Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret deux : Dans l'Antique Forêt de Brye.
 
Chapitre huit : Les Voyageurs (2).

Aussitôt les contestataires, furieux, quittèrent la vaste salle avec fracas. Consterné par ce départ qui présageait de futurs ennuis, Yvan scruta autour de lui les visages effarés. Il compta, avec satisfaction, que, malgré quelques défections parmi les autres clans, le plus grand nombre l’entouraient encore et commentaient avec ferveur les dernières révélations. Après avoir rempli deux coupes de cristal d’un breuvage pétillant, le Mystic Tathaniel Ariti contourna la table. Il s’approcha, un léger sourire aux lèvres. Il était plus petit qu’Yvan mais de stature imposante, taillé comme un auroch. Il se dégageait de lui une force brutale et naturelle. Ses cheveux étaient nattés, coupés derrière la nuque. Il lui tendit l’une des coupes tandis qu’autour d’eux, l’assemblée entière s’empressait de les imiter.
— Gloire à toi, Mystic Mondolini du troisième Clan, pour la nouvelle inespérée que tu nous apportes ! Gloire au troisième Clan !
Il leva sa coupe. Tous l’imitèrent.
— Honneur à l’Eliathan ! A l’Eliathan ! A l’Eliathan !
Et chacun de reprendre en chœur ce nom légendaire qui résonnait pour beaucoup comme une promesse de ralliement. Les prémisses d'une aurore inespérée pour le Peuple Gris.

 La pièce était petite, encombrée d’un bric-à-brac de meubles qui défiaient les cencycles. Des tentures en cuir, renforcées d’armatures métalliques, masquaient les brèches, nombreuses dans les murs. Au-dehors, les vents charriaient des trombes d’eau glacée. Elie reposait dans un lit immense, la tête enfoncée au creux d’un oreiller moelleux. Son souffle n’était qu’un fil. Le mal insidieux drainait la vie du visage poupin, blanc comme cire. Une Femme Grise la veillait, assise sur un tabouret bas. Shana Landis se leva d’un bond lorsque le Mystic Mondolini grimpa d’un pas lourd les marches branlantes de l’escalier. Elle se pencha vers la Matriarche du troisième Clan et, posant une main énergique sur le bras de celle que d’aucun considérait comme une miraculée, elle annonça le visiteur.
Elie ouvrit les yeux : « Merci Masha Landis, laissez-nous. Nous avons à parler. »
La belle Femme Grise inclina la tête. Elle se retira, non sans avoir jeter au passage un regard d’avertissement au nouveau venu. Il signifiait qu’il ne devait pas épuiser sa protégée dont la convalescence commençait à peine. Elle serait, de l’avis général, longue et difficile. La shaïa Naharashi Elivashavitara s’était réveillée deux jours plutôt alors que cinq quaines s’étaient déjà écoulées depuis son terrible périple en Yrathiel.
— Asseyez-vous, Yvan et voulez-vous bien quitter cette mine apitoyée. Je ne suis pas morte comme cette pauvre Lavie que je sache !
Le ton était volontairement enjoué mais la flamme qui brillait dans les eaux de ses yeux trahissait leur légèreté forcée. Le Mystic nota le vouvoiement inhabituel, sans le relever. La petite Mère avait sans doute ses raisons.
— C’est déjà suffisamment pénible de subir les attentions maternelles de ma jeune garde-malade. Cette petite est la gentillesse même mais me voilà redevenue une enfant à ses yeux. Passons ! donnez-moi les dernières nouvelles. Celles que les Mères préfèrent soi-disant m’épargner.
Elle tenta de se redresser mais échoua et retomba en soupirant sur la couche. Le Mystic la dévisagea avant de répondre. Il hésitait à se confier. Les shaïas du troisième Clan l’avait mis en garde. On devait éviter à la petite Mère toute émotion qui pourrait l’affaiblir davantage. Il choisit de biaiser avec finesse, ce qui n’échappa pas à son interlocutrice.
— Je pars pour Brye. La Dame de la Ronde des Arbres a besoin d’être informée des dernières décisions du Concile…
— Et moi de même ! le coupa sèchement la petite Mère. Que cherches-tu à me cacher ? – Contrariée, Elie en oublia jusqu’au vouvoiement nouvellement institué entre eux. - Je ne suis pas idiote, seulement affaiblie par ma confrontation avec le démon.
— Les Mères des Clans ont levé les Interdits.
— Oh ! c’est un bien. Parfait, sage décision.
— Un Conseil des Quatre sera désigné avant le prochain cycle.
Elie ne réagit pas à cette nouvelle inattendue. Une telle institution n’avait pas été usité depuis bien des âges. Elle-même ne l’avait jamais connu. Jadis elle s’était substituée à la royauté, mise à mal par le départ des Dieux Inconstants. Elie ferma les yeux. Si elle entrevoyait des brides de Devenirs, ses faibles forces lui interdisaient pour le moment de déchiffrer l’Ether.
— Des Quasteurs pour orchestrer les décisions des Mystics, pourquoi pas ? Un moindre mal.
Elle dévisagea son interlocuteur, fronça les sourcils.
— Quelque chose te tourmente mon enfant ? Est-ce au sujet de Sans-nom ou du Peuple Gris ?
Le Mystic contourna la couche. Il ne voulait pas l’inquiéter davantage seulement les rumeurs allaient bon train à Olt. Elles n’étaient pas toutes de bon augure. Il s’arrêta au pied du lit, se redressa les mains dans le dos. La petite Mère admira sa prestance. Il se dégageait de sa personne une autorité naturelle, volontaire.
— Des Quasteurs, Petite Mère ! Je ne leur fais pas confiance. Et pourquoi pas élire un Mystic-Guide dans chaque clan qui, à leur tour, désigneront un roi ? C’est de la pure folie. Les Gris doivent se montrer prudents. De vieilles blessures pourraient se rouvrir. Les Clans sont trop disséminés à travers le continent. Ils sont devenus si indépendants. Les barons n’apprécieront pas que l’antique pouvoir se réveille dans les terres de l’ouest. Ils ne nous ont jamais pardonné l’imprudence du Pourfendeur.
Elie ferma les yeux. Ses lèvres tremblèrent sous l’effort de concentration mais les Devenirs se dérobaient à elle, insaisissables. Trop d’incertitudes. Dans les récriminations du Mystic, elle soupçonnait des griefs plus anciens, plus personnels.
— Que crains-tu en dehors d’une flambée dans les baronnies ?
— Le premier Clan s’est retiré quelques jours seulement après votre – Il hésita sur le terme. – rencontre funeste. Je crains que les héritiers du Pourfendeur refusent la venue du garçon à Olt. Ils n’en resteront pas là, nous devons nous défier d’eux.
— Les Mystics du premier Clan se rallieront aux décisions de leurs matriarches. Ils n’auront pas le choix. L’ainé Glavien ne les laissera pas agir autrement, c’est un brave.
— Certaines rumeurs racontent que le Mystic Glavien serait enclin à aspirer au Haut Mal. Il n’était pas présent à Olt. Il laisse trop de liberté aux jeunes loups, ce n’est pas raisonnable !
Elie émit un petit rire cristallin. Elle cligna plusieurs fois des paupières.
— Allons, allons, votre légendaire prudence, Mystic Mondolini, ne doit pas nous empêcher de savourer notre succès. Vous n’avez jamais apprécié les prétentions hégémoniques du premier Clan. Ce que, soit dit en passant, j’approuve. Mais les temps changent, une ère nouvelle doit naître de ce chaos afin d’accueillir le Porteur d’espoirs.
La petite Mère souffla quelques instants avant de reprendre.
— Le Concile a reconnu Sans-nom comme étant le nouvel Eliathan. Et c’est ce que nous voulions en venant ici. A présent, laissons ces insensés à leurs tristes complots, il sera bien temps de les ramener à la raison le moment venu. Yvan, votre rôle est de préparer l’enfant à sa future destinée. Laissez-moi m’occuper de l’intendance. Rejoignez Brye. Renforcez l’éducation du garçon. Nous ne connaissons pas le temps qu’il nous échoit avant l’Appel. L’Eliathan doit être prêt si toutefois on peut l’être pour une telle tâche. Quant à moi, je vais reprendre des forces ; je vous rejoindrais dès que possible. Il me tarde de revoir Sans-nom. Ce petit est la dernière chance qui nous ait offerte de contrer l’avancée des Autres, soyez en assuré, Mystic Mondolini. Ne la gâchons pas en tergiversant.
Yvan acquiesça en silence. Il ne partageait pas l’optimisme sans faille de la matriarche mais il lui tardait de prendre la route. Il n’était demeuré à Olt que dans l’attente du réveil d’Elie. C’était chose faite ; elle ne semblait pas avoir perdu de ses facultés. Ils échangèrent quelques broutilles sur les récentes décisions prises par le Concile. Elie approuva la majorité d’entre elles d’un petit hochement de tête satisfait. Puis ils se concertèrent sur l’avenir du troisième Clan. Comme elle s’y attendait, Yvan refusa catégoriquement d’endosser la moindre responsabilité pour se dévouer à une tâche plus noble et essentielle à ses yeux : accompagner le Porteur d’espoirs.
La Shaïa hésita mais, finalement, accepta sa décision. Reconstruire le domaine du troisième Clan paraissait la priorité actuelle. Peu à peu la discussion redonna des couleurs à la petite Mère convalescente.
— Oh, et demandez à ma jeune auxiliaire de m’apporter un peu d’eau de rose, voulez-vous. Cette conversation a desséché ma gorge. Que les vents vous soient favorables, mon bon ami !
Le Mystic descendit les marches quatre à quatre, l’esprit libéré. Avec la certitude que les choses finalement s’arrangeaient. Elie possédait cette précieuse qualité de redonner courage au plus désespéré d’entre eux.
  
