Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret trois : Galadorm.

Chapitre treize : Le Maître-dragon (2).
 
Allélian ne comptait que quatre-vingt-quatorze cycles de vie. Si la traitrise des hommes le révulsait, c’était surtout la grande stupidité dont il avait fait preuve qui l’accablait. Il n’avait pas déjoué la traitrise du baron Tancrède, entraînant dans son malheur, ses compagnons, Ollivers et Talluns ainsi que la Shaïa Malahirava. Par sa faute, ils allaient tous mourir. Déjà, à sa droite, Talluns, le fier Talluns, gisait sur le plancher de bois. Il respirait à peine, le visage tuméfié. L’une de ses paupières était fendue et boursouflée. Autour d’eux, les Ecarlates paradaient. Ils affichaient des attitudes de matamores, les chiens. Qu’on lui laisse seulement le libre usage de ses mains et ils verraient alors qui périrait sous les coups de l’autre.
La mort du vieux baron Goshaque n’avait pas été une surprise. Depuis plusieurs mois déjà, ses forces déclinaient inexorablement. Mais elle survenait au plus mauvais moment. Alors que la Garde guerroyait au loin, du côté de Shum. Que la très ancienne et sinistre Mhapoaha Paha faisait de nouveau parler d’elle à travers les baronnies. Seulement, même la petite Mère n’avait pas soupçonné la forfaiture. Ils n’étaient pas les seuls. Les familiers, les administrateurs, les conseillers du baron défunt et la troupe réduite qui séjournait au Palais étaient, eux aussi, tombés entre les griffes des conspirateurs. Lors du banquet des funérailles du Baron, les vins et les mets avaient été drogués, les convives réduits à de simples marionnettes que des Ecarlates, surgis de nulle part, emprisonnèrent dans les sous-sols du Palais. Seuls, le baron Jude Tancrède et son entourage avaient été épargnés. Pour cause, puisque dès le lendemain, le Baron Rouge comme le surnommaient depuis les Galarais s’asseyait sur le trône de bois précieux, conforté par la présence à ses côtés d’un contingent de gorgys et de plusieurs membres de la Confrérie. La suite se résumait en un long tourment de la chair pour se terminer, enfin, par cette ridicule mise en scène à la gloire du félon. Le commandeur n’osait pas regarder en direction de la frêle silhouette blanche, juchée sur le bûcher, qui n’esquissait le moindre geste.
Dès les premières pendaisons, il envisagea de se jeter sur les affidés les plus proches. Des cordes entravaient ses mouvements mais les rompre ne présentait guère de difficultés. Ensuite il parviendrait sans doute à en emporter plusieurs avec lui sur la lande de la Non-vie. Là où s’étiraient le Néant et la Source. Avant de périr à son tour. Tout plutôt que de s’agenouiller devant le billot.
Puis la foule hurla un nom : « Moesmihr ! ».
Et un espoir fou l’embrasa. Le dragon gigantesque dans une parure d’émeraude dorée fonçait sur les cavaliers, précédé par le grondement de milliers de poitrines. Bien que de taille moyenne pour un Gris, Allélian Moldis dominait les gardes rouges pétrifiés. Plus aucun ne faisait attention à lui. Profitant de leur sidération, le Mystic brisa les rets qui le maintenaient prisonnier. Il hurla à son tour un défi sans équivoque. Les Ecarlates se tournèrent vers lui, indécis. Bien qu’il ait les mains nues, ses tortionnaires marquèrent un temps d’hésitation. Puis, puisant dans sa lourde hache le courage nécessaire, le plus proche se précipita, une lueur assassine dans le regard. Moldis le laissa approcher, écartant légèrement les pieds, les bras ballants, affichant un calme olympien. L’heure était venue de leur en remontrer à ces rustauds. Ses doigts pianotèrent l’air avec impatience. Une flamme dangereuse enflamma son regard.
L’homme maîtrisait mal le long manche. Le Gris esquiva avec facilité le fer porté de haut. Il projeta les deux poings serrés dans le visage masqué. La hache s’enfonça dans le billot. Son possesseur s’effondra en arrière comme un vulgaire épouvantail. Le Mystic se saisit de l’arme et fendit l’air pour l’apprivoiser. Il grondait tel un animal. Il esquissa un pas en avant, frappa en descendant l’homme rouge qui se relevait difficilement. Le fer trancha en partie la tête dont le corps s’abima au pied de l’estrade dans une gerbe sanguine. Les autres ruffians reculèrent devant cette démonstration de force.
— Ollivers !
Le Commandeur franchit l’espace qui le séparait du vart. Il trancha les liens qui le maintenaient à terre. Avant même que les gardes ne réagissent, les deux Gris s’étaient libérés de leurs entraves. Ils se jetèrent sur eux comme des loups affamés. Certains tentèrent de s’opposer, maladroitement. Les membres de la Confrérie n’étaient pas de taille. Ils moururent sans réaliser cette infortune. Ce fut ensuite la débandade. Malheureusement, les Hommes Gris découvrirent alors le corps sans vie de Talluns Moldori. Il gisait au sol, une longue pique, enrubannée de rouge, plantée profondément dans le dos. Bien évidemment, l’assassin s’était éclipsé, une fois son lâche forfait accompli.
 
Le Commandeur de Galadorm poussa un long cri de désespoir, à peine humain. Il bondit de l’estrade, serrant entre ses mains la hache dégoulinante de sang. Les yeux rivés sur le bûcher, le Mystic du vingt-septième Clan traversa à grandes enjambées le parc verdoyant. Les insensés qui cherchèrent à entraver sa course connurent le même sort funeste que les exécuteurs quelques minutes auparavant. Rien ni personne n’aurait pu détourner le Mystic du clan des Eaux Dormantes de son but. Le Gris faisait tournoyer le long manche, recouvert en partie de cuir, au-dessus de sa tête et frappait au moindre mouvement. Puis il s’éloignait sans même chercher à connaître le sort de l’agresseur malchanceux. A deux pas derrière lui, Ollivers Galliadi achevait l’ouvrage mortifère. Il avait ramassé une lame courte, large, munie d’un manche en ivoire ciselé. C’était une arme d’apparat, légère, trop pour le géant gris, qui la maniait comme un vulgaire coutelas. Il frappait, taillait sans discrimination et riait sauvagement à chaque coup porté, à chaque vie sacrifiée.
