Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

 

L'Enfant d'Yrathiel

 

Prologue 


Ce monde se mourait.
Une agonie qui durait depuis une éternité.
Comme aucun nom ne le désignait désormais, il n’était que
l’ombre de lui-même, un fantôme de monde.
Quel avenir se profilait derrière le Mur ?
Aurait-il un Devenir sous l'égide du Blanc Pays ?

Surgissant des flots, éloignée des côtes et des hommes,
Yrathiel, la blanche cité marine, filait sa quenouille à l’abri de
ses hauts murs. Immuable.

Rien, semblait-il, ne pourrait venir contrarier son songe
éveillé. Rien si ce n’est l’enfant.
L’enfant qui naquit alors à Yrathiel …



Livret un :En Yrathiel
 

Chapitre un : La sentence.

L’enfant, celui d’Yrathiel, était assis à l’ombre d’un merlon, les genoux repliés contre sa maigre poitrine. A ses côtés, un moëton au long cou lissait consciencieusement son plumage lustré qui foisonnait de roux et de bruns. Il était rare de voir au cœur de l’océan l’un de ces grands oiseaux nés dans les plaines d’Opham, à l’ouest du lointain continent. Tellement rare que cette éventualité restait sans précédent de mémoire d’homme. Et pourtant, le géant des airs était bien là, en Yrathiel, au centre de nulle part, preuve que cet âge n’était guère respectable.
De temps à autre, la menotte du garçon esquissait une caresse, glissait sur la rotondité d’une aile, jouait avec les rémiges, sans insister, presque machinalement. Si surprenant que cela puisse paraître, l’animal se laissait cajoler. Ils s’étaient réfugiés au sommet de l’une des plus hautes aiguilles de la cité, loin des regards indiscrets. Le grondement incessant de l’océan leur parvenait atténué par la profondeur de l’abîme.
Dissimulé dans l’ombre du porche bas, Tyrson les contemplait avec émerveillement. Dans les traits rugueux se devinaient ceux de l’enfant, reflets tout en douceur et jeunesse. Il était là depuis un long moment déjà mais, pour rien au monde, il n’aurait brisé cet instant de félicité que partageaient l’enfant et son drôle de compagnon. A plusieurs reprises, il perçut autour d’eux des ébauches de tissages, de fugaces créations aux teintes chatoyantes qui disparaissaient aussi furtivement qu’elles étaient apparues. Des esquisses à la beauté si parfaite qu’elles l’effrayaient, lui un maître-façonneur accompli. Son fils était si jeune encore ; sa naïveté en ferait une proie toute désignée pour les nombreux prédateurs qu’abritait la cité, s’il lui arrivait malheur. Il se devait de le protéger, des autres et de lui-même, et, pour cela, ne pas attirer l’attention, se fondre au sein des indigents.
Brusquement, le doyen des Collèges traversa la rotonde. Deux enjambées suffirent. Un sourire effaça un peu de la dureté de ses traits. La brise du large s’attardait entre les longues boucles noires. Sans-nom releva la tête, surpris. Il comptait à peine sept cycles de vie, d’une apparente fragilité, le regard pailleté d’une infinité d’étoiles et qui sans cesse s’étonnait des merveilles de ce monde. Le moëton, quant à lui, s’ébroua en signe de salut puis reprit sa toilette du bout de son bec arrondi.
— Sans-nom, te voilà enfin !
Tyrson l’arracha du sol et le serra contre lui.
— J’étais là, père.
— Tu sais pourtant que ça ne me plait guère. Je n’aime pas te savoir hors de nos quartiers lorsque je m’absente. Tu m’avais promis ….
Loin de lui l’idée d’être furieux quant aux nombreuses escapades de son unique enfant, juste la volonté de le préserver. Yrathiel n’était pas tendre avec ses fils. Sans doute, avait-elle ses raisons, Ghaisus y veillait. Nul n’y pouvait rien changer. Aussi fallait-il que Tyrson reste vigilant jusqu’à l’heure de la Renaissance, le jour du treizième anniversaire de Sans-nom. Alors serait-il au moins à l’abri des loups de la cité. Seulement Sans-nom n’était pas un garçon des plus dociles.
— Tu as de la chance que les meutes n’aient pas repéré ton protégé car, alors, je ne donnerai pas cher de son sac de plumes. Il vaudrait mieux pour lui – et pour toi également – qu’il quitte Yrathiel sur l’heure.
— S’il te plait, père, ne lui en veux pas. C’est mon ami. C’est moi qui l’ai appelé. Et il est venu. Par-delà l’océan. Il est venu pour moi seul.

