Chapitre douze : Rencontres prédestinées (2). « Mais rien n’est moins sûr. Les Gris sont imprévisibles, crois-moi sur parole. Ils ne choisissent jamais la solution la plus raisonnable, hélas. Pour l’heure, évite Tavos comme je te l’ai tout d’abord recommandé. Rejoints Hyenl, au pieds des Marches.
Personne n’aura l’idée de t’y chercher. Au départ des Clans gris, le Nord est tombé sous la férule des Ecarlates. Une fois à l’écart des routes, nous devrions y voir plus clair. Je te l’accorde, c’est un voyage périlleux mais tu n’as guère d’autre alternative. Tu dois t’éloigner le plus possible de la côte. Voilà pourquoi, une fois de plus, j’insiste sur l’indispensable discrétion que requière ton périple. Tu ne dois en aucun cas éveiller les soupçons ni attirer l’attention sur toi. En aucun cas ! Trop de gens cherchent à te nuire. »
Le garçon acquiesça de la tête. Il se sentait perdu. La route était longue jusqu’à la bourgade forestière. Jamais il ne pourrait y parvenir seul.
« Mais bien-sûr que si, voyons, intima avec entrain la mystérieuse Bonne Amie comme si elle lisait dans ses pensées. Tu t’en es honorablement sorti jusqu’ici. Mieux que je ne l’espérais, j’en conviens, en-dehors d’un malheureux incident dont nous ne reparlerons plus. Quitte Galadorm dès demain, ce serait mieux. La saison est propice aux voyages. Ensuite, trouve-toi une caravane qui remonte l’Ilstra. Voyager seul attire l’attention. »
— Ce serait formidable si Sigismond m’accompagnait un bout de chemin. Il n’existe pas un endroit où il n’a pas déjà séjourné, et puis il connaît tant de monde.
« Sigismond, dis-tu ? »
Une pointe d’intérêt filtrait derrière la question anodine. Sans-nom songea dans un éclair que, si sa mystérieuse Bonne Amie ne connaissait pas le petit homme, elle n’était point omnisciente comme il finissait par s’en persuader. Il conta par le menu la rencontre dans la clairière puis le voyage qui les avait conduits à Galadorm. Quand il eut terminé, un long silence lui succéda au point qu’il s’impatienta quelque peu. Il se tourna et se retourna sur sa couche, se frottant le front machinalement.
« Parfait ! Absolument parfait ! conclut la Voix. Si tu désires une preuve supplémentaire du Destin de l’Eliathan, réjouis-toi. En voici une. Quelle coïncidence extraordinaire qu’une aide providentielle se soit trouvée là, juste pour t’aider à poursuivre ton chemin. Magnifique ! il faudra me le présenter à l’occasion. Qu’y est-il ce bon compagnon ? »
Sans-nom répondit précipitamment. Il préférait éviter d’évoquer certaines facettes du shumiet. A ses yeux, peu recommandables.
— Oh, il voyage … pour s’instruire.
« Bien, un lettré. C’est en effet une excellente compagnie, mon garçon. Il est bon que tu l’associe à ton périple. Un choix fort judicieux. N’aurais-tu rien d’autre à me raconter ? »
Sans-nom songea immédiatement à cet hypothétique observateur mais il se retint d’en parler de peur que Bonne Amie ne s’inquiète davantage. A présent, il doutait presque de ce qu’il avait ressenti ces derniers jours.
— Non, du moins je ne crois pas.
Perdu dans ses pensées, le garçon ne remarqua son départ que bien plus tard. Il s’allongea en chien de fusil sur la toile rêche et s’endormit peu après.
Comme tout semblait simple, alors. Ma naïveté m’étonne encore. Comment n’ai-je pas compris tout de suite que ma venue à Galadorm n’était point anecdotique. Même Bonne Amie ne pouvait prévoir ce qu’il advint sur l’esplanade du Palais. J’aurai dû quitter la cité dès le lendemain, comme elle me le recommandait, et Gallia serait encore en vie… seulement tant d’autres auraient péri ! Un flot de lumière se déversait par la lucarne lorsqu’il s’éveilla, l’esprit embrumé. Avait-il rêvé ? La première chose qu’il aperçut, ce fut la silhouette allongée sur le ventre de son compagnon de route qui ronflait doucement, les bras de part et d’autre de la couche.
— Sigismond, s’exclama l’enfant en se jetant sur le dormeur qu’il bouscula joyeusement.
Il riait sans retenue et se serrait contre le petit homme qui jetait des regards étonnés autour de lui. A califourchon sur ses jambes, le garçon bourrait de petites tapes amicales l’étoffe soyeuse du plaid bleu et jaune dans lequel le shumiet s’était enroulé pour dormir. Il écarta l’enfant à bout de bras et se leva en s’étirant. Il ramassa le bonnet plat, s’en coiffa : « Allons se restaurer ! Nous avons à parler, toi et moi. ».
Ils se retrouvèrent dans la salle commune, déserte à cette heure de la matinée, attablés devant une écuelle remplie de champignons fris et de longues et fines lamelles de lard. Le Ser Ardevaingt paraissait d’excellente humeur. Il souriait en dégustant un clairet des alentours de Galadorm. Le vin piquait un peu mais n’était en rien désagréable. Sans-nom se contenta d’une eau fraîche. L’aubergiste Esdruand les salua à leur apparition dans la salle puis s’en retourna très vite à son comptoir. Désœuvrée, une jeune servante répondant au nom de Rose, s’appliquait à balayer le sol en soulevant des brumes de poussière.
— Mon ami, commença le Shumiet en reposant la chope vide, toutes mes excuses. Quelle bonne idée ma foi de venir en ville. La visite a été fructueuse – Il entrouvrit sa veste pour laisser paraître une bourse rebondie. – et la chance au rendez-vous. C’est une fidèle compagne qui me fait rarement défaut.
Il cligna des yeux mais l’enfant qui s’agitait face à lui ne saisit pas l’allusion. Il avait tant de choses à lui raconter. Une question surtout à lui poser.
— Nous devons repartir aujourd’hui même, s’exclama le garçon sans préambule.
— Oh, tu as donc pu joindre ton informateur – Sigismond se tapotait le menton de l’index en le fixant d’une drôle de manière. – et qu’en est-il de ta quête ?
— Il faut que j’aille vers l’est dorénavant, expliqua l’enfant dans un filet de voix. Rejoindre l’Ilstra puis gagner Hyenl et m’y cacher.
Sigismond s’adossa contre le mur. Il ôta son bonnet plat de laine rousse. Il joua un temps avec la touffe de feuilles d’or puis le posa sur la table. Il paraissait peser le pour et le contre.