Quand les guerriers parvinrent au bûcher, la place était libre. Derrière eux, la foule hurlante parcourait les jardins. Elle submergeait les derniers ilots de résistance. Le Commandeur s’arrêta un instant, à bout de souffle. Il chercha du regard un moyen de grimper jusqu’aux prisonnières. Ollivers l’aida à poser la lourde échelle de bois rudimentaire. Allélian Moldis grimpa lestement et se retrouva auprès de la petite Mère dont il souleva le menton avec une infinie douceur. Seuls les liens la maintenaient debout. Elle geignit faiblement lorsqu’il arracha les entraves. Sa tête ballotait de droite à gauche. Puis il la serra contre lui comme on sert une enfant que l’on désire cajoler.
De son côté, Ollivers s’occupait de la jeune Damoiselle. Lilia ouvrit de grands yeux rougis. Lui adressant un regard reconnaissant, elle l’entoura de ses petits bras, le corps secoué de lourds sanglots. L’Homme Gris caressa la longue chevelure brune. Son regard d’aigle surveillait les alentours. Rapidement, ils descendirent les malheureuses au pied du bucher. Allélian approcha ses lèvres de l’oreille de la Shaïa. Il lui murmura quelques mots.
— Paha, xiyn agan neyxa ! Syc sa xiyn bahe mcyn eylys pec. (Mère, vous êtes sauve ! Nul ne vous fera plus aucun mal.)
En passant au-dessus de la vaste esplanade, l’ombre du dragon ailé Moesmihr s’étendit sur eux. L’Homme Gris murmurait des mots de réconfort, rempli d’amour et de sucres d’orge, au sein d’un pandémonium d’éclats d’acier et de râles de vie. Il en oubliait l’appel du sang. Il berçait la femme-enfant, Malahirava Nashiréa, comme s’ils s’étaient trouvés seuls, dans leurs quartiers à Olt la Sainte, en sécurité.
La dextre de la Shaïa courut sur le bras nu et puissamment musclé, hésitante, avant de l’étreindre fortement. Une terrible vision alors déchira l’âme du guerrier. L’homme maigre souriait ironiquement, penché au-dessus de la Matriarche. Il était nu et profanait le corps de vierge avec une concupiscence abjecte. Elle sentait le souffle fortement alcoolisé et la douleur de la chair violentée, subissait son rire de lhène. Les drogues absorbées l’empêchaient de réagir mais la maintenaient suffisamment lucide. Puis la vision disparut quand la shaïa desserra son étreinte. Les mots furent inutiles. Le Commandeur la déposa sur l’herbe rase avec douceur. Il releva du bout des doigts le pâle visage. Son regard plongea dans les yeux d’eau claire.
— La broas lhaxahe ! jura-t-il d’une voix qui ne tremblait pas. 
« Ce chien crèvera ! » Il se tourna vers le vart qui l’observait, les bras autour de la taille de la jeune Damoiselle Lilia. A ce moment, le capitaine Liard approchait et les hommes de la garde entouraient le bûcher afin d’en assurer la sécurité.
— Illyma-gio ja sigha Paha. D’eo ys ghexeoc e gahposah. (Occupe-toi de notre Mère. J’ai un travail à terminer.)
Un ordre sec, sans appel. Ollivers dévisagea le Mystic bizarrement mais n’insista pas. Il tendit l’adolescente au soldat à la barbe grise puis il accueillit dans ses bras robustes la fragile petite Mère des Clans. Alors le Commandeur s’adressa au capitaine qu’il connaissait bien et appréciait, le visage de cendre dépourvu de la moindre trace d’émotion.
— Tancrède est à moi !
L’Homme-Gris serrait fort le manche de la hache. Le ton impérieux n’autorisait aucun désaccord. Allélian Moldis aurait tué celui qui s’opposait à sa volonté. Le vieux soldat le comprit. Il approuva, soulagé au fond de lui-même de n’avoir à s’occuper que de la sauvegarde de la jeune Lilia. Il y aurait tant à faire dans les jours à venir. A présent, ses pensées allaient aux autres membres de la famille du baron défunt, à ses amis et à ses compagnons. Le Commandeur se tourna vers la tribune seigneuriale. Il arracha la longue chemise des suppliciés et la jeta au loin avec répugnance. Son corps affichait les stigmates des tortures qu’il avait enduré dans les geôles du Palais. Il portait une simple culotte de toile, serrée au-dessus du genou. Puis l’Homme-Gris s’éloigna d’un pas décidé, suivi des yeux par les gardes qui le laissèrent passer sans intervenir. Là-bas, le dragon Moesmihr se dressait face au siège seigneurial surélevé dans un battement saccadé de ses immenses ailes de chauve-souris, chaussées de petits orteils acérés qui, autrefois, lui permettaient de gravir les pentes abruptes des cimes enneigées des Thielvériles. A l’approche du Commandeur de Galadorm, la créature vira vers le nord à grands renforts de lourds claquements d’ailes. Le baron rouge sortit de derrière la haute chaire. Son visage ingrat était cireux, son regard hagard. Se croyant hors de danger, il posa une main sur l’accotoir recouvert de velours cramoisi et respira profondément.
Le Capitaine Liard de la Garde galaraise maintenait la petite protégée entre ses bras, serrée contre la cuirasse au dragon d’argent. Il était plutôt stupéfait par la rapidité avec laquelle les évènements s’étaient retournés en leur faveur. Lorsque Moesmihr était apparu, chaque camp campait sur ses positions, sans issue probable, sinon la mort de dizaines de suppliciés. L’officier s’élança à l’assaut des Ecarlates plus par désespoir, ne pouvant supporter l’impuissance, que par calcul puis le miracle s’accomplit. La populace survoltée suivit. Et elle n’était pas désarmée comme il pouvait le craindre. Les nombreuses rafles effectuées les jours précédents avaient fait naître un puissant sentiment de révolte chez de nombreux citadins.
 
Ce jour-là, les Galarais venaient pour en découdre. Ils dissimulaient des fers des plus hétéroclites sous les manteaux et sous les blouses. L’apparition du Protecteur ailé brisa les rets de la terreur. Le nombre fit le reste et submergea des Ecarlates peu enclins à combattre sur un champ de bataille. A présent, il ne restait plus que quelques ilots de résistance assaillis de toutes parts. Nombre de ruffians avaient fui ou gisaient sur l’herbe rase. Des mult-uriots, magnifiquement caparaçonnés, trottaient, libres de cavaliers. Les tribunes seigneuriales désertées, les condamnés portés en triomphe et choyés avec chaleur et exubérance.
Le capitaine leva les yeux vers le palais. Sa joie naissante s’éteignit.
Combien de ceux qui y vivaient avaient finalement échappé à la folie meurtrière des Ecarlates ?
Que découvrirait-il dans les sous-sols de l’immense bâtisse ?
