Livret trois : Galadorm.
Chapitre 14 : L'Entre-mondes (2).
Ils avançaient sur une vaste étendue de roches déchiquetées, sorte de séracs minéraux, qui réfléchissaient des camaïeux de gris et d’ombres. A proximité, un crépuscule d’orage crépitait d’éclairs multicolores. Le silence pesait comme une chape. Des ombres s’esquivaient dans les lointains. En poussant un long soupir, le garçon tourna vers elle un visage pâle où elle lut comme dans un livre ouvert. La terreur l’habitait et… autre chose. Un désespoir qu’elle eut beaucoup de mal à comprendre.
— Que t’arrive-t-il ? Tu voulais vivre une grande aventure, que demander de plus ? Nous y sommes. Tu dois garder la foi. Yvan et Lido sauront nous protéger.
Le fils du Sieur Gallard secoua la tête. Il jeta autour de lui des regards effrayés.
— Savez-vous où nous sommes vraiment ? gémit-il en lui serrant la main à la broyer.
Elle la retira vivement et fronça des sourcils.
— Explique-toi !
— C’est un cauchemar. Me retrouver ici. Moi Tibelvan de Massilia. Plutôt mourir mille fois que de franchir votre satanée paroi de je ne sais quoi. – A présent, une rage hargneuse le possédait et il ne pouvait plus s’arrêter. – Ce monde est le pire qu’il soit …
— Et qu’en sais-tu ?
— Je le sais. C’est le Pays du MangeRoc. Le soir, lorsque j’étais enfant, ma mère nous contait des histoires pour nous endormir. L’une d’entre elles effrayait Solia au point qu’elle en pleurait longtemps après que Mère ne nous quitte. Moi, je l’adorai. Celle-là en particulier. Atel et Léonard aussi. Nous lui réclamions souvent. Il était question d’un monde crépusculaire caché derrière les rideaux de pluie où les enfants trop turbulents finissaient par disparaître. Je ne sais combien de fois j’ai souhaité traverser l’ondée. Et combien de fois je suis revenu trempé jusqu’aux os. On n’est guère malin quand on est jeune…
Elie esquissa un sourire. D’un geste de la main, elle l’encouragea à continuer. Autour d’elle, des Devenirs se dessinaient sur la Trame. Le garçon sursauta brusquement et s’arrêta, les yeux écarquillés.
— Oh, par les Inconstants, nous sommes là par ma faute. Mon souhait a été exhaussé…
Il plaqua une main sur sa bouche. Elie haussa des épaules. Elle retira la main avec douceur. Les Gris s’étaient tournés vers eux, interloqués.
— Balivernes ! Comment un grand gaillard comme toi peut-il encore se laisser impressionner par des contes pour enfants. Toutefois, j’aimerais bien en savoir un peu plus sur ces fables. De quoi te souviens-tu ? Et n’oublie rien surtout.
Tibelvan se souvenait de tout. Du plus petit détail, de la moindre péripétie du héros au nom évocateur de Malloin Vaurien. Il se confia avec d’autant plus de fougue que cela agissait sur lui comme un exutoire à ses tourments. Elie l’écoutait avec un intérêt qui n’était pas feint. Leur conversation se termina brusquement comme le grand guerrier gris tendait les bras devant lui. Il tâtonnait sur ce qui leur apparut très vite comme un mur infranchissable d’eau gelée. D’une clarté translucide incroyable. Lorsqu’il poussa plus fort à sa surface, ses doigts ruisselèrent et un froid intense envahit la chair. Ses tempes tapèrent douloureusement. Il retira précipitamment les doigts gelés. Ensuite les voyageurs longèrent l’obstacle durant un temps qui leur parut une éternité. Soudain le sol pierreux s’interrompit au bord d’un précipice insondable, empli d’ombres, balayé de risées de lumières crues. Abattus, ils restèrent là, côte à côte, sans un mot. La Femme Grise tendit un bras tremblant vers des remous violents qui agitaient les nuées. Sous leurs yeux ébahis, un nouveau bloc surgit de l’obscur. Ce dernier dériva lentement devant eux.
A peine deux foulées les séparaient. Mais le temps pressait. Bientôt l’îlot s’éloignerait sans qu’ils puissent le retenir. Yvan Mondolini n’hésita pas davantage. Mu par une soudaine colère froide, le Mystic recula afin de franchir le gouffre d’un bond désespéré. Sous les yeux de ses compagnons, il flotta dans l’air puis descendit lentement vers la vaste roche. Un saut d’une grande pureté. Il se reçut avec grâce, plia à peine les genoux et fit quelques pas avant de retrouver son aplomb. Alors l’audacieux les invita du bras à le suivre. Chacun leur tour, ils churent comme de grands oiseaux majestueux jusqu’à cette nouvelle terre qui modifia brusquement sa course. Elle s’éloigna de leur ancien esquif. Lorsqu’ils se retrouvèrent ensemble, ils contemplèrent un extraordinaire spectacle. En s’écartant de l’ancien, leur nouvel asile leur offrit une vue d’ensemble de ce dernier, juste avant qu’il ne disparaisse dans les ombres. Le socle du vaste ilot s’effilochait par en-dessous en une élégante chevelure minérale. Le territoire sur lequel ils venaient de choir présentait davantage de relief. Un léger moutonnement avec des creux emplis d’amas luisant, des craquelures qui entravaient leur progression, d’où s’échappaient d’étranges volutes à leur glacer les sangs.
Elie les mit en garde contre l’envie d’approcher les jeux de lumière étourdissants ou les fumerolles ocre et jaunes. Ils traversèrent ainsi deux autres ilots. Ils prenaient un plaisir certain à s’élancer dans le vide. Le troisième ne faisait guère plus d’une acre de superficie et paraissait s’effriter sous leurs pieds. Ils le quittèrent avec soulagement. Quant au suivant, il était hérissé d’une forêt d’aiguilles acérées. Ils se glissèrent avec difficultés dans les canyons sinueux en soulevant des volutes de poussière ocre. Finalement, alors qu’ils s’engageaient sur une petite rotonde naturelle, la Shaïa Naharashi Elivashavitara décida qu’il était grand temps de prendre un peu de repos.
