Livret un : En Yrathiel
Chapitre trois : La fuite d'Yrathiel.
Brusquement le tunnel ralentit sa course puis s’étrécit jusqu’à s’interrompre en dépit de ses supplications dantesques. Des ombres serpentaires, monstrueuses, se dessinèrent au-dehors, dans ce couloir entre les Mondes imaginés par les Dieux Inconstants que certains nommaient l’Entre-Mondes. La soif était inextinguible chez Ghaisus qui ne pouvait renoncer si près du but. Il sacrifia encore quelques miettes d’essence divine. Il prononça de nouvelles incantations plus délétères s’il en fût. Il tenta de forcer la fatalité. Bientôt, il épuisa son lot d’âmes emprisonnées à jamais. Plus il insistait, plus, au dehors, les ombres se firent menaçantes. L’une d’entre elles parvint même à bousculer le fragile édifice qui se déforma, s’étira et menaça de se déchirer. Ce qui souleva des torrents d’effroi, lesquels éveillèrent une peur sournoise chez le maître de la cité marine.
Abandonnant cette fois l'ouvrage balloté, Ghaisus s’enfuit, bouillonnant d’une haine indescriptible. Lorsqu’il regagna l’antre au sommet d’Yrathiel, sous la coupole de nuit, il pleura. Longuement. Insensible au temps qui s’écoulait. Il pleurait sur un sort inéluctable que son orgueil avait scellé jadis. Puis, peu à peu, l’Enfant-dieu affaibli retrouva un semblant de conscience. En lui émergea une pensée à laquelle il s’accrocha désespérément.
L’enfant. Retrouver le fils de Tyrson.
………………………………………. La vue d’objets familiers dont le doyen des Tisseurs d’Yrathiel se servait au quotidien raviva la peine immense de l’enfant : les tableaux souvent offerts en remerciement de prestations grandioses, les maquettes d’engins extraordinaires desquels Sans-nom comprenait rarement l’utilité ou le fonctionnement. Tyrson adoraient construire des prototypes en dehors de ses attributions au sein des Collèges. Elles trônaient parmi un capharnaüm insolite de livres, brouillons, croquis, esquisses et nombres d’objets mystérieux rapportés au grès des saisons par les oégirs, amassés par le tisseur. Cet univers familier, si extravagant, lui apparut brusquement semblable à un décor désuet, à jamais dépourvu d’âme. Plus jamais son père ne viendrait y semer une joyeuse pagaille ni l’emporter sur des sentes dont seul le conteur connaissait l’amorce aux détours d’un mot, d’un rire, d’un regard complice.
La solitude se fit si pesante qu’elle le tira des draps soyeux où il gisait, le visage enfoui entre les coussins. Dans une petite niche, à la tête de la couche, une miniature de facture délicate captiva son regard. Une femme merveilleusement belle y souriait un pur bonheur : Lyane. La longue chevelure auburn se rehaussait d’un fin treillis de perles blanches ; elle portait une longue robe en velours vert qui enserrait une taille fine. Derrière elle, l’artiste avait esquissé de vertes collines parsemées de fleurs rouges et blanches. Cette fois, la vision de la mère inconnue, idéalisée à travers les souvenirs du doyen, ne réussit pas à soulager la peine de l’enfant d’Yrathiel. Au contraire, il s’en détourna dans un sanglot. Sans-nom gagna le fond de la grande pièce rectangulaire. Machinalement, il faisait attention à ne pas renverser là une pile de feuillets enroulés et clos par des fils d’argent, ici un drôle d’engin ailé composé de tissus et de baguettes blanches, d’une envergure de deux mains. Il enjamba plusieurs pots emplis à ras bord et réussit finalement à se glisser contre le mur couvert d’une tapisserie où figuraient licornes et dragons, ainsi que d’autres animaux fabuleux dont Sans-nom ignorait les noms.
Tyrson adorait s’entourer d’évocations du lointain continent. En dépit de multiples tentatives de la part de l’enfant, cette tapisserie gardait bon nombre de mystères.
Sans-nom posa les deux mains à hauteur de visage à plat sur de larges fleurs aux corolles jaune orangé. Elles s’ordonnaient en haie d’honneur au bord d’un chemin qui parcourait monts et vallées. L’étonnant paysage - pour un îlien n’ayant jamais connu que l’océan pour seul horizon - perdit soudain de sa consistance. Les prairies furent parcourues de mouvances lumineuses qui engloutirent les bras, le buste puis le corps entier de l’enfant.
L’instant suivant, Sans-nom se faufilait à croupetons dans un étroit boyau cylindrique. Il tâtonna jusqu’à une alvéole comme il y en avait des milliers dans les chairs d’Yrathiel. C’était étroit, à peine l’espace d’étendre un corps adulte. De la largeur d’une main, plusieurs ouvertures s’élançaient vers l’océan, à son nadir. Façonné par Tyrson avec l’aide de Lyane, ce lieu discret baignait dans une douce luminescence. Au temps du bonheur, il avait abrité leurs ébats. Ce n’était pas la première fois que Sans-nom y cherchait refuge. Avec Tyrson, ils avaient pris l’habitude de s’y retrouver. Pressés l’un contre l’autre, père et fils s’inventaient de fabuleux dialogues, des fantasmagories et des contes qui les épuisaient de joie.
C’était là aussi que l’enfant avait découvert ses dispositions précoces pour les Arts des songes. Là qu’il osa tisser une première illusion. D’ailleurs Tyrson avait l’habitude de désigner l’étroite retraite comme la source de son inspiration. Sans-nom n’était pas vraiment assuré qu’il plaisantait alors. C’était difficile de mesurer la véracité de ses dires avec le fantasque Tisseur mais ce lieu possédait une puissance que Sans-nom n’avait ressentie nulle part ailleurs en Yrathiel. Même lorsqu’il côtoyait les brumes de l’Onirie. Une sensation étrange, celle de bénéficier de la protection maternelle, sans faille, d’une Yrathiel à la puissance infinie. Seul un instinct secret le mena jusque-là comme-ci, malgré tout, Tyrson veillait encore sur lui. Par-delà l’Autre Bord. Brisé, l’enfant s’endormit finalement d’épuisement.