Cinq longs cycles s’écoulèrent. Cinq cycles emplis de tumultes et de bouleversements. Puis un soir d’Helver, l’Appel retentit à travers le Continent. Des jours durant, son écho frissonna sur les trames de l’Ether, impérieux. Il pressait les derniers survivants des Ages Heureux à choisir entre un départ, sans aucun espoir de retour, et un destin mortifère inéluctable.

Chapitre neuf : La nuit de l'Appel.

L’Appel cessa enfin. Le seizième de ce mois ingrat. Ce jour-là, Sans-nom quittait les sous-bois de l’antique forêt de Brye. Maussade, il n’était guère pressé de se rendre à la Commanderie de Massilia. La journée commençait tout juste. L’âme en peine, le garçon gagna les rives de la Lorge. Il s’y aménagea un petit refuge, bien isolé au milieu de la forêt de roseaux quasi impénétrable, pour épancher la douleur de l’abandon. Du moins le ressentait-il ainsi. De lourds nuages gris bouchaient l’horizon au nord. Il faisait frais. Autour de lui, des risées balayaient les berges solitaires. Ainsi, assis à quelques coudées de l’eau où un courant violent se brisait en remous sur les roches affleurant, Sans-nom se sentait d’humeur mélancolique.
Deux nuits auparavant, il avait fait ses adieux à la Dame de la Ronde des Arbres. Le cœur brisé, des sanglots au bord des yeux, il s’était montré incapable de se rebeller une nouvelle fois contre l’inflexible volonté de la Première. Il se la remémora, merveilleuse dans sa robe de lumière et d’ombre, esquissant des caresses, le rassurant par de tendres promesses dont il se répétait chaque mot pour rendre la séparation moins pénible.
— Souviens-toi, murmura la Dame, même si nos routes se séparent aujourd’hui, il existe des voies à emprunter pour que nous puissions nous retrouver, mon cher enfant. Agis en écoutant ton cœur. Fais preuve de sagesse, de justice et de fermeté. Ton noble Dessein s’accomplira si tu demeures toi-même, malgré les épreuves. Et le jour où tu atteindras les rivages divins, je serai là pour t’accueillir.
— Mais, ne pouvez-vous pas me décrire le chemin que je dois suivre. Il serait plus simple de m’expliquer ce que l’on attend de moi au-dehors.
Les yeux gris emplis d’un amour infini, la Dame lui sourit d’un air navré. Elle l’embrassa sur le front et la joue puis elle s’éloigna, ignorant ostensiblement la question.
Son problème, c’était que chacun semblait attendre monts et merveilles de ses actes futurs mais absolument personne ne lui expliquait comment il devrait s’y prendre, une fois rendu à Olt. Il finissait par croire qu’aucun d’entre eux ne connaissait les moyens d’atteindre ce lendemain qu’on lui prédisait si éblouissant, qu’ils s’en donnaient simplement l’air. Paradoxalement, cette conclusion redoublait son trouble et ravivait les craintes. Et s’il échouait, s’il ne réalisait aucun des espoirs placés en lui. Après tout, il n’était qu’un enfant de quatorze cycles qui n’était jamais sorti de ce nid de feuillages.
L’esprit vagabond, Sans-nom grignotait la galette au miel du bout des lèvres. Lorsqu’il se redressa, approchant de la Lorge, un reflet, vacillant et fragile, apparut à la surface de l’onde.
« Ainsi te voilà, prestigieux Eliathan, magnifique Porteur d’espoirs ! songea-t-il ironique. »
Il contemplait un adolescent plutôt petit, le corps fluet, le visage commun, deux grands yeux bleu-gris et des cheveux coupés très courts au-dessus de la nuque. Il portait un justaucorps en cuir sur une chemise de drap souple et robuste et un pantalon sombre glissé dans des bottines lacées jusqu’aux genoux. Un lourd manteau de laine gris, pourvu d’un large capuchon, dissimulait un paquetage placé en bandoulière dans son dos. A ces pieds, reposait l’anni-Khanna, dans un baudrier de cuir brut, qu’il passait simplement à l’épaule. Un cadeau du Mystic Yvan Mondolini. Une bourrasque capricieuse s’infiltra entre les pans de son manteau et l’agita mystérieusement autour de lui.
« Juste un enfant, voilà ce que je suis…, et ce que je désire être, se gourmanda-t-il du haut de ses quatorze cycles.  Pas un guerrier. Surtout pas un héros. »
Son humeur s’assombrit alors que des nuages menaçants, d’un blanc sale, masquaient l’astre diurne. Finalement il se détourna de la rivière grondante. Avec précaution, Sans-nom fendit les hautes tiges aux feuilles glauques et charnues. Il avait perdu suffisamment de temps à rêvasser. A présent, il lui fallait regagner la Grand-route sans tarder et se rendre à Massilia auprès de la nouvelle Commanderie que les Protecteurs avaient réouverte après une éternité d’absence. Il posait les pieds avec précaution sur les monceaux de feuilles pourrissantes qui recouvraient un sol instable. Plongé dans ses pensées, il réfléchit aux nombreux changements survenus à la suite de sa rencontre avec la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Des bouleversements que certains esprits chagrins tentaient de lui incomber. Comme si l’enfant était responsable de la marche du monde.