Lilia, comme si elle ressentait l’indécision du soldat, se serra contre lui, agrippant le lourd manteau de bure.
« Pauvre fillette, songea l’homme qui ne s’apitoyait jamais sur son propre sort. Vers qui pourras-tu te tourner à présent ? Paul ? Dame Lustre ? Georjial ? Quel avenir surgira de cette tragédie ? Mais Galadorm est forte ; elle le démontre brillamment aujourd’hui. Nous veillerons sur vous, Damoiselle. Nous chasserons la vermine de notre chère cité. »
A l’évocation des disparus, il serra les dents, refréna l’écume paralysante. Son regard erra de groupe en groupe. Sans doute espérait-il découvrir l’occasion d’éteindre la colère renaissante. L’affrontement se terminait. L’esplanade, les abords des jardins et les parcs arborés qui montaient en pente douce vers la demeure du Baron, nettoyés du moindre conspirateur. Brusquement, l’homme rugit, blêmit, les mâchoires crispées. Avec douceur, le capitaine confia la Damoiselle à l’Homme Gris. Puis, les yeux rivés sur un point lointain à la limite de la ville haute, le guerrier tira la courte épée à double tranchant, symbole de son appartenance à la Garde.
— Avec moi ! hurla-t-il.
Ainsi, doublement armé, il s’élança sans attendre vers la cité, suivi par ses gardes fidèles.
Là-bas, Gullit le Taciturne affrontait seul Osha-Othar et sept de ses acolytes. Le Capitaine Liard de la Garde galaraise le vit se détendre et, avec une étonnante rapidité, frapper d’estoc un gorgy qui se glissait dans son dos. La lame atteignit la créature au ventre, laboura le cuir et les chairs. Shoss roula au sol en gigotant. Portant l’estocade, Gullit frappa la tête au pelage brun et lustré avant de faire face à l’escouade. Elle s’approchait, rendue plus prudente par ce premier coup du sort. Le soldat redressa le buste comme pour les dominer, bien qu’il ne se fasse aucune illusion. Gullit connaissait de réputation la sombre engeance du Mur. La lame ensanglantée reposait, la pointe vers sol. Résigné, l’homme laissa l’instant s’écouler. Hélas trop rapidement.
La vague fangeuse l’environna alors que trois pas les séparaient seulement. Une erreur, un excès de confiance de la part des Rats. Ils considéraient par habitude les humains comme adversaire négligeable. Mal leur en prit. Pour déjouer l’emprise létale, le vétéran fonça sur eux en grondant. L’horreur lui déchira les tripes mais la vieille machine humaine, habituée à tuer, résista le temps nécessaire pour embrocher proprement le plus proche des Gorgys. Juste avant que la nuit spongieuse ne le réduise à merci. Près de sa nouvelle victime, Gullit s’écroula à genoux, les mains enserrant le casque rond pour échapper à l’hideuse possession. Ce qui le sauva, sans doute, c’est qu’il n’était pas l’objectif principal d’Osha-Othar. Ils désiraient l’enfant d’Yrathiel, toujours inconscient.

La mystérieuse inconnue s’éloigna suffisamment pour échapper à l’insistance de Sans-nom. Toutefois, elle reprit très vite la traque. Le jeune garçon l’intéressait plus qu’elle ne voulait se l’avouer. Depuis le jour où leurs routes s’étaient croisées en de si dramatiques circonstances. A plusieurs reprises, elle s’était crue repérée, ses intentions encore trop floues pour risquer une confrontation. Etonnamment son étrange sauveur possédait un incroyable sixième sens. Au fil des jours, le jeu devint de plus en plus excitant. Un véritable défi pour la Fille des Vents. Pourquoi l’avait-elle frappé dans la clairière alors qu’il se portait à son secours ?
La Lhat Lorelanne n’aurait pas supporté qu’il l’approche à demi-nue, sale et puante. Un vrai souillon. De plus, ce rustre l’avait à peine regardée. Il s’était même interposé pour l’empêcher de laisser libre cours à son juste courroux. Elle regrettait ce geste colérique. Du moins l’estimait-elle justifié ! Ensuite l’apparition inopportune du petit homme au nez en pointe compliquait une nouvelle approche.  Alors elle les suivit de loin, en se remémorant sans cesse la scène épique de son bienfaiteur affrontant le maudit Négus.  Troublée et secrètement ravie.
Car la Fille des Vents déplorait de n’avoir pas réussi à échapper à Shéhoshar, même une fois à l’intérieur du Labyrinthe. Le Négus l’y avait rejointe et asservie avec une outrageante facilité. Ce courageux jeune garçon avait, lui, vaincu le Rat, avant de lui accorder la vie sauve. Incompréhensible pour une enfant des Brumes. Le sang réclame le sang dans les montagnes.
A Galadorm, elle attendit d’être sûre qu’il ne quitterait pas l’auberge à l’enseigne du tonneau vert. Alors Lorelanne se rendit chez un Invisible du nom de Touloin, gras et obséquieux à souhait. Ce riche négociant commerçait régulièrement, depuis de nombreux cycles, avec le Peuple des Brumes. Au seul nom du Pasteuris Dhat Longtoin, il s’empressa de reconstituer l’essentiel de son nécessaire de voyage. Le négociant n’avait rien à refuser à la fille d’un si illustre personnage. Touloin accepta de se charger d’un courrier au prochain voyage vers le Nord. A sa grande joie, le galarais réussit à lui dénicher un arc court en cornes et tendons. Une arme que la Damoiselle affectionnait particulièrement. Elle le conservait dorénavant sur elle, sous la somptueuse capeline brodée de fils d’or et de perles qui dissimulait un visage radieux.
Arrivée aux abords des jardins, Lorelanne se posta en retrait, à l’abri d’un bosquet. Elle était indifférente aux tristes évènements qui se préparaient derrière la haie de cavaliers. Seul le garçon occupait ses pensées. Elle ne voulait pas le perdre de vue. Sa présence sur l’esplanade l’intriguait. Avait-il quelque chose à voir avec les troubles qui agitaient la cité des miroirs depuis leur arrivée ? Qui était-il ? Il se nommait Sans-nom. De son avis personnel, un patronyme passablement ridicule. Le jeune freluquet paraissait totalement inoffensif et… assez commun. Pourtant elle l’avait vu, de ses propres yeux, vaincre le Négus Shéhoshar dans la clairière. Son geste de clémence envers l’odieuse créature révélait une grandeur d’âme étonnante. Une noblesse sans égale.
