Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret trois : Galadorm.
 
Chapitre 15 : Le présent de Vieux Saule (2).

Une nuée de petits papillons aux ailes jaunes tachetées de noir s’ébattaient parmi les calices vermeils. Sans-nom et Gallia, d’un cycle son ainée, la rejoignirent bruyamment. Les trois adolescents tentèrent sans grand succès de les attraper. Ce jeu les occupa un long moment, sous la surveillance muette, à trois pas, de Dame Lustre et de Vif Alban. Enfin les enfants se lassèrent. Ils dévalèrent une pente douce jusqu’à de jolies tonnelles parmi lesquelles coulait un ruisseau d’eau limpide. Sans-nom s’aspergea le visage. Ce qui déchaina l’hilarité de ses deux compagnes. Il recueillit au creux de ses mains jointes un peu d’eau. Puis, brusquement, il se redressa en faisant mine de les arroser. Dame Lustre fronça un sourcil, désapprouvant l’initiative. Lilia tenta d’échapper à l’audacieux mais la lourde et encombrante robe pâle la trahit. Riant aux éclats, elle chuta sur l’herbe rase. Impitoyable, Sans-nom se tint au-dessus d’elle. Un sourire malicieux faisait briller d’un millier d’étoiles ses yeux clairs. Prévenant l’incident, Vif toussota bruyamment dans son dos. Lentement, l’enfant desserra les mains. Il laissa le liquide s’échapper à ses pieds et s’écroula près de la jeune fille. 
— Je le savais bien, ironisa cette dernière, en le pointant du doigt.
— Et que saviez-vous donc, Damoiselle ?
— Qu’un maitre-dragon ne peut infliger pareil outrage à une gente dame !
Ils se relevèrent en riant. Dame Lustre se précipita pour effacer le désordre des pans soyeux en grondant à voix basse son incorrigible maîtresse. Mais les épreuves traversées avaient tissé de nouveaux liens relationnels entre elles. A présent, la vieille femme se montrait d’une étonnante compréhension quant aux extravagances de la jeune fille, comme beaucoup au palais.
— Oh, Mère Nashie !
Lilia échappa aux attentions de la gouvernante pour s’élancer à la rencontre d’un petit groupe de quatre personnes qui montaient de la cité. Sans-nom regarda la Damoiselle se jeter dans les bras de la matriarche de Galadorm. En secret, il l’enviait presque. Elie lui manquait terriblement. La jeune baronne saisit la main de la petite Mère des Clans et l’entraina dans sa direction. Derrière elles venaient deux hommes gris, des géants aux longues chevelures blanches lacées sous la nuque. Un humain les accompagnait que Sans-nom ne connaissait pas, vêtu comme un marchand, avec sobriété.
— Mère, j’ai hâte que vous le connaissiez ! Vous allez tout de suite l’aimer. – Sans-nom sentit ses joues s’empourprer. – Maitre-dragon, voici notre fidèle amie, Malahirava Nashiréa. Elle compte beaucoup pour moi, surtout depuis que Père et Paul m’ont quittée.
— Ma chère enfant !
La mère l’enlaça en observant à la dérobée le garçon. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit si chétif et tellement jeune. Son regard avait la douceur de l’innocence. Il se dégageait de sa personne une bonhommie franche, sans ombre ni duplicité.
— Faso niog a diyh jo sigha haslisgha, Eliathan !
— Béni soit le jour de notre rencontre, Eliathan.
— Paha, da nyon xigha asbesg !
— Mère, je suis votre enfant.
Et Sans-nom s’inclina avec l’humilité convenue devant la matriarche ravie. Elle posa sa dextre sur son front avant de poursuivre. Derrière elle, les Hommes Gris parlaient à voix basse en le dévisageant ouvertement.
— Notre sœur Naharashi Elivashavitara nous a préparée à cet instant. Seulement elle a oublié de spécifier que le Porteur d’espoirs serait si jeune, presqu’encore un enfant.
— Vous connaissez Elie, s’exclama le garçon, transporté de joie, oubliant à l’évocation de sa tutrice toutes les convenances. Comment se porte-t-elle ?
La shaïa du Clan des eaux dormantes ne répondit pas immédiatement. Elle l’observait avec attention, intriguée. Cette rencontre signifiait-elle que les temps du changement était venue ? Elle hésitait encore à l’admettre, après tant d’espérances avortées. Pourtant, déjà, les remous qui bouleversaient le peuple gris confirmaient l’émergence d’un nouveau Prédestiné. En découvrant Sans-nom, Malahirava Nashiréa peinait à croire qu’il puisse être ce dernier. La tâche qui l’attendait était tellement gigantesque. Elle se ressaisit rapidement pour cacher sa déception. Qui était-elle finalement pour décider de la nature des êtres ?
— Je n’ai rencontré qu’une seule fois la shaïa Elivashavitara. Hélas, ces derniers temps, je ne reçois guère de nouvelles en provenance de la Terre des Gris.
— Tant pis, concéda Sans-nom, manifestement déçu. J’aimerais tant qu’elle guérisse rapidement. Je hais Ghaisus pour ce qu’il lui a fait subir.
La Mère hocha discrètement du chef mais ne jugea pas utile de commenter cette confidence, surgie du tréfond du cœur. Quand elle s’adressa à la jeune Damoiselle, le ton ferme n’admettait aucune concession.
— Je suis venue m’entretenir seule à seule avec ce jeune homme, Damoiselle Lilia. Permettez-nous de nous isoler quelques instants ?

La jeune fille salua la Mère des Clans d’une brève génuflexion. En jetant un regard qui en disait long à son compagnon de jeux, elle entraîna son petit monde vers le palais. Sans-nom ne fut pas dupe devant cette prompte soumission, il savait déjà qu’il devrait rendre des comptes à sa nouvelle amie dès son retour.
Malahirava Nashiréa l’entraina à l’ombre d’une tonnelle, recouverte d’un treillis de glycines au feuillage dense. Les nombreuses grappes de fleurs blanches embaumaient l’étroit abri de bois sculpté, aménagé de bancs et d’une table ronde. La petite Mère s’assit en disposant les plis de sa vêture légère et brune, décorée d’une foison de rubans multicolores. Elle portait un chignon haut, des mèches stylisées cernaient son visage étroit, fardé d’un léger voile rose sur les joues.