Pauvre petite Mère des Clans, il espérait se rendre bientôt auprès d’elle. Il l’aiderait à surmonter la langueur qui la terrassait régulièrement depuis le voyage astral en Yrathiel. Elie ne réussissait pas à retrouver son énergie d’avant ; sa santé demeurait fragile malgré les cycles écoulés. A cette pensée, le sang de Sans-nom se mit à bouillir. Des idées de meurtre surgirent comme à chaque fois qu’il pensait à elle. Ghaisus, démon, un jour …
Le garçon poursuivit la lente progression. Il s’extirpa peu à peu des hautes touffes couronnées de brunes inflorescences pour rejoindre la prairie fauve. Lorsque le Concile désigna le Mystic Mondolini pour préparer l’Eliathan à affronter les méandres de la société grise, ce dernier se révéla un merveilleux professeur. Le Mystic fit preuve de patience et d’abnégation. Peut-être se montrait-il parfois un tantinet rigide sur l’enseignement de la morale. Il prenait ce rôle de précepteur trop à cœur selon le jeune élève. Néanmoins, au fil des saisons, Sans-nom apprit à le comprendre et à l’aimer. Régulièrement, le Mystic du troisième Clan retournait à Olt auprès du Concile qui s’y était définitivement installé. Les Gris mettaient tout en œuvre pour rebâtir les Domaines claniques d’antan. Ce fut pendant l’une de ces absences que l’Appel résonna. Enfin.
En cinq cycles, les Protecteurs avaient reconquis en partie la place qui était la leur avant la défaite de Marsangs. De grandes cités comme Aléaléam, Tavos et S’Hivers, plusieurs baronnies et royaumes virent ressurgir de leurs cendres les Commanderies des Compagnies Grises et apprirent à les respecter à nouveau. Cela ne s’était pas passé sans résistances ni sans heurts. Parfois le sang avait coulé. A Tavos plus particulièrement. Désormais nul n’osait prétendre s’opposer ouvertement à la résurgence de cet antique pouvoir.
 
Préoccupé, Sans-nom pressa le pas. Il devrait atteindre la cité avant la fermeture des portes. L’après-midi était déjà bien avancé. Lorsqu’il eut franchi le remblai qui séparait la Grand Route de la plaine herbeuse, le garçon se dirigea vers Massilia d’un pas volontaire. Finis les atermoiements. Le vent était tombé mais la clarté restait blafarde en raison de la couverture grise qui garnissait les cieux, promesse d’ondées futures. L’antique forêt de Brye s’élevait en contrebas sur sa gauche. Lorsqu’il lorgnait dans cette direction, il sentait sa volonté faiblir. La séparation était encore une plaie béante. Alors il gardait la tête droite et fixait le prochain virage, espérant vivement parvenir à bon port.
La veille, dans la soirée, il avait attendu un long moment devant la petite porte en bois lustré, garni de ferrures brillantes, de Maître Sol’Déorm. Celle-ci était restée désespérément close malgré son tambourinage et ses cris. Le Nain Archiviste parti sans lui dire au revoir. Cela lui ressemblait bien. Sans-nom en gardait une légère rancœur et beaucoup de tristesse. Il ne fut guère surpris, par ailleurs, de la désinvolture avec laquelle ses amis de la Sylve accueillirent la nouvelle de leur prochain départ. Une soirée durant, ils rirent, jouèrent, dansèrent, festoyèrent ensemble au cœur des nids puis chacun suivit sa propre route. A l’aurore, Sil’Léal l’accompagna jusqu’à l’orée de Brye en badinant joyeusement comme si de rien n’était. Ensuite le lutin le quitta, apparemment pressé de ne pas rater l’heure du départ. La Dame, Maître Sol’Déorm, le Gasthil, Sil’Léal, Sil’Montel…Sans-nom poussa un gros soupir.
Dans le ciel, deux rapaces, minuscules présences, attirèrent son attention. Eux étaient libres d’aller où bon leur semblait. Il les envia une étincelle de vie. Puis la vaste rade qui abritait la libre Cité s’offrit à lui. Les basses collines couvertes de prairies d’un vert éclatant, les plages de galets noirs, la cité repliée derrière des fossés creusés à la hâte et une double barricade de rondins épointés. Au-delà, le comptoir en grande partie vide des habituels occupants itinérants. La saison commerciale débutait à peine. Le temps n’avait guère été clément jusque-là. Au bord de l’océan, il apercevait le chantier de la nouvelle muraille qui protégerait Massilia d’ici peu des vicissitudes de ces temps de malheurs. Les travaux allaient bon train, menés de main de maître par les ingénieurs des Gris. Ce qui avait eu pour conséquence de radicalement modifier l’opinion de Tibelvan à leur sujet. Ce dernier n’en était pas peu fier. Régulièrement, il se chargeait d’en rapporter les avancées à son ami, reclus sur le domaine de la Dame.
 