Pendant qu’Yvan Mondolini en explorait les abords, Shana et Lido réunirent leurs maigres provisions au centre d’un carré de toile rouge, bordé de franges dorées, que la Shaïa étendit devant elle. Assise les jambes repliées, elle soufflait lentement entre ses mains jointes en murmurant d’inintelligibles paroles. En retrait, désœuvré, Tibelvan observait le visage poupon concentré. Des ridules cernaient ses yeux. Son front se plissait sous la concentration. Sa peau avait la pâleur des neiges éternelles. Une faible lueur apparut entre ses doigts puis grandit et, bientôt, déversa des flots de lumière douce. Lorsqu’elle écarta les mains, un globe à feu de la grosseur d’une orange s’éleva prestement dans les airs. La création illumina la grisaille immuable et chassa doutes et angoisses.
— Mère, voilà tout ce que nous possédons comme vivres. C’est bien peu, conclut le vart en se redressant. Je n’imaginais pas ce qui allait se passer lors de notre visite à la bibliothèque. Nous allions rejoindre les nôtres dans l’après-midi.
Il désignait une dizaine de galettes plates, maintenues enroulées par une large feuille d’ozil, quelques pommes et plusieurs tranches de pain blanc de pur froment. Elie soupira : « Tant pis, nous ferons avec pour ce premier repas. Mon bon Lido, pourriez-vous rappeler notre Protecteur pour qu’il se joigne à nous et fasse honneur à ce festin. Je meurs de faim. »
Comme le guerrier s’éloignait en hélant son compagnon, elle invita Shana et le garçon à s’asseoir auprès d’elle. Le globe à feu évoluait au-dessus d’eux, sans cesse en mouvement. Ils ressentaient sa présence comme une bénédiction. Le Mystic revint très vite. Ils festoyèrent sans retenue sous les encouragements de la matriarche qui dévora plus que sa part.
Lorsqu’ils finirent, il ne restait plus rien de leur chiche réserve mais personne n’osa en faire la remarque. La bonne humeur d’Elie était communicative. Elle invita Tibelvan à s’assoir à sa droite. Puis, prenant un air mystérieux, elle réclama l’attention générale. Ce qu’elle obtint sans attendre.
— Au cours de notre marche, j’ai longuement réfléchi au problème qui nous intéresse : quitter l‘Entre-mondes. Malheureusement, je suis navrée d’avouer que, pour l’heure, je n’ai pas la moindre solution à proposer. – Devant leurs mines déconfites, elle ne put réprimer un léger sourire. Saisissant la main de Tib, elle reprit pourtant avec un air malicieux. – Néanmoins, je connais quelqu’un qui peut grandement nous aider… Tib, raconte donc à nos amis ce que tu m’as confié tout à l’heure …
Si le garçon avait pu se faufiler dans un trou de souris, il l’aurait fait sans hésiter. Il rougit, bafouilla en la fusillant du regard. Yvan, Shana et Lido le fixaient avec curiosité, penchés en avant.
— Tu sais bien, ces histoires de Malloin Vaurien qui parcourait le Pays du MangeRoc. Un garçon si insupportable qu’il fut expédié de l’autre côté du rideau de pluie.
Alors Tibelvan, après s’être raclé la gorge, leur conta les tribulations de Vaurien. Sa voix s’affermit comme il prenait plaisir à évoquer les aventures rocambolesques de son héros d’enfance à travers l’Entre-mondes. Il décrivit les Brillances. Des nuées qui rendaient fou celui qui les inhalait. Les Puits de Lumière où s’ébattait le terrible MangeRoc. Les mares de roches, trompeuses et mortelles, qui se dérobaient sous les pas de l’imprudent voyageur pour l’engloutir à jamais. Ils lui posèrent mille questions auxquelles il répondit avec simplicité, avouant parfois son ignorance, mais prolifique en anecdotes qui firent beaucoup rire le vart, la Femme Grise et la Shaïa et tirèrent quelques maigres sourires au grand Mystic.
Longuement, Tibelvan dépeignit les petits Bruugs et les diaphanes Elmérides, les dangereux Grolls et nombres de créatures plus étranges les unes que les autres. Au fur et à mesure, les mots prenaient vie avec facilité et élégance. Ses mimiques, son regard enflammé, parfois rieur, souvent tragique, le ton tour à tour enjoué ou mystérieux charmaient un auditoire attentif à la moindre tribulation. A la demande d’Elie, il raconta comment le facétieux Vaurien survécut en ces lieux crépusculaires, de quelle manière il s’abreuvait aux Murs de Pluie, se nourrissait de cristaux, de lichens et de champignons qui poussaient en profusion sur certains ilots. Le garçon se souvenait plus particulièrement des plates et succulentes ardoises coralliennes dont raffolait, s’il fallait en croire Dame Gallard, le jeune Malloin. Un véritable délice. Un long silence succéda à la dernière histoire. Chacun ressassait la foultitude d’informations apportées par le jeune conteur.
— Mais, demanda plus tard Shana Landis, tu ne nous as pas expliqué comment cet aventureux s’en retourna chez lui…
— C’est que Mère ne nous l’a jamais révélé, avoua Tib, dépité.
— Ce qui ne nous avance guère. Enfin, à présent, grâce à toi, nous savons comment survivre dans l’Entre-Mondes et à quels périls il faut nous attendre. Seulement reste à découvrir le moyen de s’en échapper.
Le Mystic se leva tout en parlant. Il s’approcha du garçon et lui posa les mains sur les épaules, le dominant de plus d’une tête. Tibelvan n’en menait pas large. Il sourit timidement pour cacher son embarras.
— Sois remercié pour avoir partagé tes connaissances, jeune Tibelvan.
Puis il s’éloigna, laissant le garçon sans voix.
— Si tu nous chantais une de tes anciennes ballades, ma belle Shana, demanda la Shaïa qui observait la scène d’un regard circonspect.
La Femme Grise acquiesça. Elle se leva à son tour. Sa voix limpide de soprano s’élança dans les brumes grises de l’Entre-Mondes, déchirant le silence sépulcral. Le timbre en était si harmonieux que Tib sentit des larmes lui monter aux yeux. Il n’avait jamais rien entendu d’aussi beau. Le vart Lido Muliris frappa dans ses mains, s’accordant à la mesure et au rythme de la chanteuse. Le Protecteur Yvan Mondolini émergea de la pénombre. Il la fixait, impassible, mais les mots le touchaient comme autant de dards au pouvoir redoutable. Car Shana contait la célèbre romance de Mochelli et Locéane. Leurs amours impossibles et la désespérance de ces cœurs éternellement orphelins. Une ode millécycle que chaque Homme Gris et chaque Femme Grise vénéraient à travers les Ages.