Le commandeur de Galagorm, Allélian Moldis, et le vart Ollivers Galliadis du Clan des eaux dormantes se placèrent devant l’étroite ouverture, leur tournant le dos. Le marchand attendait à quelques pas de là, en compagnie du long Vif Alban.
— Approche-toi, mon petit. Ah ! quel honneur et quel plaisir de te rencontrer enfin. J’ai tant de fois souhaité cet instant. M’entretenir avec celui qui effacera l’opprobre générale dont les miens sont les innocentes victimes. Et te voilà, surgissant de nulle part, alors que ma chère cité saignait de mille maux.
Elle lui tapota la paume affectueusement. Intimidé, Sans-nom se sentit immédiatement séduit par la petite femme maigre. Une affection réciproque.
— Ainsi, te voilà affublé d’un nouveau titre, fils d’Yr’At’Thiel ! Maitre-dragon, quelle ironie ! Si je peux te prodiguer un conseil, ne cherche pas à les détromper. Il est souhaitable que les humains croient au retour des anciennes alliances. A présent, l’espoir renaît parmi eux et cela par la volonté d’Eliathan comme il le fut si souvent prédit. J’en suis sincèrement heureuse car cette cité a suffisamment souffert sous le joug des Ecarlates.
— Mais, c’est Moesmihr qui est venu à leur secours. Comment pouvez-vous songer un instant qu’il en fut autrement ?
— Oh, oh ! non, non, pas de ça avec moi. Le dragon était juste un Tissage onirique d’une extrême habileté, certes, mais qui a failli détruire son imprudent créateur. J’ai, moi aussi, une certaine aptitude à lire l’Onirie. Tu peux confondre aisément ces lourdauds, là dehors, mais pas une Shaïa des Clans gris.
— Comment avez-vous deviné ?
La petite Mère éclata d’un rire frais et cristallin. Elle frappa joyeusement sur ses cuisses. Sans-nom se renfrogna. Il était déconcerté, déstabilisé par la tournure que prenait l’entretien … et un peu déçu. Il avait pourtant procédé avec art, du moins l’estimait-il. Nashiréa se pencha en avant et lui pinça la joue comme on le fait à un jeune garçonnet pris en flagrant délit de mensonge. Sans-nom se sentit plus penaud encore. Après Bonne-amie, voilà qu’il se trouvait démasquer à nouveau.
— La Flamme, Eliathan, la Flamme de Vie ! Elle environne les Vivants. Chacun de nous. Et elle n’appartient qu’aux Créateurs ! Vous autres, façonneurs, même si votre ouvrage est des plus sophistiqués, il ne sera jamais habité par cette aura unique qui nous vient tout droit de la Source. Mais ne sois pas triste, voyons ! Nombreux sont les façonneurs qui s’y sont essayé. Tous ont échoué. Nul ne peut imiter la Création dans sa perfection.
Elle l’attira à elle et le serra affectueusement. Sa main fine et soignée caressa les cheveux coupés courts, au-dessus de la nuque, comme l’exigeaient les usages du palais. Cette nouvelle coupe soulignait la jeunesse et la douceur des traits réguliers, assez communs, du Tisseur. La Shaïa déposa un baiser sur son front puis elle s’exclama sur le ton de la confidence : « Si cela t’intéresse, je t’apprendrai à la percevoir. Je peux même t’enseigner comment lire à travers elle d’intimes secrets. Il serait souhaitable que le Porteur d’espoirs possède ce talent à l’avenir. Pour en faire bon usage. »
— Oh, j’aimerais beaucoup, quand commençons-nous ? s’exclama l’enfant, conquis par cette perspective.
— Nous verrons. Pour cela, tu me rendras visite chaque jour au dispensaire. Mes obligations m’y retiennent et je ne peux m’y soustraire, il y a tant de malheureux à soulager par ces jours de malheur.
— Volontiers, je viendrais.
— Alors voilà qui est conclu. Et puis nous en profiterons pour poursuivre ton éducation dans l’Art de l’Onirie. Tu ne peux te permettre de perdre connaissance à la moindre occasion. Ce serait te livrer pieds et poings liés à nos ennemis. Un entraînement spécifique suffirait à remédier à cette faiblesse. La dissociation ne devrait pas être insurmontable aux vues de ton dernier exploit, Maitre-dragon !
Après quelques minutes de silence, elle reprit sur un ton différent, pétillant de gaieté : « Assieds-toi près de moi. En ce qui concerne ton apprentissage, cela peut attendre. Tout d’abord, j’ai quelqu’un à te présenter. »
Elle haussa la voix pour appeler le marchand qui attendait au-dehors en compagnie du maître de maison, Vif Alban. L’homme entra en se penchant avec déférence. Il avançait à petits pas, le regard baissé. Il frisait les cinquante cycles, plutôt petit et d’un embonpoint avantageux. Comme ses concitoyens, il portait une barbe foisonnante, poivre sel, et un petit chapeau étroit, rond, enfoncé jusqu’aux oreilles.
— Venez, approchez mon brave. Le Maître-dragon accepte de vous écouter.
Sans-nom jeta un regard étonné à la Shaïa. Il se sentit soudain mal à l’aise. La posture implorante du visiteur le gênait affreusement.
— C’est mon Gildéon, vot’ Seigneurie. Un brave gars, pas du tout comme il a été dit de lui. Sa pauv’ mère l’est toute chamboulée depuis que la garde nous l’a enlevé. F’rait pas de mal à une mouche alors s’acoquiner d’avec les rouges. Jamais d’la vie, rien qu’des mensonges, pour vrai. Vous pouvez avoir confiance, j’suis son père !
Il se jeta à genoux, tordant ses mains et fixant le sol. Malahirava Nashiréa ne fit rien pour l’en empêcher. Elle fixait l’enfant avec attention et guettait ses réactions. L’embarras empourprait les joues et le front de Sans-nom qui lui adressa un regard affolé. Le quémandeur poursuivait sa litanie désespérée, le regard toujours baissé. Finalement, la Matriarche mit fin au calvaire du Tisseur en interrompant le marchand au beau milieu d’une phrase. Ce dernier resta humblement courbé, tout tremblant.
— Gildéas est tonnelier. Sa femme m’aide régulièrement au dispensaire. Ils ont toute mon estime. Hier, les soldats ont emprisonné leur fils unique, Gildéon, qui va sur ses dix-sept cycles, expliqua posément Nashiréa. Le malheureux est aussitôt venu me demander mon appui afin de dénoncer les accusations portées contre son enfant. Hélas ! c'est monnaie courante à Galadorm depuis le départ des Ecarlates. Certains profitent des troubles pour régler quelques petits différents mesquins de voisinage.