La jeune Damoiselle se glissa prestement loin de l’assistance. Des hommes encapuchonnés entouraient l’objet de sa convoitise. A leur allure, Lorelanne devina des soldats. La tension augmenta brusquement. Au premier coup de tambour, elle daigna s’intéresser à la scène. Une grande tristesse submergea la montagnarde. Pourquoi les hommes des baronnies se montraient-ils si cruels ?
A Dhat-Avolone, dans sa chère cité, les conflits entre partis rivaux se réglaient dans l’Arène. Les Pasteuris y veillaient avec leur sagesse infinie. Le garçon s’agitait bizarrement. Un des mystérieux combattants l’aida à grimper sur le socle d’une statue de marbre. De là, il dominait la foule. Contrariée, Lorelanne fronça les sourcils. Se pouvait-il qu’il apprécie ce genre de spectacle ? La Damoiselle rejeta cette idée saugrenue. Non, pas lui.
Alors il se passa une chose incroyable. Surgi Moesmihr, le dragon Protecteur de la millécycle cité. Il se mêla à la fête et sema la panique parmi les troupes écarlates du baron Trancrède. La Lhat n’avait d’yeux que pour le garçon. Assis jambes croisées, paumes à plat sur la poitrine, les paupières closes, le visage serein au sein de ce capharnaüm.
« Un maître-dragon, songea-t-elle avec stupeur. Il a convoqué le dragon pour aider ces malheureux. »
Ceci expliquait cela. Pourquoi le maudit Négus n’avait pas réussi à le réduire à merci. Selon les récits anciens, les Maîtres-dragons possédaient le pouvoir de dicter leur volonté aux mythiques créatures. Ils agissaient de concert lors de fabuleuses épopées. Seul bémol à cette brillante démonstration, ces mêmes écrits s’accordaient sur un point : l’extinction de la race des Seigneurs des airs au cours de l’Age du Mur. En particulier lors de la chute de Thiel, quelques sept cents cycles auparavant. Pourtant la Fille des Vents n’en démordait pas. Cet étonnant comportement au cœur de la cohue puis la venue du dragon, ce ne pouvait être une coïncidence.
— C’est un maître-dragon, murmura-t-elle, sans se rendre compte qu’elle y glissa un soupçon d’admiration et de tendresse.
Lorsque la Fille des Vents aperçut Shoss. Il se faufilait dans le dos du garde qui veillait sur son protégé. Avec élégance, elle écarta les pans du manteau et dévoila une robe exquise en velours bleu, cintrée à la taille par un ceinturon à la boucle de métal doré frappée d’un nuage. Le col court et rigide largement échancré, sa gorge voilée de fines broderies en arabesques et fleurs entrelacées. Le temps qu’elle arme l’arc d’une courte flèche à la hampe peinte en noir, la lame du soldat s’abattait une seconde fois sur la face aux petits yeux rouges. Huit Rats se déployaient pour former un large demi-cercle autour de l’ultime défenseur. Ce dernier embrocha l’un d’eux avant de s’effondrer en se tenant la tête entre les mains. Les Gorgys le dépassèrent sans un regard. Dans un parfait ensemble, ils tirèrent au clair leurs stylets enduits du mortel ichor.
En partie dissimulée par le bosquet de fusain, la Lhat pointa l’arc. Avec calme et méthode. Elle choisit celui qui, par son tabard cramoisi recouvrant l’habituelle cuirasse en cuir, devait être le chef du groupe. Le trait fila vers sa cible, inconsciente du danger, alors même qu’elle visait déjà un autre de ces maudits séides du Mur. Le Référent du Lenkras marqua un hoquet de surprise lorsque la pointe d’acier pénétra sous le long museau. Une douleur brève. Puis il s’effondra et mourut, les yeux fixés sur l’enfant convoité. Un bond suffisait à l’atteindre. Sa chute sema le trouble parmi les acolytes. Ce qui permit à l’archère de poursuivre l’œuvre mortifère. Deux autres gorgys s’écroulèrent, le poitrail percé de part en part, avant que les Rats ne la repèrent, ombre longiligne parmi les ombres, dressée pour les anéantir afin qu’ils ne puissent faire le moindre mal au maître-dragon.
Impétueuse, la vague la submergea. Seulement elle s’y préparait depuis, déjà, un petit moment. Le Labyrinthe du Peuple des Brumes lui ouvrit les bras. Il rejeta les miasmes qui la poursuivaient. Aucun d’entre eux n’avait les connaissances nécessaires pour l’y poursuivre. Elle ne leur offrait à ronger qu’une écorce charnelle, droite comme un « i », où la fange putride se déversa sans effet notoire. Même à cinq, les Rats n’étaient pas de taille. Consumés par la colère, ils s’épuisèrent, de précieuses minutes, à vouloir franchir le seuil du dédale psychique du Peuple des Brumes. Et ils en oublièrent jusqu’à leur proie. Un contre-temps suffisant pour que le capitaine Liard et sa Garde les rejoignent. Les épées voltigèrent, hachèrent menue les corps graciles avant qu’ils ne puissent réagir. Une intervention que Lorelanne mit à profit pour s’éclipser. Le garçon était sauf, entre de bonnes mains pour le moment. La fille du Pasteuris Longtoin n’eut aucun mal à identifier les armoiries du défunt baron Goshaque. Prestement, la Lhat quitta l’esplanade au sein de la foule qui, apaisée et repue, regagnait la ville par petits groupes dans une atmosphère de liesse. Le moment voulu, elle retrouverait ce charmant Maitre-dragon. Sa quête enfin sur le point d’être accomplie.
 
La peur au ventre, le Baron Rouge fuyait. Seul. Ils l’avaient tous abandonné à son triste sort. Dès l’apparition du démon ailé, les loges et les gradins se vidèrent de leurs hôtes hystériques. Il les regarda s’égayer dans les jardins et tomber pour la plupart sous les coups de la populace. Lui ne bougea pas, l’esprit vide, anéanti. Son rêve hégémonique brisé à l’instant de son triomphe. Les maudits Ecarlates ne pesèrent pas plus lourds qu’un fétu de paille. Ils n’étaient bons qu’à conspirer et parader dans leur bel accoutrement. Que les démons du Mur les emportent ! Le Premier-maître Maho s’était enfui sans sortir sa lame de son beau fourreau doré. Ce drôle n’avait pas demandé son reste. Un lâche qu’il se ferait un plaisir de châtier. Plus tard.
 Tancrède tenta bien de retenir Osha-Othar et ses sbires auprès de lui. Au moins, avec leur soutien, l’homme aurait eu une réelle chance de s’en sortir mais le Référent du Lenkras l’effleura d’immondices comme il s’agrippait à lui. Dépité plus que terrifié, le baron n’insista pas.
