Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Quatre : La foire des Grands Calmes.
Chapitre dix-sept : Prisonnier (2).

Les jours qui suivirent le départ de Lome se ressemblèrent étrangement. Chaque étape au sein d’une Commanderie voyait la petite troupe grossir et les chances pour Sans-nom de s’échapper s’amenuiser. Pourtant l’espoir subsistait. Le Gué de Lesly était encore loin. Le garçon suivait à la lettre les directives de Bonne-amie. Au bout du second jour de jérémiades, Alory Amidiel, excédé, le planta là en crachant au sol pour marquer son écœurement. A présent, à tour de rôle, les varts, muets et distants, apportaient les repas sans lui marquer le moindre intérêt. La surveillance se relâcha progressivement. Il se rendit vite compte qu’il devenait une pénible charge que chacun fuyait dès qu’il le pouvait. Le convoi quitta les plaines et s’éloigna de la lisière des bois du Hurlant. Il obliqua vers le nord-est avant de longer le Tarad paresseux aux multiples méandres. Au fil du temps, le stratagème échafaudé par Bonne-amie prenait corps et se déroulait à merveille. La Route s’élargit. Le trafic devint de plus en plus dense comme ils approchaient du chenal. Ils traversaient de paisibles villages aux toits de tuiles rouges, s’attiraient inévitablement des regards intrigués mais évitaient la curiosité des villageois en réduisant les arrêts au strict nécessaire. C’était un pays moutonné de vergers et de pâtures dont Sans-nom n’eut que de très brefs aperçus lors des courtes haltes qu’ils se permettaient en dehors des Commanderies.
Le troisième jour, alors qu’ils longeaient l’immensité des boisées du Hurlant, l’opportunité se présenta de ramasser la fameuse Calliandre au pied d’un chêne majestueux alors que le vart qui accompagnait le garçon hors du véhicule s’était éloigné pour soulager un besoin naturel. Son apparente docilité, les incessantes pleurnicheries lui offraient une plus grande latitude dans ses déplacements. Apparemment, l’escorte était convaincue qu’il ne leur créerait aucun problème, que l’Imposteur était le parfait représentant de la race humaine, veule et geignarde. La prise sans protestation, deux fois par jour, des médications de la Matriarche n’était pas non plus étrangère à cette apparente liberté. Sans-nom parvenait régulièrement à recracher l’élixir dès que son geôlier s’éloignait. Il mâchait à longueur de temps les petites mousses à la texture caoutchouteuse. Certes, par moment, des vertiges l’accablaient mais il ne cherchait pas à les contrôler, suivant à la lettre les recommandations de sa mystérieuse marraine. Même s’il se sentait toujours engourdi, il récupérait rapidement des forces depuis Lome, à son grand soulagement.

Le Cinquième Jour de Kolma, ils traversèrent le fleuve en fin d’après-midi. Il était temps de réaliser la phase la plus périlleuse de leur plan. A cause de la foire des Grands Calmes, l’affluence était impressionnante. Une joyeuse cacophonie les assaillit dès qu’ils eurent laissé derrière eux la dernière crête pour descendre vers une vaste plage qui bordait, sur cette rive du Tarad, le passage empierré dénommé le Gué de Lesly. Sur un remblai de terre, une palissade en rondins épointés protégeait une dizaine de baraquements en pierre, des enclos et des ateliers à ciel ouvert qui fourmillaient d’activités. La bannière étoilée d’Atéïas flottait au sommet des portes ouvertes au tout venant. Des soldats en cuirasse de cuir organisaient les traversées à grands renforts de gestes et de cris tonitruants. Les voitures et l’escorte, forte d’une quarantaine de cavaliers à présent, fendirent la foule qui s’écarta vivement à son approche. Après avoir réglé les droits de passage en lançant au fonctionnaire présent une lourde bourse rebondie, les anciens Protecteurs se frayèrent un passage avec l’aide des piquiers jusqu’au bord du cours d’eau et entamèrent la traversée. A cet endroit, l’eau montait jusqu’aux jarrets des mult-liots qui renâclaient à avancer en secouant leurs têtes de haut en bas.