— Que puis-je faire, Mère, là où vous hésitez à agir ?
— Maître-dragon, sauvez mon Gildéon des cachots. Il n’y survivra pas !
La Shaïa Malahirava Nashiréa posa une main ferme sur le genou du garçon.
— L’Eliathan est porteur d’espoirs. Il renverse des montagnes et inverse la course des astres. Sa volonté prévaut, où qu’il soit. A Galadorm, en particulier, après avoir invoqué la venue du Seigneur des airs, Moesmihr l’Impitoyable.
Sans-nom comprit l’allusion. Il adressa un timide sourire au tonnelier : « Je vous ramènerai votre fils, Maitre Gildéas. »
Le marchand se redressa. Il bafouilla mille remerciements en extirpant précipitamment de sous sa blouse longue, côtelée de fourrure, une bourse de cuir, craquelée et usée. Il en tira un objet rond au bout d’une chaîne de métal vert de gris. Pour la première fois, Gildéas regarda le garçon en face. Son visage rougeaud inspirait l’honnêteté.
— Cet objet est dans not’ famille depuis mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Du temps où Moesmihr vivait encore parmi nous. Il fut récupéré par l’un de mes parents lors de la dernière grande bataille, près des Thielvériles. Pas voler, vot’seigneurie, mais garder, faut m’croire, pour qu’il soit rendu à qui de droit.
En tremblant, le marchand tendit un médaillon de métal gris, dont la tranche était couverte de fins caractères glaïcques, ronds et épurés. Un dragon passant en occupait le centre, environné de flammes stylisées. L’ouvrage était délicat et patiné par le temps. Sans-nom ouvrait de grands yeux ébahis. Il n’osait s’en saisir malgré l’insistance du tonnelier.
— Vous saviez ? bredouilla-t-il en surprenant la mine réjouie de la mère des Clans.
— Qu’un des fameux écussons appartenant jadis aux Maître-dragons était en la possession de ce brave homme. Je te le concède. J’aurais sans mal obtenu la grâce de son fils. Mais il est souhaitable que certains actes s’accomplissent différemment. Cet emblème t’appartient à présent, fais-en bon usage.
— Mais je ne peux pas accepter. – Sans-nom protestait assez mollement, il s’en rendit compte bien malgré lui. Gildéas s’était vivement reculé. – Ce bijou est d’une trop grande valeur …
— Il doit être porté par un Maître-dragon, sûr de sûr. Ma famille n’en a été que l’humble dépositaire. Pour me ramener mon Gildéon, vot’Seigneurie !
Sans-nom ne l’écoutait déjà plus. Il passa la longue chaine autour de sa tête, laissant le médaillon reposer sur sa poitrine. Il l’admirait, émerveillé. Lorsqu’il releva la tête, il constata que les Gris le contemplaient du seuil de la tonnelle. Dans le regard du Mystic, il lut de l’étonnement, teinté d’un profond respect.
A peine s’était-il avancé dans la vaste cour pavée qui menait aux monumentales marches du palais, dans l’aile droite où se situait sa chambre, que Lilia et Gallia accoururent vers lui dans une envolée de voiles pastel. Gallia d’Aliosh était une lointaine cousine, arrivée trois jours plutôt avec ses parents, le baron Osvald et Dame Lavertia, accompagnés d’un petit groupe de seigneurs des collines du Venant. Depuis les Damoiselles ne se quittaient plus. Le garçon ne se fit pas prier pour leur raconter son entrevue avec la shaïa Malahirava Nashiréa. Il les laissa admirer, en bondant le torse, le magnifique écusson, gage de son nouveau statut. Aussitôt le trio décida de partir à la recherche du capitaine Liard de la Garde Galaraise pour obtenir la libération du fils Gildéon. Ce dernier les écouta longuement sans poser une seule question, imperturbable. A tel point que leur enthousiasme se refroidit peu à peu. Lorsqu’ils terminèrent, à bout d’arguments, l’officier se tourna vers le jeune garçon. Plongeant un regard d’aigle dans les puits d’étoiles du jeune façonneur, il posa une seule question : « Tel est votre désir, Maître-dragon ? »
— En effet, capitaine Liard, je vous le demande à vous comme un service…
— Ce n’est pas nécessaire. Ce Gildéon sera libre sur l’heure, par ma foi.
Et il les quitta sur ses mots, laissant les jeunes gens stupéfaits. Les Damoiselles battirent des mains en trépignant sur place. Les regards admiratifs qu’elles lui jetèrent emplirent de fierté le fils de Tyrson.

Les trente et un jours que Sans-nom passa à Galadorm furent extrêmement chargés. Tous les matins, le Tisseur se rendait au dispensaire dans la ville basse, à l’ombre des fortifications, prêter main forte à la Mère des clans pour soulager les maux des plus humbles. Puis il passait le reste de la journée à explorer - parfois seul parfois en compagnie des deux jouvencelles - les domaines qui bordaient le palais. Des magnifiques potagers protégés par des barrières et des haies, répartis en carrés et rectangles, de légumes et de plantes aromatiques, aux vergers où s’épanouissaient fruits et fleurs. Ils aimaient particulièrement se retrouver dans les jardins courtois agrémentés de tonnelles et de banquettes gazonnées, de parterres de fleurs et de labyrinthes charmants, peuplés de statues de marbres et des idoles de bois peintes qui symbolisaient le petit peuple de la Sylve. Le soir venu, le palais bruissait d’une vie feutrée, loin des fastes d’antan, ce que le garçon appréciait particulièrement. Il adorait écouter les musiciens inonder les arcades de la salle aux banquets des accords aériens des luths et des harpes.
Quand le temps commença à se gâter, que les ondées se firent plus insistantes, les enfants se lancèrent dans d’autres explorations. Celles du dédale de l’immense bâtisse des barons de Galadorm.
 
Ce furent des instants de joie et d’insouciance, comme si le Destin, magnanime, me permettait enfin un repos bien mérité. De cette époque naquirent de puissantes et solides amitiés. Mais le drame nous guettait, j’aurai dû le pressentir. Mon cœur saigne aujourd’hui encore au souvenir de la malheureuse Damoiselle Gallia. A quoi bon se prétendre l’Eliathan si je ne peux sauver mes amis le moment venu !
