Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret trois : Galadorm
Chapitre onze : Trahisons (2).

L’Homme Gris dévisagea de haut le jeune homme à la tignasse flamboyante. Tib allait sur ses vingt cycles. Puissant et robuste, le visage encore clairsemé de taches de rousseur. Sous le regard inquisiteur, il sentit les joues s’enflammer.
— Nous nous connaissons, n’est-ce pas ?
Le Mystic cherchait dans sa mémoire. Tib releva les épaules timidement.
— Sans-nom était mon ami. Il m’a beaucoup parlé de vous, Mystic Mondolini.
—  Sage Tibelvan… le troisième fils du Sieur Gallard de Massilia. - Il garda quelques secondes le silence. – En effet, je me souviens. Te voilà bien loin de ta maison, mon bon ami.
— Oh, j’accompagne mon frère Atel chaque fois qu’il m’ait possible de le faire. Je l’aide dans les affaires familiales. C’est que, vous comprenez depuis la mort de Sans-nom, je ne désire plus vivre à Massilia. C’est trop triste de devoir me rendre auprès du Vieux Saule.
— La mort de l’enfant ! Ah, bien sûr !
Le grand Homme Gris lui passa le bras derrière l’épaule et le ramena sur le chemin. Tibelvan se laissa guider. Une fois auprès de la monture, il se pencha vers lui et murmura : « Il est bon pour notre ami que certains le croient mort mais, à toi, je peux confier ce secret. Promets-moi de n’en parler à personne. » Sur un signe de tête du garçon, il poursuivit en souriant bizarrement. Ses yeux sombres, seuls, demeurèrent de marbre.
— Sans-nom est sauf, vois-tu. Il a réussi à échapper aux oégirs de l’océan.
— Vivant ! 
Tibelvan sentit son cœur s’emballer. Il frappa dans ses mains pour exprimer son soulagement. 
— Où est-il ? Comment va-t-il ?
— J’aimerai bien pouvoir te répondre. Depuis cette funeste nuit, nous recherchons sa trace. Notre ami commun s’est fait fort discret pour le moment. L’Eliathan a de nombreux ennemis comme tu t’en doutes, même parmi les miens. Les évènements de ces derniers cycles ont affecté l’équilibre de notre monde. Il est précieux que certains le croient disparu. Comprends-tu ?
Tibelvan aurait sans doute bondi de joie, dansé et chanté si une nouvelle angoisse ne l’avait aussitôt assailli. Il devait entreprendre quelque chose pour retrouver son ami. Même si cela le menait loin des siens. Comme le géant se remettait en selle, décidé à poursuivre sa route, il s’agrippa à sa jambe et stoppa net la monture.
— Laissez-moi vous accompagner. Je veux participer à vos recherches.
La froideur du regard qui s’appesantit sur lui ne fit pas fléchir sa résolution. C’était comme si ce qu’il attendait depuis bien longtemps se produisait enfin. Un petit coup de pouce du destin pour chambouler sa morne existence.
— Je vous ai sauvé la vie, reconnaissez-le ! Sans moi, le malandrin vous abattait. Je vous en prie, Seigneur Gris, laissez-moi vous accompagner.
— Vous doutez vous seulement, Sage Tibelvan, de ce que vous me proposez là. La route que j’emprunte est semée d’embûches et de dangers. Mes ennemis sont impitoyables et sournois. La mort rôde alentours. Et nous devons agir avec discrétion. Savez-vous qui est l’infâme étendu là sous cet arbre ? L’un de ces maudits Ecarlates ou un affidé à la solde de la Mhapoaha Paha. Ces démons sont réapparus sur les cendres de Tavos. Ils assassinent tous ceux qui commercent avec mon Peuple.
Cette menace n’impressionna guère le jeune homme. Son visage se durcit.
— Peu m’importe le danger, Sans-nom est mon ami !
Les deux mains à plat sur le pommeau de la selle haute, le Mystic l’examina longuement. Un pâle sourire effaça en partie la dureté de ses traits taillés au couteau.
— Un brave, voilà ce que vous êtes, ami Tibelvan. Entendu. Retrouvons-nous demain matin ici même. Surtout trouvez-vous une bonne monture car notre course risque d’être longue et harassante. Soyez à l’heure car nous ne vous attendrons pas.
Sur ces mots, Yvan s’éloigna, laissant derrière lui le jeune homme tout étourdi.
 Lorsque Tib découvrit Olt, les rais rasants de l’aurore la nimbait d’une majesté irréelle. Le garçon en eut le souffle coupé. En contrebas, la vastitude du plateau était entièrement occupée par la plus grande cité qu’il n’ait jamais contemplée. Deux alignements de hauts mats, scintillant d’argent, délimitaient la voie en lacets qui y menaient. A leurs sommets, nombres d’étendards colorés claquaient sous des risées capricieuses. Le petit groupe de cavaliers s’engagea au pas. Cela lui laissa le loisir d’admirer l’incroyable beauté de la cité qui, telle un phénix, renaissait de ses ruines.
Le garçon montait un uriot commun, massif et placide, surnommé Touf. Ses compagnons possédaient, eux, des montures racées, puissantes et nerveuses. Le Mystic Mondolini et son vart Lido Muliris allaient devant, en armures de parade, un casque à cimier rejeté sur la nuque. Chacun d’eux tenait avec fierté l’enseigne du troisième Clan au bout d’une courte hampe brune. Tib appréciait les deux Hommes Gris. Même si Yvan était resté distant tout le long de leur périple. Lido, lui, se montrait un compagnon agréable et jovial pour le jeune humain. Il débordait d’anecdotes. Ce qui n’était pas toujours du goût du Mystic. Grâce à lui, Tibelvan se familiarisa rapidement avec les us et coutumes des Protecteurs des Dieux Inconstants. Derrière lui, le vart  Lovis menait à la longe une paire d’uriots de bât. Taciturne, l’Homme Gris l’évitait manifestement. Ils n’avaient pas échangé plus de dix mots depuis leur départ de Shortis.
Ils pénétrèrent dans la cité en passant sous une arche blanche surchargée de bas-reliefs. La foule encombrait la large avenue. Ils ralentirent l’allure. Suffisamment pour que Tib s’aperçoive que les humains étaient peu nombreux. Il n’en compta qu’une petite dizaine, des ombres parmi les géants aux extravagantes tenues multicolores. Les enfants étaient rares également, toujours accompagnés. Il ne releva aucun des signes de misère et de décrépitude si fréquents dans les villes humaines. Chacun vaquait à ses occupations dans l’ordre et la mesure. Tibelvan se rendit vite compte que leur venue ne passait pas inaperçue. On s’écartait vivement sur leur passage. D’invisibles tambours bourdonnaient autour d’eux. Affecté par la tension étrange qui émanait de la foule, il se rapprocha de ses compagnons.
