après qu’il se fut éloigné, Sigismond soupira : « Combien de temps devrons-nous attendre votre mystérieux messager ? J’aimerais quitter au plus vite ces parages néfastes. Les troubles ne sont guère propices aux affaires. »
Dans la soirée, le shumiet conduisit le garçon au troisième étage, dans une étroite chambre donnant sous les toits pentus d’ardoises grises, éclairée par une bougie graisseuse. Deux paillasses recouvertes de toiles à la propreté douteuse faisaient office de lit. Une table branlante et un tabouret complétaient le mobilier. Un pot de chambre rond, en terre cuite posé dans un coin. Après maintes recommandations, Sigismond quitta le garçon et ferma la porte derrière lui. Sans-nom s’allongea sur la couche imprégnée d’humidité. Longtemps, il chercha un sommeil qui le fuyait. Echapper au drôle de sentiment qui ne le quittait pas depuis le petit bois. L’impression d’être constamment épié. Tout au long de leur chevauchée, il avait essayé de confondre l’hypothétique observateur, jamais il ne réussit à apercevoir ne serait-ce qu’une ombre. Il ne s’était pas confié à son compagnon de peur qu’il renonce à l’accompagner.
Cependant Maître Sol’Déorm lui avait recommandé de faire confiance à son instinct. Et ce dernier le mettait en garde. Bien entendu, le garçon redoutait que le Négus Shéhoshar n’ait choisi de les suivre à distance. Si c’était le cas, en venant à Galadorm, ils s’étaient tout bonnement jetés dans la gueule du loup. Le Négus obtiendrait sans mal l’aide de ses congénères. A moins que ce ne fut ce mystérieux Tisseur, venu à sa rescousse dans la clairière ? Devait-il s’en ouvrir à Sigismond ? Et précipiter leur départ.
Le Ser Sigismond Ardevaingt ne réapparut pas de toute la journée du lendemain, laissant le garçon inquiet et désemparé. La journée s’étira dans un désœuvrement abrasif pour les nerfs, entre les bains dans les profondeurs voutées de la bâtisse, l’attente dans un coin de la salle principale, surchauffée, qui connut une pointe de fréquentation en fin de matinée et de brefs repos dans la mansarde, ultime refuge. Dans la taverne, l’animation était toute relative car les conversations restaient voilées parmi les familiers des lieux. Des artisans des bas quartiers en majorité et quelques voituriers, penchés sur leurs chopines et leurs brouets, le regard fuyant. Esdruand, le tavernier, refusa net son aide ainsi que le pécule qu’il prépara pour le gite et le couvert, prétextant que Messire Serrevent dont il semblait avoir la plus haute estime l’avait grassement réglé par avance.
En début de soirée, le fils de Tyrson se mêla aux parties de dés noirs. Il louvoya entre les tables sans éveiller la moindre curiosité de la part des joueurs passionnés. Résigné, le ventre plein, Sans-nom finit par rejoindre le modeste logis sous les toits, persuadé que le petit homme au nez en pointe ne reviendrait pas avant l’aube. Il se réfugia au sein de l’Ether. Par habitude. Des rais bleutés de lumière céleste animaient l’invisible en tourbillons d’insaisissables particules étincelantes. Adossé au mur de planches à peine dégrossies, il observait leur balai avec fascination, les jambes repliées, l’esprit vagabond.
« Il serait temps que nous bavardions un peu, toi et moi, lui souffla la Voix dans un coin de sa tête. »
Un immense soulagement l’envahit à cette intrusion inespérée. Sans-nom éleva la voix sans songer que son interlocutrice se trouvait à des lieux de là.
— Vous, enfin… je vous ai attendu, vous savez. J’ai besoin de votre aide. Les évènements ne se déroulent pas tels que nous l’avions envisagé et…
« Oh, cela je ne le sais que trop. Mais j’avais à faire ailleurs, mon enfant. Ne t’inquiète pas, je vois que tu as pris soin de suivre mes recommandations. »
— Parfaitement. J’ai rejoint Galardorm comme vous me l’aviez demandé.
« En toute discrétion, surenchérit la Voix, une octave plus haute, s’il faut en croire le raffut de ces derniers jours. Je t’avais pourtant prévenu. Il fallait que tu t’opposes à un Négus, par les Créateurs, et pas n’importe lequel, Shéhoshar en personne. Tu ne pouvais choisir pire adversaire que celui-là. »
— Je n’ai rien choisi du tout et puis, de toute manière, je l’ai vaincu, rétorqua l’enfant en serrant nerveusement les jambes, repliées contre sa poitrine.
Un long silence lui succéda, si long qu’il crut un instant que la mystérieuse interlocutrice s’en était allée, une fois de plus. Il s’apprêtait à l’appeler lorsqu’elle resurgit de nulle part.