- Les Marches, c’est bien loin de la Foire des Grands Calmes. Et un peu trop près de Shums à mon gout. Un village sans attraits au milieu de nulle part. Malheureusement, je n’envisage pas de m’approcher à ce point de la terre de mes aïeux. Très peu pour moi !
Le petit shumiet affichait un air diantrement sérieux. Il s’arrêta brusquement devant la mine dépitée de son interlocuteur et éclata d’un rire haut perché.
— Quoi ? c’est la perspective de rompre notre association qui te rend si maussade ! Oh, mon cher Sans-nom, espérais-tu vraiment m’entraîner avec toi dans ce misérable endroit. Je m’y suis déjà rendu et je n’apprécie guère les coutumes locales. Pour tout t’avouer, à ma dernière visite, je n’ai dû la vie sauve qu’à un incroyable concours de circonstances et à la dextérité de mes jambes. De véritables brutes ces scieurs de bois ! … hé, hé ! Et je ne risquerai pas un orteil à proximité du pays Shum. Il faudrait être fou !
Il ne s’arrêtait plus. Les larmes lui montaient aux yeux comme l’enfant se renfrognait davantage. Le petit homme frappa à plusieurs reprises sur ses jambes. La situation l’amusait diantrement. Devant le mutisme désappointé du garçon, Sigismond retrouva peu à peu de son calme. Après un silence douloureux de part et d’autre de la table, il reprit la parole.
— D’accord pour t’accompagner encore un bout de chemin. Je ne veux pas connaître tes raisons mais je choisis la route à suivre. En contournant les Bois de Prégrand jusqu’à Mielle. C’est certes plus long mais moins risqué pour votre serviteur. Arrivés là-bas, nous nous séparerons cette fois. Tu n’auras qu’à longer les Marches pour rejoindre ta destination tandis que je continuerai vers les collines du Venant et la Voie du Nord. Après tout, avec un peu de chance, je ne perdrai qu’un mois de foire. Satisfait ?
Sans-nom n’osa répondre.
— Mais pour ce qui est de partir dès aujourd’hui, je ne le puis. J’ai rendez-vous ce soir avec une gente Dame, accorte à s’en brûler les yeux, et son courtaud de mari. Je ne m’appellerais pas Sigismond d’Ardevaingt si je manquais ainsi à la parole donnée.
Apparemment soulagé, Sans-nom se tortilla sur son siège. Si le providentiel petit homme l’accompagnait une partie de son voyage, il était prêt à attendre plusieurs jours et à suivre la route proposée en dépits des avertissements de Bonne Amie. Les nuées ainsi écartées, le garçon le questionna sur la cité et sa longue absence. Sur le second sujet, le Ser Ardevaingt se montra avare en confidences mais il partagea ses inquiétudes quant à la situation dans la cité.
— Les Ecarlates sont partout. Ils surveillent, bousculent, arrêtent la populace sans discernement. Les rumeurs les plus folles circulent sur le sort de la famille du baron et des familiers du Palais. La peur oblige les citadins à se calfeutrer chez eux, les commerces sont fermés et les étrangers ne sont plus les bienvenus.
— Je ne comprends pas, avoua Sans-Nom. Qui sont-ils et que veulent-ils ?
— Qui ? les Ecarlates ? Ces chiens appartiennent à une Confrérie très ancienne. La sombre Mhapoaha Paha qu’elle se nomme.
Le petit homme buta sur les sonorités archaïques, épousant difficilement les courbes aériennes et mélodieuses de la Langue Antique.
— La Première Mère, marmonna l’enfant pour qui le Loélien Ancien, la langue de Thiel, n’avait aucun secret.
Sigismond hocha de la tête, une petite lueur amusée brillant un bref instant dans son regard.
— Depuis la chute de Thiel, ils font parler d’eux sporadiquement. Une sacrée bande de tordus. Ce qu’ils recherchent, mais, mon jeune ami, ce que recherchent les humains en général. La puissance, le pouvoir… le chaos pour leur part. Que sais-je ? Je me suis toujours tenu soigneusement à l’écart des cercles régicides. Seulement, la reconstruction d’Olt leur a offert une nouvelle légitimité. De tous temps, les Ecarlates ont prôné la haine raciale. Les gris ont toujours été dans le collimateur de la Confrérie. Alors, après Tavos, il fallait s’attendre à ce que ça empire.
— Tavos, que s’est-il passé là-bas ? demanda l’enfant en grignotant une tranche de lard.
— Le baron des lieux s’est opposé à la réouverture de la Commanderie. Seulement les Clans ont passé outre et il est arrivé ce qui devait arriver. Hélas ! Le conflit a viré au massacre. Les Gris ont imposé leur droit d’usage dans le sang et offert l’opportunité aux Ecarlates pour agir à visage découvert. Le monde est vraiment devenu fou ces derniers temps.
— Le Peuple Gris n’a pas pu se conduire aussi mal, protesta l’enfant avec vigueur. Les Mères l’auraient interdit. Ce sont de monstrueux mensonges.
— Peut-être, peut-être. Mais le mal est fait. La rumeur se propage, attise les rancunes et les peurs. Au cours des derniers mois, l’étrange conduite des Gris n’a rien arrangé. – Il plissait les yeux, soudain attentif à la moindre expression de l’enfant. – Tu sembles en connaître long sur les Protecteurs pour un fils de marchand de Massilia. Me cacherais-tu quelque chose ?
Avec ravissement, il perçut une tension nouvelle envahir son jeune interlocuteur. Même si ce dernier chercha à dissimuler son embarras en buvant une petite gorgée d’eau fraiche. Jusqu’alors Sans-nom s’était bien gardé de parler de lui. Il avait brièvement nommé Massilia et le brave Dardémon qu’il connaissait suffisamment pour se prétendre de sa lignée. L’enfant évitait soigneusement les sujets d’ordre personnel, persuadé de ne pouvoir longtemps tromper la perspicacité du petit homme. Au grand amusement de ce dernier, il choisit de dévier la conversation pour éviter une nouvelle bévue.
— Avez-vous rencontré des gorgys dans les rues ?
— Plusieurs. Ils accompagnent les patrouilles et participent aux rafles. Mais les Rats ne semblent pas si nombreux. Si tu veux mon avis, l’affaire a été préparée de longue date – Sigismond n’insista pas, ce qu’il savait lui suffisait amplement – et la mort du baron Goshaque a servi d’accélérateur aux évènements. De quelques jours, voire quelques quaines. La Garde était absente au début des troubles, envoyée à l’est, au-delà des collines du Galad, pour mettre fin aux razzias d’un groupe de voleurs Shercs qui, entre nous, n’avaient de Shercs que l’apparence. Il y a bien longtemps que ces bandits n’ont sévis dans la région. Je mettrai ma main au feu que les Ecarlates ne sont pas étrangers aux exactions perpétrées dans l’arrière-pays.