A présent, il fuyait la mort grise lancée à ses trousses. Sur le moment, violenter la Shaïa Malahirava Nashiréa combla ses désirs dépravés même si seules les drogues permirent l’odieuse profanation. Maintenant le scélérat doutait de la pertinence de son acte. La mort de l’héritier du vieux baron Goshaque, elle, avait été accidentelle. Une malencontreuse péripétie dans cette désastreuse entreprise. Paul s’était opposé à eux. Maho, ce serpent d’Ecarlate, l’avait violemment projeté contre la longue table du banquet. L’adolescent s’était fracassé le crâne en tombant. Le baron Tancrède ne doutait du sort qui lui serait réservé s’il venait à tomber entre les mains de la populace. Lorsqu’il aperçut le Commandeur Allélian Moldis approcher, Tancrède prit ses jambes à son cou. La face terreuse venait pour le tuer, lui le seigneur Jude Tancrède, baron de Galadorm et d’Aïphras. Il courait à perdre haleine à travers les jardins couverts de parterres en fleurs et de bosquets.
Fuir ! la cité lui était interdite ainsi que le palais. Ses pas le menèrent jusqu’aux bois sauvages qui couvraient le nord de la colline, parmi les ravines et les combes. A l’orée d’arbres aux sombres futs et aux branches basses, le baron s’effondra, la poitrine en feu, le visage ruisselant. Ses jambes refusaient de le porter plus loin. Il jeta un regard affolé vers l’ombre du sous-bois. A quelques pas résidait l’unique chance d’échapper au sort funeste mais il n’avait plus la force de s’y rendre. Le Commandeur le rejoignit à cet endroit, prostré au sol.
- Pitié, seigneur Protecteur, supplia le baron en s’agrippant à la jambe du géant, pleurant et râlant, le visage révulsé.
L’Homme Gris le contempla avec dégout. Il le repoussa du pied. Il tenait toujours sa lame à la main mais il lui répugnait d’en souiller le fer en expédiant cette loque humaine ad patres. Seulement Allélian Moldis avait promis à la Shaïa de laver son honneur. Se trompant sur le trouble que laissait transparaitre son bourreau, Tancrède sentit naître en lui un fol espoir. Exsudant la peur, le baron se releva à demi. Il s’essuya le visage, cracha au sol et respira bruyamment. Sa roublardise lui offrait une once de courage.
— Je disparaitrai, j’oublierai Galadorm. Je vous le jure ! C’est le démon Shéhoshar qui m’a forcé à agir de la sorte. C’est à lui qu’il faut vous en prendre. Je ne suis qu’une pitoyable marionnette, victime des circonstances. Que pouvais-je faire d’autre ? Les Dieux Inconstants m’en soient témoins, le Négus a tout organisé, avec le soutien de la Mhapoaha Paha.
Allélian le fixa longuement sans rien dire. L’assurance gonfla en Jude. Une fantastique volonté de vivre. Le Protecteur désigna de la pointe de son fer les tréfonds de la forêt. Il cracha sans dissimuler davantage son dégout.
— Va ! Si tu en es encore capable ! Quitte cette terre à tout jamais.
— Oh, soyez mille fois béni, Seigneur Gris ! pleurait le pleutre. Il tenta de lui saisir la main mais Allélian Moldis le rejeta : « Va avant que je ne change d’avis, scélérat ! ».
Dans cette exhortation, il y avait tant de haine et de douleur que le misérable s’enfuit à travers les broussailles, en ahanant comme un possédé. Quand il aborda une sente à peine tracée par quelque familier de ces bois, Jude éclata d’un rire dément. Lui n’aurait pas éprouvé la moindre miséricorde. Assuré d’être sauf, le baron s’éloigna d’un pas redevenu ferme. Il fomentait déjà au sein de son esprit fiévreux la plus noire des vengeances.
Le Commandeur Allélian Moldis resta silencieux un long, très long moment, face au rideau boisé, l’esprit meurtri au sein des ombres. Au bout d’une heure, la meute le rejoignit. Lors de son emprisonnement, elle était restée à proximité du Palais, espérant un appel, mais il avait toujours résisté à la tentation. Ses Loups Rouges ne méritaient pas de mourir pour des querelles d’humains. La meute comptait onze individus dont le meneur, un mâle puissant, se nommait Arth. Ce dernier se dégagea du groupe et trottina tranquillement jusqu’à leur familier à deux pattes. Il lui lécha la main droite. Machinalement, Allélian glissa la senestre dans l’épaisse fourrure, le regard toujours fixé sur les arbres.
Un Gris n’oublie rien. Un Gris ne pardonne pas.
D’une voix sourde, Allélian Moldis, Mystic du Clan des Eaux Dormantes, condamna le Baron Rouge, sans frémir.
— Chasse, mon bon ami, chasse à ton tour et tue !
Les Loups Rouges hurlèrent brièvement de concert puis ils s’élancèrent sur les traces du seigneur de Galadorm. L’esprit apaisé, le Commandeur se détourna pour rejoindre au plus vite la Shaïa Malahirava Nashiréa. Une nouvelle inquiétude l’habitait. Quant au baron Jude Tancrède, il fuyait parmi les ravines, déjà mort. Seulement il l’ignorait encore.  

 Chapitre quatorze : L’entre-mondes.

Gwïaul cheminait lourdement sur l’étroite arche de noirceur qui reliait deux ilots, au sein de l’Entre-mondes. Il bougonnait comme à son habitude, plissant ses lourdes paupières sur de petits yeux perçants. Une désagréable sensation l’envahissait lentement. Il avait beau faire appel à son savoir de prescience, le malaise amplifiait sans qu’il puisse en identifier la source. Le gnome solitaire infiltra l’esprit étriqué des quelques créatures qu’il croisa sur sa route, des Bruugs peureux pour la plupart, et interrogea jusqu’aux cristaux dont il foulait allégrement les facettes capricieuses. Mais sans succès.
Depuis peu, il avait pris le chemin du retour, la besace remplie de microscopiques champignons jaunes dont il raffolait, rissolés, accompagnés de petits oignons. Il esquiva une Brillance qui s’éloigna en vague alanguie et parvint à une fracture de sol. Balançant les bras d’avant en arrière, il prit son élan, sauta dans le vide pour rejoindre l’ilot voisin, une toise plus basse. Son anxiété grandit lorsqu’il entrevit dans le lointain les turbulences de la Cascade, entre les voiles ombrés.
Il stoppa net devant un bloc compact qui brisait la vastitude plane.
