Livret un : En Yrathiel
Chapitre deux : Les brumes d'Onirie (2).
Les meutes, elles, évitaient de venir troubler la fête diurne. Elles réservaient leur folie prédatrice aux dédales de la cité. Elles attendaient la nuit avant d’investir l’endroit. Le jour durant, c’était un lieu paisible, un havre qu’aucun habitant d’Yrathiel n’aurait osé profaner par une dispute.
C’était là des instants délicieux, les seuls souvenirs qu’il me reste de mon temps en Yrathiel, ma mémoire ayant parfois quelque mal à réveiller les souffrances enfouies. Sans doute ceux que je regretterai jusqu’à mon dernier jour. Un temps qui, dans cette flambée de petits bonheurs inestimables, tirait à sa fin. Au détour d’une allée, le garçon ouvrit de grands yeux ébahis. Il se figea devant un oiseau en métal. Dans une petite cage dorée qui pendait par une chaînette d’argent à une longue perche d’osier sifflotait un étrange passereau aux plumes argentées et au bec d’or. Ses yeux étaient des rubis flamboyants. Le chant en était si doux qu’il berçait le cœur et faisait naître de langoureuses émotions.
Sa provenance ne faisait aucun doute : son lustre et la finesse de la ciselure, tout indiquait qu’il n’était pas l’œuvre d’un artisan humain mais, sans aucun doute, d’un Premier, les seuls à conserver encore la magie des temps anciens. Le charme qui animait le volatile fonctionnait à la perfection. Sans-nom savait qu’il ne disparaîtrait qu’à la mort de son créateur. Les oégirs rapportaient tant de merveilles de ces lointaines contrées inaccessibles aux îliens. Ils exploraient également les fonds marins des Fosses et pillaient les trésors de royaumes engloutis jadis. Rien, pourtant, de comparable à cette parfaite imitation de la vie. En soupirant, le garçon songea qu’il aimerait parcourir les plaines, les plateaux et les montagnes situés de l’autre côté de l’océan. Combien de fois n’y avait-il pas rêvé en secret !
Si seulement Ghaisus autorisait les siens à voyager hors des murs d’Yrathiel, il se porterait volontaire sans l’ombre d’une hésitation. Seulement, au-delà des Veilleurs qui gardaient les abords de la cité marine, les clans sauvages des hommes-poissons régnaient sur l’infinitude océane. De ceux qui avaient bravé l’Interdit, nul n’avait jamais reçu de nouvelles. De terribles histoires couraient sur le sort qui les attendrait une fois les géants de pierre franchis. Des légendes croquemitaines destinées aux enfants et aux plus téméraires. Ghaisus protégeait ses ouailles, du moins c’est ce que prétendaient les Frères du Mystère.
La petite main hésitante se tendit vers l’automate enchanté qui redoubla d’ardeur, attentif à l’extase naissant chez son jeune public. Jamais Sans-nom n’avait rien vu ni rien entendu de plus beau. Plongé dans une contemplation extatique, l’enfant ne prit garde à la créature qui s’approchait doucement. Nue, sa peau écailleuse luisait de reflets argentés comme roulaient les muscles noueux sur la longue stature filiforme. Encadrée d’une abondante chevelure laiteuse qui lui battait les hanches, le visage aplati de l’oégir reflétait un mélange de malice et de cruauté. Une longue main palmée se posa sur l’épaule de l’enfant.
— Prends ce présent, petit d’homme. Tu combleras d’honneur Ras Paille en l’acceptant.
La voix était basse et caverneuse. Sans-nom sursauta violemment. Il s’arracha à l’étreinte d’un bond de côté en tremblant comme une feuille d’automne. Ses yeux exorbités fixaient l’homme-poisson.
— Voyons, petit d’homme, continua Ras Paille, se saisissant de la cage dorée afin de la décrocher avant de la tendre sous le nez du gamin pétrifié.
Visiblement, la situation l’amusait. La peur primale parfaitement identifiable dans le regard du petit flattait l’ego du Passeur. Sans-nom n’en supporta pas davantage. Il tourna les talons et s’enfuit, bousculant au passage des badauds médusés. Il courut longtemps, enchaîna les allées, contourna l’immense masse d’albâtre de la cité qui surplombait d’un millier de pieds le roc cendré des jetées. Lorsque le souffle lui manqua, il en avait atteint l’extrême limite. Là où des roches luisantes et escarpées interrompirent sa course folle. La foule y était parsemée. Les étals moins reluisants qu’aux abords du Haut Portique. Quelques oégirs se prélassaient, assis au bord de l’eau, et ne lui jetèrent qu’un bref regard indifférent. Il préféra s’effondrer sur place et se glissa dans un creux de roche. Ses mains s’agitèrent au sein de l’éther avec frénésie. En un rien de temps, elles liaient les fibrilles d’énergie, les façonnaient avec un art consommé. Un cocon ouateux l’enveloppa qui, aussitôt achevé, le déroba aux yeux du monde. Il lévitait dans un espace de lumière et de paix. Au-dehors, parmi les rochers saillants, derrière quelques barriques, l’ombre se noyait dans un camaïeu de grisailles aux reflets métalliques. En son sein, Sans-nom retrouva au fil des heures un calme intérieur que, seule, l’Onirie avait le pouvoir de lui apporter. Il demeura là jusqu’à ce que la lumière céleste se tamise lentement, annonçant la venue d’une magnifique soirée. A travers les fils oniriques, son regard dérivait de temps à autre vers les longues tables chargées de cages caquetantes qui bruissaient d’une vie animale dont Yrathiel raffolait, elle qui vivait si loin du moindre morceau de terre. Il se recroquevillait chaque fois qu’un oégir approchait, incapable de surmonter la panique ressentie au toucher de la main étrangère.
Pourtant nul ne devina sa présence tant l’enfant excellait dans l’Art de tisser l’Onirie.
Avec le soir et l’assurance qu’il n’ait pas été suivi, Sans-nom retrouva un peu de lucidité. Imperceptiblement, il se détendit et sourit presque au souvenir de la folle équipée. Il tourna et retourna dans sa tête les raisons de cette incoercible répulsion. Là encore, il se savait différent des îliens. Les créatures aquatiques se montraient amicales et loyales envers ceux de la cité, des serviteurs du maître contre lesquels, jamais, il n’avait entendu le moindre reproche. Cette peur lui était personnelle, viscérale. Il ne pouvait l’expliquer sinon la raisonner.