Sans-nom hocha la tête. Ils terminèrent leur repas en bavardant de la longue route qui les attendait. Puis le garçon accompagna son compagnon dans les profondeurs de la taverne jusqu’à une vaste salle voutée surchauffée. Le sol recouvert de mosaïques chatoyantes. Des foyers attenants accueillaient un lit de pierres incandescentes sur lesquelles les clients versaient selon leur désir des lampées d’eau glacée. Les fumées s’évacuaient par des conduits situés dans l'épaisseur des murs, qui les chauffaient par la même occasion. Deux énormes barriques trônaient sur un lit de galets gros comme des poings et lisses à y apercevoir son reflet. Chacune pouvait accueillir une dizaine d’individus. Elles étaient remplies à ras bord d’une eau à la propreté suspecte. A peine avaient-ils investi les lieux, qu’ils suèrent abondamment et quittèrent vivement leurs habits pour s'enduire le corps d'huiles et d’onctions parfumées. Sigismond en versa également dans le baquet avant de s’y plonger. Ils se prélassèrent ainsi dans la pénombre des brasiers une heure durant.
Puis Sans-nom, nu comme un ver, le quitta pour rejoindre en grelottant le logis sous les toits. Il s’habilla rapidement après s’être essuyé avec vigueur. Il avait gardé avec lui le paquetage qui l’accompagnait depuis son départ de Brye. Il en tira une courte culotte de toile carmin, resserrée au genou, et une chemise au col largement échancré, d’une blancheur immaculée qu’il déposa côte à côte sur la table en bois. Puis il referma les lanières de son sac après en avoir vérifié le contenu. Il fit un tas des vêtements sales et les confia à Rose qui les emporta sans un mot ni un sourire. Depuis leur arrivée, la jeune fille l’évitait. Elle lui adressait la parole que lorsqu’elle y était forcée, ce qui n’était arrivé qu’une seule fois.
Dans l’après-midi, Sigismond entreprit, pour tuer le temps, de lui apprendre à jouer aux dés noirs. Le garçon ne s’y montra pas à son avantage. Les règles étaient pourtant fort simples. Il suffisait de lancer les dés à deux reprises et d’estimer la valeur obtenue avant chaque lancer. Surestimer la mise était permis mais, dans le cas contraire, l’autre ramassait la donne. Ils jouèrent quelques gals. Sans-nom en perdit la presque totalité. Son compagnon ne se trompa qu’une seule fois. Il tirait de longues bouffées fortement épicées de sa bouffarde et annonçait avec une exactitude exaspérante chaque jet de dé. Si bien que Sans-nom se désintéressa très vite de la partie. Toutefois l’enfant poursuivit pour faire plaisir au Ser Ardevaingt qui s’amusait beaucoup. A deux reprises, le petit homme refusa d’accompagner Sans-nom dans les hauts quartiers pour admirer les jardins et leurs célèbres miroirs. Cloîtrer dans l’auberge, le garçon se languissait. Une irrépressible envie de se dégourdir les jambes ne le quittait plus.
— Il est préférable que tu restes caché jusqu’à notre départ. Les gorgys recherchent un enfant en ville. Un garçon de ton âge pour être précis. Il ne faudrait pas qu’il y ait méprise, conclut le shumiet avec un léger sourire narquois après la seconde tentative.
Le garçon ouvrit grand la bouche de stupeur. Il abandonna à regret tout espoir de balade. Le soir venu, rutilant comme un sou neuf, Sigismond Ardevaingt s’éclipsa après s’être parfumé et légèrement poudré le visage devant son compagnon résigné. Quand Sans-nom s’endormit, la mi-nuit approchait.
Sans-nom fut tiré de son sommeil aux premières heures de l’aube par le petit homme au nez pointu qui, dès qu’il ouvrit un œil, le délaissa pour ramasser ses quelques biens.
— Prépare-toi, il nous faut quitter Galadorm au plus vite, avant qu’ils ne ferment les portes. Allons, paresseux, pas le temps de rêvasser. Prends tes affaires et retrouvons-nous sans tarder en bas.
Le Ser Ardevaingt le planta là, sans plus d’explications. Il referma la porte derrière lui précipitamment. Hésitant, Sans-nom s’habilla, saisit son manteau et son sac. Il bailla à s’en décrocher la mâchoire puis descendit dans la salle commune. Là l’attendait Sigismond en grande conversation avec l’aubergiste. Ce dernier jeta au garçon un regard intrigué. Le petit homme lui saisit le bras en signe d’adieu puis quitta l’auberge sans laisser à Sans-nom le temps de reprendre ses esprits. Au-dehors, la fraiche grisaille de l’aube habillait la venelle d’une irréelle nébulosité. On n’y voyait goutte à cinq pas. Le petit homme entraina Sans-nom d’un pas ferme vers les enceintes fortifiées.
— Selon mes sources, nous devons sortir de la cité avant la huitième heure. Quand le glas sonnera, il sera trop tard. De terribles évènements se préparent. Je ne désire pas y assister ni en faire les frais. Viens mon garçon, il ne nous reste que peu de temps. Une fois les portes closes, nous n’aurons nulle part où te cacher.
— Mais, protesta l’enfant, comment savez-vous qu’un danger nous guette ?
Sigismond s’arrêta net. Il serra contre lui l’enfant, le fixant droit dans les yeux.
— Cessons de nous mentir. Comment peux-tu en douter ? La gente Dame qui m’a si élégamment ouvert son logis cette nuit a gentiment égayé nos ébats d’intéressantes et surprenantes confidences. Son mari, un fripier de la Haute Ville, lui a confié que ce jour serait celui du triomphe du baron Tancrède. Que ce scélérat comptait frapper fort et marquer pour longtemps les esprits. Le brave homme ne pouvait annuler un voyage à S’Hivers. Il s’en est allé avec deux jours d’avance. Une petite virée dans les tripots de la basse ville a confirmé ses dires. Un Ecarlate un peu éméché m’a confié qu’il se posterait à la Porte Nord au petit matin, à la huitième heure, pour empêcher tous les étrangers de quitter Galadorm. Ses yeux pétillaient de joie. Il parlait du jour de la purification. La purification, tu comprends mon garçon, ce mot à lui seul me fait froid dans le dos.
Le shumiet regarda longuement Sans-nom avant de poursuivre.
— Si nous sommes séparés, ne me cherche pas. Passe les Portes sans t’attarder. Rendez-vous au relais où nous avons laissé nos montures. Je compte sur toi pour ne pas me faire regretter notre venue.