Sans-Nom eut un léger serrement de cœur. Tibelvan ne serait pas là pour l’accueillir ; il ne le reverrait sans doute pas avant longtemps. Ce dernier cycle, l’ami de toujours n’était venu que par deux fois le retrouver dans la sécurité boisée de Brye. A présent, Tib avait rejoint ses deux frères, Atel et Léonard, au sein de la milice où il fut accueilli avec les honneurs, célébré depuis son coup de bâton contre les gorgys. Dorénavant, il accompagnait fréquemment Atel à Pertuines, à Galagorm ou à Tull, pour participer à la bonne marche de l’entreprise familiale.
Sans-nom songea qu’il devrait se montrer discret une fois entre les murs du Mestre Guerdand. Surtout éviter les quartiers cossus du centre, là où habitait la famille de Tibelvan, en particulier la jolie Suzy qu’il n’avait pas revu depuis Silmever dernier. La Dame de la Ronde des Arbres y avait veillé. Jusque-là, la jeune sœur de Tib l’accompagnait régulièrement. Elle faisait la joie du petit monde de la Sylve. Elle était toujours gaie et pétillante. Seulement, avec le temps, l’enfant avait laissé place à une damoiselle des plus avenantes. Lors de leur dernière rencontre, elle lui avait même volé quelques baisers qui l’avait laissé pantois, charmé, rêveur. Des baisers qui avaient aussi provoqué l’hilarité de Sil’Léal, lequel entrevoyait déjà une idylle fort prometteuse. Ce qui ne fut pas du goût de la maîtresse des lieux. Suzy promptement priée de demeurer loin de Brye. Sans-nom qui portait une adoration sans limite à sa Dame finit par soupçonner quelque mauvais dessein de la part de la jeune drôlesse, ce dont il s’était bien gardé d’en toucher mot à quiconque.
De toute manière, il ne resterait à la Commanderie que le temps qu’Yvan arrive avec sa Compagnie. Ensemble, ils prendraient sans tarder la route du Nord pour rejoindre Elie à Olt. La petite Mère n’était venue que quatre fois effectuer de longs séjours dans l’antique forêt de Brye. Une faiblesse chronique la maintenait la plupart du temps alitée. Il se réjouissait de la revoir bientôt. Ensemble, ils exploraient l’Onirie. De passionnantes séances de tissage et autant de nouvelles sentes à prospecter.

La longue plainte, modulée et désespérée, s’éleva juste devant lui, le pétrifiant sur place. Son cœur battit la chamade. Comme elle s’effilochait, une vieille connaissance, un effroi familier, lui laissa un goût de fer rouillé dans la bouche. Puis le gémissement surgit de nouveau. De la plaine cette fois, légèrement sur la droite. Elle suintait une tristesse infinie. D’un bond, le garçon quitta la Route. Il plongea dans le fossé, du côté opposé, celui de la forêt. Là, recroquevillé, il attendit un moment, subissant les longs appels du peuple de l’océan comme autant de coups de poignard. Avec d’infinies précautions, il risqua finalement un œil vers la voie pavée. Il l’aperçut à cent toises, courbé sur le côté, un long épieu à la main gauche, l’extrémité trainant sur le sol. L’oégir scrutait la route dans sa direction avec attention. Il se baissa à plusieurs reprises, flaira et tâtonna les touffes d’herbes jaunies durant de longues minutes. Finalement, l’homme-poisson disparut derrière le remblai de pierres.
 L’enfant resta pelotonné dans les herbes hautes à réfréner une peur intense. Il contemplait la prairie devant lui, d’où émergeaient des bosquets de frênes et de hêtres. A une lieue, elle descendait en pente douce vers la lisière de Brye. Sur sa droite, une ravine peu profonde rejoignait un taillis de noisetiers. Bien entendu, il pouvait toujours attendre que l’homme-poisson ne s’éloigne. Puis poursuivre jusqu’à la libre Cité dont il apercevait à l’horizon les toits pentus de briques rouges ou espérer l’hypothétique venue d’une caravane auprès de laquelle il chercherait refuge. Au bout d’un long, très long moment, il redressa la tête pour inspecter la Voie. Elle était vide. Il allait s’élancer lorsque la sinistre imploration naquit cette fois en amont, là où il se trouvait quelques heures plutôt. Un hurlement lui répondit des collines proches de l’océan. Dans le clair-obscur de ce début de soirée, il distingua les minuscules silhouettes de six oégirs au sommet de l’une d’entre elles. Il ne pouvait plus attendre sans se mettre en danger. A croupetons, tenant de la main droite l’anni-khanna, il gagna l’anfractuosité, creusée par le ruissellement des eaux pluviales, et s’y glissa avec précaution. Puis, plié en avant, il en suivit le parcours sinueux. Ses bottes s’enfonçaient dans un humus spongieux.
 
Sans se retourner, Sans-nom s’éloigna de la Grand-route. Il priait la Dame de la Ronde des Arbres où qu’elle soit à cet instant de le protéger d’éventuels guetteurs. Il longea le bouquet d’arbres au taillis touffus avant de pouvoir s’y insinuer en rampant. Lorsqu’il gagna enfin l’abri de la futaie, il jeta un regard en arrière. Nulle part, il n’aperçut les silhouettes tant redoutées dans la grisaille, en contre-jour. Alors il s’accorda un court repos, guettant les ombres qui s’allongeaient prématurément. Comme une aide providentielle, la couverture nuageuse qui avait obstrué les cieux toute la journée jetait un voile crépusculaire avant l’heure.
Lorsqu’il jugea l’obscurité suffisamment profonde, il obliqua en direction de l’antique forêt de Brye. Utilisant chaque accident de terrain pour s’y fondre, il courait, penché en avant, et tendait l’oreille au moindre bruissement. La plainte le gifla à mi-parcours. Pétrifié, il s’effondra au sol. Une douleur violente au genou droit lui signala qu’il avait dû heurter une pierre. Incapable de bouger un orteil, il respirait à peine. Il laissa l’appel flotter au loin. Il y eut d’autres hurlements désincarnés, emplis de férocité animale, mais aucun ne venait de la forêt. Ce qui le conforta dans la décision de rejoindre les ombrages familiers. Même si la nasse se refermait derrière lui, il lui restait un espoir. Brye.
Et Sans nom s’y accrocha avec une énergie nouvelle. A son poing, l’anni-Khanna lui rappelait qu’il possédait des alliés, quelque part dans ce monde. Il rampa sur une courte distance dans un silence trompeur, d’où l’habituelle symphonie nocturne s’était évanouie dès l’apparition des chasseurs. Finalement, après plusieurs courtes haltes, il parvint indemne à l’orée des bois. Sans-nom se fondit sans attendre dans le fouillis des fougères. Enfin, il se redressa dans un taillis de tilleuls avec une incoercible sensation de soulagement.
A peine avait-il fait cinquante pas qu’il s’arrêta, haletant. Il observa avec étonnement autour de lui l’obscurité devenue inhospitalière de ce qui, le matin encore, abritait l’enclave de la Première. Un déchirement lui serra la poitrine. Des larmes lui obscurcirent la vue. Lentement, il réalisa ce que ses sens en alerte ne cessaient de lui crier depuis quelques instants. Ils étaient partis ! Il ne sentait plus le pouls rassurant qui marquait leur présence dans les travées forestières, ni la discrète surveillance de la Dame de la Ronde des Arbres. Seul ! L’affolement le gagna ainsi qu’un implacable sentiment d’abandon.
 