L’animal ignorait superbement les deux humains. Ses raisons à lui étaient encore assez confuses. Il s’était senti poussé vers Yrathiel par un obscur instinct – pouvait-il imaginé qu’un Dieu Inconstant, fol de surcroit, l’avait choisi lui comme l’une des pièces sur son échiquier - et demeurait là, assuré d’y être à sa place. C’était un esprit simple, sans aucune duplicité. Il était souhaitable qu’il en soit ainsi, du moins de l’avis du Néogrine. Une destinée ne se construit pas seulement avec des actions d’éclats mais s’élabore de multiples façons en tâches insignifiantes et obscurs auxiliaires, oubliés une fois leur rôle accompli.
Sans-nom s’arracha à l’étreinte paternelle et se dressa, bras écartés, comme pour le protéger. Son visage rougissait d’indignation.
— C’est mon ami, mon ami… le ton se voulait hargneux et obstiné en répétant ces mots comme un leitmotiv. Mon seul ami !
Tyrson hocha gravement du chef. Il comprenait si bien ce que l’enfant ressentait. La solitude était son lot au quotidien. Jamais, depuis la disparition de Lyane, la mère de Sans-nom, il n’avait connu pareille détresse. Même si l’enfant remplissait sa vie, l’absence n’en était pas moins présente. Il lui suffit de fermer les yeux pour que le visage fin, encadré de cheveux auburn, surgisse de sa mémoire. Lyane était venue à lui des quartiers inférieurs sans rien exiger, un peu comme un miracle dans une existence morne et solitaire. Il ne lui connaissait aucune famille, pas la moindre appartenance à une communauté. Souvent elle s’absentait mais il ne s’en était jamais inquiété. Si forte était la passion qui les unissait. Sans un mot, sans une explication, elle revenait, délicieusement mystérieuse.
Durant cinq cycles d’une rare félicité.
Et puis Sans-nom était né. L’enfant d’Yrathiel ne comptait que trois saisons lorsque Ghaisus avait brisé leur bonheur en exigeant la fusion de Lyane. Tyrson se souvenait de sa colère, et de son chagrin aussi, de cette ultime nuit passée ensemble sur la jetée, en communion avec l’océan. Cette nuit-là, Lyane s’était montrée lointaine, leur étreinte brève comme doit l’être un adieu. Puis elle était partie, les laissant seuls désormais. Comme nombre des indigents qui peuplaient les bas quartiers, elle ne se rendit pas au rendez-vous imposé par le maître de la cité dans les Brumes d’Onirie. Inlassablement, au cours des premières saisons, le façonneur la rechercha dans l’immensité des niveaux inférieurs puis, peu à peu, il y renonça et s’occupa de leur trésor : Sans-nom.
Pourquoi Ghaisus ? Pourquoi elle ? Pourquoi si tôt ?
Le Tisseur se détourna, les yeux humides. Il s’approcha des créneaux et posa les deux mains bien à plat sur l’étrange chair tiède d’Yrathiel. Généralement, il y puisait la force de poursuivre sa route. Cette communion éveillait de doux souvenirs. Son regard se perdit dans le réseau entrelacé des cours intérieures qui embaumaient sous leur parure estivale bariolée.
— Un jour, il te faudra perdre l’habitude de n’en faire qu’à ta tête, mon garçon. Tu as le cœur qui déborde. C’est louable, mais méfiance… cela peut te jouer de vilains tours avant l’heure de la Renaissance. Quand respecteras-tu nos règles ? Quand accepteras-tu de te conduire selon mes recommandations ? Pour ton bien…
Sans-nom ne répondit pas. Il s’était accroupi face à l’oiseau qui le dominait, majestueux. Celui-ci posa sa longue tête sur son épaule droite. L’enfant caressait le cou soyeux avec un plaisir évident et partagé.

Sans doute avais-je tort alors, Elie, de ne pas laisser les choses suivre leur cours mais je n’y pouvais rien, c’était plus fort que moi. Pauvre père, il se rendait si malheureux, toujours à me sermonner, à croire qu’il pourrait infléchir le cours des évènements.
 
— Je sais, père, soupira le garçon.
Il n’en pensait pas moins. Tyrson fit semblant d’être dupe. Une fois de plus.
Yrathiel n’était que lumière et douceur, cette saison-là. Une féerie de scintillements flottait sur les flèches, les arches, les tourelles et les dômes, à l’élégance cristalline, dressés à la conquête des cieux. Habituellement, cette radieuse vision réjouissait le cœur des îliens, mais pas celui de Tyrson. Sur la cité modelée par les Dieux Inconstants à leur départ de ce monde, il devinait la flétrissure déposée ensuite par son maître omnipotent. L’homme portait sur le labyrinthe des escaliers, des enceintes, des jardins aériens et des tours enchevêtrés un regard dur, empli de haine. Sous l’enveloppe acidulée, le doyen des Collèges entrevoyait la laideur maléfique de cette souillure.
Ghaisus était loin d’être le père bienveillant qu’évoquaient dans leurs prières ses concitoyens. Une conviction qui s’était imposée à lui depuis nombre de lunes. Lyane n’était pas étrangère à cet état de fait. La belle inconnue l’avait entretenu des sordides desseins qu’elle prêtait au bien-aimé Ghaisus. Elle l’affranchit comme il se plaisait à le dire dans ses instants d’amère désespérance. Et il la cru. Pour son plus grand malheur. Peut-être aurait-il fini par ignorer ce terrible savoir s’il n’y avait pas eu ce fils, preuve ultime de leur amour, et la conviction que ce dernier courait un danger létal.
Celui-là même qui lui avait ravi sa femme.
 
— Père, il est venu me visiter cette nuit encore, à la troisième heure.
Sans-nom glissa sa petite main dans celle du doyen et se serra contre lui. Tyrson ne bougeait pas, pétrifié dans ses pensées. Il contemplait la cité et son cœur saignait.
— C’était terrible ! assura l’enfant en frissonnant. Pourquoi s’intéresse-t-il tant à moi ?
Il se blottit de plus belle contre la longue chasuble en laine azurée, soudain au bord des larmes.
— Il restait là, si proche, à m’observer. Je n’ai pu clairement le distinguer car les brumes d’Onirie se sont épaissies avec sa venue mais je sentais sa présence. Elle me blessait. Je crois qu’il me convoite. Il me fait peur. Mais je ne peux expliquer pourquoi.
— Ghaisus est Douceur et Bonté, mon enfant.
— Il hait ce que nous sommes, plaida Sans-nom dans une nouvelle tentative de rébellion.
— Parfois les visions se révèlent dangereuses, tu le sais. Sa visite serait une bénédiction pour n’importe lequel des habitants de cette cité, une fête et un honneur. Tu n’es pas le seul qu’il rencontre à travers les songes. Je t’ai déjà mis en garde sur les sentiments hostiles qui t’agitent, plus encore lorsque tu abordes les rivages d’Onirie. Crois-moi, garçon, il faut d’abord apprendre à gouverner nos errances avant d’arpenter sans craintes les corridors des rêves. Quant à notre maître bien-aimé, accueille-le avec plaisir ! Il ne peut te vouloir de mal.
Il s’agenouilla auprès de l’enfant en prononçant ce pieux mensonge – « faites qu’il n’en soit pas autrement, je me dois de le protéger » - et il le maintint à bout de bras, cherchant à accrocher un regard.
Il était tout amour en cet instant, le tisseur d’Yrathiel.
— Ne cherche pas à démêler les Songes. Les vérités en sont trop souvent absentes. Un jour, sois-en certain, elles t’apparaîtront, lumineuses. Et tu comprendras, tu accepteras sa loi. As-tu pris du acka comme je te l’avais conseillé ?
Penaud, Sans-nom dodelina de la tête.
— Je n’aime pas son goût amer. Et après, ça me donne mal à la tête.
— La drogue offre l’oubli. Et, sous son emprise, notre Père ne pourra lire en toi. Ce serait mieux pour tout le monde. Promets-moi d’y réfléchir. Juste avant de t’endormir.
— Oui, père.
— Bon, allez, ne boude pas maintenant. A ton âge, il m’arrivait aussi de vouloir pénétrer l’Onirie. Six cycles encore et Ghaisus t’offrira ton nom de Vie. Alors Yrathiel s’ouvrira à toi. Alors seulement tu pourras agir comme il te plaira. Crois-moi mon fils, tu deviendras le plus grand façonneur de Rêves que cette cité ait connu. Ghaisus sera fier de toi, et moi aussi. Patience.