— Bien sûr, confirma le fils de Tyrson avec vigueur.
Alors que la basse ville s’éveillait à peine, les fuyards s’enfoncèrent dans le lacis des quartiers sordides. Dans la brume visqueuse, chaque son, chaque pas s’amplifiait et résonnait d’une désagréable manière aux oreilles de Sans-nom. Une peur sournoise l’envahit progressivement. L’impression familière que le destin se mettait en marche une fois de plus. Que rien de ce qu’il prévoyait ne se réaliserait. Ils croisaient d’autres ombres furtives. D’abord peu nombreuses, puis, comme ils s’approchaient de l’enceinte intérieure, les choses se gâtèrent.
Emmitouflé dans son long manteau à large capuche, le Ser Ardevaingt filait devant avec une dextérité déconcertante. Il chaloupait entre les groupes toujours plus nombreux qui encombraient les rues. Derrière lui, Sans-nom pressait le pas pour se maintenir à vue. Venu du beffroi de la Haute Ville, le tocsin sonna à tout rompre. Il figea la foule le temps d’une oscillation de vie. Sigismond jura et accéléra l’allure. A présent, il courait parmi la multitude, bousculant sans vergogne ceux qui se dressaient devant lui. L’alarme tirait les Galarais hors de chez eux. Des attroupements bruyants se multipliaient. Rapidement, le shumiet distança l’enfant qui le perdit de vue. Sans-nom hésitait à courir afin de ne pas attirer l’attention. Une sourde angoisse lui serrait la gorge. Autour de lui, la foule s’agglutinait.
Puis la populace se mit en branle et ce fut pire. Le tocsin appelait les citoyens de Galadorm sur les hauteurs, du côté du Palais. Avançant à contre-courant, l’enfant se retrouva vite balloté et désespéré, entraîné malgré lui par le flux d’une foule toujours plus compacte. Sigismond avait disparu depuis un petit moment lorsqu’il réussit à se réfugier sous une poterne. Bordée de belles et grandes demeures dissimulées derrière de hauts murs, la large rue fourmillait de monde. Il suivit des yeux le flot incessant des visages fermés. Les citadins défilaient silencieux. Seul résonnait le glas. Sans-nom réalisa que, jamais, il n’atteindrait la double enceinte avant la fermeture des Portes. Sans doute étaient-elles déjà closes. Secrètement, il espéra que le shumiet avait, lui, réussi à s’extraire de la nasse.
Où fuir ? Soudain, il sentit peser sur lui une attention familière. Effrayé, le garçon inspecta la large avenue. De l’autre côté de la chaussée, il entrevit une silhouette immobile tournée dans sa direction, dans une encoignure de porte. Une capeline de laine blanche dissimulait l’observateur. Mais il ne pouvait s’y tromper. L’individu le fixait dans l’ombre.
Espiègle, le Destin nous joue souvent des tours. Comme je tentais vainement de quitter la cité prise dans un tourbillon de folie, elle se trouvait là. A quelques pas de moi. Encore aujourd’hui, alors que tant d’évènements nous ont liés l’un à l’autre, je ne peux oublier cette première vision enchanteresse. L’instant s’éternisa. Brusquement la curiosité – sans doute un léger agacement - chassa la peur. La tension devint vite insupportable au point que Sans-nom brava le flot des citadins dans le but d’atteindre l’inconnu qui quitta aussitôt son refuge. Sans-nom bataillait ferme, des coudes et des poings, pour le rattraper. Un simple regard suffit pour l’assurer qu’il n’avait pas affaire au Négus Shéhoshar ni à l’un de ces sbires. Le mystère s’épaississait. Oubliées les consignes de Sigismond, oubliées les recommandations de Bonne Amie ! Le Tisseur n’hésitait plus à bousculer ceux qui lui barraient la route. Il soulevait dans son sillage des volées de cris, de protestations et d’injures. Il n’en avait cure ; il lui fallait absolument savoir !
Imperceptiblement, le fils de Tyrson se rapprochait du fuyard. Un instant, il songea qu’il s’éloignait des portes mais le besoin de démasquer l’inconnu le possédait totalement. Il n’était plus qu’à trois pas. Alors son esprit nota d’étonnants détails vestimentaires. Sous le manteau de fine facture, il aperçut les jupons, les dentelles d’un vêtement féminin et de courtes bottines étroites. Puis sa proie se retourna et leurs regards se croisèrent. Moqueur, provocateur… Le bref échange souleva un chaos d’émotions contradictoires, défiance et étonnement, amusement et ravissement, le feu narquois de deux opales. Une somme de défis que le fils de Tyrson recueillit pêle-mêle comme une promesse mutine. Il la héla, déclencha un petit geste malicieux de la main. Mais la foule les sépara à nouveau. L’inconnue s’éclipsa à l’instant où il croyait la rejoindre. En désespoir de cause, il se laissa balloter, bousculer, entrainer toujours plus loin.
Sans-nom s’aperçut finalement qu’ils quittaient la Haute Ville et gagnaient les abords des parcs et des jardins du Palais. La multitude envahissait l’esplanade agrémentée de magnifiques statues guerrières, taillées dans le granit rose des collines du Venant, de courts murets de marbre blanc et de bosquets taillés en boule. L’astre diurne dardait de chauds rayons qui enflammaient les miroirs disposés sur les pelouses rases. Au-delà s’élevait l’élégante demeure du seigneur de Galadorm. Il lui était impossible de distinguer les fontaines cristallines et les parterres, fleuris d’espèces rares, tant les feux célestes éblouissaient le regard. La foule massée l’empêcha de fuir le rassemblement. A son grand désespoir, l’inconnue s’était volatilisée.
Des hommes massifs et silencieux l’entouraient. Des forestiers sans doute, ou des mercenaires, aux manteaux de bure poussiéreux munis de larges capuchons. Lorsque l’un d’eux se tourna vers lui, l’enfant découvrit un visage rude, à la barbe drue, enserré dans un casque rond muni d’un rideau de maille qui descendait de chaque côté du visage. Des guerriers, songea-t-il inquiet en inspectant la trentaine d’individus près de lui, silencieux, immobiles.
Le tocsin cessa brusquement. Sans-nom prit conscience du silence pesant. Tout Galadorm semblait s’être donné rendez-vous sur les marches du Palais. Il ressentit dans la foule une attente fébrile, une colère souterraine qui ne demandait qu’à s’exprimer. Puis, soudain, les feux des miroirs s’occultèrent. D’un coup.
Atterré, le garçon porta les mains au visage devant la terrible mise en scène qui se dévoila à leurs yeux. Un gémissement de stupeur et de douleur naquit de la multitude. Très vite, il se transforma en une longue plainte hystérique. La supplique de plus d’un millier d’âmes.