Lorsqu’ils reprirent leur route, ils avaient à peine dormi. Pourtant ils se sentaient reposés, leurs craintes en partie dissipées. Comment pouvait-il en être autrement après une telle halte.
Rapidement ils gagnèrent les bords de l’ilot. Ils s’élancèrent et planèrent jusqu’au suivant, extatiques. A trois sauts de là, ils découvrirent un nouveau Mur de Pluie ruisselant. Ils s’y attardèrent un temps. Tibelvan n’hésita pas à se frotter, torse nu, contre la paroi embrumée. Le fluide vivifiant coulait sur son corps sous les regards désapprobateurs des Protecteurs. La pudeur excessive des Hommes Gris leur interdisait de telles extravagances. Ces derniers se contentèrent de se rafraichir le visage. Plus tard, ils découvrirent par hasard de minuscules cristaux amoncelés sur des rochers à-pics qui se révélèrent composés d’une mousse orangée, légèrement poivrée, extrêmement savoureuse.
Ainsi se poursuivit leur voyage à travers l’Entre-mondes. Régulièrement, ils se reposaient. A chaque halte, Tibelvan qui y prenait de plus en plus de plaisir, leur contait de nouvelles aventures de Malloin Vaurien. Shana Landis chantait ensuite pour apaiser les angoisses rampantes. Chaque étape contenait son lot de découvertes. Une fois, Yvan qui marchait en avant, s’arrêta brusquement en levant le bras droit, leur intimant l’ordre de rester sur place. Il recula lentement. Il observait avec attention le sol. La roche gris ardoise se moirait d’une infinité de reflets qui blessait le regard et se dérobait à l’envie.
— Que se passe-t-il ? demanda Lido qui veillait sur leurs arrières.
— J’ai comme une impression bizarre, murmura le géant. Comme un pressentiment…
Alors il montra l’espace devant eux. Ils eurent beau chercher, plisser des yeux, ils ne détectèrent aucune anomalie sinon le miroitement intempestif de la roche qui écorchait leurs yeux. Mais aucun ne mit en doute les craintes de leur Mystic.
— Masha Landis, auriez-vous un objet dont vous pourriez aisément vous départir ?
Yvan parlait sans quitter le sol des yeux. La Femme Grise ouvrit son havresac. Elle en sortit un court stylet en métal qu’elle lui glissa entre les mains. Yvan le soupesa satisfait puis, sous les regards étonnés de ses amis, il le lança à dix pas. La fine lame toucha les feux. Puis elle s’y enfonça pour disparaitre sur l’instant.
— Une mare de roches, s’exclama Tibelvan, estomaqué. Comment avez-vous su ?
— Une légère mouvance, peut-être, répondit le Protecteur, le visage grave. Et l’excellente description de notre conteur attitré.
Affichant un air narquois, Yvan hocha la tête dans sa direction. Ils longèrent avec précaution l’espace mouvant qui aurait pu les engloutir sans la vigilance du géant gris. Cet événement laissa des traces. Par la suite, ils ralentirent leur allure, ne cessèrent d’inspecter chaque parcelle devenue suspecte. Ils évitaient sans mal les Brillances composées d’une multitude de petites palpitations lumineuses qui se déplaçaient paresseusement, ici et là.
— Mère, savez-vous où nous allons ?
Le Mystic profitait d’un moment d’intimité avec la Shaïa pour poser la question qui le taraudait depuis son réveil. Il ne voulait pas briser l’optimisme ambiant mais le doute persistait en lui. La Matriarche les guidait avec un aplomb étonnant. Elle savait inspirer la confiance. Et pourtant, si toute cette attitude n’était qu’une façade…
— Qu’importe, fils des Gris, le choix de notre itinéraire présent. Je t’ai vu, Yvan, affronter l’adversité sur les remparts de Rhoda. Cette errance nous y mènera inévitablement. Si tu avais pu admirer la majesté de notre Citadelle reconstruite. Notre peuple est grand, le sais-tu. Le troisième Clan compte d’excellents bâtisseurs dans ses rangs. D’autres se rallieront à ta bannière le moment venu. Il leur faudra à peine une saison pour en relever la muraille. Ton destin t’attend là-bas. L’Entre-Mondes n’est qu’une épreuve de plus. La Vision est indiscutable.
Sa main fine se posa sur l’imposante poitrine bardée de cuir gris. Elle glissa en une caresse maternelle. Elie demeura intentionnellement évasive et le Mystic, préoccupé, ne chercha pas à en connaître davantage. Sa foi dans les talents de la petite Mère des Clans était indéfectible. Il s’ébroua, fit un pas de côté et s’étira pour masquer son embarras. Une nouvelle certitude brillait dans ses yeux.
— Ne m’en voulez pas, Mère, mais ce silence et cette nuit crépusculaire me tapent sur les nerfs.
Ils se trouvaient au sommet d’un ilot surmonté d’un dôme. Leurs compagnons ramassaient de petits champignons jaunes, bombés, qui tapissaient la cime du monticule. Ils les déposaient sur un grand tissu en riant. Leur bonne humeur était douce à partager. Un peu plus tôt, ils avaient découvert sur de larges plaques rocheuses, les fameuses ardoises coralliennes de Malloin Vaurien, juteuses à souhait. Un festin s’annonçait pour la fin de l’étape. Elie tendit le bras vers un faisceau lumineux lointain, semblable à un fil de lumière dressé verticalement dans la nuit.
— Voilà où nous nous rendons. Ce fanal, là-bas, je l’entends m’appeler.
Le Mystic hocha la tête. Elle resta silencieuse un instant à contempler l’endroit avant de reprendre dans un murmure.
— As-tu senti leurs présences ?
— En effet. Depuis notre dernier saut, quelque chose nous piste mais je n’ai pu l’entrevoir. Cela n’annonce rien de bon.
— Sois sur tes gardes et prévenons les autres. Ne laissons pas Dame chance nous abandonner.