 
— Non, Sans-nom, tu maintiens fermement la plaie ouverte. Et je t’ai demandé un peu plus de lumière. Ce n’est pourtant pas si difficile à obtenir.
Le garçon ne répondit pas à la réprimande ; il s’y était habitué. La Shaïa avait un cœur d’or mais ses sollicitations se faisaient de jour en jour plus exigeantes. Serrant les mâchoires, il s’astreignit à écarter les bords sanguinolents de la blessure en activant les quatre globes à feu. La pièce était à peine plus grande que le couloir menant à sa chambre au palais. On y respirait difficilement un air vicié qui sentait la tourbe et la sueur. L’homme, un fermier, avait reçu un mauvais coup au côté droit dans une bagarre de rue. Le métal avait déchiré les chairs en profondeur. Malahirava Nashiréa tentait en vain de nettoyer la plaie à l’aide d’une concoction jaunâtre à base de plantes médicinales. A deux reprises, l’homme vacilla. Le garçon s’interposa pour l’empêcher de s’effondrer. L’un des globes à feu roula au sol. La Mère, le visage fermé, était assise sur un trépied branlant, bras nus, mains rougies. Elle jeta un regard ironique à son malheureux apprenti qui maintenait l’homme debout. Elle récupéra la petite bulle magique et l’envoya tournoyer au-dessus de leurs têtes.
— Je t’ai pourtant prévenu, Bas, que ton sale caractère finirait tôt ou tard par t’attirer ce genre d’ennuis.
L’homme gémit et grogna. Sa peau luisait de sueur. De violents spasmes agitaient son visage pâle. La douleur insoutenable. Sans-nom se crispa sur les longues pinces qui lui permettaient de maintenir la plaie entrouverte.
— Voilà ! je ne peux guère faire mieux. Maitre-dragon, donne-moi l’emplâtre et éclaire-moi davantage.
Ses mains maintenaient les pinces tandis que son esprit liait les fils nécessaires aux différentes tâches exigées par la Mère des Clans. La dissociation. L’aptitude d’accomplir plusieurs travaux simultanément, par l’esprit et le corps. Des lourds pansements traversèrent la pièce jusqu’à eux et les globes à feu déversèrent des flots de lumière. C’était ainsi depuis le premier jour. Selon la Shaïa, Sans-nom devait apprendre à tisser et à agir de concert. Son corps et son esprit devenir indépendants, remplir différents offices sans que cela ne nuise à l’un comme à l’autre. Au début, le façonneur connut quelques échecs. A sa grande consternation. Puis, plus les jours passaient, plus la maîtrise de son Art s’affirma. Il s’économisait davantage. A présent, le fils de Tyrson façonnait l’Onirie sans que l’entourage ne s’en aperçoive, conversant ou travaillant comme si de rien n’était. C’était simplement enthousiasmant. Jamais il n’aurait envisagé accomplir de tels progrès en si peu de temps. Pourtant, à l’image de ses anciens maîtres de la forêt de Brye, Malahirava Nashiréa n’était jamais satisfaite. Elle lui demandait toujours plus, guidée par un sentiment d’urgence qu’il comprenait mal. Son existence à Galadorm était douce. Le danger un lointain souvenir. Une terrible illusion lourde de conséquences !
— Bas, ne t’avise pas de revenir avant les premières neiges. Tu diras à ta femme de laver la plaie d’ici trois jours et de te bander ainsi jusqu’au premier de Kolma. Emporte ce qu’il faut, Jonas t’aidera pour le reste.
Le fermier s’inclina mais grimaça aussitôt en portant une main à son flanc qui le tiraillait.
— Eh, oui, gros idiot, tu ne pourras pas oublier cette blessure de sitôt. Les ruelles de la basse ville ne sont pas faites pour toi. Allez ouste, dépêche-toi avant qu’ils ne ferment les portes.
L’homme sortit, les épaules basses. Sans-nom songea soudain qu’il n’avait pas entendu une seule fois le son de sa voix. La Mère se lavait les mains et les avant-bras dans un seau posé sur le sol couvert de paille. Elle s’épongea le front avec le bras et souffla.
— Une méchante blessure, crois-moi sur parole. Mais il s’en remettra, ça restera peut-être un peu douloureux de ce côté et ce n’est pas un mal. Au moins, il y repensera chaque fois qu’il viendra en ville. Quand tu auras nettoyé ce gâchis, rejoints moi dehors, veux-tu.
 
Sans-nom retrouva la matriarche dans le jardin des simples qui jouxtait la masure. Elle était accroupie devant un carré de mélisses aux petites feuilles ovales, gaufrées et dentelées, parmi lesquelles surgissaient les épis bleutés d’hysopes. Une brise légère les agitait tandis que les mains expertes en prélevaient des tiges feuillées, dépourvues de floraison. Le garçon attendit sagement en contemplant les fascines qui bordaient chaque parcelle.
— Ah, te voilà, s’exclama finalement Malahirava Nashiréa en se redressant.
Elle noua les quatre coins du tissu où reposait sa récolte et s’approcha de lui en souriant. Sans-nom aimait la Mère des Clans pour l’affection qu’elle portait à toute forme vivante, aux hommes comme aux animaux ou aux plantes. Elle aimait à lui répéter qu’il fallait apprécier la Vie. Que celle-ci, alors, vous le rendait au centuple. Même si le garçon ne partageait pas entièrement cet avis, il se gardait bien de lui causer la moindre contrariété.
— Maître-dragon, je suis fière de toi ! Tu es un élève doué et j’ai bien peu à t’apprendre dorénavant.
Sans-nom rougit sous l’éloge. Il se balança d’un pied sur l’autre.
— Continue à t’entraîner de la sorte. J’ai reçu des nouvelles d’Olt dans la soirée d’hier.
— Elie ?
Elle lui attrapa le bras et l’entraîna le long des hauts remparts intérieurs, dans l’ombre propice aux confessions et à la douleur.
— Hélas, il ne s’agit pas d’elle. Mais de toi. Notre Sœur Naharashi Elivashavitara a proprement disparu de ce monde … ce qui, après le désastreux épisode de la cité marine d’Yr’At’Thiel, n’a fait qu’amplifier le malaise qui agite les Clans.
Elle reprit après un court silence.