Dans la voiture close, Sans-nom attendait avec impatience le moment propice à son évasion. Le stratagème élaboré par Bonne-amie prenait en compte deux facteurs cruciaux. L’impétuosité du courant qui porterait rapidement hors d’atteinte son protégé et la baisse de vigilance des gardiens occupés à faire traverser les voitures et leurs propres montures. Il attendit le milieu du fleuve pour s’élancer de la voiture et se laisser porter par les flots loin des Gris. Seulement ce plan reposait sur une supposition qui, jusque-là, s’était en grande partie confirmée. A l’approche de la fin du voyage, la surveillance des varts s’était relâchée, du moins le Tisseur en était-il convaincu avec son optimisme habituel. Régulièrement, il vérifiait que les portières de la voiture n’étaient plus verrouillées comme au premier jour. Une heure auparavant, il avait testé l’une d’entre elles avec succès. Le moment venu, il apprêta ses affaires, ajusta le havresac et pria les Dieux Inconstants de lui apporter leur aide dans sa fuite. Puis, lentement, il poussa la portière donnant sur l’aval du Tarad. Inexplicablement, celle-ci résista à l’effort, même lorsqu’il réitéra sa tentative avec plus de vigueur.  Durant quelques secondes, le garçon demeura abasourdi, tous ses espoirs ruinés. L’instant suivant, Sans-nom cria, tempêta et donna des coups de pieds et des coups de poings contre les parois du véhicule, en vain. La traversée s’acheva sans incident et le sinistre voyage se poursuivit jusqu’aux portes d’Esorit.
En retrait à l’ombre des grands chênes, la Commanderie se trouvait perchée en dehors de la cité marchande, à mi-chemin de la multitude de toiles et de baraques en bois qui constituaient la célèbre foire des Grands Calmes. Pour y accéder, l’imposant convoi traversa la cité fluviale. Ce qui, d’ordinaire, ne présentait aucun désagrément. Au contraire, depuis la réouverture de la Commanderie, les Protecteurs jouissaient de l’appui du baron Althor d’Atéïas dont le sinistre château, planté au sommet d’un mamelon artificiel, dominait la rive gauche de la Tarad. Cependant, au sortir de la cité, alors que le convoi abordait la route qui menait d’une part à la Commanderie, d’autre part à la foire des Grands Calmes, une petite troupe d’une vingtaine de soldats les intercepta en bloquant le passage. Cinq d’entre eux montaient de lourds destriers. Ils brandissaient des lances aux fers lancéolés. Parmi les autres, de simples soudards à pied, certains étaient équipés de lourdes arbalètes enclenchées. Un homme s’avança à leur rencontre alors que le Mystic Alory Amidiel bondissait de la première voiture arrêtée à distance, le visage rouge de colère.
Les varts se portèrent à l’avant du convoi, prêts à en découdre. Il était rare que la soldatesque des baronnies choisisse d’entraver les déplacements des anciens Protecteurs. Le cavalier salua courtoisement le Mystic parvenu à sa hauteur. Il affichait l’assurance de celui qui se sait investi du droit seigneurial. Sans laisser à ce dernier l’occasion de manifester son mécontentement, le soldat l’interpela d’une voix grave, les yeux perçants scrutant les voitures et l’imposante escorte.
— Sénéchal Trévor, je vous salue, Messire, au nom de mon maitre, le baron d’Atéïas. Pourrais-je connaître les raisons de votre venue sur les terres des Eliartys ?
Le ton était bourru. Amidiel se raidit, observa attentivement son interlocuteur et jugea bon de tergiverser. Certes les varts n’auraient fait qu’une bouchée de cette patrouille, insignifiante à ses yeux, mais ce n’était pas le moment d’attirer l’attention sur sa précieuse cargaison.
— Nous rejoignons la Commanderie d’Esorit pour y passer la nuit et nous y reposer avant de poursuivre jusqu’aux Terres grises. Mes hommes sont éreintés. Nous avons hâte d’arriver. Y aurait-il quelques raisons pour que vous nous refusiez le passage, soldat !
Un pâle sourire effleura la trogne du vétéran, nullement impressionné. Il désigna du menton les voitures et revint soutenir le regard excédé du Mystic.
— Ces derniers temps, de drôles d’individus sont venus troubler la quiétude de notre belle cité. Alors l’aigle a promis assistance aux notables d’Esorit afin de préserver la paix de notre célèbre foire. Laissez-moi seulement inspecter vos voitures, Seigneur Gris, et vous pourrez rejoindre votre destination sans problème.
