Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret deux : Dans l'Antique Forêt de Brye.
 
Chapitre sept : Eliathan (2).

Elle parlait précipitamment, s’épanchait avec une troublante affection. Sans-nom n’aurait guère pu se dérober à une aussi charmante invitation.
— Autrefois, j’ai vécu en Yrathiel, la cité au cœur…
— Yr’At’Thiel, veux-tu dire !
La Shaïa l’interrompit brutalement. Sans-nom lui jeta un regard étonné. Avec autorité, elle répéta le nom de la cité d’albâtre en séparant les phonèmes sonores, les agrémentant différemment. Une exclamation de stupéfaction surgit dans son dos. Sans-nom distingua clairement les mots « les Portes de Thiel » juste avant que la Mère n’adresse au géant un geste impérieux qui lui cloua le bec derechef.
— Continue. Continue, mon garçon, pendant qu’Yvan va nous chercher un petit encas et de quoi nous installer confortablement à l’ombre des arbres. Je crois que nous n’en aurons pas terminé de sitôt. Revenons-en à ton récit. Ainsi tu es né en Yr’At’Thiel qui se situe…
— Au cœur de l’océan. Mais vous connaissez Yrathiel ? demanda l’enfant, dubitatif. Vous seriez bien la première sur le continent à me l’assurer. Même Maître Sol’Déorm en ignorait l’existence malgré la multitude d’ouvrages que contient sa bibliothèque. Tib, lui, doute de sa présence au large et cela s’explique facilement. Les oégirs interdisent la navigation à plus de quelques milles de la côte. Alors vous, vous connaitriez ma cité, Naha…ra
— Shaïa Naharashi Elivashavitara, mais tu peux m’appeler Elie, ce sera plus simple. Mes proches me nomment ainsi.
— Bien, alors je vous appellerai Elie ! c’est très joli, vous savez.
— Merci, mon garçon. A mon tour, veux-tu que je t’offre un patronyme qui me parait des plus appropriés en la circonstance ?
Elle épousait un petit air mystérieux qui l’amusa beaucoup. Le Mystic réapparut de derrière le bosquet d’arbres. Il tenait à la longe deux robustes mult-liots à la splendide robe fauve, sellés et porteurs de sacoches imposantes. Taillés pour les combats et les longues courses épuisantes, les destriers étaient plus massifs que les liots communs qui servaient davantage aux marchands et aux paysans des baronnies. En jetant de furtifs regards vers le duo, l’Homme Gris déchargea le contenu des sacoches en cuir, rehaussés de coutures plates en fils verts. A l’ombre des charmes, il étala une large couverture en laine, teintées de carreaux multicolores. Puis il y déposa de petits coussins rebondis, chatoyants, et porta un panier en osier, fermé, au centre de la vaste pièce d’étoffe. Ensuite il guida les montures un peu plus loin, les libéra de leurs charges et les laissa libre d’aller et venir. Enfin il revint se placer à deux pas, les bras croisés. Personne ne pouvait deviner le maelström de sensations qui l’agitaient alors.
— Voyons ce que nous avons là !
La petite Mère des Clans trottina jusqu'au panier, entraînant l’enfant à sa suite, ouvrit le rabat et commença à en sortir divers trésors. Sans-nom l’observait sans rien dire. Il découvrit une large miche de pain doré, de longues tranches de viande recouvertes d’une couche de graisse fleurant bon les aromatiques, cinq belles pommes brillantes et, dans un torchon noué par les quatre coins, une magnifique tarte débordante de crème et de baies rouges. Son visage juvénile se fendit sur un large sourire. Tout à coup, il sentait la faim lui tenailler les entrailles. Il est vrai que la matinée tirait à sa fin et qu’il n’avait rien mangé depuis la veille au soir, où il avait chichement dîné d’une fricassée de champignons. Elie rassembla plusieurs coussins. Elle s’assit avec précaution en faisant attention à ne pas froisser l’ample manteau. La chaleur de cette magnifique journée de Kolma l’incommodait nullement. Elle tira plusieurs flacons du panier ainsi que deux bols en bois et tendit l’un d’eux à l’enfant.
— Lait de fraise, eau de rose, jus de pomme. Que préfères-tu ?
— Je veux bien de l’eau de rose, répondit l’enfant en s’asseyant auprès d’elle, à l’endroit qu’elle lui désignât. Mais vous m’aviez promis de m’offrir un patronyme, Elie.
— Oui, oui. En effet. Seulement à la condition que tu répondes à mes questions avec sincérité, sans rien me dissimuler. Ce n’est pas anodin, un nom, le sais-tu ?
— Promis.
— Alors voyons. Que penses-tu d’Eliathan ?
— Eliathan ? Eliathan ! Il me plait beaucoup. Merci pour votre générosité, Elie. Tib et moi, nous n’avons pas réussi à nous mettre d’accord. Eliathan… J’espère qu’il conviendra à la Dame de la Ronde des Arbres. Je l’aime déjà, vous savez, et je serai peiné qu’elle le refuse. Eliathan ! Eliathan !
Il répéta plusieurs fois ce nouveau mot qui semblait surgi tout droit d’un passé révolu et guerrier.
— Veux-tu connaitre ce qu’il signifie dans le Haut Langage, enfant d’Yr’At’Thiel ?
La voix grave du Voyageur résonna comme ce dernier sortait de sa torpeur, en proie avec une émotion fiévreuse. Les yeux clairs flamboyaient d’une exaspération difficilement contenue. Ostensiblement, il ignora le geste impérieux de la petite Mère. Il se planta au bord de la couverture, les mains sur les hanches.
— C’est un nom que tu ne dois pas accepter à la légère, fils de Tyrson.
— Mystic Yvan Mondolini, ce n’est ni le lieu ni le moment…
— Il doit savoir, Shaïa ! Malgré tout l’amour et le respect que je vous porte, l’enfant ne peut assumer ce fardeau qu’en toute connaissance de cause !
Sa voix se brisa sur une note d’amertume. En réalité, elle suppliait plus qu’elle n’exigeait.
— J’aimerais connaître les raisons du sieur Mondolini, Elie, intervint Sans-Nom, désolé par la tournure sinistre que prenait l’entretien.