Chapitre treize : Le Maître-dragon. Face à la foule gémissante, une ligne de cavaliers, immobile, telle une barrière métallique infranchissable. Les Ecarlates montaient des mult-uriots entièrement caparaçonnés de barde amarante, richement ornée. Un grotesque chanfrein, poli et gravé de filets noirs et rouges, protégeait la tête de chaque animal. Une double corne torsadée le surmontait, ce qui leur donnait une apparence démoniaque. Le visage dissimulé derrière un heaume plat écarlate, renforcé de bandes métalliques, les hommes, quant à eux, revêtaient une simple cuirasse, recouverte d’un long manteau cramoisi. Ils pointaient devant eux, posée sur l’arçon, une lance au fer impressionnant.
Pourtant la multitude n’avait d’yeux que pour ce qu’ils étaient censés protéger. Sans-nom frémit, rien qu’à la vue des nombreux gibets dressés de part et d’autre d’un large échafaud sur lequel trônaient une dizaine de billots. Des hommes et des femmes, vêtus de simples chemises d’une nuance rouge sombre, bois de santal, attendaient parqués en retrait, sous la garde d’Ecarlates, armés de piques et de sabres courts. Sur certains, des marques de tortures récentes. D’autres, exténués, reposaient au sol, le regard égaré. A une centaine de toises, en surplomb, s’élevait une longue estrade, composée de loges centrales et de gradins aux deux extrémités, décorée de riches tapis, de bannières flamboyantes et de banderoles. Des écussons, de gueules à la tour d’argent, censés proclamer haut et fort le triomphe du nouveau maître de Galadorm, le baron Jude Tancrède. Ce dernier plastronnait au centre d’une riche assemblée. Un homme maigre, de petite taille, vêtu somptueusement, le crâne dégarni dissimulé sous un large chapeau au bord retourné, orné d’une plume relevée. Ce triste sire jouait négligemment avec un lourd pendentif en couvant la populace d’un œil torve. A ses côtés, Sans-nom aperçut plusieurs Gorgys, aux justaucorps de cuir passés sur de longues robes brunes.
De la foule pressée jaillissaient des cris d’angoisses, des lamentations, un chapelet de protestations chaque fois que l’on reconnaissait parmi les suppliciés un parent, un frère, un père, un ami, un voisin. Quand le pouls syncopé d’un invisible tambour ponctua l’apparition de deux frêles silhouettes féminines, la souffrance s’habilla de colère. Le grondement d’un fauve qui s’éveille. Des mercenaires, reconnaissables à leur tenue négligée, les menaient jusqu’à un bûcher placé entre l’échafaud et la tribune, sur une butte de terre fraîchement amassée. Ils hissèrent les suppliciées jusqu’aux pieux fichés en terre, dépassant du bois entassé sur une hauteur d’homme. Les bras liés, elles faisaient face à la pente, la tête penchée sur le côté. Un Ecarlate badigeonna de poix leurs pieds, leurs chevilles et leurs pauvres chemises à l’aide d’un long pinceau puis le ruffian s’éclipsa après avoir craché ostensiblement à leurs pieds. Sans-nom bondit sur place, indigné.
— Oh les pauvres, s’exclama-t-il, comment cela se peut-il ? Ce ne sont encore que des enfants.
Dans son emportement, l’Eliathan bouscula l’homme à sa droite. Le rustre lui attrapa le bras d’une poigne de fer. Il maugréa d’une voix sourde, où couvait une frustration coléreuse.
— Calme-toi, fils. Seul Moesmihr pourrait sauver notre Damoiselle à présent. Prie les Inconstants pour qu’elle ne souffre pas. Intervenir équivaudrait à un fol suicide. Mais ces démons répondront un jour de leur ignominie, par ma foi.
Sa voix avait la dureté du roc pourtant ses yeux pleuraient des larmes qui coulaient sur la peau burinée. Elles se perdaient dans la barbe brune. L’enfant d’Yrathiel se débattit pour échapper à l’étreinte avant de suspendre ses efforts. Son visage s’éclaira sous une illumination soudaine. Il s’écria : « Moesmihr votre Seigneur-Dragon ! Mais oui, c’est cela, Moesmihr empêchera ce drame ! ».
Le guerrier le relâcha, troublé, les sourcils froncés. Passablement agité, l’enfant inspecta l’alentour. Puis il tira sur la bure rêche de son voisin.
— Aidez-moi à grimper là-haut ! Moesmihr peut les sauver. – Comme l’autre ne semblait pas comprendre, Sans-nom haussa le ton. – Portez-moi, mon brave, sur la statue. Pressez-vous car je n’y parviendrai pas seul !
Une telle autorité pointait sous l’injonction que le gaillard obtempéra sans chercher à comprendre, habitué qu’il était à obéir.
— Si tu peux intervenir alors ne perds pas de temps, fils. C’est les nôtres qu’on assassine là-bas !
L’homme disait la vérité. Au rythme lent du tambour, la macabre cérémonie débutait. Des malheureux s’agitaient au bout de la corde qui renvoyait leur existence au néant. Chaque exécution saluée par un grondement sourd qui oscillait entre douleur et rage. Sur l’échafaud, des Ecarlates poussèrent avec brutalité plusieurs condamnés qu’ils forçaient à s’agenouiller devant les blocs de bois, ceints de métal. Parmi eux, la foule montrait du doigt trois géants gris, dont l’un dût être traîné par les exécuteurs masqués. Lorsqu’ils le lâchèrent, le vart roula au sol, inconscient.
Le guerrier saisit Sans-nom à la taille. Comme un simple fétu de paille, il l’éleva jusqu’au sommet du piédestal sans effort apparent. Prestement, l’adolescent s’agrippa à la corniche de marbre rose où il se rétablit avec agilité. Puis il se recroquevilla entre les mollets habillés de jambières du guerrier de pierre, stoïque, croisa les bras sur la poitrine, et ferma les yeux. Sa respiration ralentit. Semblables à une fontaine de couleurs vives, les fils de l’Onirie flamboyaient autour de lui. Instantanément le fils de Tyrson sut comment procéder. Tant de fois, il s’était prêté à cet exercice par le passé. Alors le jeune Tisseur courba les flux éthérés avec une aisance déconcertante.
Etonnamment, ma chère Elie, le Tissage ne me posa aucune difficulté. Il me suffisait de visualiser la statue admirée à mon arrivée à Galadorm. Ma mémoire ne me trahit pas au moment d’agir. Je m’élançais dans les airs, grisé par la puissance phénoménale que mon évocation semblait éprouvée, adulée par la foule. Pouvais-je alors imaginer que mon intervention ébranlerait ce monde au point de le détruire ! Sans aucun remord, Sans-nom négligea la voix lointaine, éthérée, qui lui ordonnait de cesser cette nouvelle folie, juste avant de la rejeter à la lisière de sa conscience.