 
De hauts murs recouverts de chaux, badigeonnés de couleurs vives, remplaçaient les haies de roseaux tressées. Les portiques en bois sombre, magnifiquement ouvragés, laissaient entrevoir des bâtisses aveugles surmontées de dômes et de tours coniques, sur lesquelles flottait un océan de voiles aux couleurs des Clans. Partout où se posait le regard, ce n’était que débauche de couleurs, d’or et d’argent, que l’astre diurne embrasait avec générosité.
Finalement les voyageurs franchirent le Portique en bois entièrement décoré de dragons lovés, à la gueule ouverte sur d’impressionnantes gerbes de flammes, qui menait au Domaine du troisième Clan.
Là, Tibelvan sentit la tension de ses compagnons disparaître. Ils débouchèrent sur un vaste espace découvert, inondé de lumière. A l’ombre des arbres, quelques enfants jouaient entre les parterres de fleurs. Vêtus de simples pantalons et de tabliers en cuir, des Hommes Gris travaillaient à la forge sous des appentis aux couvertures d’ardoise. Des galeries ajourées couraient sur toute la hauteur des façades colorées. Elles ceinturaient la cour intérieure. Une foule bourdonnante, active et joyeuse, les empruntait dans un tourbillon incessant de vie. Pour la première fois, le jeune garçon aperçut alors les Femmes Grises, grandes et belles, les cheveux coupés courts, tressés et teints de bleu, de jaune et de rouge. Son cœur s’emballa lorsque le regard cristallin de l’une d’entre elles se posa sur lui, curiosité fugace.
Dans les jours qui suivirent leur arrivée au Domaine, il eut de nombreuses occasions de s’émerveiller. Mais, ce qu’il admit difficilement, c’est qu’il suffit d’à peine quatre cycles au Peuple Gris pour reconstruire la millécycle cité d’Olt. A cette remarque, Lido haussa simplement les épaules. Il s’exclama comme si cela semblait évident : « Les pouvoirs des Mères, mon gars, sont sans limites. » Le rouquin ne réussit pas à lui soutirer davantage d’éclaircissements. Le regard pétillant d’amusement de son nouvel ami coupa court à sa curiosité.
Comme le Mystic Mondolini se faisait discret, le vart Muliris lui servit de guide dans la labyrinthique ruche du troisième Clan. Il ne sortit qu’une seule fois à l’extérieur. Pour l’accompagner sur les rives du Lac d’Estriange. Les Hommes Gris s’y livraient à de multiples joutes et à des exercices physiques. Seul humain sur la plage de sable blanc, il se sentit immédiatement mal à l’aise. Les regards qu’il croisait, pas toujours amicaux. Lido lutta à mains nues jusqu’à l’épuisement contre des combattants du quatorzième Clan. Le corps ruisselant, il affichait son sempiternel sourire. Chaque affrontement donnait lieu à un rituel oralisé dont le garçon ne comprenait goutte pour se finir par une étreinte fraternelle et une longue lampée de vin, tirée d’outres en peau, apportées à cet effet.
Le reste du temps, le jeune humain le passa à l’ombre des pommiers, assis sur un banc de pierre à observer l’activité de la cour. Peu à peu, les habitants du domaine s’habituèrent à sa présence. Ainsi savoura-t-il cette quiétude particulière aux voyageurs lors d’une halte singulièrement hospitalière.
Seulement, le sixième jour, une jeune Femme Grise vint le chercher peu après le déjeuner alors qu’il somnolait, bienheureux, dans la douce chaleur des Grands Calmes. L’instant suivant, il courait derrière la belle Shana Landis. Intimidé, Tibelvan n’osait la regarder. Sa beauté ensorcelante, adoucie par l’eau bleue de ses yeux, l’impressionnait plus qu’il n’osait se l’avouer. Ils montèrent plusieurs volées de larges marches avant d’atteindre l’une des tours qui surplombaient le bâtiment principal.
Là ils empruntèrent un escalier étroit en colimaçon puis s’arrêtèrent devant une petite porte basse aux lourdes ferrures cloutées. Le garçon surprit un doux parfum de violette. Shana frappa discrètement et la porte s’ouvrit sans un bruit. Ils pénétrèrent dans une petite pièce circulaire, inondée de lumière par une large baie. Un lit unique, immense, en occupait presque la totalité. Avec curiosité, Tibelvan fixa la Matriarche qui l’attendait au creux d’un foisonnement de coussins. Derrière lui, la porte se referma sur la Femme Grise.
— Approche, mon enfant, murmura la Shaïa Naharashi Elivashavitara.
Elle se souleva d’un bras afin de s’asseoir. Tib se précipita pour l’aider. Immédiatement il se sentit en confiance. Bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés auparavant, il la reconnut au premier coup d’œil par les portraits nombreux que lui en avait fait Sans-nom. Elie le força à s’installer à son chevet.
— Nous avons de nombreuses confidences à partager. Je vais avoir besoin de toi pour aider mon Eliathan à affronter son Destin. Ta venue est une bénédiction. Elle m’emplit de joie. Nous avons ensemble un rude combat à mener. Sans-nom t’en sera reconnaissant quand il nous rejoindra à son tour. Car, vois-tu, je suis convaincue que nos routes se croiseront à nouveau.
 
La petite mère rit doucement lorsque Tib acquiesça du chef, avec gravité. Sans-nom lui avait longuement rapporté ses rencontres avec la Mère des Clans qu’il avait décrite comme une petite femme pleine de vie et d’allant. Le visage était toujours aussi rond mais des cernes creusaient les yeux fatigués. Des rides barraient son front. Elles ornaient de sillons une bouche aux lèvres pleines. Tibelvan constatait la pâleur de son teint, même si le Peuple Gris possédait déjà un hâle maladif. Elle était si affaiblie et fragile qu’il en fût bouleversé. Lido lui avait confié les malheurs qui s’étaient abattu sur la Shaïa. Comme si elle devinait ses pensées, Elie se récria vivement : « Oh, ne t’y trompe pas, mon enfant. Le Haut Mal ne réussira pas à m’emporter de sitôt. Certes je suis encore convalescente mais je vais mieux depuis que je te sais parmi nous. »
Elle murmurait d’une voix douce en contemplant le ciel moutonné. Il se pencha pour l’entendre. Une petite main potelée tapota son bras avec affection.
