Livret deux : Dans l'Antique Forêt de Brye.
Chapitre quatre : Celle de la Ronde des Arbres. Allongé entre les hautes herbes folles, Sans-nom observait le sylvestre assoupi au fond de la combe. Autour de lui, l’antique forêt de Brye s’étendait avec une exubérance débridée : pas le moindre espace de liberté pour l’œil du profane, rien qu’un enchevêtrement de troncs, de lichens chevelus, de branches en décomposition, parmi un foisonnement d’herbes hautes, de ronciers dévorants et de fougères arborescentes. Un camaïeu de couleurs éclatantes qui baignait dans une lumière tamisée, presque irréelle. Brye dominait l’océan du haut de ses falaises découpées. Elle recouvrait sur des milles la pointe la plus australe du continent, appelée le cap d’Olfert. Sur cette côte dangereuse, balayée par des vents capricieux venus du large, Brye abritait l’un des derniers refuges des Premiers. Hors du temps et des vicissitudes de cet âge sombre. Les humains n’y étaient pas les bienvenus, à peine tolérés aux abords des franges boisées.
La large dépression s’ouvrait au pied de l’enfant d’Yrathiel. Elle détonnait dans l’imbroglio végétal. Ici la flore était quasiment absente. Les quelques rares arbrisseaux à s’y cramponner n’étaient guère vaillants. Rachitiques, déformés, ils ressemblaient à une troupe de gnomes qui cherchaient désespérément à s’en échapper. Aulnes pour la plupart, ils s’agrippaient comme ils le pouvaient à un sol moussu et rocailleux, couturé d’entailles et de crevasses. Ceux-là n’intéressaient pas le garçon qui les connaissait bien. De misérables petits geignards. Seul, leur maître, à l’âge canonique, retenait son attention. Il l’espionnait des heures entières, en dépit des mise-en-garde fréquentes de la communauté de Brye. Au fond de la combe, ses racines puisant dans une eau saumâtre et malodorante, se dressait un saule majestueux. Il traînait derrière lui une sinistre réputation. Tous lui accordaient un caractère irascible. La masse énorme de sa chevelure feuillue éclipsait l’alentour. Son écorce parcheminée ressemblait à la peau d’un nain cencyclaire. Des lichens l’habillaient d’une toison vert-de-gris ; seule la rocaille réussissait à survivre à l’ombre des frondaisons.
Sans-nom frissonna en passant la langue sur ses lèvres sèches. Moulu, il dégagea d’un mouvement sinueux sa jambe droite qui commençait à s’ankyloser. Ce Premier Né le fascinait d’autant plus qu’il courait sur son compte de captivantes rumeurs parmi le Petit Peuple. Il y était question d’un mystérieux objet précieux, présent des Dieux Inconstants. Un ingrédient suffisamment fascinant pour un enfant qui entamerait bientôt ses neuf cycles de vie. L’air était doux, empli de fragrances suaves, comme partout en Brye. L’Ancêtre échappait aux aléas rigoureux de la saison des Tempêtes. Ses habitants vivaient en harmonie.
Brusquement, à l’extrémité opposée de la dépression, un mouvement parmi les broussailles attira son attention. Juste en face de sa cachette. Il se tassa davantage, enfonçant le menton dans l’humus. Ainsi le garçon percevait jusqu’au moindre souffle de l’entité végétale qui veillait sur lui. Depuis sa fuite d’Yrathiel, de nombreuses saisons s’étaient écoulées. Sans-nom avait forci, son corps s’était musclé et endurci et sa peau avait pris le hâle des gens qui vivent au dehors. Il portait une chemise claire, largement ouverte au col, serrée à la taille par une ceinture de cuir à large boucle, une culotte noire, courte et moulante, lacée au-dessus du genou et des bottes larges et hautes, de couleur fauve.
Un gros terril se faufila hors des immenses fougères aigles pour longer la pente rocailleuse. Dressant un mufle épointé au poil ras, l’animal reniflait sans cesse, battant la mesure de sa longue queue rayée de noir et de blanc. A sa vue, Sans-nom sourit intérieurement. Couard de réputation, le terril hésitait à s’éloigner de l’ombre protectrice des bosquets. Pour s’aventurer ainsi à découvert, ce triste sire fuyait sans doute un péril pressant. A plusieurs reprises, il couina, secoua sa lourde tête aux longues oreilles tombantes. Manifestement, il tergiversait quant au chemin à suivre : poursuivre à travers la rocaille ou rejoindre la sécurité des ombrages. Un grondement proche s’éleva des taillis d’où il venait de surgir. Alors le malheureux oublia jusqu’à la plus élémentaire des prudences. Il piqua au plus court. Droit devant. Sans-nom reporta son attention sur le sylvestre gigantesque, immobile jusqu’alors, attendant une inévitable réaction. Vieux Saule n’aimait pas qu’on s’aventure à l’intérieur de son domaine. Il n’eut guère longtemps à patienter. Venant des tréfonds de la terre, il sentit l’ire s’éveiller. L’enfant éprouva une once de pitié pour le fâcheux qui se jetait dans les bras de l’ogre végétal.
La tentation d’intervenir l’effleura - ravir à ce hideux vieillard une malheureuse victime avait de quoi le séduire - mais Vieux Saule ne lui laissa pas le temps d’agir. Lorsque le terril prit conscience de la menace, il était déjà trop tard. Les branches frémirent, s’agitèrent malgré l’absence de vent. Puis elles fondirent sur lui alors que l’animal s’engageait sous les ramures mortifères. Elles s’enroulèrent autour du corps roux, zébré de bandes noires et blanches, l’arrachèrent à la rocaille malgré les couinements affolés et cinglèrent l’espace avec une rage aveugle. Elles fracassèrent l’animal sur la roche avant de le projeter, au loin, par-dessus les cimes de la forêt.
Cet épisode ne dura que quelques minutes mais Sans-nom n’en perdit pas une miette. Les yeux fixés sur la masse feuillue qui frissonnait encore de colère, l’enfant se félicita de n’avoir pas tenté de pénétrer plus avant dans la dépression comme il en avait d’abord eu l’intention. Il lui faudrait imaginer un moyen moins dangereux pour accéder au trésor dissimulé entre les racines tordues. Du moins si les dires des lutins se révélaient exacts. Ses appétits de voleur s’aiguisèrent. Hors de question de l’objet, quel qu’il soit. L’enfant d’Yrathiel plissa les yeux. Il se lança dans un nouvel examen minutieux des abords de la combe.
— J’en étais sûr ! Hé ! hé ! On’n’me la joue pas à moi. Not’jeune ami nous fait de p’tites cachotteries. Mais Sil’Léal n’est pas né de la dernière pluie. Il en a connu plus d’un d’ces garnements humains. Y n’faudrait pas le sous-estimer !