Le sommeil n’avait jamais été un refuge pour le fils du doyen, davantage un lieu recelant de nombreux dangers. Néanmoins, cette nuit-là, Ghaisus emprunta d’autres sentiers. Il lui offrit, involontairement, un répit réparateur. L’enfant dormit paisiblement, entouré de la bienveillante attention de Voile-de-Nuit.
Lorsqu’un brouhaha lointain l’éveilla, le jour était déjà bien avancé. Il s’étira, se contorsionna dans l’étroit boyau jusqu’à se retrouver dans le sens de la sortie. Puis il rampa jusqu’à la tapisserie qui vibrait, de ce côté, de lazzis argentés. Les bruits provenaient de l’appartement de son père. Une voix braillarde figea la main qui s’apprêtait à dévoiler le passage.
— Cherchez-moi ce misérable, mes drôles. Le maître a dit que le petiot se trouvait dans les parages. Il s’est assez longtemps ri de nous pour nous échapper une fois encore.
Un silence douloureux succéda à cette apostrophe vindicative. Sans-nom recula doucement en évitant le moindre bruit. Même si l’autre ne pouvait ni le voir, ni l’entendre, là où il se trouvait. Il retint sa respiration. Des pensées tourbillonnaient en un flux de terreur glacée. Sa jambe droite s’agita convulsivement sans qu’il puisse la maîtriser. Prêt à hurler tout son souffle. Venue de nulle part, une douce fragrance apaisa ses frayeurs. Une caresse affectueuse noya l’appréhension et lui rendit quelques brides de jugement. Rassuré par la présence de cette alliée invisible, il tendit l’oreille.
Des bruits d’objets brisés, des grognements, des cris et des chocs brutaux accompagnèrent la voix emplie de haine. « Qui sait ce qu’obtiendra celui qui rapportera le fuyard à notre maître bien aimé. Ghaisus te réclame, fils de Tyrson ! Où te caches-tu donc ? Allons, du nerf, fouillez-moi les moindres recoins ! chassez-en les illusions ! Emportez ce qu’il vous plaira. Là où il demeure à présent, Maître Tyrson n’en aura plus aucune utilité. »
Le détestable individu ne devait être guère plus âgé que Sans-nom au son de sa voix. Il éclata d’un rire de fausset. Le tumulte s’amplifia, laissant l’enfant au bord de la panique. « Ghaisus l’avait commandé », l’idée s’insinua lentement en lui. La meute qui était là, de l’autre côté du voile onirique, agissait sous la houlette du maître de la cité.
Il n’y aurait pas de retraite suffisamment secrète pour déjouer très longtemps sa Volonté. Cette pensée s’imposa.
« Il te faut fuir au-delà de l’océan. Là où Ghaisus ne peut te poursuivre ! » lui souffla son invisible protectrice.
Choqué par l’accumulation des évènements, l’enfant s’étonna à peine de cette aide inattendue. Pelotonné contre la paroi d’où émanait une douce chaleur, il tremblait sans pouvoir contrôler son corps. Quitter Yrathiel ! Les meutes allaient le pister comme un animal. Tyrson ne viendrait pas à la rescousse cette fois ; il allait se débrouiller seul.
Seul, il ne l’était pourtant pas. Aucune larme ne coula sur les joues pâles. Il ne bougea plus d’un long moment. Jusqu’à ce que le silence persistant lui confirme le départ de la meute. Par le passé, le puissant tissage onirique de Tyrson avait abusé plus d’un visiteur importun. Sans doute n’avaient-ils même pas eu conscience de la présence physique de cette tapisserie dans l’atelier. Leur fureur destructrice les empêchait d’en admirer les splendeurs.
Tel était le désir de son créateur. Bien lui en fut rendu ce matin-là.
« Va, soupira la voix éthérée. Ghaisus s’est absenté mais, à son retour, il te traquera sans pitié. »
Sans-nom comprit que Ghaisus le localiserait sans difficultés. Il le guettait au sein même des songes. Sans-nom n’échapperait pas longtemps à sa vigilance. Et lui, Ghaisus, découvrirait sans mal la mystification de la Tapisserie. Fuir. Sans-nom regagna l’atelier où il découvrit, atterré, l’appétit dévastateur de la meute. Des nombreux trésors amoncelés par Tyrson, il ne demeurait rien d’intact. Cassés, piétinés, brisés en mille morceaux avec une rage inimaginable ou volés impunément. Le bel appartement du doyen n’était plus qu’un champ de ruines. Rien n’était épargné, à part la sublime tapisserie qui trônait intacte sur le mur du fond. Dans l’alcôve, à la tête de la couche, la miniature disparue, emportée. Rattachée à l’encadrement par un seul gong, la porte enfoncée battait mollement.
Sans-nom sortit d’un pas lent. Il ramassa au passage un court manteau de laine bleue et un bonnet rond dont il se coiffa machinalement. Incapable d’endiguer davantage son chagrin, il s’y abandonna totalement. Plusieurs heures durant, il déambula dans la cité, apparemment inconscient du danger qui le guettait.
Un instant, la faim le tira de cet état d’hébétude. Il entra dans une des grandes salles communes où se restauraient quotidiennement les îliens. A cette heure matinale, les rangées de longues tables nappées de blanc n’accueillaient qu’un petit nombre de visiteurs, seulement deux groupes discrets et quelques solitaires disséminés aux quatre coins de l’immense restaurant, entre les hautes colonnes aux arches lointaines. Personne ne porta attention au nouveau venu. Un silence feutré régnait en maître en ce lieu inondé par la lumière diurne qui se déversait avec exubérance de multiples vitraux, placés haut à la base du dôme central. Jeunes et vêtus de tuniques bariolées, des hommes sortaient et rentraient par de nombreuses portes sur la droite de la salle. Ils portaient des plats et des flacons sur des plateaux luisants.