Pourquoi me mentait-il ainsi ? Il aurait été si simple d’avouer la vérité, de m’éclairer sur les obscurs arcanes du pouvoir, de me mettre en garde contre le démon qui infestait notre cité de ses odieux concepts. Plutôt que de me laisser me débattre dans la noirceur de l’inconnu ? Oh père …
 
Tyrson caressa la joue pâle et plongea son regard empli d’un amour démesuré dans celui, incertain, du garçon pour y chasser les ombres du Dôme. Sans-nom entoura son cou de ses bras et l’embrassa avec force.
— Je t’aime, mon enfant, murmura le doyen des Collèges. Comme je t’aime…
Son souffle se fit si faible que les mots échappèrent au garçon
— Prends garde à lui. S'il te connaissait aussi bien que moi, il te détruirait sur l’heure, sans aucune pitié.
Tyrson resserra son étreinte. Ils demeurèrent ainsi un long moment sous l’œil indifférent du moëton.
Le gong retentit alors qu’ils traversaient les degrés intermédiaires de la cité menant aux Collèges des façonneurs de songes. La voix lugubre bondissait à travers l’inextricable réseau de salles et de couloirs comme l’écho désincarné du premier appel, venu de l’extérieur, des portes de la cité, insaisissable, à peine le souffle d’une invitation qui ne voulait toutefois pas déranger la paix d’Yrathiel. Le père et le fils marchaient côte à côte, main dans la main. D’une voix douce, Tyrson égrenait moult recommandations concernant l’Honorable Ghaisus. Apparemment, ces concitoyens se satisfaisaient pleinement de l’état d’insouciance et d’oisiveté dans lequel le maître de la cité les reléguait, alors pourquoi Sans-nom devrait-il en souffrir. Il me ressemble, songea-t-il avec amertume, et sa douleur s’en trouva renforcée.
Sans-nom s’arrêta net, tendit l’oreille à la voix spectrale puis son visage s’éclaira d’un coup. Finis les sermons, la vie reprenait ses droits.

— Les oégirs, père, ils sont de retour. Oh, je peux y aller ?
Le grand Tyrson sourit, soudain bien empêtré dans un discours vide de sens, et hocha la tête avec indulgence. L’enfant partit en trombe. Les sandales claquaient sèchement sur l’écorce blanche.  Le père regarda la petite silhouette disparaître au premier coude du couloir qui baignait dans la lumière vive, chaude, diffusée par Yrathiel, la cité des Dieux, jusque dans les recoins les plus inaccessibles. L’appel s’en était allé ailleurs porter la bonne nouvelle car la venue du peuple des hauts fonds signifiait toujours le début de longues et joyeuses festivités. Un silence feutré l’environnait. Pour peu, Tyrson lui-même se serait senti parfaitement serein.
Sa main droite glissa dans l’espace, accrocha une fibrille qu’elle modela aussitôt avec l’aisance qu’offrent de longues années d’entrainement. Une fontaine iridescente jaillit sur son passage, nimbée dans une fine vapeur luisante qui ne pouvait qu’appartenir aux rêves d’un homme de cœur. Des arabesques l’enlacèrent, magnifiant la haute stature hiératique, embrasant son visage et rehaussant l’éclat de son regard d’un feu souverain. Le tisseur enchaîna plusieurs voltes élégantes, ce qui multiplia autour de lui les gerbes de lumière aux couleurs caméléon. 
Soudain de retour, le gong lointain éveilla le Tisseur. Il se sermonna en silence. Le doyen n’avait pas à perdre de son précieux temps dans une rêverie stérile alors qu’on se trouvait à quelques heures à peine des premières Cérémonies. Il pressa le pas. Le quartier des façonneurs se situait au cœur de la cité. Il enchâssait le vortex de l’Onirie d’une cosse protectrice. Une activité débordante y régnait, telle une ruche aux premiers jours des chaleurs. Chaque collège – et ils étaient sept en cette époque – mettait la dernière touche à sa future prestation. Il y faisait chaud à cause de la proximité des brumes. Tyrson traversa les longues artères en saluant d’un bref hochement de tête ces confrères auxquels le pas vif n’autorisait aucune autre démonstration. A plusieurs reprises, il entendit son nom lancé à la volée mais préféra ignorer l’importun.
Personne ne s’étonnait plus des étranges manières peu orthodoxes de l’ainé des tisseurs, dont la moindre n’était-elle pas de refuser de prendre un apprenti et de n’appartenir à aucun Collège.
Tyrson, dans son costume d’azur, créait seul. C’est ainsi qu’on l’aimait. Ainsi qu’on le respectait.
 