Un lutin d’à peine trois pouces bondit de la branche basse d’un charme. Il s’approcha du visage de l’enfant qu’il dépassait tout juste du bout de son bonnet vert pomme. La petite frimousse en pointe, criblée de taches de rousseur, se fendit sur un large sourire malicieux. Deux immenses yeux en amande dévoraient son visage éternellement juvénile.
— Bah, après tout, ça n’regarde que lui si y veux s’faire démolir par ce vieux barjot de Saule. Moi, à ta place, j’éviterai d’m’y frotter d’trop près… Il est complétement cinoque, c’lui-ci !
— Oui, mais tu n’es pas moi, Sil’Léal.
— Oh ! Et bien m’en porte. Par ailleurs, si tu veux m’écouter un peu, la Dame désire voir son p’tit protégé. Elle m’a envoyé t’chercher.
Les yeux toujours rivés sur la redoutable silhouette hirsute, l’enfant hocha la tête, machinalement.
— Comme tu l’sais, elle n’aime pas attendre.
— C’est bien toi qui m’as raconté que le Sylvestre possédait un présent des Dieux Inconstants. Là – la voix dériva rêveuse – entre ses doigts crochus. Tu ne t’es jamais demandé à quoi il ressemblait. Imagine : un artefact des Temps Légendaires. Tu n’as pas eu envie de le ravir à Vieux Saule !
Comme il ne bougeait pas d’un iota, Sil’Léal haussa les épaules. Puis il ajouta, en persiflant : « Voilà qu’c’est d’ma faute si tu traînes dans ce coin peu recommandable. J’suis pas à ce point inconscient pour m’frotter à un Premier Né. Et pas n’importe lequel. Môsieur imagine qu’il a sûrement mieux à faire qu’à s’rendre sur l’heure à la Ronde des Arbres. J’m’en vais de ce pas porter ta réponse à not’charmante hôtesse. Pour c’que j’en sais, moi… »
Sans-nom fit mine de s’enfoncer le visage dans la mousse, dissimulant le fou rire qui le gagnait devant l’insistance de son minuscule compagnon.
— Bon, tu as gagné. Je t’accompagne. Après tout, cette affaire peut attendre. Maître Saule n’a guère le goût au voyage. Allez, saute !
Le lutin atterrit dans la paume du garçon qui s’éloigna discrètement. Ils s’enfoncèrent dans un bosquet de charmes au feuillage dense et régulier, zigzaguèrent entre les troncs élancés, sans presser le pas toutefois. Le temps ne comptait guère à l’abri des hautes futaies de Brye. Comme à son habitude, la gracieuse petite créature se percha sur l’épaule de Sans-nom. Il agrippa d’une main l’un des lacets en cuir, libre d’attaches, du col largement ouvert. L’enfant palabrait avec insouciance. Sil’Léal écoutait et approuvait de temps à autre d’un grand « ha ! ha ! ». Lesquels avaient le don de renforcer la volubilité du garçon.
L’antique forêt, d’elle-même, s’entrouvrait devant eux pour se refermer après leur passage, en un fouillis inextricable. Il en était ainsi depuis le temps déjà lointain où le moëton déposa l’enfant d’Yrathiel en son cœur. Protectrice, l’Ancienne gardait toujours un œil sur son protégé. Aucun danger ne le menaçait dans l’étendue des sous-bois. La vieille dame savait y mettre bon ordre. Sur ce point, Voile de Nuit s’était montrée intraitable. Seulement, après huit saisons écoulées, Sans-nom en arrivait presque à oublier les circonstances qui l’avaient poussé à quitter la cité d’albâtre pour échouer sous ces ramées. L’enfance innocente reprenait ses droits. L’absence prolongée de Ghaisus, lors des rêveries nocturnes, renforçait au fil des mois ce trompeur sentiment de sécurité. Ils s’enfoncèrent au cœur de la forêt. En toute sérénité, ils parcoururent des vallons où chantaient des ruisseaux sous les taillis de tilleuls sauvages et de troènes aux feuilles vert sombre. Parfois l’ombre se faisait plus dense dans les hêtraies. Ils grimpèrent des talus herbeux, couverts d’aspérules odorantes aux petites fleurs blanches, d’anémones et d’euphorbes qui embaumaient ces champs secrets d’effluves délicates. Aucun d’entre eux n’accordait d’attention aux concerts d’invisibles volatiles. Sittelles, geais, mésanges, pinsons et autres grives, égayaient de leurs cris et de leurs trilles les vastes arpents boisés.
Finalement, le duo pénétra un sous-bois au couvert si dense qu’il empêchait la lumière du jour de pénétrer en profondeur. Ils marchèrent un long moment dans une semi-obscurité. Dépourvus de branches basses, les fûts droits les enserraient comme les colonnes d’un temple oublié. Instinctivement, la voix du garçon devint un murmure feutré qui cessa subitement lorsqu’ils perçurent un chant céleste. Celui-ci résonnait non loin d’eux. Le lutin se dressa sur l’épaule du garçon. Il pointait son petit nez vers un endroit dissimulé pour l’heure à leurs regards. Sans-nom voulut poser une question mais Sil’Léal le bâillonna d’une main en agitant la tête de gauche à droite. Ses yeux brillaient d’une vive émotion. Sans-nom l’avait rarement vu aussi excité. Puis le lutin plaça un index sur ses lèvres. Il sauta au sol et s’éloigna sans se retourner. Curieux, l’enfant humain le suivit en prenant mille précautions pour ne pas révéler sa présence. Ce qui était particulièrement difficile.
Entre les silhouettes brunes apparut soudain un puits de lumière éblouissant. Une simple trouée dans la masse compacte. Des voix cristallines provenaient de cette oasis. Ils redoublèrent de prudence, s’approchèrent lentement en se dissimulant derrière les troncs, devenus complices. Là, un espace, large d’une vingtaine de foulées seulement, dégorgeait de feux célestes. Parmi une mer ondulante d’herbes hautes, d’un vert vivace, d’impressionnantes fleurs aux larges corolles blanches couvraient le sol en un parterre pratiquement uniforme. Au-dessus, des myriades de papillons multicolores tourbillonnaient entre les rais lumineux. Parmi eux, Sans-nom découvrit les plus merveilleuses créatures que ce monde n’ait jamais enfantées. Il les contempla, bouche bée. Son cœur s’emplit d’allégresse tant leur prestance frôlait l’enchantement. Avec une grâce exquise, les libelunes formaient plusieurs rondes dans l’air surchauffé. Elles virevoltaient de charmante manière. Elles enchaînaient d’étourdissants balais acrobatiques à une vitesse vertigineuse. Elles chantaient une ode à la vie, à la joie, au plaisir, entremêlaient les harmoniques avec une dextérité féerique. Les Elémentaires partageaient cet éblouissant bonheur avec la multitude qui papillonnait dans leur sillage. Sans-nom n’osait bouger de peur de les effrayer. Les contempler et les écouter étaient déjà une grâce dont seulement quelques privilégiés pouvaient se vanter l’avoir vécu. Les translucides créatures ailées étaient à peine plus grosses qu’un poing. Leurs longs cheveux flamboyaient de multiples tons. De courtes tuniques d’argent révélaient des corps aux formes parfaites et souples. De la distance où il se trouvait embusqué, Sans-nom ne distinguait pas leurs visages. Extatiques. De simples taches de lumière dans un tableau à couper le souffle.