L’attaque survint sur l’ilot suivant alors qu’ils traversaient le méplat d’une longue formation rocheuse. Le sol vacillait sous les pas. Leur progression se ralentit peu à peu. Des trous béants criblaient le sol, certains envahis de Brillances, d’autres comme des sortes de gueules noires béantes. Yvan et Lido avançaient devant, de front, à une foulée l’un de l’autre. Shana fermait la marche. Elle tenait au clair le sabre court et se déplaçait avec circonspection, le regard en alerte. Ils longèrent des prismes obliques agglutinés en des compositions hautes de plusieurs toises. Le Groll bondit du sommet de l’un d’entre eux sur le dos du guerrier gris. Celui-ci réagit en un éclair. Il esquiva d’un bond et tira sa longue lame bleuie au-dessus de sa tête. Malgré tout, l’insectoïde déchira la manche de son bras gauche avec l’une de ces longues cornes torsadées. La créature traça une longue estafilade sur l’avant-bras avant que Mondolini ne parvienne à lui asséner un coup porté de haut en bas. Les mandibules chitineuses crissaient. Un fluide mousseux dégoulinait de l’appareil buccal sur la roche. La créature faisait bien deux pieds de haut. Ses pattes articulées dominaient le géant. Le Groll émit une série de claquements désagréables. Avec calme, Yvan pointa la lame porteuse des inscriptions « nahxoh ag xeoslha » vers l’insectoïde immobile. Il se positionna dans un mouvement fluide.
Dans son dos, Lido accourrait mais le Mystic n’attendit pas ce précieux renfort. Il attaqua le Groll en frappant d’abord les longues et hautes pattes, trancha le tarse à la naissance des deux griffes. Puis il virevolta autour de lui comme une danseuse, avec une grâce aérienne, étonnante pour un tel hercule. Yvan frappait méthodiquement la carapace ovoïde, grisâtre, striée de longues lamelles noires. Devant cette opposition inattendue, l’insectoïde renonça à l’affrontement. Il chercha à se soustraire et tourna casaque. Poussant un cri, le Mystic bondit par-dessus lui. Il enfonça sa lame à la jointure des tergites durs comme la pierre. La créature s’effondra alors que le géant gris se dégageait avec souplesse.
L’Homme Gris recula pour reprendre son souffle, appuyé sur la redoutable Khanna qui appartenait jadis à Elia, Père Fondateur du troisième Clan. Il contemplait, impassible, la carcasse d’où s’écoulait un fluide nauséabond. Elle était agitée de brefs frémissements nerveux. Ses compagnons s’approchèrent avec respect. Le visage fermé, Yvan replaça la Khanna dans son dos. Il dédaigna le bras ensanglanté et tira l’étoffe sur la plaie.
— En route, gronda-t-il. D’autres peuvent suivre.
— Attends, Yvan, et cette blessure ? demanda Elie en cherchant à lui saisir le bras.
— Rien qui ne mérite votre attention, Mère.
— J’aimerais pourtant y regarder de plus près, mon enfant.
Elle s’adressait à lui d’une voix douce. Elle tendit la main en l’implorant du regard. Yvan étreignit le tissu déchiré pour masquer l’estafilade, apparemment furieux.
— Puisqu’il n’y a rien à voir ! Ne perdons pas de temps pour une simple éraflure.
Une fraction de seconde, la Shaïa Naharashi Elivashavitara resta interloquée. Elle réfréna un mouvement d’humeur puis grimaça, navrée, dissimulant au mieux ses émotions.
— Notre Protecteur a sans doute raison. Mieux vaut quitter les parages au plus vite. Mais tu n’échapperas pas à ma sollicitude lors de notre prochaine halte.
Chacun se remit en route, derrière Yvan, sans tergiverser. Voir le Mystic rabrouer la matriarche les troublaient profondément. Ils quittèrent cet ilot puis en traversèrent un certain nombre sans aucun échange.
Le Mystic Yvan Mondolini était surtout furieux contre lui-même. Il avançait à grandes enjambées, frappant le sol de ses talons, les mâchoires serrées. Il n’avait pas flairé le piège avant qu’il ne soit trop tard, l’esprit obnubilé par les terriers qui criblaient l’îlot. Il s’en voulait d’avoir mis en péril la vie de ses amis. Par négligence. Heureusement l’insectoïde s’en était pris à lui sinon il n’aurait pu le supporter.
Lors du bivouac, Elie insista longuement pour examiner la blessure. L’entaille était bénigne, à peine boursouflée. Elle la nettoya pourtant avec l’eau qu’ils avaient collectée un peu plus tôt. Puis elle appliqua dessus un baume qu’elle prépara elle-même avec des herbes séchées, tirées d’une petite bourse qu’elle portait dans les replis de sa jupe. D’humeur morose, l’Homme Gris la laissa agir sans protester. Il ne participa pas à la veillée cette fois-là. Ni aux suivantes d’ailleurs. Plus ils approchaient de la colonne de lumière, plus Yvan montrait des signes de fatigue. Une langueur inexplicable. Ses compagnons l’observaient avec inquiétude car eux ne ressentaient aucun harassement. Bien au contraire. Tib déclara même à mi-voix ne s’être jamais aussi bien porté. Dissimulant avec soin une inquiétude grandissante, la Shaïa poursuivit les soins à chaque halte. Elles étaient plus rapprochées. Le Mystic ne pouvait plus ignorer la douleur lancinante qui enflammait son bras blessé. Il parvenait à peine à le lever.
— Je n’aime pas l’aspect de cette blessure, marmonna la Matriarche en tâtant l’avant-bras dénudé.
La peau grise violaçait comme si la chair était cyanosée. L’infection résistait au traitement des médications. Elie était plongée dans une profonde réflexion. Assis à ses côtés, Mondolini supportait vaillamment les douloureuses palpitations du membre infecté. Le reste du groupe se restaurait en silence. Ils leur jetaient de temps à autre des regards lourds d’anxiété. La tension était palpable, l’euphorie des premières haltes évanouie.
Pourtant, depuis peu, une aurore paisible baignait l’Entre-Mondes. Elle dévoilait mille et une merveilles. Partout où se portait le regard, ce n’était que source de ravissement. Une débauche de variations colorées à l’infinie qui ravissait les sens. Des dizaines d’îlots flottaient à perte de vue paresseusement. Ils trainaient derrière eux leur chevelure de roches scintillante. Des montagnes, des vallées, des plateaux et bien d’autres reliefs qui défiaient parfois les lois de la Création. Par-delà ce fouillis magnifique de mondes miniatures, la colonne ignée à l’incommensurable majesté, cernée d’anneaux cristallins, illimitée et fluctuante. Y plonger le regard équivalait à s’immerger, éveillé, dans une orgie de lumières tourbillonnantes réservée d’ordinaire aux seuls songes divins.
— La douleur augmente, Mère. Elle m’épuise et envahit mon corps inexorablement. J’aspire au repos et au sommeil. Quand cela va-t-il cesser ?