Au centre de l’immense métropole, se dressait l’Onirie, un vaste espace de brumes éternelles abritées derrière une barrière en cristal. Les brumes s’étendaient sur tous les degrés de la cité, des cimes aux plus profondes entrailles. Traditionnellement, les Supérieurs de chaque Collège ainsi que Tyrson, le plus émérite d’entre eux, se retrouvaient la veille des cérémonies dans une crypte réservée aux officiants. Nul n’y pénétrait d’ordinaire. La lumière y était anormalement diffuse et l’étrange chair des murs grisâtre comme nulle part ailleurs. Les Supérieurs présents représentaient les cent quatre-vingt-seize maîtres en l’Art précieux de façonner l’Onirie. Chaque maître-façonneur portait la couleur de son collège, du blanc immaculé au noir satiné. Des hommes de grandes valeurs, aux manières posées, simples et courtoises, qui, malgré les cycles nombreux passés à régir leurs écoles, frémissaient d’impatience à l’approche de l’ouverture officielle des Cérémonies instituées par Ghaisus aussi loin que remontaient les mémoires. 
Tyrson s’avança parmi eux sans se départir du calme souverain qu’on lui connaissait. Il répondit à leur bienvenue par quelques civilités, notant sans y prêter plus attention que les Ors et les Turquoises, qui comptaient le plus grand nombre d’affiliés, dont il connaissait bien chaque éminence, se tenaient légèrement en retrait. Ce n’était guère dans leurs habitudes. D’ailleurs, au fil des minutes, le doyen ressentit une tension inaccoutumée. Certains le fuyaient du regard aussitôt les usages accomplis.
Inquiet, il gagna une vasque, accrochée à l’un des piliers centraux. Il y versa la cruche d’eau salée, apportée à l’aube par l’un des Frères du Mystère, servant de Ghaisus. Ce geste requérait une lenteur calculée, ponctuée de brefs recueillements. Cela lui permit de combattre le trouble qui l’envahissait peu à peu. Le silence emplissait l’étroite crypte toute en longueur. Chacun fixait le liquide qui, à peine avait-il heurté le réceptacle, se volatilisait sans la moindre éclaboussure. La cruche se vida enfin. Tyrson la déposa délicatement à l’endroit précis où quelques instants plutôt il s’en était saisi. En se redressant, il frappa doucement des mains un rythme syncopé repris par l’ensemble des maîtres-Façonneurs. Lui faisant écho, un chant d’allégresse emplit la pièce. Tyrson y participa à peine. 
Parfaitement synchronisée, l’assistance se tourna vers le mur le plus éloigné de la basse entrée voutée. Ses pairs poursuivaient le chœur, vibrant d’une joie un peu trop fébrile de l’avis du doyen. Les minutes s’enchainèrent. Elles pouvaient se transformer en heures, ils le savaient tous, mais aucun n’aurait interrompu cette fois la Supplique, persuadés qu’ils apprivoisaient ainsi l’angoisse qui les taraudait dans le secret de leurs âmes.
Car, ce soir n’était pas un soir comme les autres. Cette cérémonie ne serait pas semblable aux autres. Tous en étaient intimement convaincus ; chacun avait reçu la visite du maître du Dôme. De cet entretien, pas un n’avait touché mot à quiconque.
Tyrson était le seul à n’avoir pas rencontré Ghaisus. Et pour cause, lorsque s’inscrivirent sur le mur lui faisant face les noms des Elus en lettres de feu, le sien figurait en tête de liste. Un murmure effrayé envahit la crypte. TYRSON.

Cette saison, Ghaisus réclamait la venue du plus estimé d’entre eux à ses côtés, une injonction accolée à celles de dizaines d’autres habitants d’Yrathiel. La liste ne semblait pas devoir se terminer. C’était là aussi exceptionnel. D’une générosité sans pareille, Ghaisus épargnait aux îliens les affres du vieillissement en leur offrant une place auprès de lui dans cet endroit paradisiaque que chacun estimait avoir hautement mérité mais que personne n’était en mesure de décrire.
La promesse d’une félicité divine, éternelle.
Sur des palettes de bois, les Supérieurs se hâtèrent d’inscrire les noms des Elus à l’aide de longues plumes d’oiseaux taillées en biseaux qu’ils trempaient dans de petits encriers accrochés à leur taille par une ceinture de cuir. Puis les maîtres-façonneurs s’éclipsèrent en lançant des regards en coin vers l’homme immobile, le regard rivé sur les lettres finement ciselées qui lui dévoilaient enfin le fin mot de l’histoire. Certains, les moins nombreux, se réjouissaient en secret. Ceux-là espéraient bien devenir un jour le futur doyen. D’autres s’apitoyaient en silence. Tous connaissaient les liens qui unissaient l’homme et l’enfant. Et devinaient sa souffrance.
Tyrson mit un long moment avant de surmonter l’hébétude dans laquelle la nouvelle l’avait précipité. Sa tête résonnait douloureusement. Mille sentiments - douleur, colère, haine, incompréhension - se succédaient en lui. Lorsqu’il s’ébroua, il était seul et infiniment malheureux. Incapable de s’en retourner, le Tisseur ne savait qu’entreprendre.
Que deviendrait Sans-nom, une fois qu’il serait parti ? Ces chances de survivre dans la cité sans tomber sous la coupe d’une meute étaient proches du zéro absolu. Et Sans-nom n’intégrerait jamais une bande, il en mourrait. Cette conviction grandit, grandit puis l’anéantit. Elle le laissait sans réaction, aveugle et sourd à toute autre considération.
— Pourquoi ? murmura dans sa détresse le grand échalas, les yeux flamboyant de colère.
Le silence devint si intense qu’il aurait pu être tranché en quartiers.
— Pourquoi ? tonna-t-il en brandissant les bras. Le visage si placide à l’accoutumée n’était plus qu’un masque de fureur incontrôlée. Ne t’ai-je donc pas servi honorablement tout au long de ces cycles ? N’ai-je point distrait ton peuple de merveilleuses créations ? Ghaisus, réponds-moi ! Quel crime ai-je commis pour mériter pareille pénitence ?