— Il est souhaitable, par les temps qui courent, que les clans me croient encore affaiblie. Ne dévoile jamais tes atouts avant la fin de la partie ! tu peux me croire sur parole, mon garçon. Les Matriarches du premier Clan cherchent depuis des décycles à régenter le Concile à leur seul profit. Méfie-toi des sourires de façade et des promesses trop alléchantes. Nous, nous préparons l’avènement du Porteur d’espoirs. Si je l’ai éloigné d’Olt, c’est pour de bonnes raisons. Certes je n’ai pas envisagé de l’égarer en route – Elle rit et ses yeux brillèrent intensément. - Mais tu dois me promettre de n’en rien révéler. Ce sera notre petit secret. Ma santé vacillante reste pour l’heure notre meilleure arme face aux innombrables intrigues dans lesquelles se complaisent les sœurs des Clans.
Sous le charme de la petite Mère, le garçon promit avec une solennité qui la réjouit de ne rien partager de leurs entretiens. Pas même à ses amis du troisième Clan. Elie opina du chef, satisfaite. Elle toussota, réajusta quelques mèches rebelles avant de poursuivre : « A présent, parle-moi de toi. Je veux tout savoir. »
 
Ils conversèrent longuement. La nuit venue, la Femme Grise le raccompagna jusqu’à la porte de sa chambre sans un mot. Les jours qui suivirent, le jeune homme passa de longs moments auprès de la Shaïa dans la haute tour. Seul ou en compagnie du Mystic Mondolini et de la belle Shana. A converser à propos de sujets variés, principalement le concernant, lui ou Sans-nom. L’état de santé d’Elie s’améliorait à vue d’œil. Lui seul connaissait le secret de la petite comédie jouée par la matriarche. Tibelvan qui passait pour le principal facteur de ce rapide rétablissement, devint le centre de toutes les attentions.
Un soir, il y eut beaucoup d’animations dans le Domaine. Le jour même, le Concile attribua un territoire à chacun des trente-neuf Clans survivants. Cela signifiait que bientôt aurait lieu un nouvel exode. Olt se viderait alors des trois quarts de sa population.
— Nos guerriers doivent protéger la Terre des Gris, autrefois peuplée et prospère. Une fois désigner l’une des citadelles ancestrales, le troisième Clan s’y rendra sans tarder pour en assurer la renaissance. Mon peuple a suffisamment souffert de l’opprobre jetée sur lui à la suite de la bataille de Marsangs. La venue d’un nouveau Porteur d’espoirs effacera la faute, du moins je l’espère.
— Je comprends, murmura Tib qui, pourtant, se sentait un peu perdu. Pourquoi le Mystic Mondolini est-il si anxieux alors ?
— Yvan craint que le premier Clan ne profite de l’opportunité pour éloigner des rivaux potentiels. Par tradition, ces derniers siègent à Olt depuis la disparition de Gilgarad, leur Père fondateur. A présent, ils s’octroyent la protection du Concile à la suite de notre malheureuse incursion en Yrathiel. Yvan est suspicieux de nature. Il prétend leurs ambitions sans limites. Que cela ne les pousse à un désir hégémonique.
— Je croyais le Peuple Gris uni.
— Il l’était lors des heures sombres mais l’apparition soudaine d’Eliathan a chamboulé nombre de certitudes et éveillé chez beaucoup des prétentions nouvelles.
La porte s’ouvrit brutalement. Le Mystic Mondolini entra comme un ouragan, suivi par Lido et Shana. Ses yeux flamboyaient de fureur. Il marcha jusqu’au pied du lit puis se tourna vers la petite Shaïa, les mains sur les hanches. Celle-ci le contempla avec un soupçon d’admiration. La colère lui allait si bien. Il portait un pantalon en cuir sombre et une tunique droite à large col, rehaussé d’une double rangée de brillants. Une fine lanière de cuir enlaçait sa longue natte de cheveux blancs jusqu’au creux des reins.
— Je t’écoute, Yvan. Qu’est-ce qui te trouble au point d’en oublier les convenances ?
— Rhoda ! Par les Dieux inconstants, ils nous ont humiliés ! Rhoda ! Ce trou à rats en bordure du Désert sans Nom. Comment osent-ils, Mère ?
— C’était à prévoir, fils des Gris.
Elle parlait lentement, d’une voix ferme, pour capter son attention et éteindre sa rage. 
— Rhoda, dis-tu ? Voilà qui confirme tes soupçons. Les Clans ont abandonné la Citadelle il y a plus d’un cencycle. Elle se trouve aux portes du Désert sans fin et à une volée du Mur. Un endroit des plus dangereux, confia-t-elle à Tibelvan avant de s’adresser au nouveau venu. Aide-moi, veux-tu ! Je dois consulter mes Sœurs au plus vite.
Aussitôt elle lui tendit les mains. Yvan s’empressa auprès d’elle, bousculant le jeune homme qui trouva refuge dans l’embrasure de la baie vitrée. Avec infiniment de douceur, le géant souleva la petite Mère qui, comme une enfant, enserra sa tête de ses bras. Sans plus d’explications, il l’emporta dans la Grande Salle Commune où l’attendaient les douze Shaïas du troisième Clan présentes à Olt. Des globes à feu tournoyaient autour d’une longue table en chêne entourée de chaires aux dossiers capitonnés. Des voilures pastel, rouges, roses et jaunes, couvraient les murs. Elles s’agitaient sous des souffles invisibles. L’Homme Gris la déposa à l’une des extrémités de la table puis fit mine de s’éloigner. Elie leva une main diaphane dans sa direction.
— Reste, mon ami. Il est souhaitable que tu partages nos décisions.
Le visage fermé, le guerrier se plaça derrière elle, les bras dans le dos. La Shaïa Naharashi Elivashavitara reporta son attention sur les visages d’angelot de ses pairs. Le silence devint pesant. Les Matriarches ne bougeaient pas un cil. Sur le seuil de la salle, Tibelvan observait la scène avec étonnement.
— Que font-elles ? demanda-t-il à la Femme Grise près de lui.
— Elles s’entretiennent par la Voix Intérieure. Les Mères sont ainsi. Par bonheur, je n’ai pas acquis le Don en venant au monde. Je ne suis qu’une Nant, une Fey-Nant, de noble naissance.
Tibelvan tourna la tête vers la jeune femme, d’un air interrogateur.
— Certaines filles naissent avec des aptitudes particulières. Ce sont des Prédestinées. Elles suivent un noviciat extrêmement éprouvant auprès des Shaïas de leurs Compagnies puis deviennent Matriarches lorsque le besoin s’en fait sentir au sein de leur Clan.