— C’est étrange, murmura la Shaïa, ta constitution remarquable aurait dû vaincre l’infection. Si seulement j’en connaissais la source mais cela est, hélas, au-delà de mes compétences.
— On finit toujours par découvrir ses limites, ironisa le géant en grimaçant. En la circonstance, vous m’en voyez vraiment désolé.
La Shaïa Naharashi Elivashavitara releva brusquement sa petite tête ronde. Ses yeux à la pâleur cristalline vrillèrent de colère. Elle le frappa sauvagement sur le torse.
— Je ne veux pas t’entendre proférer de telles inepties, Protecteur Mondolini du troisième Clan. Rien ne doit altérer la haute lutte que tu mènes contre ce mal. Fie-toi à mon jugement car je n’ai pas dit mon dernier mot.
Alors, comme si elle prenait une décision longtemps retardée, elle joignit les mains, se concentra et forgea un globe à feu rougeoyant comme les braises de l’âtre. Elle le plaqua avec force contre la peau. Un instant, Mondolini la fixa, interloqué, puis son visage s’éclaira. Il poussa un soupir de soulagement. La douleur disparaissait comme aspirée de l’extérieur. Lorsqu’Elie retira la boule, celle-ci était devenue opaque. Aucune lueur ne luisait à l’intérieur. Elle la jeta au sol et l’écrasa d’un coup de talon.
— A présent, il te faut dormir. Allonge-toi ! – Sa voix était apaisante. Le grand guerrier ne protesta pas. – A ton réveil, tu iras déjà beaucoup mieux.
Puis elle rejoignit ses trois compagnons d’un pas lourd. Le charme qu’elle venait d’accomplir l’épuisait littéralement. Durant cet arrêt, il n’y eut aucun chant de la Femme Grise, très affectée par l’état du Mystic. Tib ne les régala pas de ses interminables histoires sur les tribulations de l’espiègle Malloin Vaurien. Ils se contentèrent de s’allonger, chacun aux prises avec de sombres pensées. Shana, Lido et Tibelvan veillèrent à tour de rôle sur les dormeurs. A leur réveil, le Protecteur Mondolini semblait ragaillardi. Il partagea même un encas succinct avec eux. Alors ils envisagèrent l’avenir sous de meilleurs auspices. Seulement au fil de leur progression, ils constatèrent qu’ils s’étaient amèrement fourvoyés. Le blessé montra très vite des signes de fatigue. Ils s’arrêtèren fréquemment pour lui offrir un peu de repos.
La petite Mère réitéra ses efforts. Régulièrement, elle aspirait le mal dans un globe à feu pour offrir un surplus de forces au guerrier. Ils progressèrent ainsi vers l’immense cylindre igné qui grandissait à l’infini.
Bientôt ils surprirent de lointaines présences. Preuve que la proximité du Puits de lumière générait l’effervescence de la Vie. Ils découvrirent également d’abondantes ressources nourricières, des champs de champignons et de lichens comestibles, des buissons de plats coraux qui tirèrent chez le garçon de véritables exclamations de gourmandise.
Une fois, alors qu’ils abordaient un îlot de taille moyenne, au relief stratifié de marches cyclopéennes, ils assistèrent à un ballet ravissant. Ils approchaient de l’un des anneaux qui enserraient l’immense colonne de lumière. Une fois encore, Elie décréta une pause pour ménager Yvan. Shana s’éloigna. Elle sautait de marche en marche, allant jusqu’à dominer le groupe d’une dizaine de toises, lorsqu’elle les interpella. La belle Femme Grise montrait du doigt un point au-devant d’elle qu’ils ne pouvaient apercevoir. Elle était tout excitée. Alors ils la rejoignirent rapidement. Seul Yvan demeura en arrière, assis, le dos à la roche, soufflant pesamment.
— Regardez, regardez, criait Shana Landis, le doigt pointé au nadir de leur position.
L’espace était envahi par une multitude de créatures ailées à l’incroyable beauté. Elles virevoltaient dans leur direction. Elles n’étaient pas plus grandes qu’un enfant de deux cycles et recouvertes d’un pelage de neige. Les bras et les jambes, à peine formés, adhéraient au profilé de leur corps gracile. Le vol vira majestueusement allant jusqu’à noyer l’îlot où ils se trouvaient. Ils découvrirent avec stupeur des ébauches de faces aux yeux d’un noir de jais. Puis les créatures s’éloignèrent sans porter le moindre intérêt au groupe statufié.
— Quels êtres étranges ! Avez-vous vu leurs yeux ? s’exclama Tibelvan en redescendant avec ses compagnons jusqu’au Mystic.
— Il y en avait des milliers, surenchérit Lido.
— Elie, qui sont-elles ?
— Mais c’est plutôt toi le spécialiste de l’Entre-Mondes, mon cher petit. – La Shaïa affichait cet air espiègle qui exaspérait tant le jeune homme. – Tu en sais plus sur ces lieux que nous tous ici réunis.
Tibelvan se gratta sa chevelure rousse en grimaçant.
— Je crains bien que ma mère ait oublié de nous décrire ces petites merveilles. Je m’en souviendrais, ça c’est certain.
— Si nous avancions, l’interrompit le grand guerrier, en se levant. J’ai hâte d’arriver auprès du Puits de lumière. Moi aussi, je l’entends nous appeler.
Il leur sourit, cette fois franchement. Ses yeux avaient retrouvé un certain éclat.
Ils grimpèrent au sommet des strates de roches luisantes puis descendirent le versant opposé. Ils recherchaient de temps à autre le vol majestueux des étranges créatures ailées mais l’Entre-mondes resta désespérément vide. Le Protecteur Mondolini ne mentait pas sur son état. Lorsqu’ils abordèrent l’anneau plat, le Mystic avait retrouvé tout son allant. Ils s’arrêtèrent pour admirer l’extraordinaire spectacle des tourbillons de particules lumineuses à l’intérieur du cylindre. Les nuances en étaient inépuisables, prodigieusement vivifiantes comme s’ils abordaient là la source même de la Vie. Elie les précéda sur l’étroit plateau lisse. A une dizaine de coudées du Puits, ils s’arrêtèrent, désappointés. Devant eux s’étendait une vaste mare de roches.
— Qu’allons-nous devenir ? demanda Shana sans quitter des yeux la valse merveilleuse à l’intérieur de la colonne.