Une forte odeur humaine imprégnait les reflets mordorés, entremêlée à un fumet plus discret, à peine détectable, qu’il n’arrivait pas à identifier. Décontenancé, Gwïaul gratta sa grosse tête au front bosselé. Il ne gouttait guère la venue d’intrus sur son territoire. L’Entre-mondes était déjà bien suffisamment dangereux, surtout à proximité des Lumières. Il plissa sa large bouche, se lécha l’énorme lèvre supérieure qui masquait de petites dents pointues et renifla ostensiblement. Depuis une éternité qu’il était installé là, fuyant son Allyan dans les Hauteurs du plateau d’Arseng, il n’avait jamais été confronté à semblable mystère. Avec le temps, l’ermite conversait à voix haute avec lui-même. Une fâcheuse habitude qui lui permettait de tempêter tout son soul contre l’univers entier.     
— Mon bon Gwïaul, – Le petit gnome haut d’une coudée à peine se considérait depuis le temps comme le gardien bienveillant de ces lieux inhospitaliers, protégeant bêtes et plantes et vagabondant à sa guise. - ce ne sont pas tes affaires. Si un homme s’est fourvoyé dans l’Entre-mondes, ce ne peut être que pour commettre de sombres méfaits. Laisse-le à son triste sort, si toutefois il survit assez longtemps. Rentre plutôt préparer ces délicieuses gâteries avant qu’elles ne s’aigrissent !
Pourtant il n’en fit rien et dodelina de la tête, entêté. Ses cheveux et sa barbe étaient aussi drus qu’un buisson d’aubépines. Un peu plus loin, il faillit perdre la piste sur une nouvelle fracture. Ces derniers temps, elles étaient plus nombreuses dans les environs et cela lui causait bien du tourment.
Le Mwermwer serait-il de retour ? L’énorme ver n’avait plus donné signe de vie depuis qu’il avait failli l’avaler après avoir réduit son logis en miettes, une éternité auparavant. Il se faufila entre deux parois translucides. La trace infime reprenait au-delà, d’ilots en ilots, en direction de l’iridescente coulée de lumière qu’il surnommait la Cascade. En souvenir des reflets du soleil couchant, magie inoubliable, sur les gerbes d’eau des chutes d’Allyan. Finalement Gwïaul découvrit des traces de ce qu’il redoutait depuis le début. Ces mystérieux voyageurs avaient croisé la route d’un des plus féroces prédateurs de l’Entre-mondes.
 
Sur le méplat d’une longue formation rocheuse qui dérivait lentement en branlant, ce qui rendait la traversée périlleuse, il tomba sur la carcasse transpercée de part en part d’un Groll. La créature portait deux longues cornes frontales et une lourde carapace fendue en plusieurs endroits d’où s’échappait encore un fluide purulent. L’odeur était nauséabonde. Une des six tarses était tranchée net à sa base. Une autre agrippait un morceau de tissu sombre et ensanglanté. Gwïaul se boucha les larges narines épatées en grimaçant. Il inspecta minutieusement les alentours, n’hésitant pas à fleurer le sol. A deux reprises, il se gratta le front de sa lourde pogne rugueuse, couverte de poils gris. Bien sûr, il ne fallait pas être clairvoyant pour deviner ce qu’il était advenu en ce lieu. Sur sa droite s’élevait une concrétion miroitante de cristaux qui le dominait de plusieurs toises. Sur les parois, il releva des éraflures suspectes. Trop pour une seule créature. Habituellement, les Grolls chassaient en groupe de trois ou quatre individus.
Inquiet, il inspecta le clair-obscur des voiles ténébreux sécrétés par l’ilot. Très vite, il releva les empreintes de pas de cinq bipèdes. Certaines plus prononcées révélaient la stature imposante de leurs auteurs. L’une était si légère qu’elle aurait pu être laissée par un enfant. Cette pensée chagrina le gnome. L’Entre-mondes n’était pas un endroit à parcourir pour un Innocent. L’odeur humaine était plus forte, accentuée par la peur ou l’excitation de l’affrontement.
— Pas bon cela, pas bon du tout, grogna-t-il entre ses dents. Faudrait pas qu’ils nous rameutent la fange du coin.
Le gnome tenait à sa tranquillité avant tout. Il jeta un dernier regard dans la direction prise par les intrus puis il s’éloigna à l’opposé, bien décidé à oublier cette sale affaire. Certes l’un d’entre eux était blessé, un autre devait être un enfant. Plusieurs insectoïdes les pistaient assurément en ce moment. Mais ils avaient démontré qu’ils savaient se défendre. Gwïaul avait horreur de s’immiscer dans les affaires humaines, pour ce que cela lui avait rapporté jadis. Son cœur s’assombrit à cette pensée. Afin d’éviter de croiser une nouvelle fois la route des fuyards, il fit un long détour pour rentrer chez lui. A plusieurs reprises, il plongea au sein d’un boyau envahi par une Brillance, en retenant sa respiration, et cela uniquement dans l’intention d’effacer la moindre trace de son passage.

La demeure du gnome Gwïaul se situait sur un piton de roches marbrées à près de deux lieux de la Cascade. Si cette notion de distance pouvait avoir une réalité dans un univers en mouvement constant. Une myriade de cailloux lévitait à proximité. L’ermite bondit de l’un à l’autre avec agilité puis s’insinua entre les pans lisses et brillants qui lui servaient de porche. Alors il murmura lentement une longue suite d’onomatopées. Une porte triangulaire se dessina sur la paroi. Sans attendre, il se glissa à l’intérieur d’un large vestibule. Le logis comprenait trois salles et quelques petites réserves dans le cœur de la roche. Il était spacieux, méticuleusement entretenu, d’un confort qui n’avait rien à envier aux palais des baronnies.
A son entrée, les Pierres de Vie, enchâssées dans les murs, déversèrent une lumière chaleureuse et révélèrent un mobilier cossu et raffiné. De larges dalles hexagonales couvraient le sol, décorées de motifs animaliers. Des bibliothèques abritaient des ouvrages disparates et anciens, des vitrines accueillaient une multitude d’objets ravissants et exotiques. De lourds fauteuils en cuir trônaient ici et là, sur de ronds tapis damassés. L’ensemble disposé avec un goût certain, Gwïaul avait tout du collectionneur averti.
Sans prêter attention aux murmures de bienvenue des Pierres de Vie, le gnome gagna la seconde pièce aménagée en cuisine, envahie par les fourneaux, les longues tables de travail et les placards en bois cirés, sertis de métal. Une pléiade d’ustensiles de cuisine pendait aux murs, rangés par nature et par taille. Des pots, des carafes et d’autres récipients proprement étiquetés remplissaient un pan entier du mur où s’ouvrait le passage vers les dépendances. Seulement Gwïaul ne pouvait pas ignorer éternellement le sombre pressentiment. En grattant les champignons avec dextérité, il s’interrogea sur sa découverte. Dans un poêlon, derrière lui, un franc morceau de beurre fondait en grésillant.