— Mais Elie est si jeune. Ce sont presque toutes des enfants.
— Ne t’y trompe pas, Sage Tibelvan.  La Shaïa Naharashi Elivashavitara compte plus de cinq cent soixante cycles de vie. Peu d’entre nous peuvent en dire autant.
— Impossible, s’exclama le garçon en élevant brusquement la voix.
— Plus bas, mon ami. J’ai moi-même quatre-vingt-cinq cycles de vie et mes frères me considèrent comme à peine sortie de l’enfance.
 
Tibelvan la fixa, horrifié, les yeux grands ouverts. Puis il se tourna vers l’assemblée, passablement perturbé. Autour de la table, les Matriarches du troisième Clan poursuivaient leur silencieux conciliabule. De temps à autre, Elie s’adressait à voix basse à son Protecteur qui se penchait alors légèrement au-dessus d’elle.
— Je loue votre grande sagesse et votre infinie bonté, Mashas. Que votre voyage s’accomplisse sans encombre jusqu’à Rhoda. Nous nous y retrouverons plus tard en compagnie de l’Eliathan. J’en fais le vœu. Même si notre avenir s’assombrit, l’espoir demeure. Alors que les Dieux Inconstants nous préserve !
Après moults sourires et acquiescements, le Mystic la raccompagna jusqu’à sa chambre où Shana Landis s’empressa de la border. Ils l’encouragèrent à ce qu’elle se repose, malgré ces mauvaises nouvelles. Tibelvan resta un long moment assis au bas de l’escalier, la mine défaite. Finalement, il partit en quête du vart Muliris qu’il retrouva dans la cour, s’entraînant avec plusieurs guerriers au maniement de la Khanna.
— Tu as appris la nouvelle, le salua le géant en quittant le petit groupe. Nous allons nous rendre à Rhoda pour bâtir un domaine non loin du du Lys Ortad. N’est-ce pas formidable ? Le troisième Clan possédera bientôt ses propres terres souveraines.
Tibelvan lui jeta un regard peu amène avant de s’asseoir à l’écart sur un banc de pierre. Il prit alors conscience de l’effervescence anormale qui agitait le Domaine. Des réserves, on extrayait les voitures bariolées avec le renfort de deux ortas laineux dont le pas faisait trembler les dalles des allées. Une foule d’artisans s’activaient autour de chaque véhicule ventru, surchargé de dorures et d’extravagantes fresques sculptées. A poncer, ajuster, remplacer et peindre les panneaux endommagés ou usagés. Les six énormes roues ferrées aux moyeux recouverts de plaques métalliques faisaient l’objet d’une attention toute particulière. Des palans soulevaient de quelques pousses l’énorme coque en bois pendant que de jeunes muffins se glissaient en-dessous pour la calfater avec minutie.
— Elie a-t-elle plus de cinq cent soixante cycles de vie, Lido ? questionna le garçon sans détourner son regard du vaste chantier.
— Ha ! C’est donc ça qui te tourmente. Voilà dévoilé à notre invité humain l’un des secrets les mieux gardés du Peuple Gris. J’aimerais bien connaître celui qui te l’a révélé mais puisque tu y fais allusion, je pense qu’elle doit bien atteindre cet âge respectable. Les Matriarches ne sont plus des enfants, en effet, car fort long est le chemin du Noviciat.
— Et toi ?
— Pour ma part, nous devrions avoir à peu près le même âge, du moins à l’échelle du Peuple Gris. J’entrerai au Silmever prochain dans mon quatre-vingt-deuxième cycle.
Avec lenteur, Tibelvan secoua la tête, les épaules basses, comme accablé.
— Et je crois que je désire encore vieillir un peu. C’est un vrai casse-tête pour un Homme Gris. Vois-tu, notre métabolisme nous permet d’interrompre à notre guise notre croissance. Ainsi chacun maîtrise son vieillissement à sa convenance. C’est une grâce des Dieux que de choisir de savourer à volonté chaque étape de l’existence.
— Alors les Hommes Gris sont… immortels ?
— Oh non, loin de là, rassure-toi. – Son ton se fit plus grave. - Le Haut Mal nous guette, hélas. Si nous arrivons à combattre le temps qui passe, notre âme finit par s’en lasser. Alors la plupart d’entre nous choisissent de partir, fatigués de vivre. C’est inéluctable. Enfin, personnellement, je crois que c’est ainsi qu’il faut voir la chose. Je ne me suis jamais inquiété à ce sujet.
Tibelvan le regardait droit dans les yeux. Son intellect se refusait à admettre ce que le vart révélait avec un certain cynisme.
— Avant la venue d’Eliathan, nombre d’entre nous perdaient l’envie de vivre. Les Hommes Gris se voyaient vouer à disparaître. Mais, aujourd’hui, il en est autrement. Chacun désire rejoindre la nouvelle terre des Dieux Inconstants. Je n’ai pas entendu parler d’un seul terrassé par le Haut Mal lors de ces quatre derniers cycles. L’Eliathan est porteur d’espoirs.
— Le Porteur d’espoirs, grimaça le garçon en se grattant le haut du crâne. Je ne suis pas certain que Sans-nom gouttera à cette plaisanterie. Il n’aime guère les honneurs et ne se mêle pas des affaires de notre monde. J’ai du mal à l’imaginer en sauveur des Races sauf tout le respect que je porte aux Mères des Clans.
Tous deux éclatèrent de rire.
 
Dans la Grande Salle Commune, Elie veillait, ombre solitaire. La réunion secrète, du moins espérait-elle qu’elle le demeure, s’était terminée tôt dans la soirée. Chacun de ses quatre compagnons s’en était allé pour effectuer les derniers préparatifs de l’équipée du lendemain. Le jour du Grand Départ approchait, Olt bouillonnait d’une folle excitation. La Shaïa Naharashi Elivashavitara ressassait interminablement les visions oniriques qu’elle présageait depuis l’annonce officielle de la désignation de Rhoda. La plupart n’étaient guère encourageantes. Un doute affreux la taraudait. Pouvait-elle s’être trompée ? Même si sa santé s’améliorait, en elle brûlait l’ichor du démon qui régnait sur Yrathiel. La perception des flux qui agitaient l’Ether s’en trouvait diminuée, voire altérée. Elle s’emmitoufla frileusement dans la lourde parure de laine qui lui servait de manteau. Son regard se perdit au sein des braises de l’âtre monumental, au fond de la vaste salle.
— Mère !
Elie sursauta. Puis elle prit conscience qu’elle n’avait pas entendu approcher l’indésirable. Le Mystic Mondolini se déplaçait silencieusement mais tout de même. Jadis, au sommet de sa forme, elle aurait perçu sa présence alors qu’il traversait la galerie menant à la salle.