Gwïaul surveillait à distance le petit groupe de gêneurs. Il était indécis. Pouvait-il encore intervenir sans risquer d’y laisser la vie ? Aux abords du disque, les Grolls grouillaient, nombreux. Suffisamment pour qu’il y réfléchisse à deux fois. Il regrettait de s’être affublé comme l’ambassadeur d’une contrée exotique pour accueillir les nouveaux venus. L’heure n’était pas aux civilités. Cela faisait bien longtemps qu’il s’était approché aussi près de la Cascade. Le départ des Nelliés le rendait nerveux. Les peureuses créatures ne s’aventuraient dans la grisaille qu’en cas d’impérieuses nécessités. En ce lieu béni, un seul évènement pouvait avoir provoqué leur fuite : la présence à proximité du Mwermwer.
— Je te l’ai bien dit de ne pas t’en mêler. Et pour une poignée de Protecteurs Gris en plus. Fallait bien que ces maudits traitres se pointent pour pourrir ma paisible retraite. Fourre toujours leurs nez là où il ne faut pas, ceux-là !
Le gnome grimaça puis cracha à ses pieds, les mains sur la taille. Il n’avait pas mis longtemps à reconnaître la massive silhouette des antiques serviteurs des Dieux Inconstants. Un humain les accompagnait. Ce qui l’étonnait fort. Son cœur s’était serré en découvrant la fragile présence de la Shaïa au sein de la troupe. Les Hommes Gris auraient voyagé seuls qu’il s’en serait retourné sans plus tergiverser. Jadis, il s’était juré de ne plus fréquenter cette engeance de malheur. Mais la petite Mère, elle, ne méritait pas le sort qui les attendait s’ils ne quittaient pas au plus vite le seuil du Puits. Gwiäul se cachait à proximité, sur un îlot, au zénith de l’anneau. Il profitait ainsi d’une vue d’ensemble dégagée. Délaissant les voyageurs, il reporta son attention sur les insectoïdes. Les Grolls envahissaient dangereusement les territoires voisins. Il n’en avait jamais aperçu autant réunis à la fois. Malgré leur force légendaire, cette fois, les Gris n’auraient aucune chance. Sa gorge se serra lorsqu’une première envolée prit pieds sur l’anneau. Rapidement les prédateurs encerclèrent leurs proies. Mais ils demeurèrent à distance, carapace contre carapace. Gwïaul siffla entre ses dents pour saluer le courage des insensés qui s’avançaient, la lame au poing, au-devant de la masse grouillante.
— Démons, s’écria Shana Landis en brandissant la courte lame courbe.
Les autres s’arrachèrent à leur contemplation pour découvrir le nouveau péril. Les Grolls se bousculaient, serrés les uns contre les autres. Seules les longues pattes articulées émergeaient du parterre bosselé aux reflets mordorés formé par les lourdes carapaces. Un bruissement les assaillait de toutes parts. Les créatures continuaient d’affluer par essaim entier.
— La Vision vous aurait-elle trompée, finalement, ma chère Mère. Il semble que ce soit là notre ultime combat, constata Yvan sur un ton glacial. Faites, mes amis, qu’il soit mémorable !
Le calme qui précède la tempête habitait l’Homme Gris. Il saisit la khanna d’Elia à deux mains puis il fit signe à Lido Moliris de le suivre. Sans un mot, leur compagne se joignit à eux. La Shaïa Naharashi Elivashavitara agrippa la manche de Tib qui lui emboitait le pas. Elle le retint avec fermeté.
— Laisse agir les guerriers, mon garçon.
Le jeune homme lui jeta un regard furieux par-dessus son épaule. Soudain, il pâlit, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés. Pendant ce temps, les Gris approchaient des premiers rangs d’insectoïdes. Leurs yeux composés, sphériques, flamboyaient sous les feux intenses du Puits. Le Mystic les défia à trois pas. Il leva son arme horizontalement à hauteur d’épaule.
— Lipmetsisn, da nyon boah ja lipfeggha e xin ligan. Kya mahonna c’assapo!
— Compagnons, je suis fier de combattre à vos côtés. Que périsse l’ennemi !
Yvan s’exprimait à voix haute, scandant chaque mot en Loélien, la langue Antique de Thiel. Shana lui adressa en retour son plus envoutant sourire. Les créatures chitineuses s’agitèrent. Des cornes pointèrent dans leur direction. Mais, alors que les trois amis s’attendaient à la ruée, une incroyable pagaille agita les rangs des Grolls. Puis ce fut la débandade. Indescriptible. Les insectoïdes se jetèrent dans le vide. En quelques minutes, le disque se vida de ses redoutables assaillants. Lido éclata d’un rire nerveux. Il s’élança jusqu’au bord. Il brandit à plusieurs reprises la khanna comme pour mimer un défi devenu inutile. A défaut d’ennemi à pourfendre, le vart se retourna vers Yvan et Shana. L’éclat de rire triomphal mourut sur ses lèvres. Ses yeux s’agrandirent de stupeur. Des particules de nuit envahissaient la surface du Puits de lumière qui s’agitait de langues ignées incontrôlables. Il crachait des arabesques et des larmes flamboyantes. Certaines s’écrasèrent autour d’eux. Brusquement, ils l’aperçurent : un immense corps allongé qui s’ébattait au centre de la colonne.
— Le Mange-Roc, hurla Tibelvan en arrivant à leur hauteur. Fuyons.
— Par ici !
Accoutré d’une manière ridicule, un petit personnage surgit sur le rebord de l’anneau. Du bras, il les engageait à le suivre. Sans hésiter, ils coururent dans sa direction. Ce dernier flotta jusqu’à un îlot en contrebas, plat et couvert de rocailles, où il les attendit avec impatience. Gwïaul trépignait sur place. Il ne leur laissa pas le temps de souffler. Dès qu’ils foulèrent le sol, le gnome bondit en avant.
— Suivez-moi ! Vite !
Commença alors une course folle. Leur guide infatigable, ce qui n’était pas le cas des voyageurs. Lorsqu’ils s’arrêtaient pour se reposer, ce dernier ne tenait pas en place. Il surveillait leurs arrières comme s’il s’attendait à voir surgir le monstre à tout moment. Après avoir traversé plusieurs territoires, ils abordèrent enfin la grisaille familière. Gwiäul s’arrêta brusquement devant un vaste gouffre envahi de Brillances. Mettant un genou à terre, il s’adressa à la Shaïa, ignorant délibérément les guerriers gris qui l’entouraient. Il saisit sa dextre et la porta à son front.