— Pourtant c’est purement impossible. S’il lui est arrivé malheur, nous le saurions, grâce au Lien qui nous lie les unes aux autres. La mort, elle-même, ne nous y soustrait pas ! Mais là, rien, l’absence, comme volatilisée !
— Je dois rejoindre Hyenl et attendre là-bas des nouvelles. Je ne comprends pas ce qui a pu survenir. Ils prévoyaient de se réfugier chez le baron d’Orvilard dès qu’Elie aurait repris des forces.
Je préfère que tu restes parmi nous. Il n’y a que les Gris capables de s’opposer au Négus avec succès. Je suis désolée mais, hors de nos murs, tu cours un terrible danger.
Elle s’arrêta, détournant le regard. Anéanti, Sans-nom restait muet. Malahirava Nashiréa reprit d’une voix sourde, à peine audible.
— J’ai bien ma petite idée à propos de la disparition de ma sœur Elivashavitara, mais non, je divague… Bah, Elie s’en sortira, où qu’elle se trouve aujourd’hui. Lorsque je l’ai rencontrée, elle m’a fait l’impression d’une personne capable d’affronter l’adversité. Aie confiance. – Après un court silence, elle reprit. – Il y a plus inquiétant : Olt te réclame. Les Quatre enverront bientôt un émissaire te chercher. Et je doute que ce soit pour ton bien, mon enfant. Les Clans ont reçu en charge les anciennes Citadelles. Le royaume gris s’éveille aujourd’hui ainsi que l’a prédit le Pourfendeur. Seulement cette renaissance s’effectue dans la haine et l’intolérance. Sept cents cycles de pénitence ne leur auront rien appris. Depuis peu, le premier Clan s’est proclamé protecteur d’Olt et la Cité Sainte est passée sous sa domination. Nos Hommes Gris ont perdu l’entendement et mes sœurs sont impuissantes à endiguer cette folie. Je crains pour ce qui risque d’advenir …
Sans-nom tendit son bras droit, paume vers les cieux. Des petites flammèches crépitèrent au creux de sa main. Elles dessinèrent des glyphes antiques.
— Les Quatre ne peuvent vouloir me meurtrir. Il y a sûrement méprise. Je ne les crains pas. Les Matriarches me protégeront, n’est-ce pas ?
La Mère replia un à un les doigts avec lenteur puis serra le poing dans ses deux mains. Ensuite elle l’attira à elle. Sans-nom déposa sa tête au creux de son épaule. Soudain des banderilles roses et blanches les enlacèrent. L’écho des tambours à timbres résonna pour eux seuls et tira un sourire attendri à la Shaïa.
— Les choses ont bien changé cette dernière saison. J’avoue, mon enfant, ne pas partager ta confiance béate. Mon peuple ressemble plus qu’il ne le croit aux humains qu’ils méprisent tant. La rumeur prétend que l’une d’entre nous mène les Quasteurs par le bout du nez. Si cela se révèle vraie, la méfiance doit alors guider nos actions. Cette Eliléa Glashahadi du premier Clan peut nous causer bien des torts à l’avenir.
— Pourquoi ?
— Hum, comment te l’expliquer ? Sa soif de pouvoir est considérable. Je ne l’ai jamais appréciée pour être franche. Trop de fanatisme, trop de suffisance. Depuis des lustres, elle prône en coulisse pour le retour à des traditions surannées qui ont, jadis, contribué à la déchéance des Protecteurs.
Le Maître-dragon la supplia de se confier davantage. D’ordinaire, c’était là un sujet délicat, soigneusement éludé par ses amis gris. Nashie passa son bras autour de sa taille. Elle l’entraina sur le chemin de retour. Finalement elle se laissa convaincre. Au grand étonnement du jeune apprenti, la Mère souleva quelques voiles du passé.
— Jadis, les Quasteurs reconnaissaient l’autorité d’un Roi au pouvoir absolu. Oh, c’était bien avant la création des quatre-vingt-un clans par le Pourfendeur. De leur côté, les matriarches désignaient alors dans leur rang une Sagesse pour veiller au bon usage des Talents, des Savoirs et des Pouvoirs. Un âge sombre pétri de complots et d’amères trahisons qui suivit le départ des Dieux Inconstants et précéda l’émergence des Autres. Le Peuple Gris obéissait aveuglément aux régisseurs divins, toujours prêt à commettre les pires forfaitures pour plaire à ces précieux, peu enclins à la clémence et à la commisération. Un temps misérable que certains d’entre nous songeraient à rétablir, comme le remède à tous nos maux.
— Désigner un Roi et une Sagesse ? à nouveau ?
— Avec l’installation des Quatre, un grand pas est accompli en ce sens. Dissoudre les Clans pourrait bien en être l’étape suivante, que les Inconstants nous en protège. Un seul emblème subsisterait alors et devine lequel ?
Comme le garçon restait sans voix, elle poursuivit amère.
— Celui du premier Clan, assurément. Gilgerad s’infligea le Haut Mal afin que cette hérésie ne survienne pas au lendemain de Marsangs. C’est précisément en son nom que la Shaïa Eliléa Glashahadi conspire à la renaissance du Royaume. Quelle ironie, n’est-ce pas ?
Ils partagèrent ainsi des confidences que d’aucuns auraient traité de trahison. Ils se promenèrent un long moment, des échos de drames pleins la tête.
 Le lendemain, Sans-nom ne se rendit pas au dispensaire comme il en avait l’habitude chaque matin. La Mère des Clans s’était absentée pour plusieurs jours hors des murs de la cité. Le garçon avait mal dormi. De terribles cauchemars l’assaillaient à peine les yeux fermés. Il eut beau réclamer la compagnie de Bonne Amie à travers l’Onirie, la Voix ne daigna pas lui répondre. A l’aube, en contournant la colline par le nord, il gagna les bois sombres qui en couvraient les flancs chaotiques. De ces lieux sauvages, on apercevait les fondations du premier château, bâti plusieurs millécycles auparavant. Les barons successifs préservèrent la virginité de ces étendues boisées pour s’y délecter des plaisirs de la chasse. Sans-nom, lui, espérait y trouver la paix. C’était sans compter avec les deux Damoiselles. Elles lui emboitèrent le pas de loin, elles-mêmes surveillées à distance par Vif Alban et Dame Lustre.