Il m’est plus facile à présent de comprendre mon aversion envers le Peuple de la mer. Aujourd'hui que je connais l’infernal pacte qui le lie à l’Enfant-dieu Ghaisus. Petite Mère, ce que je ne m’explique toujours pas, c’est comment l’enfant que j’étais alors pouvait à ce point soupçonner l’hideuse vérité. Du moins, est-ce là un des premiers signes de ce Destin qu'il me faut assumer à présent, ma chère Elie.
Avais-je déjà le choix de mon chemin ? Selon vous, j’ai toujours disposé de mon libre arbitre. Même en Yrathiel ?
Pour ma part, j’en doute …. Il faisait nuit noire lorsque Sans-nom se décida à quitter son refuge. Des lucioles lumineuses étaient disposées sur les quais dans des globes de cristal. Elles éclairaient d’une aura fantomatique les étals en grande partie dégarnis que des oégirs achalandaient encore. Les îliens étaient toujours aussi nombreux mais les rires plus forts, l’atmosphère plus festive. Des perces de tonneaux étaient installées de loin en loin. Chacun pouvait à loisir s’y abreuver. De doux fumets de viandes et de poissons grillés flottaient dans l’air frais. L’océan lui-même retrouvait un second souffle. Sa voix puissante orchestrait les mélopées que déversaient les courtines au sommet des hauts murs.
Sans-nom aimait peut-être davantage les heures nocturnes bien que Tyrson lui interdise régulièrement de s’échapper à la nuit tombée. Il s’y glissait tel un spectre au milieu de la foule étourdie. Il picorait en voleur confirmé au banquet, toujours en mouvement, l’œil en éveil, prêt à décamper.
L’enfant excellait à ce petit jeu. Il y allait de sa sécurité car, malgré la bonhomie ambiante, Yrathiel possédait crocs et griffes. Pour un non-né s’entend. Les enfants solitaires représentaient des proies toutes désignées, vite oubliées, à l’appétit des meutes en particulier. Sans-nom les craignait plus qu’il les haïssait ; elles existaient en Yrathiel - il ne pouvait rien y changer - et elles représentaient le seul véritable danger. Ainsi dès qu’il apercevait l’ombre d’un enfant, de plusieurs, se fondait-il discrètement dans le paysage sans demander son reste. Voilà comment le fils de Tyrson vécut cette dernière nuit passée sur les jetées d'Yrathiel. Il y traîna plus que de coutume sachant le Tisseur occupé à de nombreuses tâches, la veille des Cérémonies. Comme il évitait de se mêler aux autres îliens, il ignora jusqu’à l’ultime instant, alors qu’il était déjà trop tard, l’incroyable nouvelle qui se répandit comme une traînée de poudre dans la cité. Elle alimentait toutes les conversations : lors des prochaines Cérémonies, Tyrson le doyen des Tisseurs quitterait Yrathiel pour l’autre Bord, là où siégeait Ghaisus, le Fondateur, l’Ame, le Guide …
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Lisbeth se contemplait dans le miroir étamé garni d’émaux qui surmontait la coiffeuse, véritable chef d’œuvre d’ébénisterie laqué. Elle coiffait longuement la chevelure brune où des reflets grisés dénonçaient les ravages des cycles. Son corps était las, ses traits tirés. Elle soupira puis déposa la brosse sans quitter des yeux son reflet.
Quelle étrange nuit ! Que lui arrivait-il ? De son sommeil agité, il ne demeurait que les vagues brides d’un cauchemardesque périple. Elle qui ne rêvait jamais. Pourtant elle avait beau essayer de raviver sa mémoire, cette dernière résistait. Les images, à peine esquissées, se dérobaient à son bon vouloir. Il ne restait qu’une incroyable langueur, une inexplicable fatigue. Au Premier Jour des Cérémonies.
La petite femme se sermonna fermement en ouvrant devant elle plusieurs flacons d’où se dégagèrent d’agréables senteurs de violette, de mauve et de fleur de sauge. Elle appliqua la crème à base de saindoux et de lait d'amande sur son visage aux cernes creusés puis entreprit de choisir une tenue légère pour la soirée à venir. Dans un coin du vaste atelier se dressait un lit haut, en forme de conque, entouré de coffres rebondis, peints de couleurs vives. Lisbeth aimait la lumière. Elle se déversait par plusieurs ouvertures du plafond vouté et des murs, recouverts par la chair d’albâtre propre à Yrathiel. Des étoffes bigarrées, tendues sur des arceaux métalliques, délimitaient les espaces et créaient de chaudes ambiances tamisées. Finalement elle choisit une longue tunique safran maintenue à la taille par un ruban écarlate, trainant au sol et sagement fermé au col par un mince filet argenté. Elle jeta sur la couche un châle écarlate en prévision des fraicheurs nocturnes puis choisit plusieurs bracelets de perles ainsi qu’une paire de bottines pâles qu’elle aimait particulièrement.
Lorsqu’elle quitta l’atelier, la mi-journée approchait. Le soleil flamboyait sur les travées extérieures. La cité engourdie sommeillait avant le début des festivités. Traditionnellement, Lisbeth rejoignait les bas quartiers nord, occupés par les artisans du bois, du métal et du verre. Elle y retrouvait un vieil ami, Juiluis, amant occasionnel et sculpteur de vocation. Ensemble, ils assistaient aux féériques spectacles que les Collèges concoctaient en secret, au cours de la saison des tempêtes, pour les îliens. Sous la douce moiteur surgie du large, la terreur nocturne s’effaça quelque peu. D’un pas plus léger, elle entama la longue traversée de la cité polymorphe. Elle croisait de petits groupes de promeneurs, plongée dans ses réflexions, sans trop y prendre garde. Pour ne pas avoir à multiplier les ascensions, elle choisit les coursives extérieures. Ainsi elle s’écarta de la Ruche, au centre de laquelle se dressait l’Onirie. Les jardins embaumaient de milliers de fragrances, de blancs oiseaux planaient paresseusement à distance des parterres et des balcons. La chaleur augmentait progressivement alors elle retira le châle, léger, qu’elle tint dans la main.