« N’est-ce pas folie que d’entreprendre une telle aventure me sachant si amoindrie ? », songea-t-elle avec amertume.
Pourtant elle sourit au géant qui vint s’asseoir auprès d’elle. Il avait quitté la tenue d’apparat pour une vieille combinaison multicolore. Un long moment, il fixa les braises en silence avant d’intervenir d’une voix où couvait une colère contenue.
— Vous avez souhaité écarter mon vart en prétextant le désigner à la tête du Clan pendant notre absence ? C’est une erreur. Gaëlion fera un excellent Ainé pour les nôtres. Edom et Plaloisin l’épauleront avec efficacité. Lido est jeune, impétueux, trop inexpérimenté pour de telles responsabilités. Nous ne nous sommes jamais quittés depuis qu’il me fut confié à la disparition des siens.
—  Je sais cela, fils des Gris. J’aurai aimé qu’il en soit autrement, concéda-t-elle en lui posant sa petite main sur l’avant-bras qu’elle serra, lui transmettant ainsi une partie de son appréhension.
Il la dévisagea, inquiet. Les yeux d’Elie débordaient d’une peine immense. Il trembla intérieurement, une fois de plus effrayé par les redoutables connaissances de la femme-enfant.
— Si Lido nous accompagne, il mourra. J’ai entrevu ce Devenir dans l’Ether !
Elle parlait lentement, avec une assurance ravageuse. Le Protecteur lui prit les mains et les serra l’une contre l’autre.
— Je ferai en sorte que cela ne se produise pas, Shaïa.
— Alors vous partagerez ce funeste sort, Yvan. Et je vous l’interdis. Il en va du succès de notre entreprise. L’Eliathan a besoin de nous tous. Je t’en prie mon enfant, c’est la survie de notre Monde qui se joue dans cette partie de dupes. Les Quatre, leurs Quasteurs sont sous l’emprise du premier Clan, cela ne fait aucun doute ! Des ombres mortifères agitent le Conseil… et Lido pourrait bien devenir leur proie !
Leurs regards se croisèrent, se jaugèrent, s’affrontèrent en silence. Très vite, la petite Mère sut qu’elle ne réussirait pas à le convaincre. Si ce n’est à l’effrayer. Yvan Mondolini possédait une volonté rebelle, inflexible, qui échappait à toute rationalité. C’était aussi pour cela qu’elle l’avait choisi. Et formé. Espérait-elle vraiment infléchir le cours des évènements… « J’aurai tenté ! songea-telle. »
 
 Sur le mamelon d’herbe rase, une vaste tente cérémonielle dominait la bouillonnante cité d’Olt. Les bannières des Clans flottaient sur l’enceinte crénelée, en pierres blanches, qui avait remplacé la traditionnelle palissade en rondins de bois. Autour des quatre Portiques sculptés, peints de rouge, bleu et or, s’élevaient à présent d’élégantes barbacanes, closes par des portails armoriés de griffons d’argent, symboles du gardien des lieux, le premier Clan du noble Gilgerad.
Vers le milieu de la matinée, deux Mères se présentèrent aux gardes, plantés raides devant l’entrée principale, précédées par leurs Protecteurs. Une fois à l’intérieur, elles échappèrent d’un coup au tumulte du Grand Départ. Le pas des guerriers, au nombre de trois, résonnait lugubrement sous la haute voute encombrée de nuit. Nul doute que des yeux attentifs observaient leur progression. Le groupe emprunta ensuite la longue allée de dalles en silence. Puis ils s’engouffrèrent sous un dais chatoyant. Là, la Shaïa Naharashi Elivashavitara prit les devants. Elle lévitait à deux doigts du sol. Sa compagne marchait lourdement, les épaules rentrées, la tête basse. Des globes à feu éclairaient avec parcimonie le corridor tendu de voiles multicolores.
Rapidement, ils gagnèrent la bibliothèque des Mystics sans rencontrer âme qui vive. Dès qu’ils furent parmi les hauts rayonnages disposés en quinconce, Elie retira le manteau gris avec soulagement. Elle dévoila une confortable tenue de voyage, de courtes bottes lassées aux chevilles et un pantalon en soie évasé, resserré au niveau de la taille par une ceinture de velours. Un corset enserrait le corps nubile sous une petite veste à manches courtes brodée de fleurs. Des anneaux d’or garnis de perles ornaient ses poignets graciles. La Matriarche du troisième Clan s’installa confortablement sur une chaire. Le Mystic Mondolini déposa sur le pupitre lui faisant face les lourds feuillets vélin d’un registre vieux d’un millécycle.
—  Mère, nous disposons de peu de temps avant que l’on nous surprenne. Cette visite est une vraie folie.
—  N’aie aucune crainte, Yvan. Ne sommes-nous pas parvenus jusque-là sans faire de mauvaise rencontre. Laisse-moi à présent, il me faut des réponses. Et ce n’est pas une fois rendue à Rhoda que je les obtiendrai.
L’Homme Gris s’écarta de mauvaise grâce. Il ne partageait pas l’optimisme d’Elie. L’idée de se rendre au cœur des quartiers du premier Clan lui déplaisait royalement. Alors qu’ils étaient censés quitter Olt avec la caravane. Cette dernière était partie quelques heures plutôt pour Rhoda. Mais la petite Shaïa avait insisté. Il s’adossa à une étagère, la surveilla du coin de l’œil, prêt à bondir dès qu’elle aurait trouvé une explication à ce qui la troublait. Yvan n’en avait pas la moindre idée mais c’était sûrement en rapport avec l’enfant.
Le vart Muliris et Shana Landis bavardaient à voix basse à deux pas. En toute décontraction, Lido ôta le fourreau de cuir d’où surgissait le manche de la Khanna. Il le tint à la main, un brin désinvolte. Tibelvan ruminait sa rancœur en silence. A l’écart. Si le garçon accepta, de mauvaise grâce, l’accoutrement proposé par Lido, l’idée même de se travestir en Mère des Clans lui parut d’abord extravagante, voire outrageante. Seulement l’insistance de Naharashi Elivashavitara avait eu raison de ses réticences. Excepté la Shaïa, il était le plus petit de tous malgré sa solide stature. Et les humains interdits au sein du Concile. Sous la lourde vêture, il suait à grosses gouttes. Son moral au plus bas, il se sentait ridicule. Le regard amusé de Shana le blessa terriblement.