Sans-nom se saisit d’un bol de lait fumant et d’un plat sur lequel trônaient des tartines dégoulinantes de beurre et de confiture. Il s’assit à l’écart, grignota du bout des lèvres, le regard dans le vague. De temps à autre, sa poitrine se soulevait sous les assauts du chagrin. Ses yeux se nimbaient d’écume. Il vida tout de même le bol et nettoya le plat de tartines. Puis il remplit machinalement les poches intérieures de sa tunique de pains briochés croustillants, placés sur un présentoir, avant de quitter l’endroit, le pas traînant.
Je n’ai aucun souvenir des heures qui précédèrent ma rencontre avec les meutes. Ce n’est qu’un instant de vide, une parenthèse monstrueusement douloureuse. Ainsi se déroula ma dernière journée en Yrathiel. Lors de vos récentes visites, nous avons longuement évoqué ma vie d’avant Brye. Que recherchez-vous, Nashie ? Aidez-moi à comprendre quelle place vous me destinez au sein des Clans gris ? Yrathiel s’éloigne dans ma mémoire. Je ne désire pas y retourner. Jamais. Sans-nom erra dans les courtines extérieures. Là où l’air vivifiant de l’océan vous giflait le visage. Là où l’astre souverain se déversait en abondance. Il emprunta de multiples détours. Les nombreuses promenades enlaçaient la cité d’un écheveau compliqué. Elles embaumaient d’agréables fragrances des jardins aériens qui les bordaient à intervalles réguliers. Perdu au sein de la foule des oisifs, elles représentaient pour l’enfant le plus sûr des refuges. Nul ne prêtait attention à sa démarche poussive. Le vent sécha ses larmes. Il eut fallu lui porter une attention soutenue pour remarquer ses yeux rougis. Il avançait la tête baissée, les bras serrés autour de la taille, perdu dans de tristes pensées. Encore étourdie par les splendeurs de la première nuit, Yrathiel ne s’en préoccupa pas. Ainsi, tout au long de l’après-midi, réussit-il à assouvir sa peine immense.
Si le chagrin demeurait, son jeune caractère réclamait à vivre.
La curée eut lieu à l’heure où l’astre du jour embrase l’océan d’ambroisie, se livrant à lui, lorsque son ardeur commence à fléchir évoquant la venue lointaine de la nuit. Habituellement les îliens désertaient les allées trop exposées pour le cocon douillet de la Ruche.
Coups de sifflet, hurlements, galopades le tirèrent brutalement de son apathie. L’enfant se raidit à la vue de la dizaine de gamins d’âges différents qui dévalaient un large escalier latéral dans sa direction. Aucun doute permis. Une meute venait enfin de le débusquer ; la curée pouvait avoir lieu. Il tourna casaque et s’enfuit prestement sous le regard perplexe de quelques promeneurs qui s’arrêtèrent un instant pour suivre en spectateur la poursuite. Sans-nom connaissait la cité comme sa poche. Déjà, par le passé, il n’avait dû qu’à la vélocité de ses jambes de se sortir de traquenards tout aussi épineux. Seulement, alors, s’empressa-t-il de rejoindre le doyen Tyrson au quartier des Façonneurs.
Sur ses talons, le grondement féroce se maintenait à portée. Il s’intensifiait plus leur nombre augmentait. Le fuyard eut beau multiplier les escaliers, les couloirs étroits et les plans inclinés où cent fois il risqua se casser le cou, ses poursuivants ne faiblissaient pas à sa suite. Au détour d’un porche, il croisa un trio d’une dizaine d’années, maigres et sales, le cheveu hirsute, penchés à l’écoute de la rumeur qui montait vers eux. Sans-nom jaillit tel un diable, bouscula deux d’entre eux, trébucha et roula au sol d’albâtre. Dans le même mouvement, l’enfant bondit en avant pour s’échapper de nouveau. Il était déjà loin lorsqu’à son tour la chasse emporta dans son sillage les gamins à peine revenus de leur surprise.
Soudain l’enfant se retrouva au pied de la tour de l’oiseau. L’édifice culminait à l’extrémité des remparts est, dressé fièrement face à la jetée et au Haut Portique. Sans hésiter, Sans-nom gravit l’escalier en colimaçon en ahanant, cherchant un second souffle, le front ruisselant. Son cœur battait à tout rompre. A mi-chemin, la rumeur sauvage s’engouffra à son tour dans la tour.
Alors il faillit renoncer. S’asseoir et attendre. Que cela finisse au plus vite. Pourtant, même les dernière marches, hautes pour des jambes d’enfant, ne réussirent pas à briser son élan ni à infléchir sa volonté.
Il jaillit en plein ciel. Juché sur un merlon, l’oiseau blanc et gris l’attendait, impatient. L’animal tourna la tête plate vers le porche et écarta les ailes à l’envergure impressionnante.
Ce qu’il advint au sommet de la tour, ce soir-là, en Yr’At’Thiel, appartient à ma Légende. Les prémisses d’un exil qui me mène ici, à Dhat Avalone au sein des Thielvériles, si loin de la cité blanche où je vis le jour. Aucun mot ne peut exprimer ce qui se passa entre nous lorsque nos regards se croisèrent. Il était écrit que nos routes emprunteraient un temps la même direction et qu’il me sauverait par deux fois la vie afin que mon destin s’accomplisse. Pourrais-je un jour lui payer ma dette ? Sans-nom grimpa lestement sur le dos de l’animal. D’instinct, il s’y coucha pour mieux étreindre le long cou gracile ; ses jambes se calèrent presque naturellement dans la saillie des ailes immenses. Alors le moëton s’élança vers l’océan en feu. L’oiseau plana entre les toits pentus. Des imprécations saluèrent leur fuite. Un bâton, surmonté d’une tête d’ours, pirouetta vainement à leur suite avant de se perdre dans l’entrelacs des jardins, cent soixante pieds plus bas.