Finalement, parvenue à mi-chemin, les noirceurs de la nuit écoulée avaient fondu comme neige au soleil. Elle se prit à sourire des frayeurs éprouvées. Elle traversa un parc aux bancs de grès blancs et de bassins poissonneux, parsemé de buissons surchargés de baies. Elle s’arrêta pour en cueillir quelques-unes. En empruntant une arche aérienne, elle dégusta les fruits sucrés. Elle s’arrêta quelques instants pour admirer la vue majestueuse du Haut Portique et des jetées léchées par l’immensité marine. Des dizaines de petites voiles blanches s’agitaient au gré des vagues à proximité des roches grises. Lisbeth songea qu’il lui faudrait rapidement effectuer ses premières emplettes auprès des oégirs avant que les denrées les plus précieuses ne viennent à manquer, l’empêchant d’exercer son art. Lorsqu’elle reprit sa route, elle inventoriait en pensée la liste de ses priorités : malachite, pigments végétaux, plumes et poils pour les fins pinceaux et toiles d’origine animale principalement. Accaparée par cette tâche fastidieuse, elle ne le vit pas immédiatement. Il n’était qu’une ombre lancée à ses trousses. Il se fondait sans mal dans le décor idyllique d’Yrathiel. Elle montait un large escalier encadré de statues animalières lorsqu’enfin, elle prit conscience de la présence intrusive. Son regard pesait sur elle avec insistance. Se retournant d’un geste vif, elle ne l’entrevit rien qu’un instant, sur la première marche. Un enfant gringalet, habillé d’un simple pantalon de toile, le torse nu. L’instant d’après, il s’était volatilisé.
Peut-être encore sous l’influence de sa nuit calamiteuse, elle pressa le pas et jeta de temps à autre un regard derrière elle. En vain. Jusqu’à ce qu’elle atteigne la ceinture extérieure. Là, elle se retrouva isolée. Lisbeth enchaina les coursives désertes, les cheveux soulevés par les risées. Alors l’enfant réapparut mais il n’était plus seul. Deux autres l’accompagnaient. Des rabatteurs, songea-t-elle soudain sans raison apparente. Souvent, elle avait croisé des meutes sans vraiment s’en préoccuper ni même avoir conscience de leur présence. Elles appartenaient à Yrathiel au même titre que les tours élancées, les arches et les jardins aériens. Pourtant la dernière nuit venait de tout changer pour l’artiste-peintre. Envahie par un sombre pressentiment, elle accéléra l’allure, cherchant une échappatoire. Elle décida de quitter au plus vite les travées isolées pour rejoindre le centre de la cité et la foule protectrice. Seulement, l’instant suivant, elle s’admonestait en silence et se raillait d’elle-même. Que lui arrivait-il ? Une mauvaise nuit et voilà qu’elle envisageait le pire. Toutefois un regard en arrière chassa très vite ce regain d’optimisme. Le trio s’était rapproché, franchement hostile. Les rejetons de Ghaisus avaient les yeux braqués sur elle. Goguenards, ils ne se pressaient guère.
« Ils sont là pour moi, pensa-t-elle avec effroi. »
Alors l’angoisse l’envahit. Elle souleva les étoffes de sa parure légère et grimpa les marches deux à deux, emportée dans une spirale où se mêlaient stupeur et affolement. Le souffle court, elle enchaîna un long couloir envahi de pénombre, propice aux errances. Les bottines claquaient sèchement les larges dalles laiteuses. Un pan incliné la mena jusqu’à une galerie ajourée de baies d’où se déversaient les feux célestes. Des bancs ovales occupaient l’espace laissé libre par la foison d’élégantes colonnes nervurées. Les lieux spacieux appelaient à la paix et au recueillement. Ils étaient déserts. Elle s’y arrêta à bout de souffle, pliée en deux, les mains sur les cuisses.
— Que t’arrive-t-il ma pauvre vieille ? murmura-t-elle entre deux aspirations, un brin ironique. Une douleur sourde à la cheville lui tira une grimace.
— C’est malin, te voilà devenue hystérique et en bien mauvaises dispositions pour le tendre Juilius. Comment vas-tu t’en tirer cette fois ?
La tentation de retourner à l’atelier se fit pressante dans son esprit. Sa fierté la rejeta immédiatement. Ce ne serait pas quelques misérables non-nés qui l’empêcheront de profiter de la première nuit des Cérémonies. Bien déterminée à ne pas céder à la panique, elle se redressa en soufflant puis se tourna lentement vers l’arche sombre dont elle venait de s’extraire. Elle écouta longuement à la recherche d’une présence mais sans succès. A demi rassurée, elle s’engagea dans la vaste salle. Sur sa droite, elle croisa d’étroites ouvertures qui donnaient sur des plans ascendants. Une, deux, trois. Elle hésita à s’y engouffrer. Les murs étaient percés de larges bouches d’où surgissaient parfois comme des lamentations éthérées qui la mettaient toujours mal à l’aise. Après la course éperdue, elle se refusait d’ajouter cette pénible expérience à son malaise sournois, même si ce raccourci la rapprocherait de la Ruche. Les gueules d’Yrathiel, c’est ainsi que les îliens les surnommaient. Elle avait beau savoir que les lamentations naissaient des vents qui parcouraient les entrailles de la cité, elle ne pouvait s’empêcher de frissonner rien qu’à l’évocation de leurs litanies funèbres.
Un couple était assis en retrait près des larges arcades ouvertes sur l’océan, foisonnant de rinceaux aux élégantes volutes. A son approche, l’homme lui jeta un regard irrité puis se tourna ostensiblement vers sa compagne à qui il s’adressa d’une voix feutrée. Cette dernière émit un gloussement joyeux en souriant furtivement à l’importune. Lisbeth se serait bien assise à proximité pour souffler un peu. Pourtant, après avoir adressé un bref mouvement de tête complice à la petite femme blonde, elle pressa le pas, plus légère. Un compagnon au corps musclé et aux gestes doux l’attendait elle-aussi quelque part dans les strates supérieures de la cité. A présent, elle avait hâte de se blottir dans ses bras pour oublier ses craintes.
La meute l’attendait au sortir de la longue galerie, certains nonchalamment allongés sur les premières marches du monumental escalier, d’autres adossés aux colonnes. Une quinzaine d’enfants, garçons et filles, d’allure peu reluisante, le plus jeune n’avait sans doute que quatre ou cinq cycles. Ils portaient les stigmates de leur pitoyable condition : ceux-là des horions et des écorchures, ceux-ci d’hideuses cicatrices, cheveux longs et graisseux, peau halée et couverte de crasse. Les rebuts d’Yrathiel, les enfants de Ghaisus. Des non-nés !