Je réalisais enfin ce que toute la journée durant j’avais résolument tenté d’ignorer. Mes amis de la Sylve étaient partis. J’étais seul aux prises avec ce monde des hommes qui s’était montré si souvent hostile à mon encontre. Poursuivi par les limiers de l’océan. Inutile dans ces conditions de rejoindre Massilia dont les portes devaient à présent être closes. J’errais alors dans un décor devenu étranger, éprouvant les plus grandes difficultés à choisir quelle route suivre.

 L’enfant d’Yrathiel, Celui que le peuple gris appelait de ses vœux comme l’Eliathan, le Porteur d’espoirs, déambula parmi les arbres et les taillis. Il écartait sans les voir les branches basses et les broussailles qui lui barraient le chemin. L’anni-Khanna lui servait de bâton de marche. Il s’y accrochait de toutes ses forces. Ses pas le guidèrent sur des sentes hostiles, dans des vallons qu’il ne reconnut pas, sur des monts qui le terrorisèrent au-delà du bon sens. Son esprit se focalisait sur une unique pensée : il était seul. Même les longs cris suintant de désespoir des chasseurs qui investissaient peu à peu les domaines de Brye ne purent éveiller sa conscience engourdie.
Soudain, devant lui, une ombre gigantesque se dressa dans un fracas assourdissant. Deux mains énormes l’empoignèrent, le secouèrent tandis qu’une voix familière retentissait à ses oreilles : « Garçon, par les Dieux Inconstants, que fais-tu là ? ».
Sans-nom sentit l’étrange étau de folie qui enserrait sa peine s’entrouvrir. Il étreignit la fourrure roussâtre.
— Maître Gasthil !
Puis il se pleura à gros sanglots.
— Mon pauvre petit, voilà qui n’est guère raisonnable. Allons, viens, il ne faut pas rester là.
Le géant le souleva dans ses bras démesurés et partit au petit trot. Il choisit des pistes de sangliers à peine tracées, ne s’arrêta que pour mieux caller le corps gracile contre sa large poitrine, sans rudesse. Sans-nom s’abandonnait avec soulagement. Une seule chose comptait pour lui : il n’était plus esseulé. Peu à peu, il retrouva ses esprits. Une légère confusion l’envahit au souvenir de son errance. Que lui serait-il arrivé si, au lieu du Gasthil, il avait rencontré l’un des hommes-poissons lancés à ses trousses ? Il n’osait l’imaginer.
La course se prolongea quelque peu. Finalement ils pénétrèrent dans une trouée d’arbres, au centre de laquelle s’élevait une étroite masure basse. Des piles désordonnées de buches l’entouraient. Ils passèrent devant la margelle d’un puits sur laquelle reposait un seau attaché à une corde tressée. Le toit de la cabane en rondins descendait jusqu’au sol, recouvert de plaques de terres séchées et de larges pierres plates. Le Gasthil poussa de l’épaule la porte massive et pénétra à l’intérieur. Une forte odeur rance empestait l’unique pièce. Sans-nom observa l’endroit sans dire un mot. Le plancher était vermoulu et branlant. Près de la porte, un coffre ouvert, deux tonneaux cerclés. Dans un coin, quelques outils posés à même le sol, haches, faux, faucilles, rabots et une multitude de poteries, certaines ébréchées, d’où s’échappaient des relents peu appétissants.
Un feu couvait dans l’âtre de la cheminée rustique qui s’ouvrait sur un trou béant dans la toiture. Dans une marmite mijotait le repas du soir. Le Maître des Arts Combattants déposa l’enfant sur l’unique paillasse, recouverte de toiles rêches. Puis il alluma trois bougies épaisses qu’il disposa sur une simple table de bois carrée, à peine dégauchie. Il saisit une écuelle dans le coffre. Il la remplit avec une lichette du brouet qui mijotait sur le feu. Il la tendit à Sans-nom ainsi qu’une cuiller en bois et une tranche de pain au levain qu’il découpa tout en le rassurant.
— Mange mon garçon. Tu as sûrement faim après tant d’émotions.
Puis il tira à lui l’unique tabouret de la pièce et s’assit face à l’enfant. Il l’observa un long moment dévorer le potage au chou où flottaient de petits morceaux de viande filandreuse. Il ne bougea d’un iota tandis que Sans-nom vidait avec empressement le contenu de la mixture au goût prononcé d’oignons. Puis il sortit d’un tonneau deux pommes flétries et les déposa devant Sans-nom.
— Mais, les oégirs…
— Je sais, ne t’inquiète pas. Il fallait le prévoir. Ces démons étaient à l’affut. Nous avons tous entendu l’Appel, vois-tu. Leur maître également. Ils attendaient que la Première quitte ses terres pour les investir. Mais, toi et moi, nous allons leur jouer un bien vilain tour.
— Oh ça oui ! s’exclama le garçon qui croqua la pomme à pleine dent. Il se sentait de nouveau plein d’entrain. Surtout, en sécurité.
— J’aimerais tout d’abord savoir pourquoi tu n’as pas rejoint Massilia comme nous l’avions convenu.
Sans-nom sentit fondre son aplomb à peine retrouvé. Devant le regard inquisiteur de son mentor, il répondit sans malice, d’une toute petite voix.
— J’ai flâné. Je n’arrivais pas à partir alors je suis retourné au bord de la Lorge. Là où j’aime me rendre lorsque je veux être seul. Le temps a filé si vite aujourd’hui. J’atteignais la Croisée lorsqu’un oégir a surgi sur la route. Je n’ai eu que le temps de me jeter dans les herbes. Puis d’autres sont venus des collines proches de l’océan… Je n’avais d’autre choix que de rebrousser chemin.
Le Gasthil esquissa une sorte de grimace disgracieuse. Il haussa les épaules avant de constater : « C’était sans doute inévitable. J’aurais dû t’accompagner jusqu’aux collines afin de m’assurer qu’il ne t’arrive rien de fâcheux. ».
— Mais, vous, Maître, pourquoi n’êtes-vous pas parti avec les autres ?
— Et pour aller où, mon enfant ? Non, c’est ici-même que j’ai vu le jour. Dans ces bois que j’ai grandi. Je me vois mal vivre ailleurs qu’en la douce Brye. Je n’ai jamais apprécié les voyages !
Il sourit de nouveau, ce qui, chez lui, était inhabituel. Sans-nom hocha de la tête avec sérieux.
— Je suis drôlement content que vous soyez resté !
— Merci, mon enfant. Mais ce n’est pas cela qui arrangera nos affaires. Pour ta propre sécurité, il te faut rejoindre le Peuple Gris au plus tôt. Seulement les oégirs ne vont pas nous faciliter la tâche, crois-moi ! Reste ici pour le moment. Et en m’attendant, repose-toi. 
Sur ces mots, il quitta la masure sans plus d’explications. Sans-nom retira ses vêtements, s’enroula dans les fourrures fauves et s’endormit rapidement. Son sommeil fut profond et sans rêve.
 