Un long moment, Sans-nom resta les yeux fermés. Il serrait fort l’étrange coursier, énivré. Giflé par le souffle vivifiant, son visage s’inonda de larmes. Quand enfin il ouvrit les yeux, Yrathiel avait disparu.
Il n’y avait plus que lui, son compagnon ailé et l’immensité de l’océan.
……………………………………………………………. Ghaisus ne décolérait pas depuis l’improbable évasion de Sans-nom. Tant de maladresses et d’incompétence ! Peu à peu il réalisait l’ampleur de l’échec. Lentement un doute insidieux l’envahit jusqu’à se transformer en certitude. Et si l’Enfant était celui qui devait… Il ne pouvait accepter cette idée détestable. Il l’avait eu à portée de main. Alors une rage folle s’empara du seigneur du Dôme que seule une nouvelle tentative pour traverser l’Entre-mondes pouvait éteindre. Si seulement, les meutes n’avaient pas gâché l’opportunité offerte. Dans les jours qui suivirent en Yrathiel, les îliens assistèrent, incrédules, à des affrontements impitoyables entre les enfants de Ghaisus. Les Gueules remplirent à merveille leur terrible office. L’Enfant-dieu réclamait des âmes.
Le maigre seigneur des Hauts Fonds contemplait de ses yeux d’ambre la silhouette qui se formait lentement à deux pas de son siège. Autour de lui, l’eau s’agitait de courants glacés et de remous violents. Les larges pierres plates qui surplombaient la salle réfléchissaient les feux aqueux des vasques disposées aux cinq coins. Le Prince Ras Lighors se leva lentement. Il saisit une longue pique au fer ondé. L’oégir était nu, deux bracelets en bronze ciselés lui enserraient le bras droit. Le visage plat et osseux exprimait un orgueil démesuré, son corps puissamment musclé une force hors du commun. Shawat parmi les siens, il régnait sur l’une des cinq dernières tribus situées au septentrion d’Yrathiel. Sa bannière était respectée bien au-delà des barrières rocheuses. Même les familles côtières, libres et sauvages, craignaient les colères du Shawat Lighors. Certaines lui payaient tribu une fois le cycle achevé. Sur un simple geste, il levait une armée de près de cinq cents fers. A cette pensée, il se rembrunit. Sa joie s’éteignit. Autrefois ses prédécesseurs menaient plusieurs milliers de guerriers au combat. Leurs terres immergées représentaient cinq fois le territoire actuel. La race déclinait. Les tribus n’étaient plus qu’une poignée. Le peuple de la mer s’éteignait.
Son regard résigné se promena sur les abords accidentés de l’esplanade. Des formes oblongues, en parties recouvertes de coraux et d’herbes filandreuses, rappelaient l’existence de l’antique cité engloutie des éons auparavant. Des bancs argentés de poissons dansaient de majestueux balais entre les blocs effondrés et les colonnes cyclopéennes. Au pied du monticule sur lequel se dressait la salle pentagonale, ouverte à tout va, des guerriers attendaient, allongés ou assis sur le sable gris. A nouveau, le Shawat s’intéressa à la venue de son visiteur. La silhouette longiligne s’étirait, grandissait, gagnait en consistance. Il remarqua avec satisfaction qu’il lui fallait à présent plus de temps que jadis. Ce qui confirmait ses supputations secrètes. La puissance du maître d’Yrathiel s’effritait, elle aussi. Lentement mais inexorablement. Aurait-il encore longtemps les forces nécessaires pour lui imposer de respecter le Pacte qui liait les tribus de l’océan à sa volonté. A cette pensée, un large sourire carnassier dévoila de longs crocs jaunâtres. Il se pencha en avant, se soutenant à la hampe peinte d’ocre et de brun.
Finalement, au creux du visage d’obscurité s’allumèrent les feux rougeoyants familiers. Il baissa le regard avec un dédain qui n’échappa pas au nouveau venu.
— Seigneur Ghaisus, quel honneur ! Votre visite m’emplit d’aise. J’espère que vous m’apportez céans de bonnes nouvelles quant aux réjouissances prochaines de mon peuple.
L’ombre le toisait, immobile, sans daigner répondre. Il en conçut un amer ressentiment qu’il dissimula sous un mièvre sourire. Brusquement, les cinq feux marins ronflèrent, projetant des lueurs ondines alentours. Les gardes jetèrent des regards intrigués vers la haute salle d’où s’élançaient à présent de nombreux rais bleutés. Ils se gardèrent de nager jusqu’à son pinacle, connaissant parfaitement l’origine du phénomène. Nul ne se serait hasardé à interrompre l’entrevue.
— Vous aurez votre dû, Prince Ras Lighors, je m’y suis engagé il y a longtemps de cela. Ne vous ai-je jamais déçu ?
— Vous deviez nous ouvrir les portes de la cité, Seigneur…
— Maîtrisez votre impatience, mon bon ami. Les clés d’Yrathiel vous seront acquises lorsque j’aurai, pour ma part, réalisé mes desseins. Cela ne devrait tarder…
La silhouette ombreuse palpita pour marquer une légère contrariété. Elle ondula sous l’impulsion d’un remous. Les yeux globuleux de l’homme-poisson la fixaient avec insistance. Un pli moqueur souleva sa lèvre supérieure.
— A moins que votre sœur ne vous arrête, susurra-t-il en relevant le buste. Dernièrement, une femme de la cité a chuté de la jetée. Nous avions des accords ; l’océan est interdit aux îliens…
— Et alors ? gronda l’ombre.
— Lorsque mes fidèles ont voulu se saisir de la profanatrice, la Dame est intervenue pour les en empêcher. Elle nous a subtilisé notre bien légitime.
— Je vois. Shawat, vous m’en voyez désolé. Elle n’a pas la même disposition à votre égard… nos petits arrangements l’agacent. Mais, lorsque l’Appel résonnera, nous n’aurons plus à nous soucier de telles lubies. Je deviendrai seul maître en Yrathiel.