L’artiste se figea en les apercevant. Elle hésita. Un profond désespoir liquéfiait ses pensées. Ses épaules se creusèrent. Devait-elle les affronter ? La laisseraient-ils traverser leurs rangs sans dommage ? Ils la couvaient avec convoitise, elle en était persuadée. Soudain, ils avancèrent tranquillement à sa rencontre, envahissant la largeur de la salle. Les plus roués dansaient sur place entre les colonnes en ronronnant. Elle recula lentement puis tourna casaque et s’enfuit poursuivie par les huées amusées de la meute. Lisbeth songea au couple d’amoureux croisé un peu plutôt. Un regain d’espoir la poussa en avant. Mais ces derniers s’étaient éclipsés, sans doute dérangés par sa venue. Elle parcourut plus de la moitié de la longue salle lorsqu’elle découvrit les trois rabatteurs qui l’attendaient, immobiles. L’espace résonnait des rires moqueurs et des cris bestiaux de la horde. Toute fuite lui était interdite. Elle jeta autour d’elle un regard épouvanté. Lisbeth découvrit alors l’étroit couloir qui grimpait jusqu’à l’étage supérieur. Un gémissement spectral s’en échappa. Elle réagit d’instinct, préférant l’incertitude à l’inéluctable. Les poings serrés, la femme s’y engouffra malgré son aversion. Les talons résonnaient davantage dans l’étroit boyau. De part et d’autre, les gueules s’ouvraient, ténébreuses, à mi-hauteur. Il faisait frais. Des amas d’ombre encombraient les lieux. La chair d’Yrathiel luisait à peine, lui permettant seulement d’entrevoir le sol de ce boyau ascendant. Dans son dos s’engouffra la meute précédée par une rumeur affamée.
Son cœur battait la chamade. Elle ouvrait grand la bouche pour aspirer l’air qui s’épuisait dans ses poumons. Elle perdit le précieux châle et s’en moqua. La sueur plaquait les mèches grises sur son front. Cependant elle ne renonçait pas. Une pensée étrangère la visita, furtive, un encouragement éthéré.
— Fuis ! Plus vite ! Courage ! l’incitait le souffle.
Brusquement, alors qu’elle relevait la tête, elle entrevit l’ouverture lumineuse, promesse d’une issue probable. Ses poursuivants se rapprochaient. Redoublant d’efforts, elle courut vers la promesse de salut et puisa dans d’ultimes réserves. Puis la lumière disparut, occultée par des silhouettes malingres à l’extrémité du couloir. L’espoir succomba ; la course s’acheva là, adossée au mur crémeux. Des larmes coulaient sur ses joues mais aucune rage ne l’animait. Seulement l’épuisement.
Les enfants l’entourèrent. Ils laissèrent un espace réduit entre eux et leur proie. Ils la contemplaient avec curiosité. Elle respirait les relents de sueur et d’odeurs corporelles prononcées. Une forêt de visages émaciés, dépourvus d’humanité, qu’elle avait peine à dissocier, têtes anonymes et fielleuses de l’hydre maligne. Les rangs s’entrouvrirent sur le plus âgé d’entre eux, un adolescent aux épaules larges, attifé de couleurs criardes, les cheveux liés sur la nuque. Un sourire triomphant découvrit quelques dents cassées. Son regard bleu dénué de compassion. Il posa les mains sur les hanches et toisa la malheureuse avec animosité.
— Pourquoi ? balbutia-t-elle en se tassant sur les talons.
— Le Guide te réclame, femme !
L’adolescent ricana en cascade. Ses acolytes bruissèrent autour de lui. Lisbeth plaça les mains à plat sur ses oreilles en secouant la tête obstinément. Elle refusait d’entendre leur argumentation.
— Pourquoi ? répéta-t-elle à plusieurs reprises pour échapper à la tonitruante assemblée.
— Ghaisus n’a pas à justifier de ses actes. Quand il exprime un désir, ses enfants obéissent. Nous sommes sa volonté et ses bras. Lève-toi !
L’ordre était sec, le ton méprisant. Affolée, elle se tassa davantage en geignant. Alors le chef de la meute recula d’un pas. Il désigna la femme du menton puis donna un ordre bref. Ils se jetèrent sur elle, s’agrippèrent aux voiles, les déchirèrent, griffèrent la peau délicate et la soulevèrent inextricablement. Lisbeth se débattait comme une furie. L’horreur de la situation avait rompu l’étrange hébétude qui, jusque-là, la maintenait prisonnière. Elle frappa des mains, des pieds, hurla comme une possédée. Du sang chaud coula entre ses doigts, ce n’était pas le sien.
Leur pestilence l’agressait. Ils étaient trop nombreux. Leur projet n’était pas de l’emporter, seulement de la hisser jusqu’à la gueule la plus proche. Elle sentit le souffle spectral sur sa nuque juste avant de basculer à l’intérieur. D’un ultime réflexe, elle s’agrippa d’une main au rebord. L’un d’entre eux lui écrasa les doigts. Alors, sous la douleur aigue, elle lâcha prise. Elle glissa dans le tube de ténèbres, poursuivie par les hurlements de joie de ses bourreaux. La chute dura une éternité. La paroi était incroyablement lisse et douce. Elle filait de plus en plus vite, tourneboulant, jambes par-dessus tête, dans un chaos de pensées indescriptible. Enfin l’abysse s’ouvrit sous elle. Lisbeth chuta dans un gouffre parcouru d’étranges rumeurs et de rafales de vent glaciales. A son nadir, elle aperçut une brillance bleutée que des zébrures argentées déchiraient de manière sporadique. Plus elle s’en rapprochait, plus le halo prenait une apparence cotonneuse familière. Elle redouta de s’y écraser mais, quand elle s’y engloutit, les brumes stoppèrent net sa chute. Elle aspira une bouffée embrasée. Ses chairs se tordirent sous l’action nocive du brouillard. Simultanément, elle éprouva une douleur atroce, un déchirement de tout son être. La souffrance devint insoutenable. Son corps se tendit à plusieurs reprises sous des spasmes de plus en plus violents. Elle eût à peine conscience de la pensée étrangère qui la visita une dernière fois.
— Pourras-tu me pardonner ? suppliait la voix lointaine de Voile-de-Nuit.
Puis elle mourut. Du moins le crut-elle l’espace d’une brève seconde. L’instant suivant, elle flottait, délivrée de la moindre sensation désagréable. Au contraire, elle éprouvait un incroyable sentiment de liberté et de légèreté. Avec stupeur, elle entrevit son corps charnel avant qu’il ne disparaisse dans les profondeurs de la cité marine. Puis elle prit conscience d’un fait nouveau. Elle n’était pas seule en ce lieu étrange. Autour d’elle, des âmes geignardes erraient dans l’attente du bon vouloir de l’Enfant-dieu Ghaisus. Alors, elle joignit sa peine à la clameur de désespérance qui s’échapperait bientôt des gueules d’Yrathiel.