Peu à peu, comme se prolongeaient les chants divins, Sans-nom en oublia l’élémentaire prudence. Il s’avança à découvert. Le chant cessa brusquement. Dans une affolante envolée, les libelunes et leur cour ailée s’enfuirent vers les cieux.
— Quelles adorables créatures ! s’exclama Sil’Léal en rejoignant son compère. Nous sommes bénis par les Dieux Inconstants. Tant de beautés, j’regrette pas d’avoir dû quitter l’nid fleuri pour m’lancer à ta recherche. C’est une bien belle journée.
— Une fois, Maître Sol’Déorm m’a entretenu à propos des fées des sous-bois mais je n’avais pas imaginé qu’elles pouvaient être aussi belles. Leurs voix sont magnifiques, Sil ! Pourquoi se sont-elles enfuies ? Elles n’ont rien à craindre de nous ; j’aurai aimé les féliciter.
Le lutin grimaça avec fatalisme. Il souleva le bonnet pour se gratter la touffe qui lui servait de chevelure. Sil’Léal contemplait la trouée d’un air songeur.
— On peut toujours rêver. Mon gars, faudra t’transformer en gentil lépidoptère et apprendre à t’servir parfaitement de tes quat’e-z-ailes – et il mima, les bras collés au corps, un insecte volant – pour rencontrer ces fantasques demoiselles. Méfiance, la beauté peut dissimuler bien des maux. On raconte par chez nous qu’elles sont versatiles, capricieuses et excessivement rancunières. Bienheureux celui à qui elles accordent leurs faveurs mais, hélas, l’issue en est souvent fatale. Pour ma part, c’est la s’conde fois que je leur vole quelques instants d’intimité. J’me sais verni, tu peux me croire. De mon avis, les libelunes n’sont pas fréquentables. Comme la grande majorité des fées, d’ailleurs.
Avant que Sans-nom ne s’avance dans la lumière, le petit lutin lui barra la route fermement.
— Surtout pas, malheureux. Entre là et tu vivras les derniers instants d’ta courte existence. Ces merveilleuses lyséas, dans leurs parures virginales, dégagent un puissant parfum qui t’plongerait dans l’sommeil éternel. Contournons la clairière et évitons d’se trouver sous l’vent.
Le garçon jeta un regard en biais vers l’enclave mortifère. Il n’était guère étonné ; son séjour en Brye lui avait permis d’entrevoir mille prodiges. Et autant, sinon plus, de redoutables périls. Chaque jour apportait son lot de surprises, heureuses comme la danse des fées, inquiétantes comme les innocentes lyséas à la blancheur trompeuse. Il pressa le pas pour rejoindre Sil’Léal.
— Sil, j’ai besoin de ton aide, dit-il au bout d’un moment sur un ton cérémonieux qui arracha un grommellement soupçonneux à son compagnon. Tu pourrais aussi en parler à Sil’Monir et à Til’Ovar. Ils ne peuvent rien te refuser ces deux-là.
— Pour sûr ! J’voudrais les y voir essayer. J’ai mon honneur, pardi !
Le lutin s’arrêta. Les poings sur la taille, il regarda le garçon, la tête penchée en arrière. Il affichait une trompeuse gravitée.
— Alors ? tu peux parler, j’t’écoute. D’quoi as-tu besoin ? Au nid, j’ai tout c’qu’y faut : des beignets au miel, des myrtilles, des noisettes et même des p’tites brioches d’chez Landerm. Sinon j’ai aussi du tabac venu tout droit de Galadorm. Il est excellent, tu sais. Voyons, si c’est une gentille compagnie que tu veux que j’t’trouve, pas d’problème – il lui adressa une œillade égrillarde et sa voix s’habilla de complicité – peut-être avec la p’tite Lil’Lila. J’ai bien remarqué qu’vous passiez beaucoup d’temps ensemble ces jours-ci. Oh, ne rougis pas, voilà des choses qui s’comprennent, tu sais.
— Non, non, tu n’y es pas du tout. Lila m’apprend à reconnaître les chants mélodieux des oiseaux. Ils l’adorent, c’est à ne rien y comprendre. Auprès d’elle, j’ai un peu l’impression d’appartenir à la grande famille des ailés. Elle serait fâchée si elle t’entendait !
— Hum, hum, si tu le dis ! Alors, quoi de spécial ?
Le garçon sautilla d’un pied sur l’autre. Il dissimulait difficilement un embarras qui grandissait à vue d’œil. Cette fois, le lutin arqua un sourcil. Ce n’était pas dans les habitudes de son ami humain de tergiverser de la sorte.
— Allez, vide ton sac, p’tit !
Et il ricana pour alléger l’atmosphère.
— Je m’étais dit que vous pourriez m’aider à le récupérer. En nous alliant tous les quatre, nous pourrions réussir…
— Récupérer quoi ? J’n’y vois goutte !
— Eh bien, l’objet des Premiers Ages que garde précieusement Vieux Saule. Attends, attends, à nous quatre, reprit-il précipitamment en s’agenouillant devant un Sil’Léal pétrifié qui ouvrait des yeux grands comme des soucoupes, on doit pouvoir détourner son attention, se faufiler jusqu’aux eaux et subtiliser la chose. Bien sûr, il serait préférable que tu m’expliques de quoi il s’agit – il parlait sans reprendre son souffle – si c’est trop lourd ou trop massif… Mais ça m’étonnerait, dans le fouillis des racines, il ne doit guère y avoir de place. Alors qu’en penses-tu ?
Le lutin ne bougea pas d’un long, très long moment. Puis il jeta des regards suspicieux autour de lui. Enfin il s’approcha du garçon en l’invitant à se baisser jusqu’à le frôler. Il lui chuchota dans l’oreille de façon à peine audible : « JA…MAIS. Oublie-le, jeune inconscient. Tu veux qu’Brye s’fâche contre nous. »
Puis il éleva la voix sur un ton courroucé qui ne lui ressemblait guère.