Les forces l’abandonnant, il tomba à genoux, mains jointes en une ultime supplique. Des larmes, les premières dans son souvenir d’homme, lui inondèrent le visage mais il ne les sentait pas. Il râlait comme un animal blessé. Seul le silence assistait à ce débordement désespéré et l’enlaçait d’un linceul de plus en plus oppressant. Un froid mortel investit l’étroite crypte. La lumière faiblit au point de n’être plus qu’un mince fil d’Ariane. Ecrasé par le chagrin, Tyrson balbutiait des brides de mots sans suite. Longtemps il resta ainsi prostré, insensible à la froidure extrême. Sur la paroi, les inscriptions s’effacèrent une à une.
Seul un nom demeura.
Tel un ordre. Une menace.
TYRSON.
Puis les lettres grandirent. Elles flamboyèrent, exsudèrent une chaleur qui transforma l’endroit confiné en fournaise. Alors un ultime frisson agita l’homme avant qu’il ne se relève. Le désespoir disparut de son regard, habité à présent par une implacable résolution. Tyrson affronta son patronyme, insensible à la chaleur excessive qu’il vomissait, droit comme une lame, prêt à en découdre.
— Ghaisus – cette nuit-là, le doyen des façonneurs parla d’égal à égal avec l’Enfant-Dieu – laisse-moi demeurer en Yrathiel les cycles de vie qu’il reste encore à mon fils pour atteindre la Renaissance. Je te glorifierai au-delà de tes espérances ! Je créerai de tels tissages que ton enfant chérie, Yr’At’Thiel, s’en trouvera émerveillée pour l'éternité ! Permets-moi d’accompagner Sans-nom vers sa vie d’homme !
Dans l’étroite salle aux arcades habituellement habitées de nuit, à présent gorgées de lumière, la voix se répercutait parmi les nombreux piliers et les bancs disposés semble-t-il au hasard. Le nom s’évanouit du mur, la chaleur chuta brusquement. L’habituel clair-obscur réinvestit les lieux. Cette promesse au timbre grinçant ne souleva aucune autre manifestation.
Le Tisseur baissa la tête afin de dissimuler la flambée de haine qui envahit alors son regard gris d’hiver. Puis c’est sous l’apparence d’un vieillard abattu qu’il quitta la crypte. Une apparence qu’il revêtit jusqu’à l’ultime confrontation.
 
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Lisbeth marchait au sein d’un rêve. Tôt dans la soirée, elle quitta les ateliers des peintres-créateurs, dans sa tour, à l’ouest de la cité. A l’instant même où apparaissaient les noms des promis sur le mur de la crypte. A présent elle gravissait les mille et une marches du Dôme d’un pas ferme, semblable à un automate dénué de volonté. Certes elle ne comprenait pas ce qui la poussait à agir de la sorte. Rares étaient les îliens qui s’aventuraient dans le domaine réservé aux seuls Frères du Mystère. L’instant d’avant, elle contemplait sa dernière toile sur laquelle elle effectuait quelques retouches superficielles, un fin pinceau dégoulinant à la main ; l’instant suivant, dans une apathie ouateuse qui l’isolait de l’agitation, elle franchissait des salles immenses, des jardins et des galeries envahies par l’ombre crépusculaire que seuls des flambeaux, de loin en loin, repoussaient pour le moment.
C’était une petite femme replète, ordinaire et souriante, revêtue pour l’occasion d’une tunique blanc cassé et d’un tablier plaisamment taché par les errances artistiques. Où se rendait-elle ? Elle n’en avait aucune idée. Sans doute avait-elle présumé de ses forces et s’était-elle endormie une fois de plus dans l’atelier. Mais ce songe avait quelque chose de surprenant et d’effrayant à la fois. Il semblait si réel. Heureusement une petite voix rassurante lui serinait à chaque marche qu’elle n’avait rien à craindre. Elle s’y accrocha en débouchant sur un palier baigné de nuit. Là s’ouvrait une galerie percée de portes rondes et d’étroites arches par lesquelles s’engouffrait un vent frais. Elle tressaillit sous la caresse. Comment pouvait-elle frissonner de froid si elle rêvait ? La présence amicale souffla sur cette pensée et l’enjoignit à reprendre au plus vite l’ascension.
Quand elle parvint au sommet du Dôme, l’immense porte à double battant la dominait au sein d’une obscurité poisseuse. Pourtant elle percevait chaque détail, les lourds écussons grimaçants, les veinules en bronze qui décrivaient un lacis presque végétal et les excroissances cornues, suintantes d’humidité. Extatiques, deux Frères du Mystère, dans leurs parures sanguines, la regardèrent approcher puis ils s’écartèrent sans un mot. Les serviteurs de Ghaisus, anonymes, le visage dissimulé sous une cagoule dépourvue d’orifices, désignèrent du bras une porte ronde entrouverte, à main droite du portail monumental. Elle les ignora et pénétra dans une salle immense. Un léger courant d’air l’avertit que la porte venait de se refermer derrière elle. Là aussi, la nuit régnait sans partage mais, s’étonna-t-elle avec une pointe d’appréhension, elle pouvait toutefois contempler les hautes arcades à ogive, les bas-côtés où des ombres se déplaçaient, d’autres serviteurs, difformes et si peu humains. Si elle avait eu le contrôle de ses membres, Lisbeth aurait fui ce tombeau sans chercher à comprendre. Jamais elle n’aurait imaginé qu’un endroit aussi sinistre puisse exister dans sa chère cité.
« Tu rêves, ma belle, s’encouragea-t-elle, ou était-ce la voix inconnue. » 
Un rêve qui se transformait peu à peu en cauchemar. 
 