………………………………………………………. Cette soirée-là, la première des Cérémonies, Sans-nom se glissa furtivement dans une alcôve capitonnée au troisième des quinze niveaux réservés aux façonneurs, aux conteurs, aux artistes et à leurs familles, sans avoir revu son père. Comme à chaque fois qu’il approchait du cœur d’Yrathiel, il cligna des yeux à plusieurs reprises afin de s’habituer à la forte réverbération exhalée par les brumes. L’alcôve se situait dans les hauteurs de l’immense cylindre autour duquel s’étageait la cité. Sans-nom devinait la multitude d’alvéoles, semblables à la sienne, douillettement agencées aux couleurs des familles et des corporations. Nul ne devait être oublié. Cette nuit, la première des Cérémonies, célébrait Yrathiel. Les îliens partageaient alors la même ferveur. Sans-nom éprouvait lui-aussi cet enthousiasme ; il s’était déjà vu crier, battre des mains, pleurer de joie et de ravissement, communier avec la multitude.
Impatient, l’enfant s'approcha de la paroi translucide. Il se pencha au-dessus du gouffre abyssal qui l'en séparait. Bras tendus, il l'effleurait à peine. Pourtant, lorsqu'il projeta une pensée vers la masse brumeuse et bleutée, il éprouva toute la puissance et la chaleur de l'Onirie. Alors brûlait-il du souhait de s'y plonger pour que naissent ses plus secrètes rêveries. Il leva les yeux. Un frisson le parcourut. Il se rejeta brutalement en arrière, se pelotonna contre les coussins cramoisis, totalement dégrisé. Là-bas, au pinacle du cylindre, la loge du Guide était habituellement vide. Ce soir-là, pourtant, des ombres l'occupèrent dans un premier temps, ombres discrètes qu'aucun des spectateurs présents ne remarqua, sinon l'enfant d'Yrathiel qui tremblait, recroquevillé sur lui-même, le regard fuyant la venue d'une présence hélas familière.
Car Sans-nom redoutait la venue de Ghaisus, le puissant maître d'Yrathiel.
Par des accès tubulaires placés de part et d’autre du cylindre, deux façonneurs, points minuscules de rouge revêtus, se glissèrent dans le vide brumeux, bientôt suivis par deux autres. Ils chutèrent un court instant puis leurs corps flottèrent, bras étendus, jambes écartées, dessinant d’amples mouvements rotatifs semblables au ballet des hirondelles par une chaude journée des Grands Calmes. L’instant d’avant bruissant de vie, un long silence attentiste les accueillit sur la longueur de l’interminable cylindre. Accomplissant d’acrobatiques pirouettes, les tisseurs virevoltaient au gré de leur fantaisie, plongeaient en piqué puis remontaient gracieusement, bras tendus vers l’avant à une vitesse vertigineuse. Ils n’étaient plus des hommes mais des créatures aériennes dotées de dons exceptionnels. Chaque spectateur retint son souffle. Devant la beauté féérique du ballet, Sans-nom se détendit un peu. Il en oublia l’obscure menace qui planait sur cette première nuit des Cérémonies.
Des lacis de lumière se dessinèrent dans le sillage des quatre façonneurs. Des banderilles miroitantes, bleues, rouges, ors et argents, qui se diluaient, s’entrelaçaient, explosaient parfois en un feu de mille étoiles crépitantes. Les voltigeurs redoublaient de vélocité, arrachant au public des soupirs de ravissement. Les Brumes d’Onirie s’enflammèrent de trainées de lumière, d’explosions incandescentes à la beauté sans égale, d’artifices, d’embrasements et de cascades chatoyantes qui étourdissaient l’esprit comme le cœur. C’est à peine si le spectateur ravi eut le temps de souffler lorsque les façonneurs, une fois leur prestation achevée, s’esquivèrent pour être aussitôt remplacés par un trio, appartenant à un Collège concurrent qui prétendait à une extase plus grande encore. La virtuosité et la beauté des créations allaient crescendo. Ainsi chaque Collège espérait-il s'élever davantage dans la hiérarchie des maîtres des Rêves, dès la fin des Cérémonies.
Quelle joie que cette divine comédie créée par les miens. Comme j’avais peine alors à ne pas entremêler mes fils au tissage des Tisseurs d’extase, à apposer moi aussi ma pierre à l’édifice. Comment de tels prodiges pouvaient-ils dissimuler d’aussi noirs desseins ! Sans-nom s’abreuvait avidement aux flux qui s’échappaient de l’immense cylindre. Et il en oublia jusqu’aux présences hostiles à son zénith. Il n’était qu’un enfant. Si différent des autres pourtant. Il aurait pu – il en avait alors le pouvoir – s’associer aux chefs-d’œuvre malgré la distance et le fait qu’il n’était pas environné de brumes, ce que nombre de façonneurs confirmés étaient incapables de réaliser. D’ailleurs, Tyrson le soupçonnait d’avoir déjà outrepassé l’interdit mais il se gardait bien de le lui reprocher. N’avait-il pas à son âge agi de la sorte et bravé à maintes reprises les règles établies par les Collèges.
Des frissons de volupté l’envahissaient. Il tendait son visage en rondeur vers l’artifice de couleurs, les yeux écarquillés d’émerveillement.
Le dragon déploya de larges ailes marbrées. Il plana avec majesté dans une magistrale spirale ascendante. De sa gueule ouverte s’échappaient des gerbes iridescentes rouges et vertes. Ses yeux cramoisis flamboyaient. D’une fluidité majestueuse, son corps entier se composait de mosaïques de teintes sombres et terre. Sans-nom ouvrit grand la bouche, fasciné par le majestueux coursier. Il cria à l’instar de la foule. Parvenu au sommet de la cheminée, ce dernier redressa son long cou puis, tel un faucon, il plongea en vrille. On soupçonnait à peine les silhouettes des façonneurs dans ses entrailles. Plus un souffle n’agitait le public fasciné par tant de seigneuriale beauté. Innombrables en Yrathiel, des légendes contaient que, jadis, les seigneurs des airs visitaient régulièrement la cité. Ils offraient aux îliens de merveilleux récits issus des royaumes barbares et transportaient sur leur dos les plus intrépides d’entre eux. Alors il était courant qu’un Collège construise une féerie autour de ces seigneurs à présent disparus. Sans-nom rêvait souvent d’en rencontrer un, de le chevaucher au long des courants célestes.
Un enfant pleura au sein des bas niveaux réunissant les oisifs, les solitaires, les sans-communautés et les meutes. Une minuscule silhouette se glissa dans l’entonnoir qui menait aux Brumes. L’instant suivant surgit du néant une effarante créature dont l’apparition fut saluée par un murmure horrifié. Suant le Mal absolu, la chimère grandit en noirceur. Quand elle put enfin se comparer au champion de la Lumière, ce dernier se jeta sur elle, toutes griffes dehors. Alors commença un combat homérique qui fit courir dans l’assemblée plus d’un frisson. Les deux créatures dantesques, celle du feu et celle de la nuit, s’entredéchirèrent à coups de crocs et de griffes dans une clameur éprouvante. Chacun ignorait l’issue du duel. Les deux Collèges en lice faisaient preuve d’une dextérité éblouissante. Sans-nom trembla plus d’une fois pour son favori. Il l’encouragea à maintes reprises, salua chaque attaque, chaque morsure et chaque coup portés à l’horrible épouvantail. Comme la majorité de ses concitoyens, il pleura lorsque la créature des ténèbres prit le pas sur celle de la Lumière et repoussa le dragon vers un horizon incommensurablement lointain, par-delà l'entendement.