— Vieux Saule est un Sylvestre qui nous a vu naître et grandir, enfant d’Yrathiel. Nous lui devons un immense respect. S’il désirait partager avec autrui ce qu’il garde en devers lui d’puis si longtemps, nous l’saurions. Voler un compagnon d’la Dame ! Je n’ose croire qu’une telle pensée t’soit venue à l’esprit…
Stupéfait, Sans-nom protesta avec véhémence, en dépits des signes discrets que lui adressait son interlocuteur.
— Mais c’est Sil’Monir lui-même qui, pas plus tard qu’il y a deux jours, me racontait comment vous aviez mis en colère ce vieux ronchon de Saule. Il disait aussi…
— Oh, c’était il y a bien longtemps, intervint Sil’Léal en gesticulant comme un beau diable, nous étions alors d’jeunes écervelés. Si tu veux suivre mon conseil, oublie toute cette histoire. Cherche-toi un autre souffre-douleur. Les Sylvestres étaient là dès l’enfance du Monde ; leurs Pouvoirs dépassent notre compréhension. A présent, la majorité d’entre eux ont quitté l’continent dans les valises de leurs divins maîtres. Ceux qui demeurent sur cette terre n’ont rien perdu d’la puissance d’Autrefois. La Dame n’aimerait pas que nous l’importunions. Elle lui a offert l’Hospitalité, nous n’étions même pas nés. Si les p’tits gars de la Sylve adorent le chahuter de temps à autre, il ne leur viendrait jamais l’idée saugrenue d’essayer d’lui dérober son bien. Mal leur en prendrait !
Sur ces mots, il grimpa de nouveau sur l’épaule du garçon et joua avec les boucles brunes.
— Pressons, jeune écervelé, la Dame nous attend. Nous n’avons qu’trop traîné. Tu sais qu’il est impoli d’la faire languir.
Après une longue marche silencieuse, chacun ruminant dans son coin, ils débouchèrent dans une clairière parfaitement circulaire, délimitée par des hêtres au fût droit et à l’écorce grisâtre, au centre de laquelle s’élevait un tertre d’herbe rase. Sur ses flancs, des roches grises et lisses miroitaient sous les feux célestes. Au sommet, adossée au plus imposant des monolithes, une femme d’une incroyable beauté les regardait approcher. Sa longue chevelure auburn se rehaussait d’un fin treillis de perles blanches ; son front haut s’ornait d’un cercle d’or finement ciselé ; une jupe longue en lourd velours vert enserrait une taille parfaite. Une redingote scintillante soulignait des formes généreuses. Un large sourire adoucissait les traits hiératiques de la Dame. Le regard des yeux gris brillait d’un amour infini. L’enfant se précipita dans sa direction. La Première lui ouvrit les bras et l’étreignit avec force.
En quelques bonds, Sil’Léal rejoignit la Ronde des Arbres où brillaient, jour et nuit, une multitude de petites lumières multicolores au sein des feuilles elliptiques d’un vert profond. C’était un endroit de paix intense. Comme si l’immensité de l’antique forêt n’existait que pour préserver ce Havre de l’Ancien Monde. Un refuge destiné hélas à disparaître tôt ou tard sous la menace grandissante des Autres. Assis sur une branche, le petit lutin lançait des œillades enflammées aux minuscules créatures qui voletaient autour de lui. Un peuple étonnant l’entourait, le saluait, s’amusait à voltiger de branche en branche et babillait sur leur hôte, le fils des hommes. Ils appartenaient à toutes les races et toutes les espèces que la Sylve avait enfantées en abondance depuis la création des Mondes. Certains tenaient plus de la plante que de l’animal et mélangeaient avec bonheur d’étonnantes hybridations. Ils étaient tout aussi nombreux à accourir sur l’herbe rase ou à descendre des roches miroirs par de minuscules filins qui s’entrecroisaient comme d’immenses toiles d’araignées.
Un long moment, la femme et l’enfant restèrent serrés dans les bras l’un de l’autre. Leur bonheur faisait chanter la forêt environnante. Puis Sans-nom releva la tête et cligna des yeux avec espièglerie.
— Ma Dame, je suis venu dès que j’ai su que vous m’appeliez, commença-t-il gaiement. - Les grands yeux gris le jaugèrent. Il sentit fondre son assurance. - Enfin presque. Bah, de toute manière, je suis là.
Sans-nom avait pour habitude de simplifier les choses à l’extrême. D’un optimisme désarmant, il évacuait le plus souvent les problèmes d’un simple haussement d’épaule, et renvoyait ses soucis aux calendes grecques. Rien ne semblait l’atteindre. Yrathiel n’était plus qu’une lointaine menace, pratiquement diluée dans le temps. A vivre parmi les peuples de la Sylve, Sans-nom en avait adopté la philosophie.
— Mon enfant, - La voix était profonde et chaleureuse. - assieds-toi, il faut que nous parlions. Je ne t’ai jamais caché qu’un jour, nos routes se sépareront. Nous devons commencer à préparer cet évènement… – Au regard inquiet qu’il lui jeta, la Première le rassura. – l’Appel ne résonnera pas de sitôt, sois tranquille. Nous avons encore plusieurs cycles devant nous pour organiser ton Devenir.
A demi rassuré, Sans-nom s’assit sur l’herbe rase parsemée de spirées crémeuses et de lunaires discrètes. La Dame se plaça près de lui. Elle allongea les jambes et le laissa reposer sa tête contre sa poitrine. Elle glissait sa main doucement dans les cheveux bruns. Sans-nom ferma les yeux avec délice. Il respira profondément ce parfum si doux et rassurant. Il chavirait de bonheur. La Dame de la Ronde des Arbres ressemblait trait pour trait à la femme sur la miniature qui trônait dans l’appartement du Doyen, celui que la meute avait dérobé dans sa rage destructrice.
La Première possédait la sagesse des Ages Heureux. L’enfant aurait été le dernier à s’en plaindre. Des Savoirs dont elle tenait absolument à l’instruire. Sous les ombrages, chacun s’ingéniait à lui en transmettre des brides. Peu à peu, il surmonta, auprès de la Première, le déchirement de l’exil et la disparition de Tyrson, son maître-façonneur de père. L’insouciance de la jeunesse fit le reste. Quatre cycles de vie, riches en expériences nouvelles. Durant lesquels son esprit s’affranchit des peurs de jadis.