— Désolé, Bonne Amie, murmura-t-il dans un souffle, mais je dois posséder un don pour me précipiter dans les ennuis. Soyez seulement indulgente envers votre serviteur. Je ne peux vraiment pas assister à cette tragédie sans intervenir. Je dois sauver ces malheureuses.
Des banderilles lumineuses l’enlaçaient. Des vagues de chaleur déferlaient en une infinité de sensations, plus agréables les unes que les autres. Autour de lui et pour lui seul, l’Ether exultait, se pliait à sa volonté, plébiscitait ses caresses. Les doigts agiles tissaient déjà des combinaisons irisées qui le nimbaient de teintes chatoyantes. Le fils de Tyrson était bel et bien le plus grand Façonneur que ce monde agonisant vit naître. Sa dextérité sans limites. La taille de la création importait peu. Seul comptait le Vouloir du Tisseur. Et ce dernier, transcendé par l’ire d’un millier d’âmes, se montra alors d’une redoutable inventivité.
Le capitaine Liard de la garde galaraise frisait les cinquante cycles. Un vieux soldat qui se targuait en réunion de n’avoir jamais connu la peur. Un officier altier et courtois, un combattant dans l’âme, fidèle à Galadorm, cité où il était né, avait grandi et vécu jusque-là. Lorsque le baron Goshaque l’envoya débarrasser les sources du Rull d’une bande de voleurs Shercs, à la requête de son voisin, l’honorable baron Tancrède, le vieux renard s’exécuta sans discuter. Dans les jours qui suivirent, il mena les soixante-trois braves de sa troupe personnelle, par-delà les bois de Prégrand, sur la lisière du Galad. Mais rien ne se passa vraiment comme les deux hommes l’escomptaient. L’expédition ne rencontra que villages incendiés et récoltes brûlées. Et des monceaux de cadavres, certains atrocement mutilés, qui dataient de plusieurs quaines. Au fil des jours, la piste sanglante les entraîna toujours plus vers l’est, jusqu’aux rives arides de l’Ilstra. Toutefois pas l’ombre d’un nomade shumiet ni le moindre indice qui confirmerait qu’ils puissent être les auteurs de ces tueries. A la frontière, les traces s’évanouirent tout bonnement.
Alors le capitaine Liard commença à douter. D’un naturel suspicieux, son esprit retord flaira une machination. Pourtant le vétéran s’accorda six jours supplémentaires de vaines recherches avant d’estimer avoir rempli sa mission. Dix s’étaient écoulés depuis leur dernière découverte macabre. Les quelques chevriers rencontrés dans cette région sauvage, peu peuplée, le confortèrent dans la conviction qu’ils pourchassaient bien des fantômes. Inquiet par la tournure déroutante que prenait l’expédition, le capitaine Liard pressa l’allure de sa troupe afin de retourner au plus vite vers le riche plateau de Galadorm. Pas suffisamment hélas. Entre temps, le traitre livrait la cité aux exactions de la Mhapoaha Paha. Et Liard et ses soixante-trois fers n’y étaient plus les bienvenus.
Malgré l’important déséquilibre des forces, le capitaine Liard était bien résolu de l’y déloger. Sur la route, la nouvelle de la mort du baron l’affecta profondément. Clandestinement, le soldat se rendit seul dans la ville basse. Là où il était assuré de trouver d’indispensables soutiens. La situation ne faisait qu’empirer. Au fil des jours, ses hommes le rejoignirent, seuls ou par petits groupes, pour ne pas éveiller l’attention des patrouilles qui foisonnaient en ville. Le matin même, la fermeture des portes le prit de court. Ils n’étaient qu’une trentaine autour de lui. Insuffisant pour affronter les Ecarlates, dix fois plus nombreux, sans compter la présence des maudits Rats. Un seul choix s’offrait à eux. Assister sans broncher à l’odieux spectacle organisé par le baron Tancrède. Agir immédiatement signifierait la mort, la vengeance viendrait plus tard. L’impuissance lui broyait les entrailles. Parmi les suppliciés se trouvaient de nombreux amis, certains des hommes de la garde également, ainsi que la Damoiselle Lilia. La douce et gentille Lilia qui, enfant, s’amusait à lui tirer la barbe lorsqu’il l’accompagnait dans les jardins du Palais. Le capitaine n’aperçut pas Dame Gilles, ni le demi-frère de Lilia, Paul, l’héritier. Il redoutait le pire, si les rumeurs qui couraient sur leur sort recelaient une part de vérité.
Atterré, l’officier assista à l’installation de la Damoiselle sur le bûcher. Ensuite il découvrit, près d’elle, – Le soldat douta d’abord de la véracité de ses propres yeux. - la Shaïa Malahirava Nashiréa. La matriarche du vingt-septième Clan était très populaire à Galadorm. Elle s’occupait entre autres d’un dispensaire dans les bas quartiers. Lorsque les Gris prirent définitivement la route pour Olt, elle refusa de les accompagner pour ne pas abandonner ses protégés, les miséreux de Galadorm. La foule, qui l’avait elle aussi reconnue, pleurait sur le sort de sa bienfaitrice. Des poings se serrèrent dans l’ombre. Le courroux frénétique n’attendait qu’un signal pour se déchaîner.
Mais, pour l’heure, la haie écarlate les maintenait à distance. Certes ce n’était là qu’une trompeuse réalité. Flatteuse pour les matamores qui paradaient sur leurs destriers.
Devant lui, une agitation suspecte attira l’attention du capitaine. Gullit, un des plus anciens de la troupe, un brave parmi les braves, se penchait vers un adolescent, à en croire sa taille. Il y eut un bref échange durant lequel Gullit saisit l’enfant par le col puis il le souleva. Au grand étonnement de l’officier, il l’installa sur le dé cubique de la statue la plus proche. Ce dernier s’y accroupit, se recroquevilla sur lui-même. Liard avait d’autres chats à fouetter. Il s’en désintéressa pour reporter son attention sur le vétéran qui, en dépits des ordres formels, tirait son arme à nue. Contrarié, le capitaine jura dans sa barbe épaisse. Il était hors de question de révéler la présence de la garde à d’hypothétiques observateurs. Soudain, autour de lui, des bras se tendirent vers le ciel azuréen. Des cris stupéfaits s’élevèrent par dizaines.