— Par la malgwfoi, ronchonna-t-il pour échapper à l’inquiétude persistante, qu’est-ce qui t’arrive mon pauvre Gwïaul ? Je te le répète, hors de question de fourrer ton nez dans des affaires humaines. Tu lui as promis autrefois, souviens-toi. Que faire d’autre, à ton avis ? Les empêcher de rejoindre la Cascade ?
Il se rendit dans la réserve à la recherche d’épices. Il n’osait pas se l’avouer mais le petit gnome connaissait la réponse. La soirée fut triste à mourir malgré les efforts des Pierres de Vie pour régaler leur bienfaiteur d’envoutantes mélodies. Il dédaigna l’atelier où l’attendaient de ravissants cristaux prêts à être dégrossis. Il n’avait guère le cœur à l’ouvrage. Il se coucha rapidement dans une petite alcôve, entre des draps de soie, sur un matelas de plumes, et s’endormit d’un bloc.
Seulement, lorsqu’il se réveilla, le nœud qui lui nouait l’estomac n’avait pas disparu. Il resta un long moment les pieds nus, assis au bord de la couche, à contempler le vide. Puis il secoua sa lourde tête et s’exclama d’un ton rageur : « Tant pis, s’il faut intervenir, autant agir tout de suite. Sylvalencier comprendra forcément. ».
Une fois cette décision prise, il ne perdit pas de temps. Après s’être rapidement rafraichi, il s’habilla avec élégance, préférant le lourd manteau en laine qui trainait au sol et possédait un capuchon profond à la capeline légère qu’il portait habituellement lors de ses pérégrinations. Ce dernier était brodé et orné de minuscules pierres précieuses. Avant de sortir, il s’admira dans un haut miroir au centre du vestibule. Musclé et large d’épaule, noueux comme un chêne, la peau sombre, presque noire de poix, il posait avec prestance dans son solide habit de cuir, clouté d’argent, au ceinturon duquel il avait glissé une courte dague. Puis, se saisissant d’un long bâton de noyer, surmonté d’un pommeau en métal lustré, il partit à la recherche de ces indésirables qui lui causaient tant de soucis.
 Lorsqu’Elie s’éveilla, ils poussèrent un soupir de soulagement et remercièrent les Dieux Inconstants. Yvan l’avait installée sur deux manteaux posés à même la roche. Sa tête reposait sur un troisième en boule. Elle ouvrit les yeux et leur sourit. Sereine. Ce fut pour les quatre compagnons comme une nouvelle aube qui se lève. Lido donna une grande claque dans le dos de Tibelvan qui sursauta et éclata de rire ; Shana Landis s’agenouilla auprès de la petite Mère et lui saisit une main qu’elle tint pressée entre les siennes.
— Oh, Mère, nous étions tellement inquiets.
Derrière elle, le Mystic se tenait sans un mot, les bras croisés contre la poitrine. Son regard était indéchiffrable mais son inquiétude aisément perceptible.
— Allons, mon enfant, ce n’est pas un petit sort de rien du tout qui emportera cette bonne vieille Elie. Crois-moi, je suis bien plus forte que j’en ai l’air.
Et elle retira sa main fine et se redressa. Lentement, son visage perdit son sourire tandis qu’elle scrutait les mouvances de l’Entre-mondes. Elle se leva doucement avec l’aide de la Femme Grise. Toutes deux s’écartèrent, silencieuses. La Shaïa Naharashi Elivashavitara inspectait les environs immédiats. Sa dextre dessinait des arabesques dans l’invisible. Le trouble devint palpable. Il se transmit immanquablement aux autres membres de la compagnie qui ne la quittaient pas des yeux
— Que s’est-il passé lorsque les assassils ont attaqués ? demanda-t-elle au géant Yvan Mondolini.
— Mère, vous vous êtes évanouie. Une pluie d’encre a brouillé notre vue alors nous avons fui comme vous nous l’ordonniez. Puis nos poursuivants sont devenus comme possédés et ils se sont entretués. Quand nous avons atteint cette éminence qui nous offrait un refuge avantageux, nous avons décidé d’attendre là votre réveil. Aucun de nos poursuivants n’a donné signe de vie depuis.
Elie réfléchit quelques instants. Finalement elle secoua sa petite tête de poupon. Elle les contempla longuement.
— Je suis désolée, finit-elle par reconnaître dans un souffle. Désolée de vous avoir entrainés dans cette aventure.
— Mère, s’exclamèrent-ils sur un ton de reproche, à l’unisson.
Elle leva sa senestre pour leur intimer le silence.
— Vous ne pouvez savoir. Je n’étais animée que par le désir égoïste d’en connaître davantage sur l’Eliathan. Sans me rendre compte que cette stupide obstination nous mènerait au désastre. – Un long silence s’ensuivit. – Si ! si ! le Concile ne désirait pas nous tuer, seulement nous éliminer du jeu. Cela correspond davantage à la ligne de conduite habituelle des Matriarches. J’aurais dû le deviner. Quelle insensée je suis !
Ils s’entreregardèrent, effarés. Tibelvan qui paraissait le plus inquiet, se détacha du groupe.
— Mais alors, les Assassils ?
— Oh, ils devaient nous refouler hors de notre réalité, vers cette contrée infernale. Les malheureux ! Et je leur ai réservé un sort horrible.
Manifestement, elle en était désolée. Tib, lui, haussa des épaules.
— C’est bien fait pour eux. Ils n’ont que ce qu’ils méritent… puis il se tut quand il aperçut les yeux embués de larmes d’Elie.
— Mère, intervint le Mystic Yvan en se plaçant auprès de Tib, notre compagnon humain a raison. Ils avaient le choix. Un Gris peut refuser le déshonneur de porter le Shagor. Comment sortirons-nous d’ici ?
Elie le fixa intensément. Ce qu’il lut en elle l’effraya. Puis elle lui répondit assez fort pour que chacun puisse entendre : « Une fois dans l’Entre-mondes, on n’en ressort pas, Mystic Mondolini. Du moins, si l’on en croit les Ecrits. Le Concile savait ce qu’il faisait en nous menant jusqu’à cette contrée ! »

Ils s’entreregardèrent atterrés et jetèrent autour d’eux des regards affolés. La Femme Grise se rapprocha du géant, sans s’en apercevoir, pour rechercher une présence réconfortante. Tibelvan éleva les mains. Il s’exclama sur un ton frisant dangereusement l’hystérie.