L’Homme Gris prit une profonde inspiration puis il s’expliqua lentement, avec une solennité qui impressionna l’enfant : « L’Ylliad nous enseigne que les noms revêtent une fatalité insoupçonnée. Ils déterminent très souvent nos choix futurs. Certains davantage que d’autres. Dans le Haut Langage, ceux-là résonnent pour clamer haut et fort la destinée de celui qui choisit de les endosser. Ainsi « Eliathan » te plait ; il semblerait que ce soit là un choix aventureux pour un si jeune garçon, humain de surcroit, – Il éclata d’un rire haut perché sarcastique, fleurant l’égarement. – un choix vraiment dangereux et qui peut se révéler mortel ! Eliathan, le Porteur d’espoirs ! »
 
Je murmurai « Eliathan, le Porteur d’espoirs » avec déférence. A voir ainsi s’enflammer le guerrier gris, je sus qu’il me serait difficile d’y renoncer. Je ne me doutais pas alors qu’il n’était que le premier d’une longue liste de titre qu’il me faudrait endosser puis assumer afin que se réalise ma Destinée. A cet instant, je désirai simplement être Eliathan, Celui par qui renaitrait l’Espoir chez le Peuple Gris.  
L’affreux doute viendrait plus tard. Avec le temps des corbeaux.

Chapitre huit : Les Voyageurs.

Certains Ecrits affirment que la rencontre entre l’enfant d’Yrathiel et la Shaïa Naharashi Elivashavitara eut lieu le 47ième jour de Kolma du Cycle 737 A.M. Du moins Elyon d’Aléaléam l’a-t-il rapporté dans le Haut Récit de la Marche des Hommes. Peu importe, ce qui est sûr, c’est qu’ils apprirent là à se connaître, découvrant chez chacun d’eux d’inestimables trésors, échangeant anecdotes et confidences, le tout ponctué d’éclats de rires et de doux sourires. Ils se séparèrent à regret à la pressante demande du Mystic Yvan Mondolini, de plus en plus nerveux comme l’après-midi s’éternisait. Après maintes promesses de se revoir, Sans-nom regagna le sanctuaire boisé. La tête lui bourdonnait de mille pensées. Tant à raconter qu’il ne savait pas par laquelle commencer ni à qui se confier en premier. Finalement, il gagna la Ronde des Arbres. Jamais auparavant, le garçon ne s’était senti plus heureux.
 
La Shaïa Naharashi Elivashavitara et le Mystic Mondolini s’élancèrent au grand galop vers le nord afin de rejoindre la Compagnie du troisième Clan avant la tombée de la nuit. Ils n’échangèrent aucun mot après le départ de l’enfant. Cela viendrait plus tard. Pour l’heure, ils suivirent les traces du convoi, longèrent Brye jusqu’à la Grand Route puis traversèrent celle-ci, en ayant à peine ralenti l’allure. Peu après, ils obliquèrent vers les lointains contreforts d’Olfert qui bleuissaient dans la chaleur de cette fin de journée. Pourtant la Mère ne montrait aucun signe de fatigue ni d’un quelconque inconfort. Elle montait en amazone, les pieds callés au creux d’une planchette en argent, garnie de radieuses pierres précieuses. Elie adorait l’excitation de la course. Elle s’y abandonnait comme une enfant, ivre de liberté. Dans la soirée, les cavaliers atteignirent les cairns d’Elterrad, au bord de la Lorge, sans mésaventures. Malgré la fatigue de la chevauchée, après s’être baignés puis restaurés, tous deux conversèrent dans l’intimité de la tente jusqu’au milieu de la nuit. A partir de ce jour, le temps leur fut compté. La Compagnie devait rejoindre Olt le plus rapidement possible.
Le convoi mit trois jours pour traverser les plaines boisées et gagner la Grand Route du septentrion, aux abords de la cité portuaire de Karmar. De là, ne s’autorisant que de courtes pauses, les Gris empruntèrent la Voie pavée afin de contourner les bouillonnes baronnies des Terres Sèches. Puis ils obliquèrent vers le Nord jusqu’au Gué de Lesly, ce qui leur prit trente-quatre interminables journées à travers des paysages vallonnés et verdoyants, des terres fertiles plantées de vignobles et d’arbres fruitiers. Le trafic important - plus que dans leur souvenir - ralentit la progression mais il leur permit de se fondre parmi les nombreuses caravanes en route pour la riche Tavos et la forteresse de Gald. La saison des Grands Calmes était sur le point de s’achever. Chacun regagnait les cités de l’Intérieur, les voitures alourdies de marchandises. Ils attendirent deux longs jours avant de pénétrer les domaines du baron Althor d’Atéïas. Ce sinistre sire eut la malencontreuse lubie d’entrer en guerre avec les Lions d’Opham, une fois de plus. A deux lieux du château d’Avranches, une piétaille disparate stagnait dans un indescriptible chaos. Les soudards occupaient leur désœuvrement à rançonner les riches marchands qui remontaient du sud. Chaque soir, à la tombée de la nuit, Yvan Mondolini retrouvait Elie dans ses appartements où ils passaient, ensemble, la majeure partie des heures nocturnes à dresser des plans pour l’avenir.
 Le Grand Rassemblement débuta le 1er du mois de Tevard. Il durait les soixante jours de ce mois ingrat, sujet aux tempêtes et aux pluies torrentielles. En réalité, s’il était l’occasion d’un pèlerinage rituel sur les ruines de l’antique monarchie pour la communauté des Voyageurs, ce n’était pas là sa principale raison d’être. Tous les dix cycles, les Shaïas se réunissaient à Olt afin de déterminer la bonne fortune des Clans rescapés. Lesquels se disséminaient ensuite en une mosaïque de petites Compagnies autonomes à travers les territoires encore accessibles du dernier continent. Depuis sa rencontre avec celui qu’elle avait osé désigner comme l’Eliathan, Naharashi Elivashavitara éprouvait l’angoisse de ne pouvoir informer le Concile avant qu’il ne se disperse à nouveau. D’un avis partagé, une telle révélation bouleverserait à jamais les trames à venir du Peuple Gris.
« L’Eliathan nous montrera la Voie » ne cessait-elle de répéter à mi-voix lors des entretiens quotidiens. Le Mystic approuvait en hochant gravement de la tête. Sa gorge s’asséchait au point qu’il ne pouvait articuler un mot. Lui qui ne vécut que dans l’attente de cet instant. L’heure de la rédemption. Le réveil des Protecteurs. Il lui tardait d’atteindre Olt ; jusque-là ils décidèrent, pour plus de sécurité, de taire ce qu’ils avaient vécu, loin au sud, sur une lande dite des Lunes Rousses.
Sous une froide ondée, la caravane franchit le gué de Lesly le vingtième de Silmever. Ils doutaient à présent qu’ils puissent arriver avant le début du Grand Rassemblement. Chaque jour de Tevard écoulé verrait les premiers Clans sur place présenter leurs Hommages puis recevoir les arbitrages du Concile avant de quitter Olt pour un long voyage de retour. Elie enrageait contre le mauvais temps qui s’installait chaque jour un peu plus. Ils quittèrent la Voie large et pavée pour emprunter des pistes emplies d’ornières dans un paysage rude de plateaux couturés de ravines et de formations rocheuses erratiques. L’humeur d’Yvan s’assombrit proportionnellement aux obstacles rencontrés. Une étrange atmosphère oppressante s’installa durant la traversée des Terres Mortes où il leur fallut redoubler de prudence afin d’éviter les pièges sournois de ces contrées sauvages.