Ras Lighors ne surenchérit pas. Il se contenta d’attendre. La face plate aux pommettes saillantes se referma sous un masque attentif et poli.
— J’ai besoin que vos oégirs se mettent en chasse sur le champ. L’un de mes protégés a réussi à quitter Yrathiel par les airs. Il ne doit pas atteindre le continent.
— Comment cela est-il possible ?
Pour un peu, le Prince de la mer se serait esclaffé à cette nouvelle. Vraiment, le puissant Ghaisus perdait de sa superbe ces derniers temps si les îliens arrivaient à lui damner le pion de la sorte. Sa chevelure soyeuse s’enroula autour de lui, voilant opportunément ses émotions.
— Elle lui est venue en aide. Elle éprouve certaine faiblesse pour le bétail humain. Ce garçon m’est précieux. Que vos limiers me le rapportent vivant. J’accepterai peut-être alors certaines de vos sempiternelles doléances !
Le Prince se taisait toujours. Son esprit calculait à toute vitesse les bénéfices à retirer d’une telle opportunité. Il se pencha en avant, suspicieux.
— Un enfant ? Il a fui par les airs, dites-vous, Seigneur. L’océan est vaste… il peut échapper aux mailles du filet. Et une fois sur la côte, il lui suffira de pénétrer suffisamment à l’intérieur des terres. Pourquoi ne pas agir par vous-même ?
L’ombre s’épaissit. Puis elle se déplaça, diminuant l’espace qui les séparait. Les braises envahirent l’espace qui paraissait dessiner la tête jusqu’à flamboyer allègrement. Elles luttèrent un temps contre les courants capricieux qui balayaient la salle.
— Que diriez-vous de reprendre vos raids ? Bien-sûr, de manière sporadique. D’abord sur des villages isolés. Nous avons encore besoin des liens commerciaux qui nous lient aux cités humaines pour réveiller trop tôt de vieilles querelles. Trouvez-moi l’enfant et je ne m’y opposerai plus. Trouvez-moi l’enfant, et la cité deviendra vôtre sous peu.
— Un enfant d’Yrathiel, murmura l’homme-poisson.
— Capturez-le…
Devant le Shawat des Hauts-Fonds, une pâle ébauche de Sans-nom flotta quelques instants. Suffisamment détaillée pour que le chasseur ne puisse se méprendre sur l’identité de son gibier. Puis l’image et l’ombre se diluèrent dans les eaux diamantines.
Voile-de-Nuit n’assistait jamais aux Cérémonies de la Saison des Grands Calmes. Habituellement, elle quittait la cité pour vagabonder sur le lointain continent. Elle choisissait alors de laisser une liberté totale à l’Enfant-dieu Ghaisus. Souvent il lui arrivait d’évoquer l’autre Yrathiel, magnifique, pure et déserte. Un âge où aucun pied humain n’en foulait le sol ; seuls quelques Enfants-dieux et les Dieux Inconstants, les Premiers et certains membres de la Féérie en avaient le privilège. C’était un Temps de Paix et d’Equilibre, un Temps immémorial, perdu à jamais mais dont elle aimait à se souvenir.
Pour fuir les noirceurs du présent.
Etrange paradoxe, elle ne regrettait pas d’avoir secouru Ghaisus après le désastre de la Première Vague. Si la plupart de ses pairs suivirent les Dieux Inconstants dans leur errance, Voile-de-Nuit, elle, choisit de rester auprès des peuples démunis qu’elle se promettait de protéger. Peu nombreux demeurèrent. Parmi eux, se tenait Ghaisus, l’un des magnifiques Héros de cet âge lointain. C’étaient alors les prémisses de la tourmente qui devait les emporter un à un. Briser les Anciennes Alliances. Bouleverser ce monde qu’elle chérissait tant. Une époque de joyeuse insouciance qui bascula avec la venue des Autres, derrière le Mur. Un âge dont elle rêvait encore, parfois…
Même si l’Enfant-dieu ne comprenait pas la folie qui entraînait le maître d’Yrathiel sur des sentes délétères, elle ne s’opposa pas ouvertement aux actes sacrificiels de son amant. Elle œuvrait à en atténuer les effets ou recherchait sur d’autres terres à en oublier les délires.
Pourtant, le choix des Promis, de Tyrson en particulier, bouleversait l’immuable rituel. Lors de la première Nuit, elle se calfeutra dans les profondeurs de la cité. Ghaisus ignorait qu’elle s’était forgée un gîte secret au sein de son royaume. Elle assista, impuissante, au drame qui se joua au sein des brumes d’Onirie. Si elle n’avait pas réussi à sauver le Tisseur, elle déploya son habileté et l’immensité de ses pouvoirs à préserver l’enfant. Voile-de-Nuit le suivit dans sa course éperdue, veilla sur son sommeil, amplifia les artifices dressés par Tyrson autour de la tapisserie afin que la meute soit mystifiée puis elle l’accompagna au long des déambulations dans la cité. Attristée, elle partagea sa peine et sa douleur. L’oiseau avait répondu à l’appel du Néogrine ; il ne restait plus qu’à les guider l’un vers l’autre afin que s’accomplisse la Prophétie.
Car, à l’encontre de Ghaisus trop aveuglé par ses propres ambitions, Voile-de-Nuit prédisait à Sans-nom un avenir sans commune mesure avec sa nature d’homme. Du moins s’il arrivait à s’extraire de la nasse. Tout au long de la nuit puis de la dernière journée que passa Sans-nom à Yrathiel, l’Enfant-dieu agit pour qu’il rejoigne ceux qui sauraient éveiller en lui la part de l’héritage. Elle devait bien cela au doyen… et à Lyane. Elle aveugla l’espace d’un battement de cil le premier des poursuivants, un rouquin de petite taille, qui chuta dans l’escalier en colimaçon et ralentit la ruée de la meute. Une joie intense l’enflamma lorsque l’improbable duo fendit les cieux chatoyants.