 
C’est pourquoi, imperceptiblement, le jeune homme s’écarta du groupe qui entourait la liseuse. Il recula vers la salle principale où, d’ordinaire, festoyaient les Mystics des Clans. Cet endroit lui donnait la chair de poule. L’éther, pur et puissant en ce lieu, lui tournait bizarrement la tête. Il se sentait nauséeux. L’ombre d’un battement de cil, il regretta d’avoir suivi le géant gris. Finalement cette vie d’aventure n’était pas faite pour lui. Il espérait retrouver rapidement Sans-nom, son ami, et vivre à ses côtés comme aux temps bénis de leur adolescence. Seulement, ce dernier s’était tout bonnement évaporé de la surface du continent.
A la périphérie de sa vision, il surprit une ombre. Une menace, peut-être. Le souffle lui manqua. Tib se concentra sur la vaste salle encombrée de tablées de chêne, d’armoires massives et de coffres sur lesquels trônaient des perces de tonneaux, cerclés de métal.  La douce luminosité baissait sensiblement. De nouveau, il surprit un rapide mouvement, puis un second, un troisième. Discrètement, il recula à l’abri des étagères. Des Gris progressaient avec d’extrêmes précautions dans leur direction. Des silhouettes entièrement revêtues de noir, aux poings armés d’acier.
Le jeune homme se précipita pour avertir le Mystic. Trois mots suffirent. Ce dernier lui intima le silence d’un geste et le suivit. Ils n’eurent guère à attendre pour voir se dessiner au sommet du premier escalier une silhouette dans la pénombre. Yvan ne perdit pas une seconde. Il alerta Lido et Shana puis s’empressa auprès de la liseuse. Ils s’entretinrent à voix basse quelques instants. Délaissant l’ouvrage ouvert sur le pupitre, la petite Matriarche sauta au sol et leur fit signe de la suivre.
— Qu’as-tu vu ? chuchota Lido en se portant au niveau du garçon.
Derrière lui, la Femme Grise tendait l’oreille. Le baudrier à l’épaule, le vart tenait la khanna. Shana Landis ne portait aucune arme visible comme l’exigeaient les décrets du Pourfendeur.
— Des Hommes Gris habillés de noir, le visage recouvert d’une cagoule. Ils tiennent de longs poignards et se déplacent furtivement comme des chats. Je crois qu’ils préparent un mauvais coup…
Le vart Muliris hocha la tête comme pour appuyer ces dires. Son visage s’assombrit.
— Des assassils. Il ne manquait plus qu’eux. Combien sont-ils ?
— J’en ai comptés huit mais ils continuaient à arriver par le vestibule. Qui sont les assassils ?
— Des tueurs sans scrupules qui font le sale boulot du Clan. A présent, Sage Tibelvan, c’est la Mort qui nous piste. Espérons que notre Mère saura nous en préserver.
Le vart se signa en posant la main droite à hauteur du cœur. Tib jeta un regard inquiet derrière eux mais il n’aperçut aucun des terribles croquemitaines. La Shaïa Naharashi Elivashavitara les guidait d’un pas vif à travers le labyrinthe de la bibliothèque sans hésiter un instant. Bientôt les rayonnages surchargés des ouvrages les plus anciens du peuple gris s’interrompirent. Ils traversèrent un vaste hall, meublé de coffres et de divans, recouverts de drapés surannés et d’un suaire de poussière. Des tapis paradaient sur le parquet de bois clair. Seul, un minuscule globe à feu éclairait les pas de la matriarche, suivie de près par ses compagnons.
 
Soudain ils atteignirent les limites de l’immense salle de repos. Un mur qu’ils longèrent quelques instants jusqu’à trouver l’entrée arrondie d’un couloir. Pour la première fois, Elie marqua une hésitation. Derrière eux, ils aperçurent alors de petites lucioles. Les loups les chassaient de près. Tib sentit la peur s’emparer de lui tant elles étaient nombreuses. Profitant de cette halte imprévue, il se délesta tant bien que mal du manteau au large capuchon avec un réel soulagement, surprit un sourire furtif chez le vart. Ce dernier lui tendit un court poignard à la poignée de corne sculptée. Une arme parfaitement équilibrée. Le jeune humain la soupesa, en partie rassuré, d’autant plus que leur guide choisit finalement l’étroit boyau, bas de plafond, où ils durent progresser à la queue leu leu. Lido fermait la marche.
Pendant une éternité, ils avancèrent en craignant à chaque instant d’être rejoint par les tueurs lancés à leurs trousses. Parfois le passage s’élargissait. Ils en profitaient pour se rassurer mutuellement. Ils croisèrent plusieurs intersections noyées de nuit. Certaines balayées de vents et de miasmes peu engageants. A chaque fois, Elie et Yvan se concertaient à voix basse pendant que les autres surveillaient leurs arrières. Tib n’aurait su dire quelle direction ils empruntaient. Il était totalement déboussolé. En ces lieux, l’Ether se faisait de plus en plus présent. Son corps réagissait vivement. Il aurait aimé s’effondrer au sol pour vomir mais la Femme Grise qui le suivait de près, le poussait en avant sans cesser de l’encourager. Ses compagnons paraissaient moins affectés que lui. Cependant il surprit un léger duvet de sueur sur le visage de Shana.
Au sortir du couloir, les fuyards débouchèrent dans un espace immensément vaste, violemment éclairé par une multitude de globes à feu incrustés dans des piliers gigantesques dont les pinacles se perdaient sous des nuées d’orage. Tibelvan ouvrit de grands yeux étonnés. Jamais il n’aurait imaginé qu’un tel endroit puisse exister. Le sol était inégal, hérissé de stalagmites. Un froid glacial les saisit. Ils grelottaient. A peine avaient-ils effectué une demi-lieue que les premiers poursuivants surgissaient à leur tour du corridor. Le groupe s’arrêta pour les observer. Si nombreux, entièrement revêtus d’une combinaison sombre, le visage voilé, sans aucun des signes d’appartenance clanique. Des ombres létales.
— Lorsqu’un clan décide d’accomplir un forfait peu honorable, l’Ainé nomme parmi les siens des assassils. Une totale impunité leur est alors promise. Les assassils n’ont de compte à rendre à personne, pas même au Concile. C’est ainsi qu’un Peuple Honorable se décharge des basses besognes, expliqua avec une certaine amertume Lido à Tibelvan qui fixait, horrifié, les nouveaux venus. Nous n’avons aucune pitié à attendre d’eux.
— Ils ne peuvent tout de même pas s’en prendre à Elie, murmura le garçon en désespoir de cause. C’est une Matriarche !