Au centre de la coupole se dressait le plus étrange des sièges. Un trône, démesuré, surchargé de monstruosités à ses yeux profanes. Seul un esprit malade pouvait concevoir semblable bestiaire. Certaines scènes lui donnèrent la nausée. Afin d’échapper à ces visions dantesques, elle plongea son regard dans la noirceur qui l’occupait. Une forme vaguement humaine, recouverte d’un semblant d’étoffe scintillante, surmonté d’un col rigide bardé d’éperons métalliques. A l’intérieur se mouvait une épaisseur difforme qu’elle aurait pu avec un peu d’imagination concevoir comme le visage d’un être incroyablement laid. Deux foyers s’illuminèrent entre les bourrelets de nuit.
Aux prises avec une terreur sans nom, Lisbeth se recroquevilla éperdue dans un coin de son esprit, préservée des miasmes exhalés sous le Dôme. Refusant qu’un tel être infernal puisse vivre auprès de Ghaisus, dans sa propre maison. Pourtant, la petite femme marcha d’un pas volontaire jusqu’au trône. Arrivée face à la première marche du piédestal, elle releva la tête crânement, sans l’once d’une hésitation. Dans la tourmente, la petite étincelle de conscience gémissait, en espérant que cette autre qui maîtrisait son corps de chair avec autant d’aplomb la protégerait du sombre seigneur. Elle se refusait encore à imaginer que ce démon puisse être le père protecteur des îliens, le doux Ghaisus.
Des vagues orageuses déferlèrent autour d’elle. Soudain elle réalisa que ce qu’elle prenait pour l’écho d’une tempête lointaine n’était que la conversation des deux êtres présents sous le Dôme. Cette révélation la glaça davantage. Elle supplia. Elle supplia pour que son tourment prenne fin. Qu’elle retrouve le cours de son existence oisive le plus vite possible. Loin d’une réalité qu’elle ne pouvait pas accepter, ni même concevoir. Loin des créatures qui s’affrontaient oralement. Loin de Ghaisus.
—  Quelle exquise surprise, ma belle ! Et si inattendue !
La voix rocailleuse roulait avec un cynisme dégoulinant de dédain sous les arches élancées de la vaste salle. L’ombre se pencha en avant, les brasiers s’élargirent et une fine ligne ignée se dessina lorsqu’il ébaucha un rire ressemblant davantage aux feulements d’une nuit sauvage.
-— Je te salue, Capitaine Ghaisus, par ma volonté Seigneur d’Yrathiel !
— Adorable Voile, inutile de raviver un passé suranné. Ta présence s’est fait attendre cette fois. Sais-tu que je me suis langui de toi ! Je te croyais au loin, trop occupée à fourbir les armes des Protecteurs pour te soucier de mon malheureux calvaire. Ainsi te voilà de retour, et depuis quand vivions-nous côte à côte ?
Aucune réponse. L’enfant-dieu poursuivit.
— Je t’ai souhaitée si souvent et tu m’as ignoré… moi, pour de misérables créatures humaines, à moins que ce ne soit pour l’un de ces géants gris dont tu affectionnais tant la présence et les caresses autrefois.
Le silence perdura. La petite femme qui portait le nom de Lisbeth ébaucha un bref geste de la main, peu encline à relever le venin sous les propos acerbes. Son regard brillait intensément, elle inspecta le Dôme qu’elle avait connu éblouissant de lumière, d’un faste princier, à l’époque où elle partageait la couche de Ghaisus.
Tant de noirceur ! Elle regretta de ne pas avoir réagi plus tôt. Enfin l’ombre assise sur le trône la domina, prête à fondre sur elle. L’espace autour d’eux bruissait d’une attente avide.
— M’apporterais-tu enfin la grande nouvelle ? L’as-tu trouvé cette fois ? La clé ?
— Non, Seigneur, rien n’a changé depuis notre dernière rencontre. Et nous savons, toi et moi, qu’il nous faut attendre…puisque ce jour viendra. Pourquoi vouloir brusquer notre destinée ! Vois ce que tu t’infliges, Ghaisus ! vois les tourments qui t’accablent à forcer le cours des évènements ! Pourquoi t’obstiner à mener plus avant ta criminelle entreprise malgré d’incessants échecs ?
Un hurlement dantesque mit un terme à sa plaidoirie. L’ombre s’agita sur le siège. Chaleur et puanteur déferlèrent par vagues jusqu’à la minuscule silhouette humaine qui résista au plus fort de la tempête.
— Alors tu es venue contempler ma déchéance ! me tourmenter davantage ! Nos Pères nous ont enfermés dans ce monde moribond et je ne m’y résoudrai jamais. Jamais, entends-tu Voile ! Je trouverai le passage, quitte à détruire toute vie en mon Domaine.
— Je suis restée de mon plein gré sur ce rivage, Ghaisus. Rappelle-toi… et tu m’as suivi alors. Tu m’as suivi, valeureux Capitaine, pour combattre la vermine blanche. Tu ne peux renier cet engagement initial.
— Oh, oui, je connais suffisamment l’histoire, ma belle. Te souviens-tu que nous ayons été amants autrefois ? Je connais tes misérables petits secrets… et ta pitoyable espérance. La Prophétie, ce fatras de miroirs aux alouettes. Nous en avons été les instigateurs, manipulés brillamment par nos maîtres divins. Comment peux-tu croire encore à ces balivernes ? Les Dieux Inconstants nous ont abandonnés. Ils se fichent pas mal de ce qu’il peut advenir à présent de leurs progénitures.
Il laissa filer le silence espérant sans doute qu’elle réagirait. Mais rien ne se passa alors il continua, s’enflammant au fil des minutes.
— En effet, lors de la Première Vague, j’ai combattu le Mur en leurs noms pour protéger ce que je croyais être notre héritage. Une bien folle utopie. Et une terrible erreur. J’ai été dupé, effroyablement dupé par mes pères, rejeté sur ce rivage de mort. MOI ! je n’ai jamais choisi cette létalité ! Jamais ! L’Espoir n’existe pas…
Lisbeth se déplaça en dodelinant de la tête. Chaque rencontre se déroulait de la sorte et finissait dans une impasse. A quoi bon chercher à le ramener à la raison. Sur le point de s’en retourner, Voile-de-Nuit se rappela l’enjeu de sa visite. L’enfant. A cette pensée, elle grandit, s’enveloppa d’une flamboyante aura qui affronta les ténèbres environnantes. Elle les repoussa sans efforts. Des lucioles de lumière flottaient autour d’elle. De suaves fragrances marines débusquèrent la pestilence entre les colonnes, au creux des alcôves, transformant l’atmosphère vicié d’un coup de baguette magique. Voile-de-Nuit s’avança au plus près du Trône. A présent, les deux enfants-dieux s’affrontaient d’égal à égal. L’ombre et la lumière. Seulement la Terreur qui sommeillait en Ghaisus depuis les temps lointains de la Première Vague ne pouvait être aussi aisément vaincue. Son agonie perdurait depuis trop longtemps.
Tels étaient son fardeau et son destin.