…………………………………………….. L’horizon s’embrasait d’une écharpe métallisée que le coursier ailé affrontait sans faiblir, porté par les vents du large. En-dessous d’eux, l’océan étalait une parure camaïeu azur avec sérénité. L’enfant ouvrait de grands yeux éblouis. Une joie étourdissante inondait cette âme aventureuse, grisée par l’altitude. Il était libre. Sauf. Il volait à travers les nuages. Il ne songea guère au danger, persuadé que quelqu’un veillait sur sa sécurité. Bien assis à la base du long cou, à la naissance des ailes blanches, Sans-nom s’abandonnait à l’ivresse en toute quiétude.
Le moëton marqua d’imperceptibles signes de fatigue alors que la nuit étendait son voilage sur le désert aquatique. L’oiseau jouait habilement avec les courants ascendants mais, même si le poids du garçon pesait peu pour lui, la course vers le lointain continent devrait s’accompagner d’escales. Il dévia donc élégamment son vol, plongea en de vastes arabesques, se rapprocha des flots aux vagues semblables à des collines rugissantes. Sans-nom poussait de petits cris de ravissement vite noyés sous le grondement des flots.
Puis, à fleur d’eau, se découpa peu à peu une silhouette lourde et immobile. Une ombre surgissait des abîmes aqueux, vers laquelle l’oiseau pointa résolument sa course. Sans-nom s’étira le cou par-dessus l’aigrette de l’oiseau. Elle l’empêchait d’apercevoir distinctement l’îlot lointain. La forme en était trop régulière pour être le fruit des caprices de Dame Nature. Comme elle se précisait dans le clair-obscur vespéral, il sentit bondir son cœur dans la petite poitrine. L’instant d’après, la voix forte du tisseur s’échappait en brides de sa mémoire. Elle glorifiait leurs présences aux alentours de la cité d’albâtre. Enigmatiques. Il n’eut aucun doute sur le visage de pierre qui surgissait des eaux. Un titan aux traits réguliers, singulièrement symétriques, sculptés dans un roc grisâtre. Un Veilleur.
« Et Yrathiel verra venir à elle ceux qui dorment depuis une éternité à ses frontières afin que s’accomplisse le destin de ce monde » murmurait mon père dont les yeux brillaient alors d’une intensité prophétique. Parfois, au cours de nos causeries nocturnes, il évoquait les gardiens de la cité océane. Encore aujourd’hui, j’ignore pourquoi il tenait tant à me rabâcher ces légendes surannées. Ô Elie, tant de questions sont demeurées sans réponses ! Le Veilleur était bien là, devant lui, dans la lumière du couchant. La face tournée vers les cieux, il hurlait d’antiques et inaudibles sortilèges. Les flots léchaient la chevelure bouclée, les joues creuses et le menton carré. Ils s’y brisaient avec une volonté sans faille depuis des millécycles sans jamais en écorcher le poli cendré. L’oiseau poussa plusieurs braillements, étendit ses ailes blanches avant de se poser délicatement sur l’arête nasale du Veilleur.
Sans-nom sauta de son coursier. Il s’étira longuement. Un doux zéphyr soulevait les pans du manteau et enveloppait les drapées de son vêtement de jour. L’océan fleurait bon l’embrun et le sel ; sa surface flamboyait sous les ultimes rais de l’astre diurne vaincu. C’était un instant à la beauté sidérante. Le garçon explora rapidement le minuscule îlot sculpté de main divine. Il grimpa, sauta et dévala les traits à la majesté solennelle, au milieu d’éclats de rire, tout à sa joie de fouler un sol étranger. De se dégourdir les jambes loin des noirceurs d’Yrathiel. Le moëton, quant à lui, s’installa confortablement à l’angle de la cornée droite. Apparemment, il se désintéressait de son jeune passager. Lorsqu’il en eut assez, Sans-nom rejoignit l’animal, essoufflé. Il se pressa contre le flanc à la blancheur duveteuse. Il dîna chichement des quelques brioches dérobées au petit déjeuner, le matin même, glissées machinalement dans une poche. Bien plus tard, il s’endormit dans un repli de narine, à l’abri des risées. Un sommeil profond que nul ne vint troubler. A l’approche de l’aube, il se pelotonna inconsciemment comme pour se protéger de l’indésirable visiteur.
Un soleil matinal le réchauffait. Des éclats de voix rauques s’insinuèrent alors dans le rêve douillet. Sans-nom, cependant, ne bougea pas un cil ; son cœur seul s’emballa. La peur familière n’était jamais très loin. Elle fondit sur lui sans attendre. Un drôle de goût métallique lui imprégna la bouche.
— Puisque je te répète que c’est lui que le maître recherche.
— Peut-être … ou peut-être pas. Va savoir, Ras Thoiry. En tout cas, moi, pour ce que j’en dis, c’est une pièce de premier choix. La chair est tendre à cet âge, imagine quelques minutes. Il a été bien nourri, cela se voit, et d’une propreté irréprochable.
— Oh non ! Non ! Non ! Je te vois venir, Ras Pueur. Ne crois pas me tromper avec tes airs à ne pas y toucher. Toujours aussi goinfre !
Sans-nom cherchait à situer les deux protagonistes de la dispute, sans donner de signes extérieurs d’éveil. Les voix lui parvenaient d’un point situé du côté du menton à la fossette prononcée. Lentement, sans bouger un orteil, il balaya, d’un regard tapi entre ses cils, l’espace à proximité. Pas d’oiseau, pas d’étrangers. A deux pas de là, le ton montait ; la discussion s’envenimait.
Le dénommé Ras Pueur, à la voix si désagréable, railleuse à souhait, insistait avec véhémence auprès de son compagnon de plus en plus réticent. Finalement, Ras Thoiry précipita les évènements en crachant d’une voix furieuse : « Je vais prévenir les Passeurs. Ils s’occuperont de l’humain. Ne t’inquiète pas, ils seront nous récompenser en retour. » L’autre individu poussa un hurlement strident et cracha sa rage.