— Ils vont se gêner. Rien ne leur est interdit, une fois coiffés du shagor… - il réfléchit un court instant et, devant l’expression affolée du jeune humain, précisa toutefois – seulement ils ignorent à qui ils ont affaire…
Ils se tournèrent d’un parfait accord vers la petite Shaïa et son Protecteur.
— Je suis désolée, mes pauvres amis, pour avoir mis vos vies en péril. Le premier Clan a décidé notre perte, cela ne fait aucun doute. Et c’est moi qui vous ai entrainés dans cette mésaventure. J’aurai dû suivre vos conseils, fils des Gris, et renoncer à cette stupide quête.
— Le premier Clan regrettera sa décision. Il nous reste à présent à nous sortir de ce mauvais pas. Par le fer s’il le faut.
Le robuste guerrier attrapa la poignée de son arme et l’extirpa lentement de son fourreau. Ses gestes étaient fluides et calmes. Yvan surveillait la progression des assassils en décrivant quelques moulinets gracieux avec la lame. On l’aurait cru à l’entrainement sur la plage de sable fin du lac d’Estriange.
— Mère, partez ! L’Eliathan a besoin de votre aide. Avec Lido, nous retiendrons ces chiens le plus longtemps possible. Peut-être trouverez-vous le moyen de leur échapper. Emmenez Shana et le garçon avec vous.
Persuadé que sa parole ne pourrait être contestée, Yvan se détourna et effectua quelques mouvements d’assouplissement. Le vart Muliris se posta à sa gauche, répétant les mêmes gesticulations.
— Il n’est pas question que je vous laisse les affronter seul, Mystic Mondolini, s’écria la Femme Grise avec colère.
Son visage flamboyait sous l’outrage. Surpris, Yvan la dévisagea. Il lut dans son regard un reproche plus intime, plus personnel.
— Donnez-moi votre seconde lame. Je vous montrerai de quelle manière je vous suis utile.
Shana tendait la main. Tout en elle implorait un geste. Mondolini ne laissa rien deviner de ses pensées secrètes mais il secoua la tête. L’Homme Gris s’exprima avec une incroyable douceur aux vues des circonstances : « Vous ne m’avez pas compris, Masha Landis. Loin de moi l’idée de vous déshonorer en vous contraignant à fuir. Mais il faut protéger notre Shaïa. Je vous charge de sa sécurité car sa vie m’est précieuse. »
La Femme Grise sourit malicieusement. Un instant, elle hésita, pesa le poids des mots puis acquiesça sans répliquer. A ce moment, Elie agrippa le bras gauche de son Protecteur pour le contraindre à la regarder. Elle fronçait des sourcils comme si elle s’apprêtait à gourmander un enfant turbulent. Puis elle frappa du pied, les mains sur les hanches. Derrière eux, le vart Muliris s’impatientait, lui aussi. Au nombre d’une cinquantaine d’individus, l’ennemi approchait dangereusement.
— Arrêtons-là cette comédie, les enfants. Vous trouverez bien d’autres moments pour cela. Quant à vous, Mystic, il est absolument hors de question d’un quelconque sacrifice. Laissez-moi régler cette affaire. Ces bougres sont beaucoup trop nombreux d’ailleurs, même pour deux bretteurs de votre talent. Je ne laisserai pas cette racaille contrarier nos projets. L’heure du combat viendra bien assez tôt. Portez-moi, fils des Gris. Je suis encore faible. Je risque de pâtir de la débauche d’énergie qu’il va me falloir leur accorder.
Obéissant sans protester, le Mystic Mondolini l’arracha au sol. Elle releva ses manches, amusée semble-t-il par leur air abattu.
— Le premier Clan n’a pu agir seul, le Concile leur a accordé nos vies. Les Matriarches nous ont trahis. Les Quatre le regretteront amèrement. J’ai sous-estimé la peur éveillée chez mes sœurs par le démon d’Yrathiel. Mais ce n’est là qu’un très léger contre-temps. Faites-moi confiance. C’est à moi d’agir !
— Vite, Mère, ils approchent, supplia Lido, l’arme au poing.
 Elie ferma les yeux. Elle s’ouvrit à l’Ether. Brusquement l’univers s’illumina autour d’elle. Elle attira les fibrilles avec une facilité déconcertante, les modela en un réceptacle qui pulsait d’une vie propre. Tibelvan sentit autour de lui affluer des énergies phénoménales. Il s’écarta du duo en frissonnant. Shana et Lido partageaient son malaise et ses inquiétudes. Certes la petite Mère du troisième Clan possédait le don de Clairvoyance mais elle était aussi une Tisseuse expérimentée. Durant leur fuite, elle avait cherché le moyen de neutraliser le danger qui les menaçait. Les Matriarches se consacraient à l’épanouissement de la Vie. Ce qui ne les empêchait pas d’explorer de plus sombres Mystères. Et d’en maîtriser certains. Il lui répugnait d’agir de la sorte envers des Gris, seulement elle n’avait guère le choix. C’était eux ou les démons qui approchaient. En elle stagnait encore l’empreinte de Ghaisus. Un furoncle capable d’affecter jusqu’à la source primale. Elle s’y plongea avec répugnance et en déversa le fiel au sein de la coupe. Bien entendu, l’immondice se rebella. Elle batailla ferme contre l’intruse. Lentement, la shaïa lui imposa une volonté de fer. Peu à peu, la coupe s’emplit d’une brume plus noire que l’encre, chargée de l’ichor d’un Enfant-dieu. Puis Elie en imprégna la trame. Méthodiquement. Une brume suintante de larmes de pus surgit entre eux et leurs poursuivants. Tibelvan se réfugia derrière les Gris, immobiles. Yvan resserra son étreinte. Les lèvres d’Elie balbutiaient d’imperceptibles borborygmes. La petite Mère s’agitait sous l’effort. Elle laissa échapper un léger gémissement qu’il fut le seul à entendre.
— Mère, cessez cette folie. Laissez-nous brandir la khanna, chuchota-t-il en l’éloignant instinctivement du tissage répugnant qui grossissait à vue d’œil.
— Ce n’est pas ton heure et j’ai besoin de ton aide. – Sous l’effort, Elie en oublia le vouvoiement exigé entre une Matriarche et ses Mystics. - Bientôt ! Là ! Prépare-toi mon bon ami… Fuyez à présent ! … Fuyez par les Dieux Inconstants aussi loin que vous le pourrez.