L’esprit vagabond, le garçon emprunta un sentier de chèvre qui le mena jusqu’à une petite clairière en pente raide, au centre de laquelle bruissait une source. Elle jaillissait d’une déchirure du sol et s’écoulait en une cascade d’eau vive parmi les herbes hautes sur un lit de galets et de graviers clairs. Des raies de lumière nimbaient les lieux d’une aura féérique. Il s’assit près de l’onde, caressant d’une main folâtre les hautes graminées. Boutons d’or, silènes, bardanes et prêles tapissaient les abords ombragés par petites touches de couleur.
Brusquement deux pierres trouèrent la surface de l’eau et l’éclaboussèrent. Il se redressa d’un bond, le cœur battant la chamade, mais les rires moqueurs qui fusaient du sous-bois chassèrent très vite ses inquiétudes. Les Damoiselles Lilia et Gallia s’avancèrent en s’époumonant de plus belle, le regard moqueur. Gallia était aussi blonde que sa cousine était brune. Ses cheveux reposaient libres sur ses épaules. Elle était la plus grande des trois, longiligne et, malgré ses seize cycles, étonnamment androgyne, la poitrine plate, le visage masculin, anguleux. Comme sa compagne, elle revêtait un costume de chasse brun, une courte culotte lacée sur les chevilles, des bottes retroussées en peau de daim et un pourpoint commun par-dessus une tunique de fine texture pastel, garnie de dentelles à l’encolure.
La colère s’évanouit chez Sans-nom, comme à chaque fois que les jeunes filles s’amusaient à ses dépens.
— Ainsi, Maître-dragon, vous fuyez notre compagnie, lui reprocha d’emblée Lilia avec une petite moue charmeuse. Que faites-vous de nos accords ? Vous aurais-je déplu ?
Penaud, le garçon dodelina de la tête. Puis il se rassit, leur tournant résolument le dos.
— Je veux être seul…
— Mais pas nous, s’exclama la grande Gallia en s’asseyant à sa gauche, épaule contre épaule.
Son amie se plaça à droite de Sans-nom qui gardait le regard rivé sur la surface de l’onde redevenue limpide, sans desserrer les dents.
— De plus, Messire a des petits secrets qu’il ne daigne point partager, le drôle. Ce n’est pas gentil de nous faire des cachotteries.
Lilia lui brandit sous le nez le pipeau à six trous, confié par Vieux Saule, une éternité auparavant. Le garçon s’en saisit brutalement. Il s’éloigna de quelques pas, de nouveau furieux.
— Vous n’aviez pas le droit de fouiller dans mes affaires, leur reprocha-t-il vivement.
Les Damoiselles éclatèrent de rire à la vue de son emportement.
— De toute manière, ajouta Gallia, aucun son n’en sort. Je ne vois pas pourquoi tu en fais toute une montagne.
— Pourquoi l’apprécies-tu autant ? surenchérit la seconde, une attente vibrante dans la voix.
Sans-nom les fixa un long moment d’un œil noir puis il porta la flute à ses lèvres, d’un geste solennel. Un air de défi parut sur son visage. Sous la virtuosité de ses doigts, la fugue familière s’éleva entre les arbres. Sa rancune s’évanouit aussitôt. L’Eliathan se réjouit de voir la stupéfaction se peindre sur le visage des péronnelles. Elles le contemplaient, bouche bée, émerveillées.
— Oh, c’est magnifique, Maître-dragon, s’exclama la plus jeune en frappant dans ses mains. Une autre, une autre…
— Hélas, reconnut le garçon embarrassé, je n’ai jamais réussi à en tirer autre chose. Et tu prétends ne pas avoir réussi à en jouer, Gallia.
— J’ai essayé mais aucune note n’en est jamais sortie. Et cette musique, elle était si… envoutante, si joyeuse. Oh Maître-dragon, rejoue-nous cette ritournelle.
Sans-nom s’exécuta avec joie. Sa peine évanouie dès les premières mesures, il était à présent serein et léger, comme un pinson sur sa branche.
 
Ce qu’il advint alors dans la clairière, au pied du palais de Galadorm, appartient aujourd’hui à ma Légende. Le Haut Récit l’a profondément transformé comme la majorité des actes qui furent rapportés à mon sujet. On ne construit pas un Destin sur la réalité mais à partir d’elle, l’imagination et la fantaisie du conteur font le reste.
 
Les filles le fixaient, apeurées. Du moins réalisa-t-il soudain qu’elles contemplaient quelque chose derrière lui. Il pivota lentement sur lui-même en poursuivant le fil mélodique. La dernière note mourut brutalement. A l’orée des bois, des roches de tailles et de formes diverses roulaient dans leur direction. Lorsqu’il cessa de jouer, elles s’immobilisèrent sur place. A peine reprit-il la mélodie qu’elles s’agitèrent, suivies par une multitude d’autres. Un rocher énorme et moussu surgit à son tour, écrasant sur son passage arbrisseaux et buissons.
— Arrête !
La voix suraigüe de Lilia suspendit la course de ses doigts. Elle s’approcha vivement et lui arracha la petite flûte. Un silence douloureux s’installa dans la clairière à présent transformée en champ de pierrailles.
— Arrête cela. Il… il ne faut pas… Ce n’est pas … normal.

Quatre jours plus tard, le trio se retrouva aligné devant une Shaïa intriguée par leur excitation et les frayeurs qu’elles devinaient chez les jeunes Damoiselles. Ils n’en reparlèrent pas entre eux. L’attente du retour de Nashiréa soumit leur patience à rude épreuve. Elle était la seule à pouvoir partager leur effrayante découverte. Heureux hasard, Vif Alban et Dame Lustre n’assistèrent pas à la scène au bord de la cascade, retardés en chemin par la végétation luxuriante. Nashiréa les écouta à tour de rôle rapporter les faits. Sans-nom prit la parole en dernier et expliqua simplement comment l’artefact s’était retrouvé en sa possession.
— Voilà qui demande réflexion. N’avez-vous rien oublier, ni transformer ?
— Oh non, Mère. Nous ne vous avons rien caché. N’est-ce pas incroyable ?
— Etonnant, ma chère enfant, seulement étonnant. Voyons un peu le responsable de cette soudaine effervescence minérale. Et ne fais pas cette tête-là, mon garçon. Tes amies ont eu raison de t’encourager à m’instruire de cette mésaventure. J’espère que tu ne me caches pas d’autres surprises insolites.