— Satanée tête de poulpe ! Comment faut-il te faire comprendre notre chance ? Je ne sais pas d’où vient cet enfant d’homme ni comment il a échoué ici, ni d’ailleurs si c’est celui que l’on recherche, mais c’est une providence qu’il ne nous faut pas gâcher. Les Passeurs … Pouah … les Passeurs … ces mignons qui se régalent des meilleurs morceaux et ne nous laissent que les miettes du festin ! Ah non, tu restes là, mon coquin ! Tant pis pour toi si tu n’en veux pas une bouchée. Moi, j’y goutte sans plus tarder. La faim me tenaille. Et ce ne sont pas tes satanés Passeurs qui vont y pourvoir.
L’effroi gagnait Sans-nom. Il se savait être l’enjeu du litige. Même s’il n’en comprenait pas un traître mot. La vieille phobie se réveilla lorsqu’il réalisa que les chamailleurs appartenaient probablement au peuple de la mer. Là, tout près, deux oégirs se disputaient à son sujet. Brusquement des bruits de lutte enragée lui parvinrent, suivis d’un long hurlement et du bruit d’un objet important chutant dans l’océan. Puis le silence. Angoissant.
Il n’osait respirer et n’aurait pu, à cet instant, bouger un doigt, pétrifié dans l’expectative de l’imminente confrontation. Lequel des deux triomphait ? Il souhaita presque que ce fut Ras Thoiry. Celui qui désirait tant le confier aux mystérieux Passeurs. Les secondes s’étirèrent.
Brutalement l’astre diurne fut en partie masqué par une haute silhouette ruisselante. L’enfant ouvrit les yeux en réaction. Ils s’écarquillèrent de peur. Au-dessus de lui, un oégir étrangement différent de ceux qu’il avait coutume d’éviter sur les jetées d’Yrathiel. Comment Ras Pueur les appelait-il déjà ? Les Passeurs.
Au premier coup d’œil, il comprit le profond mépris qui se devinait dans la voix en prononçant ce titre haï. Celui-ci le couvait d’un regard fielleux. Il n’avait que la peau sur les os, hâve et décharné. Des plaies purulentes s’ouvraient sur ses flancs. Son visage émacié n’exprimait qu’une vie de misère et de privations. Une flamme affamée habitait son regard fixe. Il était aux antipodes des fiers et rutilants convoyeurs des hauts fonds. Appartenant aux Clans Libres de l’océan, l’oégir portait un torque en bronze, ornementé de têtes de dragons stylisées. Le misérable sourit en se penchant en avant. Ce rictus sauvage rompit les chaînes qui maintenaient le fils de Tyrson contre le roc. D’un bond, l’enfant recula pour échapper au contact.
— Non, brailla-t-il d’une voix étranglée.
Elle n’eût pour effet que d’élargir davantage l’horrible fente plantée de crocs jaunâtres. Sans-nom en était certain : Ras Pueur, l’affreux Ras Pueur avait eu le dessus dans la courte lutte fratricide. A présent, derrière ce regard à la fixité trompeuse, il préméditait un terrible méfait. L’homme-poisson minauda, en se tordant les mains.
— Sacré morceau, ricana l’oégir qui exultait, de la bonne viande tendre pour ce malheureux Ras Pueur. Qui pourra raconter ce qu’il est advenu du petit égaré ? Bien vaste est l’océan, oh combien ! Il s’est perdu. Perdu au creux de l’estomac du brave Ras Pueur. Sacré Ras Pueur. Chanceux Ras Pueur et tant pis pour cet imbécile de Ras Thoiry. N’avait pas à cracher sur de la bonne viande. Ce n’est pourtant pas si souvent qu’il vous tombe sous la dent un morceau de ce choix.
Il caressa ses lèvres fines avec la longue main palmée puis il approcha lentement, courbé vers l’avant, prêt à bondir.
— Allons petit, sois raisonnable. J’ai tellement faim. Ne fais pas attendre ce pauvre Ras Pueur ou tu souffriras le martyr.
La peur donne des ailes, affirme le proverbe. Effectivement, elle fut en cette occasion ma meilleure alliée. Même si une partie de moi entrevoyait avec fatalisme l’inévitable issue, je ne demandai pas mon reste. Aujourd’hui encore, il m’arrive de cauchemarder la nuit. De me retrouver sur le Veilleur à fuir le misérable. Notre rencontre était-elle, elle-aussi, prévue de longue date comme ce qui m’enchaîna ensuite au destin de l’Eliathan. Est-ce possible, ma chère Elie … Sans-nom s’échappa lestement du logement sous la pupille aveugle, agrippa l’arête des sourcils et, avant que l’affreux goule ne l’ait rejoint, il se hissa hors d’atteinte.
Du moins pour le moment.
Ras Pueur l’insulta copieusement sans se départir de l’horrible sourire. Il prenait tout son temps. La situation l’amusait même drôlement. C’est sans doute ce qui sauva le garçon : l’oégir était plus stupide qu’affamé. L’allusion de son malheureux acolyte quant à l’étonnante présence de l’enfant sur le Veilleur n’éveilla pas sa curiosité. Il ne chercha pas à se l’expliquer. L’idée d’un succulent repas à venir obnubilait totalement son jugement. Il prit donc son temps pour enjamber les replis d’une ride et progressa le long de l’arête nasale avec lenteur, se pourléchant les lèvres à l’avance.