 Vers la mi-nuit, le Gasthil revint. Il portait un sac de toile sur le dos qu’il déposa près de la table en faisant attention de ne point le réveiller. Il en sortit une ceinture, un fourreau en cuir, un couteau à large lame et une courte cuirasse en cuir robuste, ajustée aux épaulières à l’aide d’anneaux de fer. Après avoir longuement contemplé l’enfant endormi, il s’agenouilla près de lui. Avec une douceur inattendue, il le secoua afin de l’éveiller.
— Mon enfant, vite, on doit quitter ce val. Brye brûle. Alors debout. Voilà, passe ceci sous ta chemise et ceins cette ceinture. Attention de ne pas te blesser avec la lame, le fil en est très aiguisé. Reprends ton paquetage, j’y ai ajouté des provisions pour la route. A présent, gagnons les Bas. Je défis n’importe qui de nous y déloger. Pas un bruit ! Suis-moi comme une ombre !
D’abord ils empruntèrent un sentier qui tournait le dos aux incendies. Sans-nom pressait le pas pour rester à la hauteur du géant. Pas très rassuré. Autour d’eux, les appels des oégirs s’élevaient en nombre avec une régularité inquiétante. Le Gasthil ne marquait aucune hésitation. Il choisissait des sentes à peine tracées, contournait les espaces nus propices aux mauvaises rencontres, se déplaçait dans l’obscurité comme en plein jour. Les Bas se situaient à l’est de Brye, proches des falaises océanes. C’était un réseau de grottes et de boyaux où les peuples de la Sylve avaient l’habitude d’installer leurs nids. Par d’interminables couloirs souterrains, de vastes salles aux eaux stagnantes, les Bas offraient de nombreuses portes de salut vers les plages de galets noirs et les Marais d’Arès. Seulement, pour y parvenir, il leur fallait parcourir près du tiers du vaste royaume forestier. La nuit n’y suffirait pas.
 
Ils traversèrent une série de petits bois de hêtres très denses où Sans-nom faillit perdre à plusieurs reprises son immense devancier. Parmi les fourrés et les broussailles, ils contournèrent deux mares de dimensions respectables, pataugèrent dans les flaques d’eau résiduelles, puis, peu à peu, le sol, jonché de sa perpétuelle litière de feuilles, s’éclaircit et s’assécha car ils grimpaient vers des terres plus élevées. Alors les arbres s’espacèrent. Des roches affleurèrent ici et là. Le chemin devint difficile, à l’abri des châtaigniers, des bouleaux et des charmes aux troncs élancés. Ils n’avaient plus aucun signe des oégirs depuis un long moment. L’air s’était passablement clarifié. Pour un peu, Sans-nom aurait goûté avec plaisir à cette longue course nocturne à travers la bien-aimée forêt de Brye. Même le Maître des Arts Combattants ralentit l’allure. Il cherchait à l’évidence à économiser leurs forces.
Une butte abrupte dominait les bois alentours, qu’il leur fallait franchir. Des rochers granitiques en hérissaient les flancs. Une brise glacée joua avec les pans du manteau du garçon qui le serra contre lui en frissonnant.
 