Je poursuivais sans le savoir un apprentissage commencé auprès de mon père. Un apprentissage qui se perpétuerait encore de nombreux cycles durant. Serai-je prêt lorsque sonnera l’heure de l’affrontement ? Suis-je vraiment Celui qui porte les espoirs des Races libres de ce Monde ? Elie, suis-je celui que vous semblez tous appeler de vos vœux ? — Maître Sol’Déorm est très satisfait de toi. Je t’en félicite ; il m’a longuement entretenue des progrès qu’il constate à chacune de vos rencontres. Il loue ta patience, ton écoute et la réflexion dont tu fais preuve lors de vos conversations. Il semble que tes copies correspondent dorénavant à son attente. J’ai eu le loisir de parcourir tes derniers travaux. Ton tracé glaïcque a gagné en régularité même si, à mon avis, il manque un brin d’élégance dans la rotondité des lettres communes. Sache faire preuve de patience et d’application. Ce que tu as appris en quelques mois, certains humains mettent une vie entière à l’assimiler.
Sans-nom avait les yeux qui brillaient de satisfaction et de reconnaissance.
— C’est tellement passionnant de reproduire les parchemins des temps anciens et d’apprendre le langage commun des baronnies ainsi que les différents idiomes des terres boréales. J’aime la musique de leurs mots étranges ; ils respirent l’espoir, la joie, la vie, l’aventure. Maître Sol’Déorm connaît d’innombrables récits légendaires et il n’hésite pas à me laisser explorer les chambres de lecture à mon gré…
Bienveillante, la Dame leva la main pour interrompre le flot intarissable des paroles : « Déchiffrer les langages des Hommes ne signifie pas en connaître le cœur. Mais je suis heureuse que tu apprécies notre petit professeur. Il le mérite bien. Sa vie renferme des tristesses que je n’ai pas réussi à effacer malgré le temps. Ta venue a déposé un baume sur ses vieilles blessures. Son enseignement te sera précieux si tu sais t’en montrer digne ; il te prépare à affronter le monde extérieur te familiarisant avec les vicissitudes de l’Histoire des royaumes humains. Une odyssée à laquelle tu devras à ton tour apporter ta pleine contribution, enfant d’Yrathiel. »
Sans-nom baissa les yeux. Habituellement il se refusait avec obstination à envisager l’avenir loin de Brye et de ses adorables habitants. Renoncer à cette félicité paraissait inconcevable mais ses protestations jusqu’ici étaient restées vaines. Tous lui prédisaient d’illustres lendemains. Il était le seul à trouver ces Devenirs terrifiants. Son mutisme s’éternisa. La Dame poursuivit.
— L’heure de ton entrée dans la danse des hommes viendra en son temps. Cela ne sert à rien de t’angoisser à l’avance. Aie confiance, je ne laisserai pas les loups te dévorer. Et, s’il le faut, je repousserai l’Appel jusqu’à ce que tu sois prêt à les affronter. Maître Sol’Déorm affirme que tes progrès sont rapides et spectaculaires. C’est un nain de bien, qui se trompe rarement, seulement – Comme la petite lueur bienveillante au creux du regard gris s’effaçait, Sans-nom sentit le vent tourner. – j’aimerais que tu montres autant d’application auprès du Gasthil. Son instruction t’est, elle aussi, nécessaire, voire vitale avant de parcourir les sentiers du monde des hommes. Tu dois posséder les armes du corps autant que celles de l’esprit. Les baronnies recèlent leur pendant de périls dont tu n’as qu’une faible idée !
— Oh ça !
Visiblement soulagé, le garçon se gratta le menton. Ne sachant quelle contenance adopter, il leva vers la Dame un regard contrit. Il bredouilla la première excuse qu’il lui vint à l’esprit. Pour rien au monde, il n’aurait voulu la décevoir.
— C’est beaucoup trop difficile. Le Maître des Arts Combattants n’est jamais satisfait de mes efforts et il crie tout le temps. Je ne serai jamais un guerrier, ma Dame. Moi, l’enfant sans nom. A quoi bon maîtriser les techniques des combattants ! Je n’ai pas envie de devenir ce en quoi le Gasthil souhaite me transformer. Je suis un tisseur de l’Onirie, comme l’était mon père.
— Et pourtant, mon jeune ami, tu as intérêt à fournir des efforts en ce sens. Et dès maintenant… Non, non, je ne veux pas entendre un mot de plus à propos de cette affaire. Le Gasthil est un excellent instructeur auprès duquel tu excellerais si seulement tu y mettais un peu de bonne volonté !
Sans-nom ne put masquer une grimace désapprobatrice.
— Si ! Si ! Plus de retard à l’heure des cours ni de bouderies pendant les entrainements. Il te faut t’entraîner dur car posséder un Talent ne suffit pas toujours dans les royaumes humains, loin de là. Le Gasthil ne peut parfaire ton initiation si tu ne t’impliques pas davantage. Promets-moi de fournir les efforts nécessaires.
Elle lui prit le visage entre ses mains, longues et douces, et approcha les lèvres pâles de son front pour y déposer un baiser.
— Promis, ma Dame, ronchonna l’enfant, mais alors, est-ce que je pourrais retourner à Massilia si je travaille bien ? Maître Sol’Déorm a besoin de nouvelles plumes pour ses écrits. Je vous en prie !
— Mon enfant, tu sais combien tu dois te montrer prudent. De trop nombreuses visites dans la cité côtière risqueraient d’éveiller l’attention de la milice. Comment expliqueras-tu ta présence là-bas si une patrouille t’accoste ? Les gardes du Mestre Guerdand ne sont pas tendres avec les étrangers par les temps qui courent. Et ne crois pas en avoir terminé avec les seigneurs des Hauts Fonds. Les oégirs sont toujours à la recherche du moindre indice qui peut les mener jusqu’à l’enfant perdu.
Sans-nom acquiesça avec désinvolture. Puis il saisit les mains de la Dame et les porta à sa joue. Ses yeux pétillaient de malice.
— Je n’ai aucun souci à me faire. Ghaisus n’est plus venu me visiter depuis que j’ai posé les pieds en Brye. Quant aux oégirs, ils ne s’écartent pas de la côte. Je prends grand soin à ne pas croiser la route de l’un d’entre eux. Je n’ai jamais visité les pontons au centre de la baie. De plus, les hommes-poissons sont interdits entre les murs de Massilia. La Grand Route est pleine d’errants qui s’arrêtent dans la cité, le temps d’un repas ou pour y coucher une nuit ; un enfant n’intéresse pas les gardes des Portes. D’ailleurs, je sais me faire tout petit. C’est Sil’léal qui me l’a appris. Je vous promets de faire attention. A moi aussi, de nouvelles encres et des pigments de S’Hivars ne seraient pas de trop pour achever la copie du parchemin d’Urs.
Malgré cette assurance affichée, la Première restait indécise. A l’évocation des conseils prodigués par le lutin, elle haussa vivement des sourcils, le regard chargé de reproches. Elle se leva, essuya la longue vêture en velours rehaussée de broderies au fil d’or qui figuraient des feuilles entrelacées de silhouettes d’oiseaux en vol. Sur ses gardes, le garçon s’écarta d’un rien, conscient de sa maladresse.