Le cinquantième de Silmever, la Compagnie du troisième Clan atteignit enfin la Salèze. Pour la première fois depuis le départ de Brye, Dame Providence favorisa leur périple. La pluie fine avait cessé depuis la veille. La large rivière serpentait paresseusement depuis les hauteurs enneigées des Thielvériles. Sur la berge, deux Compagnies, appartenant au septième Clan, s’étaient installées à l’ombre des cairns. Les préparatifs pour la traversée pratiquement achevés. Plusieurs filins, d’un bras d’épaisseur, reliaient les deux rives. Des charpentiers terminaient la réfection des larges barges. En s’approchant, ils assistèrent au succès de leur mise à flot. La traversée prit cependant trois longs jours supplémentaires mais s’effectua miraculeusement sans aucun incident notoire. Les ortas traversèrent à la nage avec force barrissements, les liots et mult-liots partagèrent la traversée avec les véhicules, les bagages et les Hommes Gris, les femmes et les enfants. Naharashi Elivashavitara profita de l’aubaine pour réunir les Matriarches présentes. A la suite de quoi une incroyable effervescence agita les campements jusqu’à leur départ. Ce matin-là, alors qu’un épais brouillard poisseux noyait la plaine, les trois compagnies s’ébranlèrent lentement pour débuter la traversée des cent cinquante lieues qui les séparaient encore des premières passes du labyrinthe de pierres. Ce dernier protégeait la sainte cité des Hommes Gris.
 
Une journée pleine suffit à rejoindre le lat-Arhin qui enserrait le plateau d’Olt. La pluie reprit, diffuse et glaciale. Une quaine plus tard, lorsqu’ils pénétrèrent à l’intérieur des Marches, un vent violent chassa les nuages lourds vers le sud. Il malmenait les véhicules et hurlait entre les flancs granitiques des canyons dont bon nombre s’achevaient en impasse. Seuls les Mystics connaissaient les rares passes qui grimpaient par un inextricable entrelacs de roches érodées vers les hauteurs. Le troisième jour, le convoi émergea entre les pans verticaux vertigineux qui s’évasaient en aiguilles. Ils purent enfin admirer la cité sainte en léger contrebas. Au sud-ouest, les eaux du lac Estriange miroitaient sous la froideur spectrale de Tevard. De ces hauteurs arides, les Voyageurs découvrirent une multitude bigarrée de tentes et de voitures qui cernaient les ruines à peine discernables de l’antique Olt. Cette mer de toiles et la multitude bruyante qui s’agitait dans les allées les réconfortèrent pleinement. Ils comptèrent trente-six cantonnements distincts. Chacun aménagé avec une rigueur militaire autour des larges pavillons de leurs Shaïas, entourés d’ateliers et d’enclos où l’on distinguait les silhouettes des ortas et des liots. Seulement, cinq d’entre eux n’accueillaient que quelques compagnies éparses. Finalement une majorité de Clans Gris demeurait encore sur place.
 Avec amertume, Yvan constata aussi que, depuis le dernier rassemblement, un décycle plutôt, certains poteaux aux couleurs des clans avaient été retirés, des puits rasés. L’herbe recouvrait les allées de pierrailles. Elle colorait de longues bandes vertes et jaunes l’espace mosaïque de l’immense rassemblement. On y creusait des fosses d’aisance qui attiraient des nuées d’oiseaux. A chaque nouveau pèlerinage, les Clans se faisaient moins nombreux. Inéluctablement, le Peuple Gris était voué à disparaitre.
 
« L’Eliathan nous montrera la Voie » songea le Mystic, en se dressant par-dessus l’encolure de la monture ombrageuse. La compagnie du troisième Clan s’engagea dans l’interminable descente en lacets. Puis, à mi-parcours, elle dégagea la voie pavée et investit une étroite prairie. Le reste du convoi poursuivit sa route dans un tintamarre de grincements, cliquetis et beuglements.
Avec impatience, les Hommes Gris du troisième Clan s’attroupèrent auprès d’une lourde remorque bâchée, protégée de sabords métalliques, dénuée du moindre ornement ou fresque criarde comme cela était le cas habituellement pour les habitations roulantes des Voyageurs.  Ils guettèrent l’arrivée du Mystic Yvan Mondolini. Un lourd manteau lui couvrait les chausses lacées et dissimulait la cuirasse en cuir de lémoïd. De larges bracelets enserraient ses avant-bras. Il s’approcha de l’arrière de la voiture, souleva le pan de toile qu’il rabattit sur le côté. D’un bond, le Protecteur pénétra à l’intérieur. Il en ressortit presque aussitôt. Il tenait à bout de bras une hampe courte, en métal argenté, finement ouvragée de liserés entrelacés. A son extrémité, dissimulé sous une simple toile, l’inestimable étendard du troisième Clan du Peuple Gris.
Aucun des Voyageurs présents ce jour-là ne l’avait contemplé au cours de sa vie. Ils avaient pu admirer des esquisses le représentant, entendre les bardes conter les exploits qui s’y rattachaient, mais jamais ils ne l’avaient vu de leurs propres yeux flotter aux caprices des vents. Yvan abaissa la tige métallique jusqu’à eux. Délicatement, le plus proche, un certain Geoffrey Timi, délassa les entraves qui le retenait prisonnier et en ôta le capuchon. Une exclamation de ravissement salua l’apparition du long drapeau triangulaire, brodé d’un dragon lové sur fond de houle bleue et grise. Le Mystic le brandit haut. Durant de longues minutes, Yvan l’agita, emporté par une sorte de vertige où se mêlaient joie, fierté et une bonne dose d’incrédulité. Alors monta un long, très long cri sublime qui résonna jusqu’à Olt en contrebas. Un temps, ce cri submergea le bourdonnement des tambours à timbre. Extatiques, les Hommes Gris se tombèrent dans les bras. Les accolades n’en finissaient plus. Leurs visages irradiaient de bonheur. Au-dessus d’eux, tel un héros de l’ancien âge, le Mystic Yvan Mondolini balançait l’emblème comme un métronome, sans pouvoir s’arrêter.
Lorsqu’ils pénétrèrent, droits et fiers, à l’intérieur de l’immense communauté, les trente guerriers de la compagnie tenaient de la main gauche leurs étendards qui claquaient sèchement sous les rafales d’un vent glacial. Un attroupement se formait déjà sur leur passage. La nouvelle s’était propagée comme un feu de paille, alimentée par d’étranges rumeurs.