Alors qu’ils approchaient du sommet, trois silhouettes s’y détachèrent. Le Gasthil poussa un grognement de mécontentement. Puis, sans un mot pour l’enfant, il chargea, le corps enveloppé par un orbe de lumière froide et blanche. Un long manche fuselé et bleui, qui se terminait par une lame courbe cristalline, d’une extrême finesse, se matérialisa entre ses mains. Deux des créatures bondirent à sa rencontre tandis que la dernière, tête penchée vers l’arrière, lançait un long appel triomphant. Tétanisé, Sans-nom resta cloué sur place. Il regarda le professeur embrocher le premier homme-poisson, le soulever comme un simple fétu de paille pour le projeter violemment contre les rochers. La langue de cristal virevolta puis décapita proprement le suiveur. La tête grimaçante rebondit sur le chemin. Sans-nom l’évita d’un bond, subjugué. Le Gasthil atteignit le crieur avant même que le second corps n’ait chu au sol. L’oégir tenta vainement de dévier l’arme létale avec un court épieu. Peine perdue. Elle déchira la poitrine, de l’épaule à l’aine, et déchaina un flot écarlate. Le malheureux tomba à genoux. Il chercha à refermer la plaie sur ses entrailles qui s’en échappaient puis mourut.
Lorsque le garçon rejoignit le maître des Arts Combattants, celui-ci lui montrait du doigt un point derrière eux. Dans les lueurs blafardes de l’aube, plusieurs ombres se glissaient entre les arbres. Pas de doute : la chasse reprenait. Ils dévalèrent le chemin creusé d’ornières pour retrouver la protection de la boisée. Le Maître s’arrêta dès qu’ils se furent suffisamment éloignés. Il lui fit signe de garder le silence. Longuement il écouta. Alentours, des clameurs, nombreuses, confirmèrent ses craintes. Son regard se posa sur l’enfant, attristé. Celui-ci lut un doute naissant dans les petits yeux veinés de sang. La fourrure rousse s’habillait d’écarlate. Ce qui le rendait encore plus effrayant.
— Nous pourrons difficilement rejoindre les Bas avec ces loups sur nos talons.
— Mais vous les avez vaincus facilement.
— Ils n’étaient que trois, petit, grimaça-t-il en s’agenouillant à sa hauteur. Combien seront-ils la prochaine fois ? Tu vas devoir me prêter main forte et te battre avec bravoure. N’oublie pas ce que je t’ai appris.
— Personne ne viendra à notre aide, n’est-ce pas ? Nous ne sommes plus que vous et moi, Maître.
Le Gasthil le regarda fixement. Puis il se frappa la poitrine d’un geste rageur.
— Tes paroles sont celles de la providence même, mon garçon. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plutôt ? Tu as raison, il nous reste un vieil ami qui se fera un plaisir de nous aider. Avec tout ce chambardement, j’ai bien failli oublier ce vieux chenapan.
Les appels jaillissaient à présent de toutes les directions.
— La combe n’est pas très loin d’ici ; nous réussirons à l’atteindre avant que la tenaille ne se referme. Sers-toi de ton bâton si cela devient nécessaire.
Le garçon empoigna la poignée recouverte d’une mince lanière de cuir. Il tira le sabre en bois du fourreau qu’il portait à l’épaule. Une étrange euphorie noyait la peur. C’était la première fois qu’il l’utiliserait lors d’un véritable affrontement. Il l’éleva à hauteur de visage, la gorge trop sèche pour parler.
— Malheurs à ceux qui se dresseront sur notre route ! conclut le géant roux en se détournant.
Le premier mourut la gorge proprement tranchée, puis les suivants connurent des sorts aussi irrévocables. Sans-nom l’aida de son mieux. Le garçon bataillait ferme dans la lumière crue qui émanait du bretteur. Même si le flamboiement affaiblissait leurs adversaires, il épuisait son auteur. Prématurément. Le fils de Tyrson asséna un coup violent sur le crâne de l’oégir squelettique qui s’était glissé dans le dos du Maître des Arts Combattants, avec une telle hargne que tout son corps en trembla longuement. L’homme-poisson s’effondra, la cervelle réduit à l’état de magma sanguinolent.
Finalement les fugitifs atteignirent un lieu que Sans-nom reconnut sans peine. Le repère de Vieux Saule. Il n’y était pas revenu depuis plusieurs cycles. Comme il hésitait à s’y engager, la poigne du grand Maître l’incita à dévaler précipitamment la rocaille. Alors que la masse énorme du Sylvestre le dominait, Sans-nom s’arrêta à mi-pente, hors de portée des ramures assassines. Une odeur désagréable de putréfaction empestait l’endroit. Là où les eaux noires baignaient les racines éléphantesques du Vieillard.
— Neyca, naotsayh Neyca, réveille-toi, vieil embranché !
Sans-nom sentit les poils de ses bras se hérisser lorsqu’une voix grincheuse répondit placidement au Gasthil qui s’impatientait. L’enfant se plaça vivement derrière lui, souhaitant au mieux disparaître.
— Maître Gasthil, mon ami. Cela fait bien longtemps. Pourquoi viens-tu troubler mon repos ? Quelle est donc cette nouvelle folie ? Et qui est cette vermine humaine qui t’accompagne ? Mais… Oh mais… voilà une bien étrange surprise. Que les Dieux Inconstants me foudroient, si ce n’est pas là ce sale petit fouineur. Comme tu me déçois, mon ami ! Te voir en si pitoyable compagnie.
— Neyca, je n’ai que faire de tes sarcasmes. L’heure est grave.
— Je sais, mon ami. Laisse-moi juste le plaisir de m’amuser un peu. Je me sens orphelin depuis le départ de notre Dame.
Le Maître des Arts Combattants s’avança de plusieurs pas jusqu’à se trouver sous les frondaisons du Sylvestre. Il plaça Sans-nom devant lui. Il gardait ses énormes mains posées sur les épaules de l’enfant.
— Naotsayh Neyca, l’enfant doit être protégé. La fange de l’océan a envahi notre belle Brye à sa recherche. Accorde-nous ton aide. La Dame approuverait ce choix.
— Evidemment ! Evidemment qu’elle l’approuverait ! Ainsi nous combattrons ensemble. Un ultime combat. Pour notre Dame, Gasthil. Pour Elle seule.
Les branches basses s’agitèrent sans qu’aucun souffle ne s’élève à proximité. La voix rocailleuse reprit avec une pointe d’ironie : « Approche mon garçon si tu n’as pas peur de salir tes magnifiques bottes brodées. Glisse-toi contre mon flanc. Là, voilà, rampe sans crainte. Vieux Saule n’est pas rancunier. Sois le bienvenu. »
D’une petite tape dans le dos, le Gasthil enjoignit l’enfant à presser le pas. Il leva la main droite en signe d’adieu lorsque Sans-nom se retourna une dernière fois, hésitant, le visage bouleversé. Puis le garçon se fondit au sein du réseau racinaire.
— Attention, gronda ensuite Vieux Saule, la chienlit arrive. 
Les bords de la Combe s’éclaboussèrent lentement de la lumière des torches puis parurent leurs porteurs. Ils étaient si nombreux qu’il lui fut impossible de les compter. En réponse à ce défi, la longue lame cristalline étincela au poing du Maître des Arts Combattants. Alors, dans un vacarme assourdissant, les envahisseurs venus de l’océan investirent la large dépression.