 Le brouillard de fiel grandit jusqu’à dérober les lueurs des assassils à leur vue. L’instant d’après, l’ondée se déversait sur les chasseurs en contre-bas. Animée d’une vie propre, répugnante et morbide. Sans un regard en arrière, les compagnons coururent droit devant eux. Elie ballotait entre les bras du Mystic. Ils couraient, jusqu’à en perdre le souffle, et s’évertuaient à éviter les roches saillantes. Une chute signifierait la mort. Du moins en étaient-ils persuadés. Comme l’écho de leurs propres angoisses, la voix affolée de leur Matriarche les accompagnait dans cette étrange équipée.
Ils n’avaient pourtant rien à craindre des Assassils. La brume les engloutit. Elle les figea sur place. La folie meurtrière contenue dans les infimes gouttelettes s’insinua en eux à chaque inspiration, se déposa sur leur peau, envahit les pores puis les chairs. Ils n’étaient plus que des éponges où s’épanouissaient les humeurs du démon. Insidieuses, elles noyaient leur humanité, les ravalaient au rang le plus bestial de la création. De Gris, ils n’avaient plus que l’apparence. Plusieurs jetèrent leur lame et se roulèrent au sol en grognant. D’autres s’agitèrent contre des peurs invisibles. Ils tranchaient l’espace avec fureur. Damnés à jamais, les guerriers du premier Clan s’entredéchirèrent avec rage. Arrachant les shagors qui n’avaient plus aucun sens pour eux, les malheureux se jetèrent à la gorge de leurs camarades, lacérant les chairs des ongles et des dents. Aucun n’échappa à la puissance maléfique du Maître d’Yrathiel.
 
Le petit groupe était déjà loin. Les fuyards traversèrent une vaste étendue plate. L’instant suivant, ils franchissaient la frontière avec l’Entre-Mondes. Sans qu’aucun d’entre eux ne s’en aperçoive. Ainsi l’avait prédit le Concile dans son implacable volonté de les anéantir. Les Assassils lancer à leurs trousses n’étaient en réalité que des rabatteurs. Les Matriarches du premier Clan ne voulaient prendre aucun risque. Sans doute Naharashi Elivashavitara les aurait-elle mis en garde. Elle seule aurait pu déceler l’imperceptible membrane qui protégeait cette réalité des couloirs des mondes. Mais le Mystic Yvan Mondolini la portait évanouie, serrée contre lui.
Le dernier Assassil hurla tout son soul. Il jetait autour de lui des regards hallucinés. Le rayonnement des globes à feux lui brûlait les pupilles. Accroupi, il se cacha la face du bras afin de se dérober à la douleur. Il n’était plus qu’un animal affolé. Il arracha la capuche, la jeta sur le corps inerte à son côté. Puis il rampa à croupeton pour s’éloigner du charnier.  Il pleurait, crachait, se frappait la poitrine. Finalement, le Gris s’enfuit droit devant lui. La terreur le taraudait. L’Entre-mondes l’accueillit à son tour. La semi-obscurité le soulagea. Le rescapé s’enfonça dans l’inconnu en gémissant. Il marcha longtemps. A présent, la faim guidait ses pas… et la soif le tenaillait. Il s’arrêtait de temps à autre pour humer les vents tourbillonnants qui balayaient l’étrange paysage minéral. Brusquement le sol se déroba sous ses pieds et l’engloutit, absorbant un hurlement de terreur. L’ilot retrouva ensuite sa quiétude solitaire.
D’abord, Tibelvan ressentit un bien-être nouveau. Les picotements et la nausée provoqués par l’Ether disparurent comme par enchantement. Ils fuirent encore un certain temps avant de s’arrêter, épuisés, sur une hauteur. Ils voyaient à peine à trois pas. Les bruits s’évanouissaient dans cette immensité effrayante. Incapables d’aller de l’avant, ils décidèrent de se reposer. Le Mystic déposa la petite Mère endormie sur le sol rocailleux avec d’infinies précautions. Il glissa sous sa tête un manteau roulé en boule. Puis ils se déployèrent autour d’elle. Chacun brandit une lame, le regard dur, fermement décidés à défendre leurs vies. Ils guettèrent avec anxiété des signes des assassils.
Jusqu'au réveil d'Elie.

Chapitre douze : Rencontres prédestinées.

Lorsque l’enfant d’Yrathiel pénétra sous la voute végétale, le cœur serein, deux jours de marche seulement le séparaient de la cité des miroirs, Galadorm la bien nommée. Torj était déjà largement entamé. La nature resplendissait de ses plus beaux atours. Plutôt dans l’après-midi, il avait quitté la Voie principale, encombrée par les voituriers et les paysans se rendant à la foire des Grands Calmes, à la recherche d’un endroit pour passer la nuit en sécurité. Le garçon aimait les vagabondages autant que la solitude. Poussé par une soudaine inspiration, il s’enfonça dans le petit bosquet de noisetiers. Il suivit un large sentier où deux sillons profondément incrustés dans le sol herbeux révélaient les traces d’un récent débardage. Le sous-bois était dense ; fougères, arbustes et ronciers s’y disputaient le moindre arpent. Il marchait d’un bon pas à l’affut d’une trouée. Sans-nom n’avait pas l’intention de s’éloigner de la route. Une sitelle coléreuse tambourina un temps ses tuit tuit sonores, ne tolérant pas d’intrus sur son domaine.
Le fils de Tyrson commençait à désespérer lorsque, devant lui, le bois s’entrouvrit sur un puits de lumière. En s’approchant, il perçut les claquements caractéristiques d’un fouet et les gémissements qui, généralement, leur font échos. Sans-nom entra dans la clairière discrètement. Le spectacle qu’il découvrit lui glaça les sangs. Parmi les souches, sur le sol nu, nettoyé de toute végétation, des espaces plats circulaires présentaient des traces anciennes de brasiers. Ils étaient bordés de larges pierres plates. Au centre de la clairière, deux silhouettes. La colère le submergea d’un coup.
Les lanières en cuir claquèrent dans l’air surchauffé avant de s’abattre sur le malheureux recroquevillé au sol. Le gorgy mesurait à peu près sa taille. A chaque coup, son museau frémissait de plaisir. Un rictus sadique dévoilait de petites dents pointues. Derrière de broussailleux sourcils, les minuscules yeux chassieux fixaient la victime avec jubilation. Il s’acharnait à frapper alors que s’élargissait une tache vermeille sur les haillons crasseux. Sans réfléchir davantage, Sans-nom s’élança vers eux. Le fouet se figea en l’air à l’irruption du garçon. L’homme-rat était vêtu avec raffinement d’un pourpoint en tissu doré et noir, sous une courte cape violine au haut col en éventail, paré d’une rangée de perles de nacre. Une robe grise dissimulait les pieds griffus et une large ceinture argentée enserrait la taille étroite. Une dague y pendait, négligemment.