La Shaïa Naharashi Elivashavitara désirait marquer les esprits afin de précipiter les évènements. Une manière de rendre ainsi certaines décisions irréversibles. Elle craignait de nombreuses réticences voire des oppositions au sein même du Concile des Mères. La désignation de l’Eliathan ne se ferait pas sans heurts. Les regards de stupéfaction, d’effarement et de colère qu’Yvan apercevait sur les bas-côtés confirmèrent les inquiétudes légitimes d’Elie. Tout le camp accourait pour apercevoir ceux qui, en brandissant d’antiques bannières, violaient délibérément les Interdits de l’Ylliad. Un silence lourd de reproches accompagnait leur progression. Alors les sourires s’effacèrent peu à peu du visage des cavaliers. Chacun sentait peser sur lui une réprobation unanime.
L’allée centrale était assez large pour permettre au convoi d’avancer à allure régulière en dépit de l’affluence grandissante. Lorsqu’ils parvinrent à l’embranchement qui menait au site du troisième Clan, la compagnie se scinda en deux. La Shaïa et son escorte enrubannée poursuivirent vers le cœur de la mégapole alors que le reste des voitures, contenant lippys, compagnes et enfants, rejoignaient le lieu de repos, proche du Lac Estriange, où déjà plusieurs compagnies avaient installé les haies de roseaux tressées. La foule accompagna le véhicule de la Shaïa Naharashi Elivashavitara que protégeaient vingt cavaliers, scindés en deux groupes. Sur une légère éminence, bordée par une palissade en rondins, s’élevait la tente cérémonielle à la magnificence éblouissante, réservée au Concile des Matriarches. Occupant l’intégralité de la vaste esplanade, l’édifice éphémère présentait de multiples dépendances en toiles, certaines en bois rajoutées à sa périphérie. Une multitude de faîtes de forme ovale, recouverts de feuilles d’or, dominaient les vastes pans de toile opaque d’un brun moiré.

Ils s’avancèrent jusqu’à l’un des portiques en bois. Peints de couleurs vives et sculptés, ils démarquaient les Quatre Directions Fondatrices. La foule silencieuse s’immobilisa à trois pas. L’ignorant ostensiblement, le Mystic descendit de sa monture puis il porta la bannière au dragon lové jusqu’à un anneau de bronze fiché dans la palissade. Il exécutait ainsi un geste oublié depuis la funeste bataille de Marsangs. Un geste d’allégeance proscrit par les édits du Pourfendeur. Quand il se tourna face à la foule, son regard brillait d’une lueur de défit. Le silence s’opacifia à l’apparition de la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Yvan Mondolini lui présenta le poing droit fermé sur lequel elle s’appuya pour franchir les quelques toises ascendantes qui la séparaient de la somptueuse demeure des Matriarches des Clans Gris.
Dès qu’ils disparurent à l’intérieur, un brouhaha hostile s’éleva autour de la voiture. Les regards se braquèrent sur le reste de l’escorte immobile. Parmi ces derniers, Lido Muliris souriait à tout va. Son regard extasié fixait l’unique étendard qui claquait au vent. Après un long soupir, le vart plaça le sien à l’anneau suivant, aussitôt imité par chaque porteur. Disparus depuis une éternité, les longs drapeaux flottaient majestueux. La populace les contemplait avec un mélange d’étonnement et un soupçon de crainte. Crainte qui s’exprima en la personne d’un vart du quinzième Clan, un dénommé Eloi Longtin, au verbe haut et à la démarche chaloupée en raison d’une vieille blessure de chasse. Connu pour son dogmatisme exalté. La sainte fureur se concentra sur le pauvre Lido qu’il admonesta en s’extrayant de la multitude : « Par les Dieux Inconstants, seriez-vous devenus fous à lier, vous autres du troisième Clan ? Sacrilèges ! les bannières des Clans ne peuvent se dresser dans le vent, ainsi a décidé le Pourfendeur, l’auriez-vous oublié, malheureux ! clama-t-il en brandissant les bras. Il ne sera pas dit que nous vous laisserons ainsi salir l’Honneur des Gris. »
Et il s’avança avec la ferme intention de jeter bas l’objet de son opprobre.
Les cavaliers du troisième Clan firent bloc autour de leur vart, prêts à en découdre. Déstabilisée par l’audace sacrilège des nouveaux venus, la foule observait, silencieuse. Quelques encouragements peu flatteurs fusèrent çà et là mais, dans l’ensemble, les Hommes Gris se tenaient dans l’expectative, trop perturbés par l’ampleur du blasphème. Lido Muliris sentit grandir une étrange exaltation. Cet instant lui appartenait. A lui seul. La Shaïa Naharashi Elivashavitara l’avait prévenu quelques heures plutôt. D’un geste dramatique, il barra la route à l’importun et imposa le silence de la dextre. Sa voix claire déferla au-dessus de la foule pour porter la nouvelle à qui voulait bien l’entendre.
— Les Temps sont venus pour l’Eliathan de montrer la Voie aux Protecteurs ! 
Avec un plaisir inouï, il répéta plusieurs fois cette phrase prophétique. Scandée par les siens, elle s’envola ensuite au-delà de l’assemblée pétrifiée. Comme une trainée de poudre, elle se répandit dans le campement.
Tout d’abord, Eloi Longtin vacilla, sonné par l’énormité de la révélation. Son visage plat n’exprimait plus que de la stupeur. Puis il s’approcha du jeune vart, les yeux exorbités et le souffle rauque : « Tu ne te moques pas de nous ? ».
— Non, Compagnon, la Shaïa Naharashi Elivashavitara a rencontré le nouveau Porteur d’espoirs. Tel que je te voie à cet instant.  Je te le répète : les Temps sont venus pour l’Eliathan de nous montrer la Voie ! Il est grand temps que les Gris marchent en pleine lumière.
Le colosse poussa alors un rugissement. Il l’étreignit avec rudesse. Il pleurait. Puis il se tourna vers ceux de son clan qui l’accompagnaient. D’une voix de stentor où transparaissait une forte émotion, il clama : « Que l’on m’apporte notre porte-flamme. Il ne sera pas dit qu’il demeurera une seconde de plus prisonnier du passé. »

Lorsque le Mystic Yvan Mondolini pénétra sous le dais aux teintes chatoyantes, en mouvance, sa peau se hérissa. Le malaise familier s’installa le temps qu’il s’habitue à cette étrange perte de repères ressentie par la majorité des visiteurs. La Shaïa Naharashi Elivashavitara le précédait à deux pas. A quelques pouces des épais tapis sombres, elle glissait en chaloupant dans le long corridor tendu de toiles évanescentes. De minuscules globes à feu, pas plus gros que des têtes d’épingles, voltigeaient au-dessus d’eux, créant des halos de lumières éphémères. Des fragrances exotiques embaumaient les lieux dont l’immensité n’avait aucune commune mesure avec l’édifice de toiles entrevu de l’extérieur. Il n’était venu que deux fois auparavant – la première le jour de son élévation au titre de Mystic soixante-quatre cycles plutôt, la seconde lors du dernier Concile à la demande d’Elie – et le guerrier n’aimait toujours pas côtoyer les Cercles Ethérés. Il préférait les grands espaces, le soleil brûlant, la morsure du vent glacial sur sa peau à cet intemporel sanctuaire, source du pouvoir des Shaïas. Elie vira de bord. Elle l’obligea à stopper net.