— Matriarche, quel honneur de vous accueillir dans ces lieux de misère pour l’humble Gwïaul. Accordez-moi votre pleine confiance et suivez-moi sans hésitations. Le Mwermwer n’est pas très loin derrière nous. Notre piste est fraîche. Il ne peut la perdre.
— N’aie aucune crainte, mon gentil ami, le rassura la petite Mère. - Elle le prit par les épaules et l’obligea à se relever. - Sois béni pour ton aide providentielle.
Le gnome jeta furtivement un regard peu amène au reste du groupe puis il s’expliqua : « Pour semer le ver des Puits de lumière, il faut emprunter les couloirs de Brillances. Elles seules effaceront efficacement les traces de notre passage. »
— Mais c’est de la folie, s’exclama Tib, elles rendent dément celui qui les inhale.
Le gnome se tourna vers l’impudent qui osait contester ses dires. Il découvrit un jeune humain, grand et solidement charpenté, le visage jovial, couvert de taches de rousseurs dans un foisonnement de cheveux roux. Pressé par le temps, le gnome préféra négliger l’intervention mais rétorqua à son attention : « Il te suffit de retenir ta respiration, mon gars. Pour vous autres, ce ne sera pas trop compliqué. – Le ton acerbe était délibérément agressif. – Ne craignez rien, pour quelques instants seulement. Mais nous réitérons plusieurs fois l’expérience. C’est la seule solution qui s’offre à vous car le Mwermwer vous a pistés sur l’Anneau. Croyez-moi, il ne renoncera pas si facilement à cet en-cas de choix. »
Elie acquiesça. D’un petit geste gracieux, elle désigna la voie scintillante.
— Nous t’accompagnons avec confiance, ami Gwïaul.
Chapitre quinze : Le présent de Vieux Saule.
Lorsque Sans-nom s’éveilla, il reposait, allongé entre des draps fleurant le doux parfum du muguet. La chambre spacieuse baignait dans une pénombre apaisante. Le lit à baldaquin, en noyer, lui sembla tout d’abord immense et d’une magnificence intimidante, aux drapés brodés de fleurs en fil d’or. Le reste de la pièce relevait du même luxe raffiné. Des tapisseries couvraient les murs, des tapis moelleux un parquet sombre. Sur une table basse, il aperçut le contenu de son sac, ses différents trésors méticuleusement rangés côte à côte. Deux fauteuils, un haut miroir sur pied et un coffre ventru complétaient l’ameublement. Des fragrances estivales flottaient dans l’air. Le garçon se redressa sur un coude. Il se sentait affreusement faible, comme vidé de toute substance. A cet instant, il surprit un léger glissement provenant de l’encoignure d’une large fenêtre au vitrail à losange coloré ; un homme se tenait là, immobile, et l’observait, ombre dans le clair-obscur.
Sans-nom sentit son pouls s’accélérer, sa gorge s’assécher. L’inconnu s’approcha lentement jusqu’au pied du lit. Il posa la main droite sur la quenouille cirée. Une barbe noire dévorait en grande partie son visage au teint mat des hommes familiers des grands espaces. L’officier portait un pourpoint noir, rehaussé de clous d’argent, des gants en cuir épais passés dans un large ceinturon, composé de pièces de métal ovales. Un fourreau de cuir y était glissé, renfermant un court stylet.
— Bienvenue parmi nous, jeune Messire. – Sa voix forte et chaude vibrait d’une pointe de curiosité. – Nous commencions à craindre le pire.
— Depuis combien de temps suis-je là ? demanda timidement le garçon en fronçant les sourcils. Une ébauche de sourire effaça l’austérité des traits de l’homme qui réfléchit un instant.
— Cinq longs jours depuis que nous vous avons descendu de votre perchoir, Maître-dragon…
Sans-nom ouvrit de grands yeux ébahis. Les souvenirs se rappelaient à lui par vagues. Il bafouilla quelques syllabes confuses. Ce qui parut grandement amuser son visiteur. Il se souvenait avoir guider le tissage du dragon jusqu’à l’horizon puis plus rien. Un véritable trou noir !
« Eh ! à quoi pouvais-tu t’attendre, jeune écervelé, se déchaina une voix familière à l’intérieur de son esprit.
— Bonne Amie !
Sa pensée hésitait, effrayée par la virulence de l’intervention.
— Ah, c’est fort agréable ! je vois avec plaisir que tu ne m’as point oubliée, pauvre fou. Combien de fois faudra-t-il te répéter que tes Talents ne sont pas anodins, qu’il ne faut y avoir recourt qu’avec la plus extrême prudence. Mais, non, Môsieur se prend pour un Façonneur aguerri ! Tyrson le Gris lui-même n’aurait jamais osé tenter pareil ouvrage hors des Brumes. Pensais-tu t’en sortir sans dommages ?
— Bonne Amie, que pouvais-je faire d’autre ? »
La voix se radoucit immédiatement car la détresse du garçon n’était point feinte. Des larmes pointèrent entre les longs cils. Il s’adossa aux énormes coussins qui masquaient le chevet armorié. L’homme, au pied du lit, l’observait avec attention, les sourcils arqués. Sans-nom ferma les yeux et tira jusqu’à son menton les draps soyeux.
« Je sais que tu n’as pas voulu mal agir, mon enfant. Mais cette fois-ci, il s’en est fallu de peu que tu ne payes de ta vie ou pire, de ta raison, ce besoin puéril de voler au secours des causes perdues. Tu ne peux pas changer ce monde sans y perdre ton âme, Eliathan. Quand m’écouteras-tu enfin ? Je crains que nous n’ayons à pâtir de ton ingérence dans les crises qui agitent les baronnies.
— Je vous promets de ne plus ignorer vos mises en garde.
— Oui, oui, nous verrons cela, nous verrons. Ne promets pas ce que tu ne peux pas tenir. Un jour viendra où l’Eliathan se lèvera pour contrarier l’ordre établi. Seulement il est trop tôt. Tu n’es pas encore prêt à affronter la tempête qui s’annonce. »
La présence s’effaça. Elle le laissa affreusement seul et troublé. Une larme roula sur sa joue. Au fond de lui-même, il trouvait injuste que la mystérieuse inconnue le rabroue de la sorte. Il rouvrit les yeux pour constater que son hôte n’avait pas bougé d’un iota. Le capitaine Liard posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Qui êtes-vous ?