Cette nuit-là, il était écrit que les créatures de la nuit, rampantes et monstrueuses, triompheraient. Sans-nom gémit en son for intérieur. Lui-seul savait lire le présage, d’autres dans l’assistance jubilaient. Il est si bon de frôler la noirceur pour celui qui ne peut en être éclaboussé. L’esprit en feu, Sans-nom leva les yeux vers les loges. Là-haut, l’enfant-dieu jouissait de l’innommable dénouement. Ghaisus dominait le débat. Ghaisus l’inspirait de sa noirceur. Soudain l’enfant redouta l’inévitable confrontation. Le doyen, son père, ne laisserait pas se perpétrer semblable infamie.
Avant même que Tyrson n’ait atteint les limbes oniriques, Sans-nom devina l’identité de la silhouette qui glissait dans le tube. Il jeta un regard furtif vers la loge de l’Enfant-dieu mais se reprit vite. Il ne devait pas attirer l’attention. Pourtant, quand il s’approcha de la ceinture énergétique qui grésillait d’étincelles à fleur de cristal, l’enfant ressentit une tension anormale. Le clou du spectacle. L’assemblée retint son souffle. Puis Tyrson s’exécuta. Comme à son habitude, il releva le défi. Une dernière fois.
Gerbes d’émeraude et embruns cotonneux. Lui, le doyen des façonneurs, se fondait dans l’immensité océane pour tenter l’impossible : déjouer la surveillance dont il se savait l’objet, rejoindre l’enfant et le mettre en garde. Une fraction de seconde lui suffit. Il le sentit, lointain et proche à la fois, qui vivait la moindre émotion avec la passion de la jeunesse. De l’autre présence, il n’en avait cure. Le désespoir le portait. Cette nuit serait sienne, il se l’était juré. Il devait révéler le lourd secret, ou du moins lever un coin du voile qui empêchait les habitants d’Yrathiel de comprendre la véritable raison du sombre complot. Tant de fois il fut tenté de partager cette révélation avec Sans-nom. Lui confier ce fardeau. Une dernière occasion s’offrait ce soir. Il s’apprêtait à braver ouvertement Ghaisus afin de prévenir l’enfant. Une seule issue pour Sans-nom : la fuite, loin d’Yrathiel. Tyrson se savait déjà condamné. Alors il déchaîna son Talent, rêva, tissa, déchira la Légende magnifiée des origines. Celle d’une cité divine surgie des flots par la volonté de Dieux Bienveillants. Avant de disparaitre, révéler l’hideuse vérité, l’infamie accomplie par l’un de leurs bâtards, jadis.
Les voilà. Sinistres, d’une noirceur étincelante. Au rythme sourd des tambours, elles filent, franchissent l’espace et le temps, fendent les murailles aquatiques dressées devant elles. Vingt silhouettes racées, bijoux d’un peuple voué à la guerre, qui vont et viennent entre les limbes et battent les flancs du miroir de cristal derrière lequel les contemple le peuple d’Yrathiel. Ce dernier frémit, avide d’en connaître davantage sur ces mystérieux vaisseaux. Elles se croisent et se recroisent sans cesse, affolent les esprits en se fondant dans les brumes intemporelles d’où elles ressurgissent l’instant d’après. Elles sont à l’origine.
Ainsi durant des lunes, les trirèmes s’enfoncent dans le désert mouvant. Un peuple rustre grouille sur les ponts et dans les cales : des guerriers aux traits simiesques, bardés d’acier, des femelles aux formes lourdes et massives qui portent le fer au poing et veillent sur une progéniture bêlante. Leurs faces velues où se devinent la colère et la peur se dessinent en surimpression sur les dunes aqueuses, sur les sabords, les proues relevées. Des visages bestiaux qui implorent le citoyen d’Yrathiel, fasciné, de les délivrer de leur interminable exile. Dans les yeux porcins, dans les grimaces, les gémissements des plus faibles et les grondements des plus sombres se tapit le monstre qui les a poussés à prendre la mer, à fuir loin de chez eux vers un rendez-vous chaque jour plus compromis. L’exode sera sans retour. Chassés par la Seconde Vague de leurs terres ancestrales. Refoulés des Grands Royaumes Humains par les rois et les Premiers d’Husher. Les voilà condamnés à atteindre une oasis improbable au cœur de l’océan. Déjà plusieurs vaisseaux sombrent sous les coups de boutoir de l’hydre aquatique. A bord, chacun implore le Capitaine qui, par de mielleuses promesses, les entraîne ainsi vers un hypothétique salut. L’Enfant-dieu Ghaisus. Surpris, les spectateurs se laissent gagner par cette hantise, supplient à leur tour qu’on accorde à ce peuple apatride protection et asile. Ils pleurent, les mains tendues, qu’on leur vienne en aide. Des lames d’émotions transportent la foule.
Ô Peuple d’Yrathiel, pourquoi n’as-tu pas deviné à cet instant l’hypocrisie du Dessein ! J’étais si seul, si jeune, et si proche de toi, Père. Elie, Tyrson m’obligea à percevoir l’impensable, ce que les autres devaient ignorer. Ainsi débuta ma Légende. Et je fus le seul à entrevoir l’immense silhouette penchée au-dessus des vaisseaux. L’instigateur de cette folle équipée, le maitre du jeu, le fourbe Ghaisus. Tyrson méritait bien son rang d’excellence parmi les façonneurs d’Yrathiel. Avec lui, il n’y avait ni logique ni équilibre, seule la passion animait les créations oniriques.
Dans le sillage des vaisseaux apparait le peuple de l’océan. Ils sont des centaines à fendre les flots, à se jouer des coques profilées qu’ils prennent d’assaut. Ils envahissent les sabords et répandent la mort sous des banderilles de brume qui masquent en partie l’horreur de leurs exactions. De véritables batailles rangées s’engagent entre les hommes de la plaine et les créatures aquatiques, des combats d’une rare férocité qui déversent des lits écarlates sur les ponts. Nul n’est épargné dans la démence de l’instant. Au prix de nombreuses vies, les oégirs récoltent l’octroi de passage à travers les Hauts Fonds. Six vaisseaux seulement échappent au massacre. Ils poursuivent leur route insensée pour parvenir jusqu’ … en Yrathiel.