— N’oublies pas, Yvan, la partie n’est pas gagnée d’avance. N’écoutant que leurs misérables intérêts, certains chercheront à mettre en défaut les prétentions du petit. Dès à présent, nous devons les convaincre qu’il n’est pas un imposteur, avant qu’il ne soit trop tard. C’est à toi que revient la tâche la plus délicate. Les Mystics montreront certaines résistances auxquelles tu ne t’attends pas. Crois-moi, il en va de la survie même du Peuple Gris. »
— Oui, ma Shaïa. Il en sera fait comme vous me l’avez demandé.
— Bien, bien, je savais que je pouvais compter sur toi. Je l’ai toujours su. Alors, allons porter la merveilleuse nouvelle.
Le petit visage rond se plissa sous un sourire espiègle puis elle fila, laissant le Voyageur, résigné et inquiet.
L’espace dans lequel il pénétra un peu plus tard, s’étageait sur plusieurs niveaux sous une coupole lointaine, mosaïque de lumière et d’ombres. Peu nombreux étaient les Mystics à fréquenter ces lieux qui, pourtant, leur étaient strictement réservés. Face à lui, de lourdes tables en bois sombre, surchargées de flacons et de victuailles, l’invitaient à venir se reposer et festoyer. Le sol était dallé de granit bleu ; des globes à feu au sommet de colonnes grises déversaient une lumière crue. Au centre trônait une maîtresse table de chêne, étroite, bordée de bancs, à la rustre simplicité. Vêtus avec une élégance raffinée, des Voyageurs bavardaient autour d’une perce installée en hauteur, sur d’énormes barriques. Yvan les ignora. Il se faufila vers un palier annexe auquel on accédait grâce à quatre larges marches, palier réservé à la bibliothèque. Un nombre impressionnant d’ouvrages se trouvaient à disposition sur de hautes étagères en quinconce. Des chaires et des pupitres, sculptés de fenestrages, permettaient aux lecteurs de parcourir les lourds recueils sans effort. Un clair-obscur tamisait ce lieu déserté.
 
Yvan Mondolini choisit un manuscrit enchâssé dans un écrin de métal dont le fermoir représentait une main ouverte. Il le déposa sur le plan incliné, l’ouvrit délicatement puis, après avoir ôté son manteau de voyage, il fit mine de s’absorber dans la lecture du texte ancien. Les ouvrages de la bibliothèque dataient d’un temps de paix et d’espérance. Bien avant la venue du Mur et l’effritement des grands royaumes. Ils traitaient pour la plupart du noble art de la guerre, études des techniques et philosophies guerrières, traités de politique ou de stratégie militaires d’un autre temps, récits de campagnes et de batailles tombées depuis longtemps dans l’oubli. Un pan entier était réservé aux écrits du noble Gilgerad, le Pourfendeur, quand, atteint par une démence visionnaire, il rédigea les Saints Livres de l’Ylliad, quelques quaines avant que le Haut Mal ne l’emporte.
Comme l’avait prédit Elie, très rapidement, de nombreux Mystics arrivèrent par petits groupes dans la vaste salle des festins. En partie dissimulé aux regards, l’Homme Gris les observait de son siège s’agiter et plastronner avec une certaine véhémence.  Chaque nouvelle entrée donnait lieu à d’interminables palabres. Pourtant Yvan attendit qu’ils fussent assez nombreux. De mémoire, il notait les visages connus, ceux qu’il redoutait de rencontrer comme ceux dont il espérait la présence.
Lors du dernier rassemblement, dix cycles plutôt, le Peuple Gris dénombrait soixante-trois Clans, composés de quatre à dix compagnies pour les plus importants, lesquelles rassemblaient, sous l’autorité de leur Mystic et de leur Shaïa, une cinquantaine d’âmes en moyenne. Ainsi que l’exigeaient les Ecrits de l’Ylliad.
Lorsqu’il se décida à agir, près de deux cents Hommes Gris palabraient dans une attente fiévreuse. Il lui restait le plus difficile à accomplir : les convaincre que Sans-nom était bien l’Eliathan. Majestueux dans sa cuirasse brune pourvue de larges épaulières en métal, dorées et cloutées, le Mystic Mondolini s’avança jusqu’à dominer la salle où les conversations s’éteignirent rapidement. Lors d’une fraction d’éternité, les visages se tournèrent dans sa direction. Il ressentit l’immense attente qui animait ses pairs.
« Bientôt, songea-t-il, bientôt ».
Puis, suivant à la lettre les directives de la Shaïa Naharashi Elivashavitara, Yvan se rendit sur le troisième palier, réservé à la salle d’arme. La galerie était déserte et visible de la salle commune qu’elle surplombait. Rapidement, il traversa les parquets boisés où étaient disposés de nombreux râteliers, surchargés d’armes de toutes sortes, des lourdes masses d’armes aux larges épées à dentelures, des longs arcs d’if aux haches et aux piques interminables. En ce lieu, le métal était roi. Le Peuple Gris y entreposait ses trésors interdits. L’homme sentait peser sur lui la tension exacerbée des Voyageurs. Il contourna des cibles de paille tressées, posées au sol, et gagna le sanctuaire. Là, tels d’étranges sentinelles, flottaient dans l’air les écus lustrés des Clans d’antan.
A cet endroit, les Khannas des Protecteurs reposaient sur de larges stèles de granit. Cela depuis la débâcle de Marsangs. Sept cencycles auparavant. Frémissant d’excitation, il contempla le bloc au-dessus duquel resplendissait le dragon lové du troisième Clan. Avec toute la solennité requise, il saisit la garde au pommeau orné d’une perle unique, laiteuse, et retira l’arme de son socle. Avec affection, son regard caressait le fil de l’acier. Il parcourut l’inscription gravée : « nahxoh ag xeoslha », « Servir et vaincre ». Par deux fois il murmura la devise prophétique.
Rapidement, Yvan récupéra également le baudrier de cuir qui l’accompagnait, le ceignit et fit glisser l’arme dans son dos, la garde dépassant de son épaule.