Comme une semonce, la voix familière résonna sèchement : « Et qu’est-ce que ce vaurien t’a donc appris d’autre ? A échapper à l’attention du Gasthil, je présume ? A chaparder dans les réserves des neuils ? ou à ennuyer ce pauvre Vieux Saule ? Quoi donc encore ? Sûrement pas des savoirs très recommandables ! Les Sylves ne sont guère fréquentables et Sil’Léal est le pire d’entre eux. Leurs petites lubies sont trop extravagantes pour un garçon destiné à marcher un jour aux côtés des barons humains et des Protecteurs gris. Il va falloir que j’aie avec ce petit drôle une brève conversation. »
Piteux, Sans-nom baissa la tête : protester n’aurait fait qu’empirer la situation. Il soupira ostensiblement, rentra les épaules. En quelques pas, il contourna les blocs granitiques qui étincelaient sous les feux célestes. La Dame de la Ronde des Arbres le rejoignit. Elle releva son menton de l’index et lui sourit mystérieusement.
— Si tu me promets d’être discret, je t’autorise à rendre visite à ton ami Tib. Par la même occasion, tu pourras effectuer des emplettes pour Maitre Sol’Déorm chez Dardémon - Le garçon se redressa, épanoui. – mais avant, nous devons nous entretenir d’un autre rendez-vous extrêmement important. Assieds-toi là ! Que sais-tu des Voyageurs ?
Obéissant, Sans-nom croisa les jambes devant lui. Il réfléchit un instant, se remémora ce que le nain archiviste lui avait appris sur le compte des Gris. Il se souvint du jour où sa route avait croisé l’un d’entre eux, sous la Halle des Guildes, parmi la foule des badauds. Lors une quaine de foire, à la Saison des Grands Calmes. Une multitude bigarrée, cosmopolite, se bousculait parmi les étals et les devantures des boutiques qui regorgeaient de marchandises. La marée des chalands bourdonnait comme une ruche. Il avait du mal à suivre Maître Sol’Déorm, car il portait par-dessus sa blouse d’apprenti une lourde besace contenant les achats de la matinée. Le nain s’arrêta auprès d’un marchand glennand, d’une maigreur spectaculaire. L’homme vendait des lames brillantes, des sabres, des épées et d’autres sortes d’outils étranges, posés à même le sol ou dans des barils percés. Le marchand et le nain s’entretenaient à voix basse, sans prêter attention à Sans-nom qui attendait à quelques pas, les provisions posées à terre. L’enfant en profitait pour examiner la foule avec ravissement et curiosité. Soudain il aperçut le géant gris. Il approchait dans sa direction, fier et magnifique. Il fendait la multitude comme le vent agite un champ de blé. La foule s’écartait en lui jetant des regards chargés d’animosité que le Voyageur feignait d’ignorer. Il la dominait de la tête et des épaules.
Porteur de malheurs ! Voleur et Assassin ! Traitre !
Tant de patronymes malveillants les accablaient aujourd’hui. Jadis, Protecteurs au service des Dieux Inconstants, Seigneurs de Guerre, Puissants parmi les hommes. Un glorieux passé enseveli sous l’opprobre de la trahison de l’un des leurs. Avant la chute de Thiel, la cité céleste, dont ils assuraient la protection. Avant Marsangs !
Jadis respectés, idolâtrés. Aujourd’hui méprisés, honnis pour n’avoir pu endiguer l’avancée ravageuse du Blanc Pays. Les Gris traînaient dans leur sillage des relents d’infamie. Les hommes leur reprochaient la débâcle de Marsangs. Ils les rendaient responsables de la Quatrième Vague, la dernière à ce jour, mais la plus destructrice et la plus meurtrière. Le Capitaine qui menait alors les Armées des races unies sous une seule bannière se nommait Anathan Gilgerad, le Pourfendeur, guerrier émérite parmi les Protecteurs Gris. Au soir du septième jour, Gilgerad avait fui le champ de bataille accompagné de ses quatre-vingts Mystics. Uniques rescapés d’un effroyable carnage. D’aucuns les soupçonnaient d’avoir abandonné leurs frères d’arme humains aux hordes des Autres. Puis le Haut Mal frappa le Pourfendeur - le remord chuchote la rumeur. Depuis lors, apatrides, chassés des cités qui, autrefois, les accueillirent en héros, les Gris Voyageurs parcouraient les terres du continent à la recherche d’une hypothétique rédemption. L’impressionnant personnage marchait parmi les hommes, ses cousins, avec la fierté du guerrier. Sa combinaison bariolée lui collait au corps, recouverte par une longue cape d’un rouge flamboyant. Ses longs cheveux blancs noués en une tresse unique sur l’arrière de la tête. Sa peau tirait vers un gris terne, crayeux, tendue à l’extrême sur une ossature anguleuse.
Comme l’exigeaient les Saints Livres de l’Ylliad, rédigés par Anathan Gilgerad du premier Clan, le Voyageur ne portait aucune arme visible, à contrario de nombreux passants parmi l’assemblée réunie sous les arcades en pierres taillées de la longue Halle des Guildes de Massilia. Seulement il se dégageait de sa personne une telle aura de puissance qu’il ne semblait pas en avoir la nécessité. L’Homme Gris s’éloigna dans un sillon d’hostilité puis la foule retrouva son exubérance festive. Seul, Sans-nom regretta alors de ne pouvoir le suivre.
- J’ai rencontré l’un d’entre eux à la foire de Silmever. C’est comme croiser la route d’un seigneur des Temps d’Avant. Je m’en souviens encore … Je ne comprends pas pourquoi Tib ne les aime pas. Son père les accuse de nombreux maux. Il les traite de bandits, de parjures et de voleurs d’enfants.
La Dame de la Ronde des Arbres ébaucha un sourire à cette allusion concernant le jeune garçon qui habitait Massilia, dont Sans-nom avait fait la connaissance lors d’une de ses visites et auprès duquel il passait de longues heures complices.
- De nos jours, les humains en général n’apprécient pas leurs anciens Protecteurs. Les barons encouragent cette inimitié afin d’empêcher la réouverture des Commanderies dans leurs cités. Ils ne sont pas prêts à partager de nouveau le pouvoir. Les Gris servent de boucs émissaires. Pourtant certains changeront d’avis avant la fin de ce monde. Souviens-toi de mes paroles, mon enfant. Pour l’heure, une compagnie du troisième Clan, guidée par le Mystic Yvan Mondolini, contournera Brye d’ici quatre jours, venant des marais d’Alès. Habituellement, ils établissent un campement sur la prairie des Lunes Rousses. Cinq voitures et une vingtaine d’Ortas pour ce que les vents d’orient m’ont révélé. A la fin de chaque décycle, les Gris se rendent au Grand Rassemblement ainsi que l’exigent les Lois du Pourfendeur. L’occasion t’est offerte de me prouver l’efficacité de tes Talents de Tisseur. Les espionner durant le temps qu’ils camperont près de notre lisière. Ce ne sera pas tâche aisée. Je connais la shaïa Naharashi Elivashavitara pour l’avoir rencontrée à plusieurs reprises. Tromper sa vigilance te demandera le meilleur de toi-même. Voilà ce que je te propose : une nuit au sein du troisième Clan.