— Jadis je t’ai recueilli à Thiel l’Immortelle, désespéré, aux abois. Puis je t’ai conduit en Yrathiel pour que tu puisses y trouver la paix de l’âme, mon pauvre ami, au plus près de la porte. Pourquoi ne pas attendre que l’Eliathan vienne ouvrir le passage salvateur. Vois ce que nous sommes devenus depuis… la terreur distillée par les Autres t’a poussé à pratiquer la plus sombre des nécromancies. Qu’y as-tu gagné ? Qu’y as-tu perdu ? Renonce à cette infamie, mon frère…
Il l’écouta sans trahir la moindre émotion. Alentour, l’air, lui-même, paraissait s’être cristallisé. De petites risées lumineuses s’échappaient de la silhouette féminine pour venir caresser l’amas de noirceur calé sur le trône. Les yeux de braise s’étaient presque éteints. Il n’était plus que ténèbres, ruminant d’anciens griefs. Pourtant, quand il daigna répondre, ce fut sur le ton geignard d’un enfant coléreux qui répétait une sempiternelle rengaine.
 
— Facile à dire, ma jolie. Qu’espérais-tu donc en revenant ici au sein de ma misérable geôle ? Mon père était humain, ta mère était une Première, elle. Voilà ce qui nous sépare. Alors point de sermon fraternel. Nous sommes aussi différents l’un de l’autre que le sont l’eau et le feu. Je ne possède pas la légendaire patience des Régisseurs, Voile. Oh non, je n’attendrai pas que la Dernière Vague te convainque du bien fondé de mes propos. Personne ne viendra nous tirer de ce bourbier, ton espoir est chimérique. Cet Eliathan n’est qu’une duperie de plus. Il repose sur les promesses de nos Pères, c’est-à-dire semblable au plus capricieux des vents du large. Les Dieux Inconstants sont aussi versatiles que pervers. Voilà la vérité vraie. Tu as déjà eu plusieurs fois l’occasion d’accomplir leur maudite prophétie… et pour quel résultat ? Dis-moi ! une nouvelle Vague de mort et de misère ! Jamais nous ne parviendrons à vaincre les Autres, jamais. Oh… comme tout cela m’ennuie ! nous avons déjà eu cette conversation des milliers de fois, en pure perte.
 
Elle tendit la main, paume ouverte. Sa voix se fit tendre, suave, cajoleuse.
— Ghaisus, tu ne peux continuer à assassiner ton peuple de la sorte. Ne l’entends-tu pas gémir dans les couloirs de l’Entre-Mondes ! Mon ami, je t’aiderai à rejoindre l’autre bord lorsque l’heure aura sonné. Souviens-toi, nos bienfaiteurs ont promis de tendre une ultime passerelle. Ainsi en a-t-il été décidé par la Source. Ce jour heureux, je me tiendrai à tes côtés comme jadis. Alors pourquoi t’infliger ces tourments en cherchant à parvenir avant l’heure jusqu’à leurs rivages ? Renonce aux prochaines Cérémonies, je t’en conjure ! Tu t’illusionnes en choisissant une autre voie. Laisse les îliens en dehors de tes errances morbides. Ne les rends pas responsables de tes malheurs. Les Cérémonies ne doivent pas entraîner un nouveau génocide. Abandonne et je reviendrai vivre auprès de toi jusqu’au jour de l’Appel. Nous quitterons ce monde sans attendre la venue du Porteur d’espoirs.
Il la laissa dévoiler peu à peu sa pensée avec un étonnement croissant. L’enfant-dieu vibrait d’une intense compassion – inaccessible pour lui – et elle s’abaissait même à l’implorer, fière et indomptable Voile-de-Nuit.
Impensable.
Il se délecta des promesses creuses car sa rancune tenace jouissait de chaque mot prononcé alors par la traîtresse. Il choisit la désespérance, tendant à son tour une toile insidieuse. Il y mêla vérités et mensonges en un délicieux cocktail destiné à endormir la méfiance de la quémandeuse.
— Mon Peuple ! Ce troupeau bêlant ! Avec ta bénédiction, je les ai attirés jusqu’ici puis je les ai façonnés afin qu’ils conviennent à la tâche à laquelle je les destinais. De loups, j’en ai fait des agneaux. Que m’importe la perte de quelques-uns si elle m’offre la délivrance. Je suis prêt à sacrifier chacun d’entre eux, vois-tu. Quand l’Appel résonnera sur le Continent, tu pourras y répondre et te joindre aux derniers représentants des Anciennes Alliances. Tes forces te le permettent. Je sais que tu vas et viens à loisir dans ce qui reste des terres libres mais, moi… Moi… MOI, contemple-moi ! je suis cloué là, à ce rocher d’Yrathiel sans aucune échappatoire. Peux-tu m’en délivrer, ma belle ? En as-tu les pouvoirs ? J’aimerais croire que cela soit possible mais regarde ce qu’ils m’ont infligé pour avoir renié mes serments et fui la bataille. Maudit, ils m’ont déchu… maudit, je survis ! Maudit, je les exècre !
Un sanglot ponctua l’ultime injonction, un sanglot des plus crédibles. La femme rapetissa pour retrouver une taille humaine. Le halo intense s’effaça. Elle baissait la tête, visiblement affligée.
— Je t’aiderai à combattre le mal qui te ronge, mon ami, dit-elle d’une voix sourde. Ensemble, nous réaliserons les prophéties des Dieux Inconstants. Rien ne s’oppose à ta guérison si tu mets un terme aux agissements qui t’infectent jour après jour. Seulement si tu persistes, l’Entre-Mondes te détruira bien avant que le Mur n’atteigne Yrathiel. Renonce à bâtir un nouveau couloir ! Suspends ton ouvrage ! Dès à présent. Nul ne mérite de souffrir inutilement. Aucun d’eux ne doit mourir au nom d’un fol espoir, promets-le-moi !Ghaisus promit dans un râle. Il la suivit de son regard de braise comme elle quittait les lieux sous son enveloppe charnelle. Voile-de-Nuit avait toujours adoré emprunter ces odieux oripeaux humains. Pour peu, il se serait vengé sur la femelle qui l’avait si complaisamment accueilli mais cela viendrait… plus tard. Cette visite impromptue le troubla profondément. Après tant de décycles passés à s’éviter, il n’avait pas réussi à percer à jour les réelles motivations de la belle enfant-dieu.
Pourquoi intervenir maintenant ? Que voulait-elle éviter ? Il aurait été bien insensé de croire qu’elle s’affligeait de son état.
Alors QUI ? QUI voulait-elle protéger ?
Soudain il éclata d’un rire assourdissant qui fit trembler les murs du Dôme et jetèrent au sol les affidés difformes. Il ne lui restait que quelques heures, avant le début des Premières Cérémonies, pour le découvrir. Seulement rien ni personne ne l’empêcherait d’ouvrir un nouveau passage. Et cette fois, il réussirait malgré les dires de l’enfant-dieu.
Comment Voile-de-Nuit pouvait-elle songer un instant qu’il se rallierait à sa volonté !         