« C’est ce que tu crois ! Mon pauvre petit. Le Négus Shéhoshar sait à présent où tu te trouves. Ses congénères t’ont recherché en vain ces derniers cycles ; ce démon doit, à l’heure qu’il est, préparer d’obscurs stratagèmes pour t’enchaîner à lui. Il n’a pas la réputation d’abandonner au premier revers, ne sois pas si péremptoire. Shéhoshar est d’une autre trempe que les oégirs de l’océan, c’est un Maître-Serviteur des Autres. Tu dois rester sur tes gardes et ne te fier à personne. »
Sa toute nouvelle assurance fondit à vue d’œil. Sans-nom se sentait penaud mais il ne pouvait pas regretter son intervention. La vision de la malheureuse jeune fille qu’il avait soustraite à la cruauté du gorgy flottait encore devant lui. Rien ni personne n’aurait pu le contraindre à ne pas intervenir. Même sachant ce qu’il déclencherait. Il préféra ne pas répliquer et se tint coi.
« Enfin nous aurons tout le temps d’en reparler, reprit la Voix en s’amadouant imperceptiblement, si tu me promets dès à présent de ne plus agir de façon aussi inconsidérée à l’avenir. Tu ne peux te mettre en péril à la première occasion venue… »
— Pourquoi ? demanda vivement l’enfant, excédé par tous ces secrets qui le poursuivaient depuis sa fuite d’Yrathiel.
Le silence qui suivit fut encore plus long que la première fois. Seulement Sans-nom ne craignit plus qu’elle soit partie. Il en profita pour se concentrer sur la multitude de questions restées en suspens depuis son départ de Brye.
« Il semble que je ne puisse rien obtenir de toi sans contreparties. Une question à la fois alors, veux-tu ? Promets-moi d’être prudent jusqu’à ce que nous ayons réussi à rallier la Shaïa Naharashi Elivashavitara. C’est une personne de confiance. Elle saura te protéger des misérables qui cherchent à te nuire. »
— Pourquoi en ont-ils après moi ? Tout le monde parait savoir ce qui est bien pour moi, comment il me faut agir et ce qu’il va advenir mais personne n’a pu me l’expliquer clairement. Pourquoi m’a-t-on choisi ? Je ne suis qu’un tisseur… un enfant !
« En effet ! C’est donc cela qui te chagrine. Vois-tu, mon garçon, – Sans-nom ressentit la douceur dans le ton comme une caresse, un soupçon de tendresse. Il resserra fort ses bras autour de lui. – tu es l’enfant d’Yrathiel, la dernière cité des Dieux Inconstants. Aux yeux des hommes du Continent, tes origines te confèrent une aura presque légendaire. Tu n’y peux rien changer. Tu dois accepter ce destin, de gré ou de force. »
— Mais j’ai fui la cité marine. Je voudrais tant oublier ma vie d’alors…
« Je sais, je sais et j’en suis vraiment navrée. Saches qu’elle ne t’oublie pas, ELLE. Enfin, revenons à ce qui te permettra de devenir l’un de ces êtres exceptionnels dont raffolent les humains. Tu es déjà un remarquable Façonneur. Tu n’as pas attendu longtemps pour en apporter la preuve, en dépit de mes mises en garde. Jamais ce monde n’a connu un talent à ce point précoce et accompli. Même le Néogrine est intervenu en ta faveur lors de ton combat avec le Négus. Voilà bien longtemps qu’Il/Elle n’avait pas aussi clairement pris parti. Une nouvelle preuve de ton implication dans les affaires de ce monde. Rares sont ceux qui peuvent prétendre l’invoquer. Mais, à l’avenir, évite ce genre de fréquentation ; la Flamme Blanche n’est guère respectable. Il/Elle ne t’apportera que des ennuis. »
— Attendez, je n’ai sollicité personne, moi. Je croyais juste ma dernière heure arrivée et, d’un coup, le sortilège m’a englouti et il a repoussé les rets du Rat.
« Sans le vouloir, tu n’arrêtes pas de semer de petits cailloux qui bouleversent les Equilibres. Après près de sept cencycles de léthargie, voilà que ta seule présence précipite de puissants bouleversements. Je dois admettre que cela semble si naturel de ta part que c’en est agaçant. Quelle autre preuve te faut-il ? »
Sans-nom bondit sur ses pieds. Il marcha de long en large en brandissant les bras. Il ne comprenait rien à ce charabia. Une fois de plus, il eut l’impression d’être la dupe de cette histoire. Une soudaine colère l’enflamma.
— Que suis-je censé accomplir ? dites-le-moi, vous qui semblez aux faites des affaires de ce monde ? Si seulement, quelqu’un m’expliquait quel but je suis censé atteindre, je pourrais ainsi m’y préparer. Je ne comprends pas comment je suis parvenu à … enfin, dans la clairière, vous comprenez, je ne sais pas pourquoi votre… votre Néoquelquechose est venu à ma rescousse. Le Négus allait me réduire à sa merci ; j’avais perdu pied. Mon Tissage se désagrégeait sous les coups de boutoir du Rat. Qui est mon sauveur ? Cette flamme, cette énergie, cette puissance, je n’ai jamais rien ressenti de telles.