— Par les Dieux inconstants, s’exclama-t-il en découvrant l’immense silhouette racée du dragon Moesmihr, Protecteur immémorial de la cité des miroirs.
Un espoir fou gonfla alors la poitrine du capitaine. Moesmihr ! ce miracle était le signe qu’il avait appelé de ses vœux. Sans chercher à approfondir les raisons d’un tel prodige, sa main se referma sur la courte poignée au pommeau serti d’une améthyste. A son tour, il tira la longue épée de son fourreau. Autour de lui, les Gardes rejetaient leur travestissement. Ils dévoilaient le blason d’azur à dragon d’or passant du baron défunt, sur leur cuirasse rembourrée. Comme un seul homme, ils se précipitèrent en avant, fendant la foule qui, haletante, contemplait le majestueux dragon battre précipitamment des ailes. Le long cou était recouvert d’écailles vertes et mordorées, à l’image des statues qui veillaient aux portes de Galadorm. Le dragon mesurait près de trois perches de long, le dos hérissé de piquants disproportionnés. La créature légendaire survolait la cité. Son ombre immense glissa sur les hautes enceintes et les toits pentus puis sur la foule en adoration. En se frayant un passage sans ménagement, le capitaine Liard criait à s’en briser la voix le nom du Seigneur des Airs. Un nom repris avec ferveur à l’unisson par des centaines de Galarais présents dans les rues adjacentes et sur l’esplanade.
« Moesmihr ! » scandait la populace, l’appelant à pourfendre la peste rouge. Sans-nom, lui, voyait cette réalité nimbée d’or à travers les yeux du dragon. Chaque silhouette humaine enrobée d’une aura épousant les nuances du spectre. Elle dévoilait les tréfonds secrets de leurs personnalités, louables ou viles. C’était là l’un des Talents des Façonneurs de l’Onirie. Pourtant, certains habitants ne revêtaient aucun habit de lumière. Un avertissement que le Tisseur, concentré sur son ouvrage, ne remarqua pas. Les non-vivants se comptaient sur les doigts des deux mains. Non, Sans-nom luttait contre l’exaltation de la masse qui grouillait sous lui. L’immense espoir qu’éveillait l’apparition du Seigneur des Airs, le submergeait.
Enfin le protecteur ancestral de Galadorm piqua sur la barrière formée par les Ecarlates et leurs grotesques montures. A son approche, les mult-uriots s’affolèrent, se cabrèrent et échappèrent au contrôle de leurs cavaliers. Les Ecarlates étaient loin d’être des guerriers. Seulement de la racaille recrutée dans les bouges les plus sordides du continent, revêtue comme tels, paradant dans des atours d’acier mais sans une once de courage. Le Seigneur des Airs effectua un large et majestueux virage au-dessus des jardins. La muraille se brisa en plusieurs points dès le second passage. Une euphorie soudaine transportait le Façonneur sur les courants aériens, grisé de vitesse, de puissance et de quelque chose qui ne lui ressemblait pas. Une férocité sans limite dont seul un dragon des anciens Temps possédait la jouissance. La créature claquait ses puissantes mâchoires. Elle battait l’air avec sa longue queue en pointe de flèche.
Le Capitaine Liard de la garde galaraise mena ses hommes à l’assaut de la pente, les yeux rivés sur le bûcher. Là étaient retenues la Damoiselle Lilia et la Shaïa Malahirava Nashiréa. Le peu d’opposition qu’ils rencontrèrent, ils la balayèrent d’un revers de fer, noyant leur rage dans le sang. L’intervention inespérée du dragon semait une terrible pagaille parmi les affidés de la Confrérie. Hystérique, la populace leur emboita le pas. Partout, des hommes, des femmes, des enfants affrontaient les affidés de la Confrérie à mains nues. Certains brandissaient une arme qu’ils avaient ramassée auprès des cadavres ou dissimulée jusque-là sous leurs manteaux, animés par la même détermination. Rien ne pouvait endiguer cette déferlante. Heureusement. Car, sans crier gare, le Porteur d’espoirs sentit l’écheveau du magnifique tissage lui échapper. Sa vitalité, soumise à rude épreuve, s’épuisait rapidement. Autour de lui, l’Onirie s’entredéchirait. Le Vouloir du Tisseur ne suffisait plus.
La raison voulait qu’il abandonne sa création. Résister entrainerait de sinistres conséquences, démesurées et funestes. Une fatigue terrible, soudain, accabla le jeune Façonneur qui suffoqua, en partie brisé par l’incroyable effort accompli. Seulement l’Eliathan n’était pas encore satisfait. La représentation nullement achevée. Serrant les mâchoires, le fils de Tyrson concentra ses dernières forces à parfaire l’ouvrage, oubliant un corps d’enfant qui gémissait la malemort. Battant des ailes maladroitement, Moesmihr se dressait devant la tribune désertée, les griffes menaçantes. De ses yeux diamantins, il toisa de longues minutes, interminables, le petit baron réfugié derrière la haute chaire. Enfin le dragon s’éloigna brusquement vers le septentrion. Sans-nom maintint la magnifique créature jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un infime point sur l’azur. La désagrégation du tissage sonna le glas de sa résistance. Le garçon poussa un gémissement puis il sombra dans l’inconscience.
Certes Gullit était un soudard, ivrogne plus qu’à son tour. Lorsque ses camarades d’arme se précipitèrent au combat, l’homme, toutefois, hésita à les suivre. Autour de lui, la haine contenue depuis des heures, voire des jours, transformait les citadins en bêtes féroces. Le regard du soldat allait du garçon au Seigneur des Airs qui planait au-dessus de leurs têtes. Gullit devinait intuitivement que ce jeune damoiseau était à l’origine de l’apparition du légendaire Moesmihr. Sans pouvoir l’expliquer, il en avait l’intime conviction. Cela lui suffisait. Avec humeur, le garde décida qu’il ne permettrait à personne de s’en prendre à son protégé. Ses compagnons se débrouilleraient bien sans lui, cette fois. Souriant avec férocité, le vétéran s’adossa au socle de la statue. Il observait les alentours, tous les sens en éveil.