— Mais, Elie, il nous suffit de rebrousser chemin pour retrouver l’entrée du souterrain par lequel nous sommes venus, n’est-ce pas ?
La petite femme hocha négativement du chef. Elle inspira longuement. Sa poitrine menue se souleva puis elle expira et leur désigna un bloc de roches luisantes : « Asseyez-vous ! ». Elle attendit que les quatre compagnons aient obtempéré à sa volonté puis lissa la soie de ses jambières avec soin, tira sur son ceinturon. Enfin elle les affronta en serrant ses mains l’une contre l’autre.
— Si nous passons quelques temps dans ces parages improbables, il est bon que vous en sachiez davantage sur l’Entre-mondes – D’un geste impératif, elle intima le silence au vart Muliris qui se renfrogna et poursuivit. – car, même si nous suivions nos traces, il serait peu probable que nous puissions réintégrer notre univers sans nous heurter aux parois. Les fissures ne sont pas permanentes. C’est perdre un temps précieux.
— Alors que devons-nous faire ? insista Tib, blanc comme un linge.
Une fine pellicule de sueur couvrait son front.
— Oh, mais rechercher le moyen de réintégrer la terre des Hommes, bien entendu. La probabilité en est infime, je ne vous le cache pas, mais elle existe. Voyons, je dirais que nous sommes dans un couloir empli de portes dérobées et que certaines d’entre elles sont censées nous ramener chez nous. Il convient donc de les trouver.
— Et, pour cela, que préconisez-vous, Mère ?
La voix calme et posée du Mystic Mondolini ébranla un peu de la chape de terreur qui les habitaient. Elle les sentit se détendre, prêts à boire ses paroles. La Shaïa songea qu’elle devrait sans aucun doute leur mentir dans un premier temps afin de prémunir les chances infimes de retour.
— Yvan, je serai d’avis d’explorer plus avant ce pays de grisaille en prenant garde aux dangers qu’il recèle.
Ils l’approuvèrent bruyamment. Pour échapper à la désespérance. Lido entoura de son bras musclé les épaules de l’adolescent. Ils se sourirent mutuellement. Shana se serra contre le Mystic Yvan Mondolini qui ne fit rien pour la rejeter. Elle posa un menton volontaire sur ses genoux et serra ses jambes repliées contre elle. La Shaïa Naharashi Elivashavitara songea qu’ils formaient à eux quatre une force dont ils auraient grand besoin dans l’Entre-mondes.
— Imaginez une kyrielle d’univers semblables à des bulles de savon. Ils se côtoient au sein d’une matrice primale, voguent librement au gré de courants imprévisibles. Les Rêves divins, c’est ainsi que nous les nommons à Shaöl. Au moindre choc, les conséquences seraient indescriptibles et irréversibles pour ces mondes et leurs occupants. Aussi existe-t-il une dimension intermédiaire. Une vastitude malléable, incompressible, qui interdit qu’un tel chaos se réalise : l’Entre-mondes. A ma connaissance, peu d’écrits, d’études ou d’explorations lui ont été consacré. Pour la bonne et simple raison, qu’il est miraculeux d’y pénétrer et encore plus de s’en échapper. Je n’ai en mémoire aucun témoignage d’un tel périple. Les quelques brides de savoir proviennent d’antiques tablettes du Temps béni où les Dieux Inconstants foulaient le sol des domaines des Hommes Gris. Les Premiers utilisent ces couloirs à ce qu’il se dit mais je n’en ai jamais eu confirmation de la part de l’un d’eux.
Ils la fixaient avec ferveur. Davantage désorientés qu’anéantis par de telles révélations. Admettre que la Matriarche avouait ainsi son ignorance les stupéfiait davantage. Elie se prit à espérer qu’il en serait ainsi tout au long de leur errance. Elle choisit chaque mot avec soin et leur offrit son plus joli sourire enjôleur.
— Hélas, mes propres souvenirs datent d’il y a fort longtemps. J’avoue que je ne m’y suis guère intéressée depuis mon noviciat. – Elle émit un petit rire aigrelet qui allégea les cœurs. - Mais je devrais être capable d’en évoquer quelques brides. Voyons, oui, oui, c’est cela. L’Entre-mondes se compose d’une infinité d’esquifs de roches qui gravitent selon des règles étrangères à notre monde. Pour survivre en ces lieux, nous devons nous adapter en permanence et ne jamais nous fier à nos sens ainsi qu’aux apparences. Ce monde n’est point le nôtre. Donc, il obéit à des Lois différentes. A nous de nous y conformer.
— Ne pouvez-vous pas nous donner plus de précisions sur les dangers que nous risquons de rencontrer, Shaïa ? demanda d’une voix atone la Femme Grise.
— Désolée, mon enfant. J’essaie de raviver la flamme de ma mémoire défaillante mais je crains bien que cela soit en vain. Tant de cycles se sont écoulés depuis mon noviciat. Il faudra être patiente.
 
Elle les regarda avec une douceur qui en brisa plus d’un. Le Mystic Yvan Mondolini dénoua les attaches de son long manteau et s’exclama : « Alors qu’attendons-nous ? Rien ne sert de s’appesantir sur notre infortune. Allons plutôt chercher cette faille qui permettra de rentrer chez nous. Sans doute qu’en route, Mère, vous souviendrez-vous de quelques précieux renseignements qui faciliteront notre quête ».
Sur ces mots d’encouragement, chacun se prépara en silence pour une marche qu’ils entrevoyaient interminable. Les guerriers gris se délestèrent des vêtures encombrantes puis ceignirent dans leurs dos le fourreau étroit d’où surgissait la poignée en cuir de leur Khanna. Les longues chevelures attachées par un bandeau bleu sur la nuque. Shana Landis, elle-aussi, retira son court manteau mais elle le roula soigneusement avant de le ranger dans un havresac en peau tanné. Elle l’endossa sans montrer la moindre gêne. Son arme, plus courte, à la courbure plus prononcée, battait sa jambe droite par-dessus les replis de la jupe aux nuances irisées. Ils s’éloignèrent en silence. Yvan marchait devant, à deux pas de la Femme Grise. Lido fermait la marche. Se sentant peu enclin à croiser le fer, Tib portait les effets de ses compagnons. La petite Shaïa attendit quelques instants avant de le rejoindre. Elle lui jetait de temps à autre un regard en coin. Le grand garçon roux faisait mine de ne pas s’en apercevoir. Finalement, excédée, Elie glissa sa main fine dans la sienne. Elle murmura afin de n’être entendu de lui seul.
— Tibelvan, il faut que l’on parle. Maintenant.