Alors, seulement, le guerrier descendit délibérément vers la basse salle. Un silence pesant l’accueillit. A son approche, les premiers rangs s’entrouvrirent. Le Mystic s’engagea dans une haie hostile d’un pas résolu.  Dans son dos, la présence complice de la Khanna le transportait d’ivresse en dépits des griefs de l’assemblée. Devant la table principale, trois Voyageurs l’attendaient. Trois frères de lame de son Clan. Il se félicita de leur présence. En s’asseyant, il déposa la khanna à plat devant lui. Livry Torèsy se plaça à sa droite, Léonard Palmy et Tarad Lam à sa gauche. Ensuite le reste des hommes présents cherchèrent place en se regroupant par clan. Lorsque les bancs furent occupés, les malchanceux s’agglutinèrent derrière leurs compagnons.
—  Au nom des Dieux Inconstants, moi, Yvan Mondolini, Mystic du troisième Clan, je revendique pour mienne la Khanna d’Elia, notre Père Fondateur. Avec votre accord, Compagnons, je la porterai dans l’Honneur et la Justice.
Yvan parla d’une voix forte, claire, et dévisageait les plus proches avec hardiesse.
— Et qui t’autorise une telle requête, frère des Clans ? Les Ecrits sont formels. Aucun d’entre nous …
— L’Eliathan m’a montré la Voie ! trancha Yvan d’un ton sec.
Des exclamations fusèrent aussitôt autour de lui. Le tumulte s’amplifia le temps que les mots produisent leur effet dans les esprits.
— Mes amis, mes amis, - L’Homme Gris qui venait de prendre la parole se leva à l’extrémité de la table. Il souriait mais son regard restait glacial. - Mes amis, mes amis…
Il obtint aussitôt une attention respectueuse. Le Mystic Tathaniel Ariti était le doyen de cette assemblée. Il avait combattu à Marsangs, connu la honte de la défaite. Depuis lors, l’unique survivant des Quatre-vingts Fondateurs avait résisté au Haut Mal, cette étrange langueur qui saisissait les Voyageurs jusqu’à les pousser à souffler sur leur Flamme de Vie. Unique témoin des heures sombres, on le respectait, non seulement au sein du vingtième Clan, mais également parmi la communauté des Hommes Gris.
— Mystic Mondolini, peux-tu nous expliquer la signification de ces allégations pour le moins surprenantes. Cet après-midi, les tiens ont répandu d’étonnantes rumeurs parmi les Clans et, te voilà, nous annonçant la plus incroyable des nouvelles – Sa voix tremblait d’émotion. – l’Eliathan, Compagnon, l’Eliathan dis-tu ? Comment cela est-il possible ?
Yvan lui sourit avec chaleur. Il connaissait l’honorable personnage et le respectait. Il acquiesça doucement, sa main caressant la lame tant convoitée.
— La Shaïa Naharashi Elivashavitara a désigné le Porteur d’espoirs au cours de notre long voyage. Ce n’est encore qu’un enfant, mais le doute n’est pas permis. Il est temps que les Protecteurs redeviennent ce qu’ils ont été. Que l’acier brille à la lumière du jour et que nos étendards fleurissent de nouveau sur les terres abandonnées par les Dieux Inconstants. L’Ordre Ancien peut être rétabli ; un nouvel Eliathan s’est levé.
 
Tathaniel se passa une main sur le visage. Ses lèvres tremblaient.
— Enfin, murmura-t-il en un souffle, sans aucune hésitation.
— Où est-il, compagnon ? Pourquoi ne t’a-t-il pas accompagné jusqu’ici ? Fais-le chercher et nous lui témoignerons allégeance !
— Oui, oui, qu’il vienne…
Des cris fusèrent de toutes parts. La passion emporta cette noble assemblée dans une flambée. Tout d’abord, Yvan ne détermina pas l’auteur de l’intervention mais il nota avec inquiétude l’ironie tendancieuse qui s’en dégageait. A l’évidence, le trouble-fête appartenait au premier Clan, celui du Pourfendeur, le plus puissant parmi le Peuple Gris. Un homme, petit et sec, réclama le silence en frappant des deux poings sur la table. Yvan reconnut le Mystic Alory Amidiel, réputé pour son impétuosité.
Manifestement ce dernier se contenait avec peine. Autour de lui, les guerriers du premier Clan affichaient ouvertement leur hostilité. Ils firent bloc derrière l’arrogant orateur. Même si parmi les autres clans, des voix l’exhortèrent à se rasseoir, l’Homme Gris ne semblait plus en mesure de se maîtriser. Alory pointa un index accusateur vers Yvan. Il poursuivit d’une voix où couvait une fielleuse rancune : « Ou peut-être n’est-ce encore qu’une de vos manigances, à vous autres du troisième Clan, pour s’attribuer quelques prestiges fallacieux ? Ne serait-ce pas, par hasard, l’un des vôtres, ce providentiel Porteur d’espoirs ? Il est unanimement reconnu que la Shaïa Naharashi recherche désespérément le prédestiné depuis une éternité, qu’elle est comme obsédée par la Sainte Quête. »
Un lourd silence succéda à l’accusation à peine voilée. Tout d’abord, Yvan ne comprit pas le sens caché de cette violente diatribe. Le sang lui chauffait. Ses doigts se crispèrent sur le bois usé. La main apaisante de Tarad Lam l’empêcha de bondir à la gorge de l’accusateur.
— Il recherche l’affrontement, lui souffla ce dernier. Tu as mieux à faire, n’oublie pas.
— L’Eliathan ne nous a pas accompagnés à Olt, finit par reconnaitre Yvan, concentrant son attention sur le Mystic Tathaniel Ariti.
Il écartait ainsi délibérément du débat ceux du premier Clan qui se trouvaient légèrement sur sa droite. Cette nouvelle provoqua un léger tumulte. Le visage étroit, osseux, d’Alory Amidiel s’épanouit sous un mauvais rictus puis il éclata d’un rire cinglant, prenant ses pairs à témoin.
— Voilà qui est plaisant. Vous semez le trouble en cette noble assemblée sur de fumeuses révélations pour lesquelles vous êtes incapable d’apporter la moindre preuve. Avouez, Mystic Mondolini, qu’il aurait été pour le moins plus simple de le conduire à Olt, afin que nous décidions de la véracité des prétentions de votre soi-disant Eliathan. Cela nous aurait évité de perdre notre temps en spéculations infondées.