Sans-nom frémit brusquement d’un nouveau vertige. Relié à son père par un lien tenant plus du rêve que de la réalité, il sentit lui-aussi une présence étrangère s’insinuer dans la trame de la création. Sur une injonction paternelle, il rompit le contact et se recroquevilla entre les coussins. Seuls ses yeux survivaient. Ils fixaient la silhouette infime qui, au centre du chaos, affronta l’indésirable. Une vague glacée frappa de plein fouet le façonneur. Une autre puis une autre. Une autre encore. Peu à peu, le tissage échappait à son Vouloir. L’intrus manipulait déjà la vision alors même qu’il n’avait pas délivré son message prophétique au peuple d’Yrathiel. Et Sans-nom devait apprendre quel danger le menaçait. Le façonneur déploya ce qui lui restait d’énergie pour repousser l’emprise grandissante de Ghaisus. Seulement ce dernier ne peut être tenu en échec, du moins par un homme. Alors les vaisseaux se dissolvent sous une pluie de feux incandescents et d’artifices spectaculaires qui introduisent des notes frivoles à l’intérieur de l’ode létale.
En cette sombre nuit, Tyrson fut fort, fort d’un amour que Ghaisus méprisait. D’une pensée magistrale, il paracheva une nouvelle scène dans laquelle les îliens virent se profiler une Yr’At’Thiel inconnue et vierge. Devant les spectateurs ébahis, les rats survivants des vaisseaux l’investissent dans un désordre indescriptible.
Pourquoi le maitre du Dôme ne réagissait-il pas ? Yrathiel était déserte et offerte.
Et les oégirs ? Ils n’intervenaient pas. Pourtant, par le passé, les clans des Hauts Fonds avaient combattu avec succès maints envahisseurs …
Dans l’assemblée, certains s’enlacèrent de peur. D’autres roulaient des yeux effrayés, croyaient déjà entendre les hurlements de la horde qui franchissait les portes du Haut Portique. Nul d’entre eux ne vit Ghaisus offrir les clés de la cité aux hordes d’antan. Pour l’enfant d’Yrathiel, pour lui seul, le message devint lisible. L’évidente trahison de Ghaisus. Car les liens se renouèrent une toute dernière fois. Le fils et le père échangèrent un suprême adieu, empli d’amour et d’éternité. Là où chacun crut déchiffrer la prophétie d’un avenir hypothétique, seul Sans-nom comprit qu’il venait de feuilleter le grand livre du Passé. D’un Age lointain oublié des légendes elles-mêmes. D’un Age des Hommes que Ghaisus occulta admirablement de la mémoire collective.
Pour Sans-nom, l’Enfant-dieu était l’ennemi auquel il devait échapper.
Comment ? Il l’ignorait encore. Tyrson également. Pourquoi ? Pour ne pas disparaitre à son tour.
Brutalement le lien se brisa. Les brumes s’assombrirent. Une nuit d’une obscurité luisante laissa pantelante l’assemblée. Le corps sans connaissance de Tyrson tournoyait vers les niveaux souterrains de la cité. Là, des Frères du Mystère s’en saisirent afin qu’il accomplisse l’ultime voyage, auprès de Ghaisus, le révéré Guide. Le doyen n’entama pas ce périple en solitaire. Les îliens dont les noms s’étaient inscrits au fronton de la crypte l’accompagnaient par vagues successives. Les brumes noyèrent leurs consciences ; un pur bonheur illuminait leurs visages alors qu’un rictus de souffrance défigurait à jamais les traits du plus illustre d’entre eux. Son défi s’était révélé vain. La cité bourdonnait étourdie mais nullement inquiète. Probablement qu’elle chanterait son nom. Yrathiel conterait à ceux qui viendront comment, en un dernier rêve homérique, Tyrson le Solitaire sut embraser d’une émotion sans commune mesure l’enchantement des brumes d’Onirie.
Le message prophétique, lui, se perdit. L’heure n’était guère propice aux révélations. Ce que les îliens devaient ignorer également, ce fut l’autre drame qui se joua ensuite. Les brumes se nimbèrent d’une aurore boréale. La foule festive commença à quitter les alvéoles, les yeux emplis de rêves fastueux. La cité ronronnait de bonheur.
— Père, balbutia Sans-nom qui refusait obstinément d’admettre la terrible conclusion.
Le garçon se traîna jusqu’au cristal, plongea une pensée fragile à travers les canevas compliqués qui dérivaient à un doigt de son visage larmoyant.
— Père, supplia-t-il encore.
Et la réponse surgit.
— Mon enfant, je t’ai entendu. Où es-tu ?
Glaciale comme la mort, acérée tel un poignard. Cette pensée frémissait de curiosité. Elle cherchait à localiser l’audacieux qui troublait l’ordre établi. Ghaisus recherchait l’impudent. La divine présence ne recélait pas une once de chaleur. Sans-nom s’arracha aux brumes, hérissé sous la caresse vénéneuse.
De ma fuite insensée, du reste de cette nuit, la dernière que je devais passer en Yrathiel, je ne conserve qu’un souvenir confus, semblable à un cauchemar, insaisissable une fois éveillé. Néanmoins, petite Mère, il ne faut pas oublier que je n’étais alors qu’un enfant. Voilà sans doute ce qui me sauva du désespoir. Sans-nom pleurait en courant droit devant lui. Une confusion la plus totale habitait son esprit à tel point que la mort de son père fut comme occultée par sa rencontre avec l’enfant-dieu. Finalement il regagna le seul refuge qu’il connaissait, l’atelier de Tyrson, dans le quartier des façonneurs. Exténué, il s’effondra en sanglotant sur la large couche, recouverte d’une multitude d’étoffes chatoyantes parmi lesquelles il enfouit son chagrin. Hélas, cette fois, nulle présence amicale pour l’aider à combattre l’angoisse. Ses parents disparus, il se retrouvait seul.
Seul au cœur de la cité hostile.