Après un long silence, captant son regard avec une intensité presque insoutenable, elle ajouta sur un ton prophétique : « Sans doute, je l’espère, le jour viendra où tu marcheras parmi eux ! »
Sans-nom sauta sur ses talons, ébahi par cette prédiction. Le cœur battant à tout rompre, il s’empoigna la tête en ouvrant de grands yeux. A l’orée de la clairière, le joyeux babillage s’interrompit brusquement. Sur sa branche, Sil’léal intimait le silence, les bras levés. Chacun et chacune dressèrent l’oreille.
- Moi, s’exclama l’enfant suffoqué, moi, j’accompagnerai les Voyageurs sur les routes. Moi, je partagerai le feu des Protecteurs Gris. Mère, dites m’en davantage. Que savez-vous d’autre à ce sujet ? Pourquoi s’intéresseraient-ils à un non-né ?
Il était attendrissant ainsi, à se tordre les mains, le visage traversé par d’intenses émotions. La Première eut un petit geste d’apaisement avant de lui répondre.
- Mon enfant - Elle l’attira contre elle avec douceur. - mon enfant. Tu es si jeune, si fragile. Lorsqu’il te faudra parcourir le monde extérieur, alors tu comprendras. Mais c’est encore trop tôt. Tu dois d’abord apprendre. Lorsque retentira l’Appel des Inconstants, nous devrons te trouver de nouveaux champions pour t’aider à mener à bien ta mission. Les baronnies sont trop versatiles ; certains humains s’acoquinent avec les Autres. Les Voyageurs ne sont plus que l’ombre des Protecteurs d’Antan. Pourtant leur puissance n’est qu’endormie. Il suffirait d’une étincelle, d’un « espoir ».
— Mais que suis-je donc censé accomplir pour qu’ils viennent ainsi à mon aide ? Mère, je vous en prie, personne ne daigne répondre à cette question et, pourtant, chacun semble informer de ce mystérieux Devenir.
La Dame de la Ronde des Arbres déposa ses doigts sur les lèvres de l’enfant, interrompant sa plaidoirie. Elle l’enveloppa d’un tel amour qu’il renonça, une fois de plus.
— Notre Destin n’est pas gravé par avance sinon nous n’aurions aucune crainte quant à celui qui t’échoit. En réalité, il règne dans les allées du Temps de nombreuses incertitudes ; pour le concrétiser, il te faudra faire preuve de patience et de sagesse, d’opportunisme. D’un grain de fantaisie également. Les Gris participeront indéniablement au trépas de ce continent. Et vous partagez des intérêts communs. Les Clans l’ignorent encore. Les Shaïas possèdent quelques Clairvoyantes en leur sein. Seulement leurs pouvoirs sont étriqués, même si elles ne le reconnaîtront jamais.
Elle émit un petit rire cristallin.
— Ce sera à toi d’agir pour qu’ils t’acceptent en leur sein. Une affaire compliquée, les Gris exècrent les autres races depuis leurs déboires de Marsangs. Alors patience ; des Temps de changement approchent. Chaque jour, je le ressens davantage dans la Terre, les Eaux et les Vents. Je peux y lire désolation et souffrances mais aussi espérance et salut. Vouloir s’y opposer ne servirait à rien. Cela risquerait d’aggraver le déséquilibre de potentiels Devenirs. Lorsque l’Appel m’obligera à quitter ce monde, il te faudra compter autour de toi des alliés puissants, prêts à te prêter main forte… Car tes ennemis seront nombreux également. Et malveillants. »
— Pourquoi les Gris s’intéresseraient-ils à moi ? Je ne suis même pas né sur cette terre.
— Parce que je leur ai demandé, cher petit. Je compte parmi eux de très vieux amis même si nous ne nous voyons plus guère. Nous n’avons hélas pas d’autres alternatives pour le moment. J’en suis profondément attristée.
— Alors restez afin de m’aider dans mon entreprise ! Ma Dame, avec vous à mes côtés, je ne craindrais ni la perfidie ni la malfaisance des hommes.
Elle lui sourit avec une indulgence toute maternelle. Il ne pouvait comprendre les rouages du drame qui prenait forme peu à peu. C’était peut-être mieux ainsi.
— Sans-nom, rien de ce que je pourrai entreprendre ne te facilitera la tâche à venir. D’autres pourvoiront à mon départ si tu ne te trahis pas en grandissant. Mon rôle sur ce rivage s’achève bientôt. Restes le même, en dépits des épreuves affrontées. Aie confiance en toi, mon enfant.
A ces mots, j’éclatais en sanglots et protestais longuement. En vain. L’enfant que j’étais alors aurait désiré par-dessus tout suivre la Dame de la Ronde des Arbres hors de ce monde moribond. Aujourd’hui, j’espère seulement la retrouver comme elle me l’a promis. Sur le rivage des Dieux. Un jour encore lointain… Cinq cycles s’écoulèrent avant que ne retentisse l’Appel. La Dame de la Ronde des Arbres quitta cette réalité, persuadée de la réussite de son Champion malgré son jeune âge. Ce qu’elle ne pouvait deviner, c’est que le Néogrine, lui, en décida autrement. Il n’était pas dans les intentions du Dieu Fol de favoriser l’un ou l’autre des deux partis en lice. Bien au contraire.
Chapitre cinq : La visite à Massilia. Bordée de hauts talus herbeux, la Voie pavée, construite bien avant cet âge de déraison, se noyait dans une brume poisseuse surgie de l’océan. Sans-nom était confortablement installé au pied de l’imposant quadrilatère qui dominait la Croisée des Routes. Il pouvait ainsi examiner à sa guise les voyageurs qui empruntaient le gris ruban. Ce dernier courait d’Aléaléam sur la côte sauvage jusqu’en pays Shums, à Shumahs, la cité aux cinq colonnes. A la Croisée, la route se ramifiait vers les collines de Massilia en contrebas et s’enfonçait dans les prairies du pays d’Olfert en direction des Monts. On pouvait apercevoir leurs masses bosselées et lointaines lors des chaudes journées de Kolma, quelques centaines de milles plus au Nord.