La tempête faisait rage sur la cité d’albâtre. L’océan déchaîné montait à l’assaut des murailles. Il balayait les jetées de déferlantes aux crêts d’écume jusqu’à lécher les ventaux massifs du Haut Portique avec obstination. Le pâle soleil de Tevard baignait d’une aura blafarde les coursives extérieures désertées, livrées à la fureur des vents fantasques. Pourtant Elie ne pouvait détacher son regard du lacis des courtines, des jardins et des tours épointées, des dômes et des arches arachnéennes qui composaient l’architecture de la cité blanche. Du côté du continent, à mi-distance, la Shaïa Lavineshagiva Larahashi du premier Clan souriait avec le même émerveillement. Les Cercles de Ligneuses, réunies à Olt, l’utilisaient comme relais afin de permettre à la petite Mère du troisième Clan d’atteindre l’océan et au-delà. Une telle entreprise n’avait jamais été tentée de mémoire de Matriarche. Il fallut toute l’insistance d’Elie pour la réaliser. Flottant au zénith des remparts avec sérénité, la projection astrale ne craignait point le déchainement des éléments. Reliée à ses sœurs par un infime fil d’Ariane étincelant. Depuis de longues minutes, ainsi, le Concile se rassasiait à loisir d’une vue plongeante sur Yrathiel.
Loin, à l’intérieur du Continent, les Ligneuses formaient deux cercles d’énergie en se tenant par la main. Elles étaient assises sur de petits tabourets rembourrés, les paupières baissées, le visage tendu sous l’effort. Autour d’elles des novices surveillaient le moindre signe de faiblesse, prêtes à bondir pour que les liens ne se rompent. Au centre de chaque ronde, les Matriarches, Elie et Lavie, reposaient sur une couche moelleuse, les bras serrés le long du corps. Il irradiait de chacune un bien-être chaleureux. Par leur entremise, les Ligneuses entrevoyaient également celle que tant des leurs avaient désespérément recherchée durant les derniers cencycles. En désespoir de cause, certaines Matriarches avaient même osé pénétrer les rideaux de feu qui protégeaient le Blanc Pays dans l’espoir de rejoindre Thiel, la cité des Dieux, pour ne jamais donner signe de vie.
Yr’At’Thiel, les Portes de Thiel.
La cité légendaire se dressait telle que l’Ylliad la décrivait. Une réplique parfaite de la cité chérie des Dieux Inconstants.
Sur un signe de tête des Ligneuses, les petites Mères demeurées à l’extérieur du Cercle posèrent les mains sur leurs épaules. Des chaines humaines telles les rayons solaires s’étirèrent jusqu’aux murs. Alors les deux voyageuses partagèrent avec l’ensemble du Concile la divine vision. Nombre des matriarches n’osaient y croire. Le silence fut troublé d’exclamations et de rires légers. Le garçon de Brye, ainsi qu’on le nommait pour ne pas utiliser prématurément un autre qualificatif, ne mentait pas. Yr’At’Thiel existait bel et bien, à l’écart des côtes. Hélas, une telle découverte confirmait les obscures prédictions du Pourfendeur. Aucune d’entre elles, à cet instant, ne doutait que là se déroulerait l’ultime affrontement. Entre ces murs, les Hommes Gris embrasseraient la Rédemption promise au prix du sang et d’un suprême sacrifice. 
 Contrairement à ce qu’elle craignait, la Shaïa Naharashi Elivashavitara réussit à convaincre le Concile de la présence de l’Eliathan auprès de la Dame de la Ronde des Arbres. Le fait qu’un enfant humain du nom de Sans-nom puisse être le Porteur d’espoirs ne présenta pas un obstacle, du moins en apparence. Qu’il soit né en Yrathiel, que la Première de l’antique forêt de Brye l’ait recueilli, plaida largement en sa faveur. De plus, les shaïas des Clans Gris partageaient le même enthousiasme juvénile et un optimisme à toute épreuve. Du moins le crût-elle naïvement, les saisons qui suivirent devaient lui prouver le contraire.
Laissant dériver ses pensées les plus secrètes au sein de l’Ether, Elie se livra en toute confiance à ses sœurs afin qu’elles puissent s’en imprégner. Lors de ces échanges, la parole devenait inutile. Les shaïas des Clans Gris s’ébattaient dans l’Ether comme des enfants dans l’eau cristalline d’une cascade. Chacune vécut la rencontre du Haut Champ des Lunes Rousses, entrevit l’enfant accompagné de l’escorte scintillante des Elphérides, suivit l’entretien et les interventions du Mystic Yvan Mondolini. Le débat qui s’en suivit alors fut courtois et jovial. Petites poupées de chiffons, les shaïas flottaient au sein d’un maelström irisé de rose, de bleu et d’orangé. Une euphorie nouvelle habitait leurs échanges et leurs gestes. Des vagues de flammèches les frôlaient et magnifiaient leurs traits séraphiques. Un lieu de beauté, de douceur et de bonté. Des fragrances suaves et délicates, de prairies et de sous-bois, de fleurs et de fruits, embaumaient l’étrange endroit où nulle malveillance ne pouvait éclore.
Dans un élan unanime, pressée par Elie, les Matriarches décidèrent d’explorer sans attendre l’océan afin de vérifier les dires de l’enfant. Et Yrathiel leur apparut, solitaire, brassée par la folie tumultueuse des eaux marines. Ce qui n’était d’abord qu’un fol espoir se transforma en réalité tangible sous leurs yeux ébahis. Déjà mille conjectures s’offraient à elles. L’avenir s’emballait. Enfin.
Puis les nuées s’obscurcirent, noyèrent la cité d’albâtre, engloutirent la diaphane silhouette. Des roulements d’orage les assommèrent au point qu’une majorité de Ligneuses faillirent rompre le contact. Une noirceur d’une purulence infernale balaya l’euphorie de la découverte. Plusieurs suffoquèrent, quatre d’entre elles s’évanouirent, immédiatement relayées par des volontés en alerte. Un silence pesant s’établit dans la salle hexagonale. Des novices évacuèrent les malheureuses au bord de la rupture. Les rondes s’élargirent afin de renforcer la solidité des liens. Prise au dépourvue, la douleur terrassa Elie avant qu’elle puisse s’échapper. La petite shaïa n’eut qu’une fugace vision de l’effroyable faciès de l’Enfant-dieu. Avide, Ghaisus agrippa l’audacieuse. Il tenta de sectionner le fil de lumière qui la reliait au continent en lui instillant un poison méphitique. Sa proie était pratiquement inconsciente, à sa merci. Déjà Ghaisus incluait l’audacieuse voyageuse à son sombre projet. Fort heureusement, dans sa précipitation, l’Enfant-dieu se montra négligent. Il méprisait trop les mortels. Qu’ils soient d’Yrathiel ou du continent.
Maintenant fermement la Ligne qui la reliait à Elie, la Shaïa Lavineshagiva Larahashi affronta l’immonde créature avec un courage digne des plus grandes épopées. Sans hésiter, Lavie canalisa la puissance du Concile. Elle projeta sur leur agresseur un puissant flux d’énergie. Lors d’une fraction d’éternité. Certes elle n’aurait pu le vaincre mais la riposte inattendue suffit à rompre l’emprise que Ghaisus maintenait sur la malheureuse Elie.