Shoss se savait méprisé parmi les siens. Gorgy de la plus basse extraction, le Rat n’appartenait à aucune portée reconnue, ses sept frères et sœurs n’ayant pas survécu plus de quelques jours. Pourtant le misérable nourrissait d’insoupçonnables ambitions. Afin de les réaliser, Shoss louait ses services à un groupe social, un Lenkras, composé de quarante-quatre individus, mâles uniquement. Depuis quatre cycles, ces derniers voyageaient à travers les baronnies de l’Est, assujettis directement aux ordres du Négus Shéhoshar. Voilà pourquoi, ce matin du quarante-quatrième de Torj, Shoss se trouvait en faction à l’extrémité orientale de la longue et fastueuse tribune seigneuriale, dressée à la demande du baron Jude Tancrède. Ruminant de sombres humeurs, Shoss assistait à la cérémonie imaginée par le machiavélique Négus avant son départ pour Oïl, deux jours auparavant. A contre-cœur, le gorgy surveillait l’assemblée réunie sur les bancs drapés aux couleurs rouge et argent du nouveau maître de Galadorm. Une tâche indigne à laquelle il ne prenait aucun plaisir car se trouvait là réunie une pléthore de pâles et tristes sires. Il n’avait guère à déployer de talents pour débusquer le trouble qui habitait les courtisans à la vue des condamnés. Nombre d’entre eux n’osaient toiser la foule réunie sur l’esplanade, à la sortie de la Ville Haute. Mal à l’aise, inquiets, les humains murmuraient et se tortillaient sur place, surtout les femmes dans leurs opulentes robes de cérémonie, les visages voilées, surmontées d’ahurissantes coiffures coniques. Shoss exécrait ces pleutres. De misérables lèche-bottes, apeurés par l’ombre du gibet, avides et cupides, une lie commune à toutes les cours humaines dont, par expérience, le gorgy se défiait viscéralement.
Seulement, si Osha-Othar, le Référent du Lenkras, présent au côté du Premier-maître Maho, le reléguait à cet endroit, c’était - Le gorgy le savait que trop bien. - pour qu’il ne perde pas de vue l’insignifiance de sa condition. Shoss grinça des dents en jetant un coup d’œil rageur vers les tribunes centrales où les Premiers-Nés côtoyaient les nouveaux maîtres de la cité.
Lorsque Moesmihr survola l’enceinte extérieure, le Rat sentit vibrer en lui une furieuse exultation. Les petits yeux noirs détectèrent immédiatement le tissage magnifiquement réalisé, brillance nébuleuse sur le camaïeu de gris de sa vision monochrome. L’esprit retord flaira aussitôt l’occasion tant espérée de se distinguer. Quelques minutes suffirent pour repérer l’infime cordon d’énergie qui reliait le Façonneur à sa création. Sans aucune hésitation, le gorgy abandonna son poste. Il sauta de l’estrade, gagna la périphérie du parc. Précipitamment, il contourna la rangée de cavaliers qui se désagrégeait au passage du terrible coursier. Son esprit travaillait avec une fébrile célérité. Enfin se présentait l’opportunité de se bâtir la renommée à laquelle il avait toujours aspiré.
Shoss était loin d’être sot. Immédiatement il fit le lien entre le mystérieux Tisseur de songes et l’enfant perdu que les Négus recherchaient désespérément depuis des décycles. Celui qui s’était, il y a peu, opposé avec succès à Shéhoshar lui-même. Shoss se voyait déjà le livrer au Négus ou, au pire, rapporter sa tête. Sur ce point, le Supérieur était resté très évasif.
En sautillant sur ses longues et robustes pattes antérieures, il contourna un bosquet composé de cornouillers et de fusains qui abritait une petite tonnelle. Il s’éloignait de la mêlée sans se préoccuper des cris ni du fracas des armes. Rien ne comptait plus que l’étrange halo azuréen qu’il entrevoyait, juché au pied de la statue, vers lequel il se dirigeait, les babines retroussées. Accroupi derrière un muret de briquettes rouges, Shoss attendit qu’un groupe d’affidés s’éloigne pour atteindre la longue enfilade de statues de marbre rose. Elles étaient disposées en quinconces parmi des parterres d’ellébores, d’anémones, de myosotis et de muscaris en fleurs. Le gorgy progressa lentement. Il se dissimulait tant bien que mal parmi les précieuses plantations qu’il foulait sans aucun égard.
A présent, la bataille se concentrait au niveau de l’échafaud. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner l’issue de l’affrontement. Shoss n’avait pas de temps à perdre. Le gorgy apercevait le Tisseur prostré contre l’écu du guerrier de marbre, apparemment inconscient. A peine dix foulées les séparaient l’un de l’autre. Le Rat serra entre ses quatre longs doigts déformés le manche du stylet. La lame acérée enduite de sang d’oriaq, le varan du désert sans nom. Une simple éraflure suffirait. L’enfant ne verrait pas l’astre diurne se coucher. Bondir jusqu’à lui aurait été un jeu d’enfant si seulement la présence du garde ne l’empêchait d’agir. Utiliser le Don aurait dévoiler sa présence. Le Négus les avait mis en garde. Ce prédestiné maîtrisait avec habileté l’Ether. Shéhoshar n’en avait pas révélé davantage sur sa mésaventure pour ne pas se déconsidérer aux yeux de ses congénères mais Shoss avait flairé de légers effluves déconcertants lors de son discours. Comme si le Négus respectait ou, plus incroyable, craignait ce rejeton des hommes.
Le Rat ne quittait pas des yeux le soudard. Ce dernier faisait les cent pas, les deux poings armés, devant la statue. Il observait le déroulement de la bataille. Soudain des gorgys, menés par Osha-Othar, le Référent du Lenkras, s’extirpèrent de la mêlée dans leur direction. Le garde s’avança de quelques pas, manifestement décidé à s’interposer. Sept gorgys accompagnaient le Premier-Né. Shoss y vit l’opportunité d’agir. Doucement, il tira le stylet de son fourreau et bondit hors de sa cachette.
Comme la majorité des cités du continent, Galadorm, la cité des miroirs, possédait une Commanderie Grise, située dans la Haute Ville, à proximité du Palais. Cette dernière s’était vidée de ses occupants depuis le dernier Grand Rassemblement. Lorsque les Ecarlates s’emparèrent de la cité, seuls trois Hommes Gris, un Mystic et deux varts fidèles, l’occupaient en compagnie de la Shaïa Malahirava Nashiréa. Cette dernière partageait son temps entre le Palais, la Commanderie et le dispensaire aux abords de l’enceinte extérieure. Le nouveau Commandeur de Galadorm se nommait Allélian Moldis. Il appartenait au vingt-septième Clan qui ne comptait plus, hélas, qu’à peine quatre Compagnies. Bientôt viendrait pour eux l’obligation d’abandonner l’emblème des Eaux dormantes pour rejoindre un Clan plus puissant. Le vingt-septième vivait son crépuscule.
Mais, à cet instant, les pensées de l’Homme Gris étaient bien éloignées de ces préoccupations métaphysiques. Les mains et les pieds entravés par de solides cordages, il contemplait, la mort dans l’âme, le théâtre de sa prochaine exécution. Une rage froide atténuait la souffrance de son corps martyrisé, les jours précédents.