« Ce n’est pas à moi de te le/la présenter. Le Néogrine choisira son heure comme à son habitude. Il vaut mieux pour toi que nous restions discrets sur cette intervention. Du moins pour le moment. Promets-le-moi. »
— Si vous le demandez. De toute manière, je ne saurais comment m’adresser à lui ou à elle. Au moins, si je connaissais le véritable rôle de l’Eliathan, ce qu’il est sensé accomplir… Les Hommes Gris vénèrent son nom. Et pourtant certains clans me refusent ce titre, pourquoi ?
Il s’arrêta à bout de souffle. La réponse se fit attendre. Sans-nom dressait l’oreille. La déception qui se peignit sur le visage étroit fut à la mesure de son désir de connaissance.
« Las, les Devenirs sont si nombreux encore. T’en révéler certains pourrait anéantir l’espoir. Ton avenir, tu dois t’y frayer un sentier par ta seule volonté. Certes la route peut se révéler prestigieuse mais elle peut aussi te mener à ta perte. Je suis désolée, mon enfant, mais je ne peux t’éclairer davantage. Ce serait fragiliser ou restreindre tes initiatives. Sois certain que je m’emploierai à te faciliter la tâche. Pour cela, tu dois m’écouter attentivement car plusieurs évènements en cours contrarient fortement nos projets. »
Résigné, le garçon se laissa tomber sur la paillasse.
— Je vous écoute…, A propos, comment dois-je vous appeler ? Vous qui vous souciez tant de moi. Vous ne m’avez pas révélé votre nom.
« Oh, je n’y ai point réfléchi. Il est vrai qu’il est assez rare que je m’adresse à un humain. Voyons, que dirais-tu d’… Amie. Après tout, voilà qui résume parfaitement notre relation. Je suis ta Bonne Amie, Sans-nom. Discrète, attentive, inventive et pleine de ressources. - De légers grelots cristallins ponctuèrent ces derniers mots comme l’écho joyeux de l’Ether. – Une Bonne Amie dont personne ne doit soupçonner l’existence. Ce sera notre deuxième secret, à tous les deux.
— Même pas à Elie, c’est aussi mon amie.
« Je préfèrerai que la Shaïa Naharashi Elivashavitara ignore cet arrangement. Ce serait, disons, plus confortable. La petite mère des Clans est d’une insatiable curiosité. Pourtant je te laisse libre loisir de l’en informer. Une fois auprès d’elle, tu n’auras plus besoin de mon aide, comme je l’espère. »
— Vous connaissez donc Elie. Comment va-t-elle ? demanda l’enfant dans un cri.
« Pour l’heure, elle se repose à Olt. Sa convalescence sera longue car le poison du démon l’a profondément affectée. Mais ne t’inquiète pas, elle se sortira de ce mauvais pas. Toutefois je crains qu’elle ne doive rapidement affronter de nouveaux problèmes. »
— Ghaisus peut-il la retrouver ?
« Je ne pensais pas au Maître d’Yrathiel. S’il règne sur la cité blanche, il en est aussi prisonnier et ne peut physiquement s’en échapper pour agir sur le Continent. La Shaïa n’a rien à craindre de lui à présent. Seulement leur rencontre a profondément ébranlé la cohésion du Concile. Les clans s’agitent fébrilement depuis ta venue. Les Matriarches ont vécu une terreur qui les hante depuis lors, jours et nuits. Elles sont prêtes à accorder un soutien inconsidéré à qui prétendra les en protéger. »
— Le Mystic Yvan ne permettra pas qu’on lui fasse le moindre mal.
« Tes amis risquent surtout de faire les frais d’alliances douteuses. Ta venue a suscité des convoitises et attisé les passions. Aujourd’hui, le Clan du Pourfendeur règne sans partage sur Olt. Le Concile l’écoute exagérément. Depuis peu les compagnies désertent les baronnies pour regagner leurs terres ancestrales. De terribles bouleversements se préparent, auxquels nos amis se trouveront mêlés bien malgré eux. »
— Alors il faut les aider !
La Voix prit son temps pour répondre, ce qui, de sa part, semblait une fâcheuse habitude. Le garçon se mordit le poing jusqu’au sang pour évacuer l’anxiété. Cette petite manie lui permettait souvent de surmonter l’appréhension envahissante.
« Ne t’alarme pas trop vite. Je m’y emploie depuis quelques jours, bien que les risques soient élevés. Cependant Elie doit encore récupérer de son traumatisme. Bientôt tes amis prendront sans doute la route. Plusieurs options s’offrent à eux. La plus probable voudrait qu’ils franchissent la Salèze pour gagner les contreforts des Thielvériles. Et trouver refuge auprès du baron d’Orvilard, un vieux complice de la petite Mère, à Kallègir. Si c’est le cas, nous verrons ensuite comment nous y prendre pour vous réunir. »
Sans-nom ferma les yeux. Il se concentra pour dessiner dans son esprit la carte des lointaines régions nordiques. Le découragement l’envahit peu à peu en imaginant les lieues innombrables qui le séparaient de ses amis, devenus à leur tour des fugitifs. Il espérait gagner la puissante nation grise et réclamer protection. Voilà qu’il se retrouvait à choisir une autre alternative, plus incertaine. Une fois de plus, il se retrouvait seul.
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