Certes il ne se privait pas pour se lamenter sur la méchanceté du petit humain, son manque de compassion. Sans-nom atteignit la vaste esplanade que formait le front large et dégagé du Veilleur. Elle dominait l’océan. Défier l’oégir chassa la peur paralysante ; seule subsistait l’aversion primale envers la créature des hauts fonds. De plus, une intime conviction portait l’enfant ; il ne s’était pas enfui d’Yrathiel, après avoir défié Ghaisus et ses meutes, pour servir de casse-croûte à un misérable homme-poisson sur un ridicule rocher perdu au milieu de nulle part. Surveillant du coin de l’œil le prédateur, il cherchait désespérément un signe du coursier ailé. L’absence du moëton demeurait inexplicable : il devait gagner du temps dans l’attente de son retour. Etrangement, il n’imaginait pas d’autre alternative.
Lorsque Ras Pueur s’approchait trop près de lui, Sans-nom s’élançait à l’assaut du visage de roc. Chaque fois il s’éloignait avec une facilité trompeuse. Les sandales accrochaient la roche à merveille. Sans-nom regardait fréquemment vers le ciel bleu, entaché de petites filasses blanches, inexorablement vide.
— Viens ! Allons, viens petit. Ce pauvre Ras Pueur ne te fera pas souffrir. Un seul coup et puis plus rien. Pourquoi chercher à repousser l’inéluctable. Ras Pueur est bon et doux et il a tellement faim…
L’oégir haletait comme la mi-journée approchait. La peau squameuse se desséchait sous les rayons ardents de l’astre diurne. Perché au sommet du nez du Veilleur, il surveillait les pérégrinations de l’enfant, tassé sur lui-même depuis un petit moment. Les yeux globuleux s’étrécissaient à l’infini. On aurait pu le comparer à une araignée au centre de sa toile, attendant patiemment que l’insecte convoité vienne s’y nicher. De ses longs doigts décharnés, il s’essuya les lèvres, leva la main pour se protéger de la lumière céleste.
— Méchant garnement. Ne me fais pas languir davantage. Approche. Approche.
A peine ces derniers mots prononcés, sur un ton larmoyant, qu’il se détendit. Il fit un bond prodigieux. Non vers sa proie mais dans la direction qu’elle devrait emprunter pour fuir. Et il faillit réussir. Heureusement, au cours de ce repli précipité, Sans-nom trébucha sur le rebord des lèvres. Les deux serres n’agrippèrent que l’étoffe de la culotte. Elles déchirèrent le tissu. Sans-nom bascula dans le vide, ses bras battant l’air. Il piqua, tête la première, dans l’océan.
L’enfant s’y enfonça comme une pierre. Seul l’instinct de survie le tira vers le haut. L’eau saline lui brûlait la gorge et les yeux. Son esprit n’était plus qu’un brasier où flamboyaient mille pensées terrifiées. En Yrathiel, l’océan était un tabou sacralisé ; nombres d’horrifiantes légendes s’échangeaient à son sujet, lors des veillées. Des thermes étaient aménagés à certains niveaux de la citadelle mais nul n’aurait osé s’ébattre hors des murs de la cité. Sans-nom ignorait tout de la natation. Depuis sa venue au monde, l’espace aqueux restait étroitement associé dans son esprit au peuple de la mer. Il n’avait jamais ressenti le besoin de s’y confronter. Une terreur incontrôlable activa ses membres de façon désordonnée.
Il tenta d’escalader l’énorme masse du Veilleur. Mais, avec un malin plaisir, l’océan lui refusa ce privilège. Au contraire, il le submergeait de crêts écumeux. Ses tympans résonnaient. Bientôt il suffoqua, à bout de forces.
Soudain des doigts palmés l’agrippèrent. Alors une rage folle se déchaîna dans la tête de l’enfant. Il rua comme un beau diable, frappa à l’aveuglette, s’enfonça sous la surface de l’océan, se frotta au géant immobile qui lui offrit des appuis inespérés. Les coups portèrent. La prise cessa brusquement. Il poussa du pied contre le roc et émergea à la surface. Dans un cauchemar éveillé, Sans-nom entrevit le Veilleur à portée de bras. Il s’y agrippa énergiquement. Sans trouver toutefois la force de se hisser hors de l’eau. Instinctivement, l’enfant s’essuya le visage où larmes et flots lui brouillaient la vue.
Lorsqu’il tourna la tête vers le large, il aperçut la face hideuse de Ras Pueur, à demi émergée. L’oégir nageait à distance respectable, un énorme hématome sur la pommette droite. Les yeux globuleux riaient toujours. Il le surveillait en silence. Il savait Sans-nom incapable d’escalader le rocher sculpté. De toute manière, il ne lui en laisserait pas l’opportunité. Alors, avec concupiscence, il couvait sa proie qui s’accrochait à la pierre, toussant, crachant, pleurant d’impuissance.
Une première tentative malheureuse rendait Ras Pueur prudent. Il nageait doucement, plongeait puis réapparaissait, la chevelure filasse étincelante de gouttelettes. Progressivement quelque chose bascula dans son regard. La couleur de ses yeux sinon l’éclat facétieux se durcit pour disparaitre sous une fixité meurtrière. Lentement il s’approcha, sans marquer la moindre hésitation. Sans-nom se prépara à l’affrontement. Il était épuisé mais n’avait aucunement l’intention de lui faciliter la tâche.
L’oégir n’était plus qu’à deux brasses de sa proie lorsqu’une grande ombre fondit sur lui. Un caquètement coléreux emplit l’enfant de joie. Le moëton revint à la charge. Il obligea l’oégir désemparé à demeurer sous la surface, hors de portée de son bec. Ce qui laissa quelques précieuses minutes à l’enfant pour agripper les pattes de l’oiseau. Celui-ci l’arracha sans peine à l’océan. Il le déposa au sommet du Veilleur, le temps nécessaire pour que Sans-nom se hisse sur son dos. Puis il reprit son vol vers le lointain continent.
Ils laissèrent derrière eux un Ras Pueur abattu, toujours aussi affamé.
Pour votre serviteur, Elie, ce voyage fut comme une seconde naissance. Je faisais corps avec mon sauveur. Je me laissai porter vers un avenir que je n’envisageais guère. Heureux d’être libre... et vivant. Enfin je tournais le dos à la cité d’albâtre. Définitivement.