Bienveillante, la Shaïa Malahirava Nashiréa saisit le pipeau en métal que lui tendait un Sans-nom plutôt renfrogné. Il avait dû se résoudre à venir jusqu’à la Commanderie car les Damoiselles s’étaient montrées catégoriques. Soit il les accompagnait, soit elles s’y rendraient sans lui. Aucun argument ne put les faire fléchir. Même s’il ne le reconnaissait pas, – Il était hors de question de leur donner raison si facilement. – le garçon n’était pas mécontent de partager son secret. La découverte de l’étrange pouvoir qu’exerçait le pipeau sur le monde minéral l’effrayait un peu. Il attendit en silence, fronçant les sourcils et ne quittant pas des yeux la Mère des Clans. A ses côtés, les deux jeunes filles étaient comme suspendues aux lèvres de la femme-enfant.
Nashie tournait et retournait l’artefact entre ses doigts soignés. Elle paraissait avoir oublié jusqu’à leurs présences. Ils se trouvaient dans une officine, à l’étage de la Commanderie. Les murs disparaissaient derrière des étagères où reposaient bocaux, remèdes et manuscrits, et toutes sortes d’objets insolites. Aucune ouverture ne donnait sur l’extérieur, exceptée une petite porte basse, aux ferrures impressionnantes.
- Et vous affirmez que les cailloux ont répondu à son appel. Je n’ai, par ma foi, jamais entendu conter pareille fantaisie. Nous allons voir ce qu’il en est. Mon garçon, veux-tu bien jouer pour moi. Attends, juste une seconde.
Elle gagna un des murs et se saisit d’un coffret peint d’arabesques et d’astres solaires puis revint jusqu’à la table ronde, au centre de la pièce. Elle en sortit un lourd cristal de roche dont les facettes s’enflammèrent immédiatement sous la chaude lumière du globe à feu. Elle le plaça sur le sol, au seuil de la salle, puis elle revint jusqu’à eux et l’invita à jouer. La fugue jaillit, rebondit sur les murs, étourdit les âmes et allégea les cœurs. Et la pierre roula jusqu’à leurs pieds.  
— Voilà qui est convaincant. – Elle ramassa le cristal, le rangea et reporta le coffret sur son étagère puis, devant les enfants impatients, Nashie prit place dans un robuste fauteuil rembourré de coussins.
— C’est un présent d’une rare valeur que t’a confié là le sylvestre Vieux Saule. Jadis, au temps des Premiers, les objets enchantés étaient monnaie courante. Ils furent perdus pour la plupart, ou détruits, ou bien nous en avons oublié l’usage. Certains les conservent comme de simples reliques.
— Pourquoi suis-je le seul à pouvoir en jouer ?
— Pourquoi, pourquoi, pourquoi ! Je ne possède pas les réponses à toutes les questions. Mais ta remarque est pertinente. Ce n’est pas un hasard si cet instrument baigné d’une antique magie est parvenu entre tes mains. Garde-le précieusement. Seulement évite de l’utiliser. Il serait bon d’ailleurs, mes chères petites, que ceci reste notre secret. Mieux vaut se montrer discret dans pareil cas. Je compte sur votre coopération. Pour ma part, je vais rechercher à en savoir davantage. Il me semble, mais je n’en suis pas certaine, que cette mélodie ne m’est pas inconnue. Voyons où aurais-je bien pu l’entendre auparavant ?
Les Damoiselles promirent au nom des Dieux Inconstants de ne rien révéler. La Shaïa Malahirava Nashiréa les congédia aussitôt, sans plus d’explications. Sans-nom se hâta d’obéir et glissa au fond de son sac le petit instrument de musique malgré les protestations de ses amies qui ne se lassaient pas de le contempler.
Le jour suivant, la vie reprit son cours comme si rien ne s’était passé. Sans-nom se rendit au dispensaire, seulement la Mère des Clans daigna à peine lui adresser la parole. Elle paraissait préoccupée. D’ailleurs, dès que les consultations journalières se terminèrent, elle s’enferma à l’étage. Quatre jours plus tard, l’arrivée de la délégation d’Olt à la Commanderie de Galadorm, le matin même, précipita les évènements. Sans-nom en oublia jusqu’à la présence de l’énigmatique artefact. Lorsqu’ils eurent prodigué les soins, Nashie l’entraina dans son jardin des simples, à l’abri des oreilles indiscrètes.
— A partir d’aujourd’hui, mon garçon, il va te falloir faire très attention à la manière de te comporter en réunion. Des Hommes Gris appartenant au premier Clan viennent d’arriver en ville. Ils sont là pour toi. Alors prudence, la moindre de tes paroles, le moindre de tes gestes risquent de leur être rapporter. Le Mystic Alory Amidiel les accompagne. Il est de notoriété publique que cet intriguant s’est violemment opposé à la reconnaissance de l’Eliathan lors du dernier Concile. C’est également l’âme damnée de la shaïa Eliléa Glashahadi. Tu n'as aucune compassion à espérer de lui. Ta présence contrecarre leur projet alors sois sur tes gardes à partir de maintenant. Evite ce sinistre personnage autant qu’il te sera possible.
— Mais je ne le connais pas, Mère ! Vous m’aiderez, n’est-ce pas ? vous serez auprès de moi s’il désire m’entretenir.
— Dans la mesure de mes pauvres moyens, bien entendu. Je réside provisoirement au dispensaire avec l’accord du Commandeur, en attendant que ces tristes sires ne s’en retournent. Abstiens-toi également de t’y rendre. Allélian nous rendra compte de leurs faits et gestes et nous agirons en conséquence. Ah, autre chose. Je suis enfin parvenue à déchiffrer les inscriptions gravées sur ton médaillon. – Elle montra du doigt la poitrine de l’enfant, là où reposait le disque de métal. – Rien d’original, je dois le reconnaître.
Sans-nom trépigna sur place. Il porta, sans y songer, une main au bijou qu’il dissimulait en permanence sous sa chemise.
— De quoi s’agit-il ?
— Rien d’autre que le serment des Maitres-dragon de jadis : – Elle scanda avec emphase l’engagement sibyllin. - « Naître deux, réunis par le cœur et l’esprit, pour combattre l’adversité. ».
Devant la mine défaite du jeune garçon, Nashie s’excusa avec empressement.