Elle s’abima au sein de l’Onirie, emportant avec elle l’image de deux immenses puits de braise brûlant d’une haine insatiable. L’Enfant-dieu batailla longtemps contre les courants qui bousculaient sa geôle-réalité. Il n’avait pas la liberté de la poursuivre à travers l’Ether. Yrathiel était son fief, mais aussi sa prison. Pourtant, dans sa volonté de la rattraper, sa rage offrit aux mortels des terres lointaines des lambeaux de cauchemars et d’angoisses durant des nuits entières.
Vaillante jusqu’à en perdre plus que la vie. La shaïa Lavineshagiva Larahashi guida Elie loin du fiel qui les poursuivit jusqu’à la cité des Gris. Las, la malheureuse s’y consuma, corps et âme. Quant à Elie, malgré leurs pharmacopées et de nombreux artifices, les Matriarches ne réussirent pas à la tirer de la léthargie dans laquelle cette rencontre la plongea. Elie vivait toujours certes, mais pour combien de temps.

 Yvan n’eut pas à justifier de leur choix. Le Mystic Tathaniel Ariti réclama l’attention à l’assemblée survoltée en élevant la voix. Même le principal accusateur, Alory Amidiel, fut contraint de feindre l’entente. D’ailleurs ce dernier se rassit, le visage ravagé par un tourment intérieur.
— C’en est trop, Mystic Alory, j’en ai suffisamment entendu. Ce n’est en aucune manière à nous, les Mystics des Clans, de nous prononcer sur ces allégations. Le Concile décidera en son heure. Toutefois je serai d’avis d’écouter notre frère de lame. Qu’il nous conte son voyage. J’ai hâte d’en connaître davantage sur ce fameux Eliathan, béni soit-il. Mystic Mondolini, peut-être peux-tu nous expliquer les raisons pour lesquelles il n’a pu vous accompagner ?
Son intervention tempéra les esprits. Les regards convergèrent vers les Voyageurs du troisième Clan. Yvan réfléchit puis se leva et s’appuya sur la Khanna d’Elia. Il parcourut du regard les visages tournés vers lui, pesa les mots avec une peur affreuse. Celle de ne pas réussir à convaincre les guerriers du Peuple Gris.
— Qu’aurions-nous à lui offrir ? Ses ennemis, nos ennemis, sont nombreux. Trop à cette heure. Soyons honnête ; nous ne pouvons assurer la sécurité du Porteur. Depuis des cycles, la Dame de la Ronde des Arbres se charge de le protéger et de l’éduquer dans l’enclave de Brye. La Première déploie des trésors de ruse afin de le soustraire à l’attention des Autres et de leurs affidés. – Des exclamations étouffées ponctuèrent ses dires. – La shaïa Naharashi Elivashavitara souhaite qu’il demeure sous sa protection. Ce monde ne peut se permettre de le perdre, une fois de plus.
Yvan faisait allusion aux nombreux prétendants au titre de Porteur d’espoirs qui s’étaient déclarés au cours des âges passés. Nombreux depuis la disparition du dernier d’entre eux, Anathan Gilgerad, le Pourfendeur. Ils avaient connu de tragiques destins pour la majorité d’entre eux, les autres s’étant révélés n’être que des imposteurs.
— Les Premiers, as-tu dit ? en effet, certains vivent encore parmi nous. J’ai rencontré l’un d’eux en torj dernier dans une vallée reculée des Thielvériles, à l’ouest d’Eléia. Mais leurs heures en ce monde sont comptées. Agissons au plus vite, avant que l’Appel retentisse. Il est de notoriété publique qu’une ultime fois, les Dieux Inconstants appelleront auprès d’eux leurs enfants chéris et leurs serviteurs.
L’Homme Gris se nommait Oshrus Montys, Mystic du trente-quatrième Clan, vêtu avec simplicité, sans ostentation. Ses proches approuvèrent bruyamment. Tathaniel le salua avec reconnaissance. Puis il reporta son attention sur Yvan, visiblement mal à l’aise. Que dissimulait-il qui ne pouvait être accepté par les guerriers présents ? Un coup d’œil vers les représentants du premier Clan confirma ses craintes.
— Le Concile décidera. L’Eliathan nous montrera la voie, trancha Yvan avant de se rassoir.
L’homme qui se tenait à la droite du coléreux Alory Amidiel, se leva à son tour. Il souriait. Sa voix était trompeusement affable : « Vous ne nous avez toujours pas révélé les raisons qui vous poussent à l’appeler ainsi, Compagnon ? Est-ce un secret trop lourd à partager ? »
Abusé par les manières amicales, Yvan étendit les bras en un geste d’excuse. Il ferma les yeux, respira intensément. L’instant fatidique approchait. A l’intérieur de lui-même, il sentit poindre l’exaspération.
— Non, bien au contraire, je n’en fais aucun mystère. Voilà ce que nous savons de lui. D’abord qu’il est né en un lieu prénommé … Yr’At’Thiel , les Portes de Thiel !
Un instant, il observa l’ahurissement s’afficher sur les visages qui l’environnaient. Des lèvres chuchotaient le nom de la cité mythique, décrite dans l’Ylliad. Avec une perverse satisfaction, il nota qu’Alory blêmit passablement.
— Ce n’est pas un guerrier mais un façonneur de Rêves, Compagnons. Il utilise les puissances de l’Onirie, de celle que nous appelons, nous, l’Ether. 
Un silence pesant lui succéda. Précipitamment, il poursuivit, les yeux rivés sur l’ainé d’Esorit.
— Aujourd’hui, il compte neuf cycles de vie. La Première veille à le préparer aux tâches qui lui seront dévolues, soyez sans crainte. Par le passé, les oégirs essayèrent de l’atteindre mais ils ont essuyé de lourdes pertes.
— A quel Clan appartient-il, Compagnon, demanda Tathaniel Ariti, que nous puissions honorer les siens comme il se doit ?
— Il n’appartient pas au Peuple Gris mais au monde des hommes communs.
— Alors ce ne peut être l’Eliathan ! Nous y voilà !
Le Mystic du premier Clan Alory Amidiel s’était dressé d’un bloc. Les yeux flamboyants, il hurla son aversion.
— Jamais votre protégé ne le sera. L’Eliathan est l’un des nôtres, pas une vermine humaine. Jamais les Gris ne l’accepteront comme tel !
Derrière lui, les autres Mystics du premier Clan protestaient, eux-aussi, à l’unisson, dans un incoercible désordre. Les couvant d’un regard noir, Tathaniel Ariti s’exclama sur un ton ferme et sans appel : « Le Concile tranchera ! ».