Chapitre 2 : Les brumes d'Onirie.       

 
        Une course effrénée mena Sans-nom à l’air libre, dans la douce chaleur d’un après-midi des Grands Calmes. Il emprunta des raccourcis vertigineux car il ne craignait pas de franchir des arches aussi étroites qu’une poutrelle. Il privilégiait les pentes rudes et dangereuses de certaines sections qui permettaient de parvenir aux degrés voisins sans avoir à emprunter les larges avenues bondées à cette heure. Cela sans ralentir le rythme, la semelle ferme, le souffle léger. L’enfant aimait courir librement. Il arpentait la cité de long en large par plaisir depuis son plus jeune âge. Encore un travers que n’encourageait pas Tyrson.
Finalement, Sans-nom franchit plusieurs ponts qui reliaient les enceintes successives, pour rejoindre la large ceinture extérieure sur laquelle prenait assise l’immense cité. Petit à petit, elle s’imposa à lui. Un plaisir à la vue sans cesse renouvelé avec son foisonnement de tourelles, de balcons, d’enclaves, d’arches aériennes qui s’échappaient en de fragiles voiles translucides dans la lumière crue comme des lacis de feu. La large voie, encombrée d’une foule joviale, descendait doucement vers le Haut Portique. Les ventaux massifs, sombres au sein de l’enceinte crémeuse, étaient ouverts aux tous venants. Ce qui n’était pas habituel. Il existait bien, ici et là, des porches qui permettaient de quitter la cité mais ils étaient étroitement surveillés. Les Hautes Portes, elles, ne s’ouvraient qu’au cours des Cérémonies. Alors Yrathiel déversait son flot de promeneurs sur les jetées de roches grises. Elles cernaient aux deux tiers la cité et en constituaient le socle.
Au-delà rugissait l’océan. Ordinairement vide. Aujourd’hui, de longues embarcations aux voilures multicolores recouvraient les eaux assoupies.
Sans-nom adorait se rendre sur la jetée. C’était là une occasion de fuir la cité qu’il ne ratait jamais. Il plongea avec joie dans une effervescence bon enfant. Autour de lui, le Peuple de la Mer installait sur de simples étals en bois les merveilles rapportées de territoires inconnus. Des paniers en osier débordaient de tissus, de voiles et de merveilleuses parures à la folle excentricité. A des trépieds pendaient une multitude d’objets plus étranges les uns que les autres qui attiraient les regards amusés, dubitatifs ou interrogateurs des passants. Certains décrochaient une de ces merveilles, la tournaient et retournaient avant de se l’approprier ou de la reposer pour s’arrêter deux pas plus loin devant une nouvelle trouvaille. Tout au long de l’après-midi, de nouvelles voiles abordèrent les jetées, d’où des oégirs déversaient à flux continu un foisonnement de denrées, d’énormes barriques, des bois d’essence rare et des cages de taille différente qui abritaient une ménagerie fort bruyante. Sans-nom évitait les grands hommes-poissons. Leur proximité le remplissait d’un indéfinissable malaise, d’une peur sans commune mesure avec la présence de Ghaisus certes, mais qui lui retournait l’estomac. Il n’en avait soufflé mot à personne, même Tyrson l’ignorait. Sans-nom craignait tout simplement qu’il lui interdise les jetées. Il ne désirait pas non plus ajouter à ses craintes de nouveaux sujets de préoccupations. Il savait combien son père s’inquiétait pour lui.
Ainsi, l’œil sans cesse aux aguets, l’enfant déambula au gré de sa fantaisie, s’arrêtant pour déguster un fruit juteux ou caresser les yeux fermés de lourdes peaux bleutées, aux rayures symétriques, dont il aimait à imaginer sans trop de mal l’hypothétique propriétaire avec moult détails. Une atmosphère de quiétude chaleureuse habitait les lieux jusque dans les conversations feutrées des petits groupes, parsemées de rires, de regards amicaux et débonnaires, à l’adresse de connaissances croisées au détour d’une allée. Nul cri, nulle excitation intempestive, même l’océan semblait touché par un enchantement. Sans-nom se sentait heureux, en sécurité, apaisé dans cette marée mouvante qui respirait le bonheur.