Chapitre 3 : La fuite d'Yrathiel. Un doute taraudait l’enfant-dieu. Un malaise qui n’en finissait pas depuis la visite impromptue de Voile-de-Nuit. La première des Cérémonies n’avait fait qu’accentuer sa défiance. Malgré le nombre d’âmes récoltées cette nuit-là, Ghaisus tremblait solitaire sur son trône. Qu’avait-il négligé qui mettrait en péril son prodigieux projet ? Qu’avait-elle essayé de lui dissimuler ? Et la présence, si forte, si vivante, découverte dans les brumes, comment l’expliquer ? Une telle flamme de vie pouvait-elle exister en Yrathiel sans qu’il ne l’ait jusque-là soupçonnée ? Trop de mystères venaient à lui échapper ces derniers temps. Le mal pernicieux qui le rongeait de l’intérieur depuis la première tentative à percer l’Entre-mondes diminuait son raisonnement. Ce mal affectait de plus en plus son jugement. Dans l’obscurité blafarde du dôme, il invectiva les Dieux Inconstants, responsables selon lui de sa déchéance. Les Frères du Mystère présents sur place tremblèrent sous leurs capuchons et leurs longues robes couleur sang. Ils s’esquivèrent dans les ombres pour ne pas avoir à affronter la colère aveugle du Guide.
Ghaisus songea à l’enfant de Tyrson. Son image s’afficha dans l’esprit en ébullition. Insignifiant. Longuement il l’observa avec curiosité. Comment un rejeton humain avait-il réussi à infiltrer les brumes ? D’où lui venait cette puissance qui le terrorisait, lui l’Enfant-dieu, sans logique apparente ? Ghaisus bascula un long moment dans un maelstrom de pensées déstructurées et funestes. Malgré tout, il se refusait à accepter l’évidence : le non-né représentait un potentiel danger. Impossible.
Lors de la Première Vague, Ghaisus commandait les armées de la Coalition ; des empereurs et des monarques s’inclinaient jadis devant lui et sollicitaient faveurs et richesses ; les Premiers, ces misérables raclures, l’adoraient alors à vous en faire vomir. L’Enfant-dieu Ghaisus devait-il craindre un garçonnet, l’enfant d’un rebelle, réduit à merci. Un élément capital échappait encore à sa compréhension. Une réalité imparfaite à ses yeux.
Le doyen n’était plus ; il avait rejoint la prochaine fournée de damnés destinés à édifier la passerelle. A présent, le maître d’Yrathiel doutait que cette âme majestueuse suffirait à elle seule à vaincre la malédiction.
Et Voile, qu’avait-elle voulu empêcher en venant l’implorer de suspendre les Cérémonies ? Qui voulait-elle protéger ? L’un des Promis ? Tyrson ? … Ou bien l’enfant ?
Les heures s’écoulaient sans qu’il ne parvienne à démêler l’écheveau diabolique. Finalement, après des efforts terribles pour dominer les peurs et les affres de la douleur qu’elles sécrétaient, Ghaisus tissa de nouveau sa propre toile. Les meutes s’occuperaient du garçon ; ce ne serait pour elles qu’une formalité. Il avait mieux à faire qu’à se morfondre ainsi. Sans attendre, il lui fallait tenter une nouvelle fois d’atteindre l’Autre Rivage, la Terre des Dieux. Là, le Mal qui le rongeait disparaitrait enfin. L’Enfant-dieu retrouverait alors sa grandeur d’antan.
Lorsqu’il pénétra au sein des brumes corrosives, les âmes prisonnières s’affolèrent comme autant de phalènes auprès d’un brasier. Leur terreur le ragaillardit aussitôt. Elle chassa les siennes. Une jubilation gourmande remplaça les atermoiements insidieux. Il se vautra parmi elles, s’amusant des gémissements effroyables que sa présence leur soutirait. Le corps fangeux d’obscurité s’étendit au centre de l’abime tel l’amorce d’un nouvel orage. Puis Ghaisus se mit à l’ouvrage, avec application et détermination. Sur les brumes, il dessina par l’esprit des idéogrammes ignés d’une telle puissance que seule la part divine de son être le protégea des fluides qu’ils déversèrent. Incandescentes, les fibrilles tentaculaires s’élançaient à travers l’onctuosité cotonneuse à la poursuite des errantes hystériques. Leur capture le fortifiait davantage. Chaque clameur, chaque gémissement lui procurait une douce jouissance. Sans doute aurait-il pu alléger leur calvaire mais c’était méconnaître la vraie nature de l’Enfant-dieu. Au contraire, avec une cruelle volupté, il prenait son temps et portait des coups bien plus vicieux que ne l’imposait le rituel. Autour de lui, fuites et zébrures se multiplièrent à l’infinie comme s’écoulait la nuit puis la matinée au-dehors pour des îliens inconscients du drame qui se déroulait sous leurs pieds.
Lisbeth fut parmi les premières à être capturées par les filets zélées. La souffrance atteignit alors des summums. Lorsque Tyrson connut un sort semblable, la force de son aura déchaina des tempêtes phosphorescentes qui se déployèrent en autant de voiles extrêmement colorés. Des draperies au vert dominant reproduisaient furtivement sur leur bord toutes les couleurs du spectre. A cet instant, l’Enfant-dieu vécut un instant d’extase. Durant plusieurs palpitations de vie, il en oublia jusqu’à la pestilence par laquelle son être se délitait insidieusement. Il en conçut également un espoir fou. Celui d’accomplir enfin le terrible projet.
La capture s’acheva tard dans l’après-midi tant les âmes emprisonnées étaient nombreuses et retors. A présent elles formaient un inextricable réseau de substances ectoplasmiques. Celui-ci palpitait d’étincelles et tournoyait au centre du vaste réservoir en un anneau des plus complexes. Une multitude de brillances en gonflaient les flancs. Il exsudait de lui une terreur sans nom, jamais atteinte jusque-là. Ghaisus ressentit une formidable bouffée d’orgueil à le contempler ainsi. Il connut quelques vertiges tant la puissance environnante chahutait sa propre réalité. Puis vint l’instant d’ouvrir une déchirure. L’instant du sacrifice. Il projeta une infime part de son essence au centre de la construction et paracheva l’ouvrage d’incantations mentales, mortifères pour tout autre que lui. Ghaisus n’en avait cure. Les vents spectraux qui s’agitèrent ensuite ne lui arrachèrent aucun frémissement. Seule comptait la concrétisation d’un désir insensé. L’anneau se contracta puis se déchira brutalement. Ensuite il révéla le boyau tant convoité, dont la paroi translucide palpitait de vies volées. Alors l’Enfant-dieu exhala un soupir interminable. Il se livra aux vents qui agitaient le fragile passage. Euphorique.
Des âmes tapissaient la paroi cylindrique qui s’allongeait à l’infini avec une rapidité stupéfiante. Ghaisus filait à sa suite, insensible à la souffrance qui imprégnait les lieux. Un fol espoir l’habitait. Jamais il n’était allé aussi loin, aussi vite. Soudain il perçut les vibrations de l’Autre Rivage, si proche qu’il projeta une pensée jusqu’aux rives, tâtonnant d’émerveillement.