— A quoi t’attendais-tu ? Les Seigneurs des airs appartiennent au passé, tout comme leurs chevaucheurs. Tu n’y changeras rien. Toutefois tu es l’Eliathan, Sans-nom, ne laisse personne te convaincre du contraire. Alors conserve le médaillon bien précieusement. Il peut se révéler utile dans l’avenir. Je ne crois guère aux facéties du hasard en ce qui te concerne…
Sans-nom ne l’écoutait plus. Il s’éloigna, l’air boudeur, et Nashie, navrée, ne chercha pas à le retenir. 
 
Chapitre seize : L'embuscade.

A Galadorm, la Haute Salle du palais bruissait d’une excitation à peine contenue. Les galeries ouvragées fourmillaient de nobliaux et de notables, affublés de parures extravagantes pour l’occasion. Habituellement, les feux célestes embrasaient les arcades en se reflétant sur la multitude de miroirs enchâssés dans les boiseries murales. Seulement, depuis la mort du baron Goshaque, chacun d’entre eux était recouvert d’un long drap d’azur armorié d’un dragon d’or passant. Les larges baies vitrées qui surplombaient les jardins, ruisselaient de raies diaphanes. Au fond de la salle, la pénombre enveloppait l’estrade marbrée, blanche et désertée. En son centre trônait la chaire seigneuriale. Elle rappelait les récentes et tragiques disparitions du baron et de son héritier mâle, le jeune Paul. Dame Gilles, sa seconde épouse, ne quittait pas ses appartements depuis les sinistres évènements. Alitée, son corps se remettait lentement des supplices endurés dans les sous-sols du palais. De l’avis des mires et des chirurgiens accourus des campagnes voisines, son esprit lui s’était à jamais enfui. La Shaïa Malahirava Nashiréa la visitait journellement avant ses permanences au dispensaire. Elle se montrait moins catégorique que ses confrères. Cependant, elle décréta un repos et un isolement complets que personne, au palais, ne chercha à contester. Les Maitres en Sciences médicinales s’en retournèrent très vite à leurs propres communautés, dans la quaine qui suivit.
Au pied de l’estrade, pour l’occasion, on avait installé deux sièges austères, sans dossier, sur lesquels étaient assis les seigneurs Osvald d’Aliosh et Tilmervert d’Anfert. Légèrement en retrait se tenait le Magister Gloacq I’Milmac, successeur du Magister Georjial I’Tobald, mort le premier soir, dans la Salle des Banquets. Debout derrière un lutrin, le conseiller trempait une plume d’aigle biseautée dans un godet. Il s’apprêtait à relater l’entrevue qui déchainait toute cette agitation.
Dans les loges aménagées sous la galerie, du côté ouest, des proches, conseillers, magistrats, officiers, ainsi que les suites des seigneurs des collines du Venant, se bousculaient pour apercevoir les lourds ventaux, fermés pour le moment. En dépits des réticences des barons, la Damoiselle Lilia insista pour être présente, accompagnée par son amie Gallia et Dame Lustre. Près du capitaine Liard, Sans-nom faisait ce qu’il pouvait pour passer inaperçu mais il sentait souvent peser sur lui les regards curieux de l’assistance.

Soudain des trompettes d’airain résonnèrent dans l’antichambre. Elles annonçaient l’arrivée de la délégation d’Olt. Un silence pesant de curiosité investit la Haute Salle puis les portes s’entrouvrirent lentement sur la poussée des gardes en armures. Ensuite les galarais formèrent une haie d’honneur et d’acier. Enfin, alors qu’un silence feutré succédait au brouhaha, les Hommes Gris parurent, magnifiques et conquérants.
Sans-nom remarqua immédiatement l’absence inhabituelle d’une Matriarche à leur côté. Son malaise s’accentua d’autant. Cette omission confirmait les pires craintes de Nashie. L’influence des shaïas déclinait au profit des Mystics et des Ainés, du moins en apparence. La Mère du Clan des eaux dormantes semblait redouter un danger plus grand encore mais elle refusait de partager ses suspicions à l’égard de ses compatriotes avec son jeune apprenti malgré l’insistance de ce dernier. Les chamboulements qui agitaient les Clans effrayaient le Tisseur. A présent, il doutait devoir réclamer le titre d’Eliathan auprès des Quatre, cette mystérieuse autorité qui régentait Olt depuis peu. Sans-nom recula davantage dans l’ombre du capitaine Liard, habité par un mauvais pressentiment. Les barons Osvald et Tilmervert se levèrent à l’entrée des plénipotentiaires. Leurs visages ne laissaient transparaître aucune émotion. A la tête de la délégation qui comptait neuf membres comme l’exigeait l’étiquette, le Mystic du premier Clan, Alory Amidiel, foulait les tapis damassés, bleu azur, avec autorité. Des murmures d’admiration s’élevèrent sur son passage, provenant des galeries et des loges plongées dans la pénombre. Les anciens Protecteurs s’arrêtèrent à trois pas. Ils saluèrent les barons en portant la dextre gantée de cuir et de fer à la poitrine, côté cœur. Somptueusement vêtus, les longues chevelures blanches nattées de cuir de couleur. De fins bandeaux de métal ceignaient leurs fronts. Ils tenaient sous le bras les casques empanachés mais ne portaient pas la légendaire khanna, lacée dans le dos. Le baron Tilmervert d’Anfert, affable, ouvrit largement les bras en signe de bienvenue. Il arborait une barbe abondante et ses lèvres charnues souriaient mais pas ses yeux, perçants, inquisiteurs. Ce seigneur était un vieil ami du baron défunt et réputé pour sa droiture et son sens de l’honneur un peu suranné.
— Bienvenue à vous, Seigneurs des Terres Grises, en ces Temps de misère et de tristesse que nous connaissons. Nous nous félicitons que vous nous honoriez de votre présence. Il nous a été rapporté que les clans entreprennent de relever les Citadelles afin de se dresser aux côtés des baronnies face à notre ennemi commun, les Autres du Mur. Il va de soi que nous réitérons sans attendre les alliances d’amitié entre nos deux puissances. Un banquet préparé en votre honneur sera l’occasion de réjouissances et de serments fraternels. Les baronnies se réjouissent du nouvel essor…
— Baron Tilmervert, si nous avons quitté Olt pour venir jusqu’à vous en ces heures troublées, ce n’est point pour faire preuve de mondanités mais pour mettre un terme à une terrible aberration.