Un instant, Sans-nom chercha une échappatoire plausible, de celles qu’il avait utilisées avec succès lors de son périple, mais il se retint. Ce vétéran ne se contenterait pas de quelques fables mal ficelées. Prenant son temps pour répondre, il préféra s’assoir confortablement, masquant sa nudité en fourrageant avec application dans les draps. Le capitaine Liard frappa plusieurs fois la colonne du lit. Il pivota vers la fenêtre qui déversait des flots de lumière.
— Qu’importe, en réalité, ce que vous êtes, mon enfant. Selon Gullit qui n’en démord pas, vous avez appelé Moesmihr. Ce qui, entre nous, tient du miracle car le dragon a disparu avec les siens au cours des batailles qui précédèrent la chute de Thiel. Toutefois notre Protecteur est revenu d’entre les limbes lorsque Galadorm en avait le plus cruellement besoin. Je l’ai contemplé de mes propres yeux. – Liard se pencha vers le garçon. – Alors, est-ce que Moesmihr a répondu à votre appel ? sinon … comment expliquer que les rats aient tenté de s’en prendre à vous ? Vous n’avez plus rien à craindre de cette engeance…
Comme Sans-nom restait pétrifié, il s’interrompit et leva une main pour apaiser l’affolement perceptible chez son jeune public. Puis il gagna la table basse sur laquelle étaient disposées les affaires du Tisseur.
— Nous les avons proprement occis avant qu’ils ne vous atteignent. Gullit les a retenus un temps … ainsi qu’un mystérieux archer… Ils vous ont protégé de leur malveillance. Vous possédez d’étranges alliés, Maître-dragon. Aujourd’hui, tout Galadorm ne parle que de vous, vous voilà célèbre, adulé… Il faudra vous y faire !
Il se pencha sur le contenu du sac et saisit un objet qu’il lui présenta ostensiblement. Sans-nom reconnut la petite flûte en métal doré, présent de Vieux Saule.
— Seriez-vous également un Maître Musicien ? Cet objet est d’une remarquable facture. Fort ancien, j’en jurerais. Auriez-vous quelques accointances avec les Premiers et le petit Peuple de la Sylve ? Vous allez devoir vous expliquer pour ceci, également !
Il dévoila son autre main, au creux de laquelle reposait une feuille de chêne argentée.
— Une nouvelle énigme. Des rumeurs circulent en ville, en provenance du pays d’Ylvert. Elles font mention d’étonnants miracles prodigués par des esprits de la forêt. De menus services rendus aux plus humbles. Ces bienfaiteurs laisseraient derrière eux ce présent très… personnel. Cependant nous n’ignorons pas, vous et moi, que les sylvestres ont quitté ce monde à la suite de l’Appel des Inconstants. Alors je réitère ma question : qui êtes-vous donc, mon garçon ?
J’aurais tant aimé m’épancher sur l’épaule de ce brave que j’ai appris à aimer, lui conter mon histoire, le long voyage entrepris depuis la lointaine Yrathiel. Sur le champ, le capitaine Liard me parut digne de partager mon fardeau. Mais ce n’était ni l’heure ni l’endroit ; Bonne-amie m’avait mis en garde. Alors je restais là, sans un mot, à le contempler. Par la suite, une grande amitié devait lier nos deux destinées. Je rends grâce aux dieux d’avoir croiser la route d’hommes d’honneur tels que lui.
Le capitaine Liard reposa délicatement la flûte et la feuille de chêne sur la table. Il se frotta les mains en rejoignant une petite porte, dissimulée derrière une tenture soyeuse. Alors qu’il quittait la pièce, il se retourna une dernière fois, un sourire sardonique aux lèvres.
— Des Temps Terribles s’annoncent aux portes des royaumes des hommes. Les baronnies souffriront la malemort. Et peu d’entre nous survivront, sans doute. Je n’attends rien de vous, Maître-dragon, sinon que vous m’accordiez votre aide pour sauvegarder cette maison chère à mon cœur. Si cela peut valoir quelque importance à vos yeux, soyez assuré de l’entière coopération du capitaine Liard. Ce que vous avez accompli dans les jardins du palais a sauvé mon peuple de la servitude la plus exécrable. Mon cœur et mon bras sont vôtres.
— Merci, prononça l’enfant timidement mais l’homme était déjà parti.
L’officier n’avait guère menti sur ce qui attendait le Maître-dragon, une fois sur pieds. Sans-nom se retrouva emporté dans une farandole d’attentions qui l’étourdirent dès les premiers instants. De la plus humble servante jusqu’aux plus prestigieux dignitaires, chacun cherchait à lui plaire en accomplissant son moindre souhait. Il ne pouvait faire deux pas dans l’immensité du palais sans être l’objet de nombreuses sollicitudes. A ce petit jeu, il comprit bien vite que la gent féminine était la plus redoutable et qu’il ne se sentait guère armé pour l’affronter. Ainsi Sans-nom passa-t-il le plus clair de son temps, les premiers jours de sa convalescence, à s’éclipser furtivement dès qu’il apercevait un jupon.
Pour lui venir en aide dans les dédales protocolaires du palais, on lui attribua un serviteur, une sorte de long escogriffe aussi guindé que son costume étriqué de maitre de maison. Vif Alban lui portait une vénération qui embarrassa immédiatement le fils de Tyrson. D’un naturel exubérant, ce jeune homme à l’abord sympathique aurait excellé dans sa nouvelle fonction si seulement la moindre parole de son protégé ne déchainait pas chez lui une pluie de louanges et de recommandations à n’en plus finir. Sans-nom s’aperçut très vite que l’unique manière de se soustraire à ce déluge verbal était d’en ignorer ouvertement l’auteur. Il se résigna donc à cette présence intempestive comme on finit par accepter son ombre.
Heureusement cette effervescence autour de sa personne prenait subitement fin à l’apparition de la jeune Damoiselle Lilia, toujours flanquée de l’austère Dame Lustre, sa duègne. Une fois remise des sévices des Ecarlates, l’adolescente de fragile constitution adorait se promener dans le parc qui arborait les pans de la colline et menait à la cité. Ils prirent l’habitude de s’y retrouver afin de fuir la tristesse oppressante du palais. La prise de pouvoir du baron rouge laissait des traces. En dépits des jours qui s’écoulaient, les horreurs commises entre les murs de lumières hantaient les lieux et les esprits. Chacun avait perdu un proche ou souffert dans sa chair de la folie sectaire des Ecarlates. En ces derniers jours de Torj, un voile de chagrin recouvrait les cœurs malgré la beauté enchanteresse de l’endroit.
— Regardez, s’exclama la jeune Damoiselle en s’élançant vers un massif de roses parfumées.