Le peuple de Massilia se pressait aux abords de la palissade en rondin. Sous les directives de la Commanderie Grise, on l’avait monté en toute hâte au niveau du muret de pierres qui encerclait la libre Cité. Depuis le début de la dernière saison des Grands Calmes, des équipes de sapeurs édifiaient une muraille qui demanderait encore plusieurs saisons de labeur. Un silence mortifié régnait parmi la foule amassée. La peur se lisait sur les visages et dans les regards tournés vers l’antique forêt de Brye. La honte et la colère également. Un rideau de flammes gigantesques courait le long de la lisière. Des craquements caractéristiques s’entendaient jusqu’à eux, par-delà la prairie en pente douce. Une odeur âcre empuantissait l’air glacé. Pourtant on était en Helver. Il avait plu dru plusieurs jours durant. Les terrains étaient saturés de larges flaques.
Sorcellerie.
A la lueur du brasier, certains citadins désignaient du bras les minuscules silhouettes dégingandées qui parcouraient les collines. Elles portaient de lourdes barriques. Le Feu d’Elme, celui-là même qui, lors de la chute des royaumes humains, ravagea la cité d’Elvira et la Citadelle-bibliothèque d’Osher. Le fruit d’un sombre maléfice. Le Feu détruirait Brye si ces pourvoyeurs maintenaient suffisamment longtemps, leurs mains mises élaborées lors de sa création. Mené par le géant Mystic Tolvédian Olris, Commandeur de Massilia depuis deux cycles déjà, un petit groupe d’hommes en cuirasse se concertaient, l’arme au poing, sur le chemin boueux qui menait à la Croisée des Routes. Face à eux, une trentaine d’oégirs les défiaient de loin. Ils gesticulaient et hurlaient leur soif de sang. Le Mestre Guerdand, un petit homme rondouillard au visage envahi par une barbe brune, se tenait à droite du géant. En toute hâte, il avait revêtu un plastron léger, gravé et doré, qui lui donnait un air pompeux, sous un manteau à large capuchon. Il ne portait aucune arme. Le Mestre ne décolérait pas. Deux de ses cinq Magisters l’accompagnaient. Un petit individu maigre au nez démesuré, Karl Lanqfeux, et un solide gaillard, taillé dans le roc, Tant Livarais. Tous deux s’appuyaient avec nonchalance à une longue lance aux couleurs de la cité, jaune et bleu.
— Etes-vous certain, Mystic Olris, que les peuples de la Sylve ont déserté Brye ? Ne peut-on intervenir pour faire cesser ce sacrilège ? J’enrage de rester ainsi, impuissant !
L’Homme Gris baissa la tête, surmontée d’un casque à cimier, vers le premier personnage de Massilia. Son visage terreux était creusé et son regard las.
— L’antique forêt est vide. La Dame a répondu à l’Appel ce matin même comme elle nous l’a annoncé récemment. C’est pour cela que ces démons agissent de la sorte. Même si nous réunissions la totalité de votre milice, Honorable, je doute que nous puissions les bouter hors des prés, répéta-t-il d’une voix basse pour la troisième fois. Ces chiens galeux sont aussi nombreux qu’une nuée de sauterelles. Et ne les sous-estimez pas. Le peuple de l’océan est un rude adversaire, impitoyable et cruel. 
— Croyez-vous qu’ils pourraient s’en prendre à notre chère Cité ?
— Non, là n’est pas leur objectif. Mais il nous faut rester vigilants. Laissons-les brûler quelques arbres s’ils le veulent et surveillons nos murs. Que les sentinelles gardent leurs postes.
Le petit homme se rapprocha du géant. Il baissa la voix, prit un air de conspirateur.
— Et l’enfant ? Avez-vous songé à lui ?
Le Commandeur Olris le foudroya du regard puis, la mâchoire crispée, il grinça : « Je ne pense qu’à lui ! Ces démons le payeront chèrement s’il lui arrive quelque chose. J’ignore où il est à l’heure actuelle. Il devait rejoindre la Commanderie dans la journée. Je prie les Dieux Inconstants pour qu’il soit sain et sauf. »
Impuissants, ils demeurèrent là, à contempler les oégirs aller et venir le long de la lisière rougeoyante et déverser les huiles ensorcelées du Feu d’Elme. La colère les rongeait. Bien après la mi-nuit, une cavalcade endiablée naquit du côté de la Grand-Route, semblable au grondement d’un orage approchant. Les regards se tournèrent vers le sommet de la bute qui dissimulait la Voie. Le visage triomphant, le Mystic Tolvédian Olris se dégagea d’un pas afin de se tourner vers l’assistance.
— N’ayez aucune crainte, citoyens de Massilia. Contemplez plutôt la grandeur du Peuple Gris. Les Miens Guerriers accourent semer la mort parmi nos ennemis ! 
Puis, accompagnés des quatre varts que comptait la toute nouvelle Commanderie de Massilia, le Mystic s’élança vers la Croisée. D’un geste ample, plein de grâce, les Gris dégagèrent leur khanna de son fourreau dorsal, ralentissant à peine leur course. Aucun des humains présents ne leur emboita le pas. Au contraire, après une brève hésitation, ils regagnèrent la porte de la cité où, pelotonnés autour du premier d’entre eux, ces braves encouragèrent de leurs vœux l’intervention des Protecteurs.
Sous des yeux incrédules, une équipée guerrière surgit à la lueur de flambeaux tenus par plusieurs cavaliers. Ils étaient presque deux cents à chevaucher de splendides mult-liots caparaçonnés, aux chanfreins munis de pointes torsadées. Des oriflammes, longues et effilées, claquaient dans la course furieuse du troisième Clan. Les vénérables Gardiens de Thiel leur parurent tout droit surgis des Légendes de jadis avec leurs armures rutilantes, leurs casques empanachés et les Khannas démesurés qui barraient leurs dos. Ils fondirent sur le groupe d’oégirs. Sous les coups de boutoirs des Khannas brandies, le sang gicla. Des corps volèrent. Les mult-liots les broyèrent sous leurs sabots ferrés. L’un des géants gris détourna sa monture vers la cité. Il rejoignit au trot ses compatriotes. Ils conversèrent autant par les mots que par les gestes. Puis le cavalier leva haut la lame courbée. Hurlant tel un damné, il s’élança vers les fossoyeurs de Brye qui poursuivaient leur tâche mortifère.
A sa suite, les nouveaux arrivants se déployèrent sur deux lignes. Elles franchirent en quelques pulsations de vie les prairies qui les séparaient de la lisière en feu. Parmi les hommes-poissons, c’était une vaine débandade. Certains tentèrent de fuir vers l’océan, aussitôt pris en chasse par des cavaliers qui les embrochaient comme de vulgaires volailles au bout des longues lances enrubannées. D’autres préférèrent affronter le souffle du brasier.
Au pied de la cité, un tollé d’acclamations salua la brève altercation. D’interminables minutes s’écoulèrent tandis que les cavaliers faisaient face au rideau de flammes, impuissants. Les montures piaffaient d’impatience. Peu à peu, la source du maléfice définitivement tarie, le foyer baissa d’intensité pour s’éteindre enfin. Alors, les cavaliers délaissèrent leurs montures. Ils s’avancèrent parmi les troncs noircis et fumants, s’éparpillèrent à travers les domaines de Brye à la recherche de nouvelles victimes. Seul un carnage pouvait apaiser le feu qui les habitait.
Une dizaine d’entre eux suivirent le Mystic Yvan Mondolini, familier des travées forestières. Une fois la zone incendiée franchie, Yvan s’orienta avec facilité sur les sentiers empruntés lors de ces nombreuses visites. L’Appel le surprit alors qu’il quittait Aléaléam sur le chemin du retour. Soudain, l’Ether connut le bouleversement tumultueux tant redouté. La Trame en fut rompue. Une Porte ouverte. Un long moment, l’Appel impérieux le renversa sur sa monture, au bord de la nausée. Depuis cet instant, une peur affreuse ne le quittait plus.