Totalement dépourvue d'inscriptions et de motifs décoratifs, la haute stèle grise accueillait à son sommet les offrandes des voyageurs et des caravanes qui parcouraient la Voie ; elle débordait d’un bric à braque impressionnant de jarres et de paniers, de victuailles pourrissantes et d’une foison de colifichets et d’objets en passe de retourner à l’état de poussière sous les actions combinées des cycles et des intempéries.
Les premières lueurs d’une aurore timide perçaient avec peine la brume cotonneuse. Il régnait dans ce coin du monde comme un silence d’outre-tombe. Il n’effrayait pas l’enfant, assis, les bras autour de ses genoux recroquevillés. Sans-nom attendait bien au chaud dans une pelisse doublée de fourrure fauve. De hautes chausses en cuir retourné enserraient une culotte sombre et une blouse longue d’apprenti se devinait entre les plis du manteau. Des boucles brunes s’échappaient d’un bonnet de laine, teinté de jaune.
Jusqu’ici nul voyageur solitaire, aucune caravane beuglante et tonitruante, pas de cavalier fantomatique, la voie restait désespérément vide.
Sil’Léal surgit d’un pan de brume. Il arracha le bonnet pointu avec lequel il entreprit de s’essuyer la frimousse.
— Quel temps horrible ! gémit-il. Fallait-il que tu décides d'ton escapade justement aujourd’hui ?
— Dans deux jours, les Voyageurs parviendront au Haut Champ des Lunes Rousses. Je dois être prêt. Maître Sol’Déorm a besoin de fournitures pour terminer son étude sur les graminées florifères. Alors autant effectuer nos emplettes dès à présent. Et puis, j’ai hâte de revoir Tibelvan pour lui raconter les dernières nouvelles. Tu le crois, toi : je vais rencontrer des guerriers des Clans Gris… ajouta-t-il d’un air rêveur.
— C’qui m’tourmente, c’est c'soi-disant départ pour un ailleurs vierge. Moi, j’ai toujours vécu sous les ramures de Brye. J'n’y comprends rien à tout c'fatras.
Sil’Léal semblait vraiment désemparé. Les sombres nouvelles dont lui avait fait part son ami humain l’inquiétaient plus qu’il n’aurait voulu se l’avouer. Pouvait-il y avoir une vie ailleurs que dans l'antique forêt de Brye ? Qu’allait devenir le Peuple de la Sylve si loin de la Ronde des Arbres ?
— Ne t’inquiète pas, Sil. Notre Dame prendra soin des nids et de leurs résidents. Fais-lui confiance, la Première ne vous laissera pas derrière elle. Je suis le seul dans l’histoire à ne point pouvoir la suivre, du moins c’est ce qu’elle affirme.
Sans-nom s’aperçut à cet instant qu’il ne s’était pas inquiété du sort réservé à ces amis de la Sylve ni d’aucun habitant de Brye. A moitié convaincu, Sil’Léal hocha la tête. Il vint s’assoir sur la jambe droite de son compagnon, remit le couvre-chef en place et soupira.
— Pourquoi faut-il que tu nous quittes ?
A son tour, Sans-nom exprima son amère incompréhension. Il s’adossa plus confortablement contre la paroi rugueuse avant de répondre.
— Je l’ignore. Il semblerait que les Voies empruntées par les Ainés, les Premiers ou tes congénères du Petit Peuple ne puissent l’être par des êtres humains. Ne me demande pas pourquoi, je suis incapable de l’expliquer. Aucun de mes chers professeurs n’a daigné m’éclairer sur ce point. J’ai même l’impression que la Dame est autant que nous peinée de cette situation. Moi aussi, j’aurais aimé vous accompagner là-bas. Que vais-je devenir après votre départ ?
Aucun des deux n’ayant de réponse acceptable, ils s’enfermèrent dans un mutisme qui s’éternisa. Peu à peu, les rayons solaires s’immiscèrent à travers le linceul de brume et réchauffèrent les collines fertiles. La Voie était à présent bien visible. On distinguait, en contrebas, serrée dans la baie que formait l’océan au sortir du promontoire d’Olfert, la cité commerciale de Massilia d’où s’échappaient de longs rubans de fumée. A hauteur d’homme, les broussailles denses dissimulaient en partie les deux guetteurs.
Sans-nom ne bougea pas quand deux cavaliers, montant de dociles liots communs, franchirent le muret haut de deux pieds à peine qui servait de délimitation à la cité. Ils longèrent les pâtures désertées puis gravirent au trot la pente en lacets menant à la Croisée. Les animaux soufflaient dans l’air frais de longs nuages blancs. Leurs cavaliers étaient entièrement engoncés dans des manteaux à hauts cols. Sans marquer un seul temps d’arrêt, ils prirent la direction des Monts d’Olfert, en route sûrement pour une baronnie du Centre, à moins qu’ils ne poursuivent vers Parrès, Tavos ou Galadorm. Les sabots résonnèrent plusieurs minutes durant dans le silence alentour. Sans-nom ferma les yeux. Avec un brin d’excitation, il s’imaginait les accompagner dans leur périple, à travers le continent, ou du moins ce qu’il en restait depuis la Quatrième Vague.
— Tu crois qu’il viendra une caravane aujourd’hui, s’exclama soudain le petit lutin, assis les jambes ballantes au sommet de la stèle. Il n’avait pas arrêté d’aller et venir depuis qu’ils étaient arrivés ; Sil’Léal à l’image des siens ne brillait guère par sa patience.
Quelques minutes plutôt, il s’était évanoui pour réapparaître parmi l’inextricable capharnaüm d’offrandes destinées aux Divinités Protectrices de la Grand Route. Il farfouilla longuement sans que Sans-nom n’intervienne puis vint s’assoir au sommet du monolithe afin d’examiner son menu larcin.
— Si elle ne passe pas aujourd’hui, alors nous reviendrons demain, lui répondit l’enfant avec philosophie. Evite de nous porter la guigne en chapardant des oboles qui ne te sont point destinés.
— Hein ! Hein !
— Sais-tu que les humains déposent ces modestes dons afin d’implorer la bonne providence de les accompagner lors de leur déplacement. Il est très malvenu de se servir, cela pourrait offusquer Dame la chance.
— Les Dieux Inconstants sont partis d'puis plus longtemps qu'les hommes n's’en souviennent. Ils n’ont que faire des p’tites manies des peuples et des races. Même du temps de leur séjour parmi nous, ils ne s’intéressaient guère aux affaires de ce monde. Pas d’quoi paniquer, garçon !
Il disparut un instant pour resurgir à l’angle opposé.
— Et puis, il n’y a rien d'vraiment captivant à collecter, tes congénères sont passablement mesquins. A peine d'quoi intéresser un vrol.