La main du Mystic esquissa un geste menaçant pour saisir la khanna tandis que ses yeux foudroyaient l’impudent. Ce dernier lui décocha un sourire qui semblait le mettre au défi. L’Homme Gris fournit un énorme effort pour retrouver une convenance. Puis il se tourna vers les siens guerriers.
— Nous escortons un misérable voleur jusqu’à notre sainte cité afin qu’il soit jugé pour ses crimes. Si vous désirez perdre votre temps avec ce pauvre diable, libre à vous !
Le Sénéchal Trévor posa pied à terre en faisant cliqueter les plaques de fer rivetées qu’il portait par-dessus un haubert de maille. Il s’avança jusqu’à la seconde voiture, le gantelet de fer posé sur la garde de la large épée qu’il arborait au côté. Sur un signe d’Amidiel, un vart retira la barre et ouvrit la porte. Une odeur désagréable s’exsuda de l’habitacle plongé dans la pénombre. Le soldat scruta la forme recroquevillée sur la banquette arrière puis, sans un mot, il inspecta la seconde voiture, vide, et retourna auprès de sa monture, sous le regard furieux du Mystic. Une fois en selle, le Sénéchal Trévor se tourna vers l’Homme Gris, plutôt interloqué par ce qu’il venait de découvrir.
- Un voleur, avez-vous dit ? Un peu jeune pour mériter un tel équipage. Mais ce sont là vos affaires, après tout.  Nous ne vous retiendrons pas plus longtemps. Messire, je vous souhaite bonne route pour la suite de votre voyage. Méfiez-vous tout de même des bandes de bandits que la foire attire sur les Champs d’Urs.
Coupant court, Alory Amidiel lui tourna ostensiblement le dos et rejoignit la première voiture. Les soldats du baron d’Atéïas s’écartèrent pour laisser le convoi poursuivre lentement sur la côte raide. Longtemps après qu’ils eurent disparus dans un nuage de poussière, le Sénéchal Trévor resta le regard rivé sur la route, l’esprit préoccupé.

Une muraille crénelée, munie de tourelles et de hourds, cernait la lourde bâtisse surmontée d’un beffroi au sommet duquel brillait une lueur tremblotante. Dans la cour pavée, des appentis abritaient les ateliers des lippys, des réserves et des écuries. Quand le convoi approcha, les lourds ventaux s’entrouvrirent au son cliquetant des treuils et des chaines. Contrairement aux étapes précédentes où il avait été immédiatement conduit dans une cellule isolée pour y passer la nuit, cette fois, les Shaïas transportèrent Sans-nom jusqu’à une petite chambre proprette, aux murs blanchis, au troisième étage du massif édifice. Un tapis de laine recouvrait l’intégralité du sol. Au plafond flottait un globe à feu, gros comme un poing, dans une cage de métal. Sa lumière suffisait à éclairer l’exiguïté de la pièce. Sur une table basse fumait une viande recouverte d’une épaisse gelée verdâtre, auprès d’une cruche et d’une timbale en fer. Sur une vasque creuse en bois, des grappes de raisin attisèrent son appétit. Il s’assit en tremblant sur le banc puis attira à lui les victuailles. Les petites Mères des clans le contemplèrent en jacassant avant de sortir, l’une après l’autre, et de refermer la porte basse.
Le garçon égrena les baies dorées. Il délaissa l’eau de peur qu’on y ait versé de l’Ellagone. Il mangea jusqu’à satiété, le regard dans le vague. Brusquement, il se leva et s’approcha de la porte. Fermée à double tour comme il s’y attendait. Résigné, il regagna la table. Il était bien prisonnier des Gris. Les espoirs d’évasion s’amenuisaient au fil des étapes.
Trois jours s’écoulèrent, interminables. Seules les Matriarches qui l’avaient accueilli à son arrivée à la Commanderie s’occupèrent de son bien-être. Silencieuses, attentives et prévenantes. Elles le menèrent au bain où Sans-nom s’éternisa à rêvasser dans un baquet rempli d’eau chaude et de mousse, l’habillèrent avec plus de prévenance, le coiffèrent et veillèrent à ce qu’il ne manqua de rien. Seulement, elles répondaient par un petit sourire contrit à toutes les questions qu’il tentait de leur poser. Au bout d’une journée, il renonça à les solliciter. Le second jour, la Commanderie, jusque-là assoupie, s’anima bruyamment avant de retrouver sa torpeur habituelle. Il ne quittait pas sa chambre en dehors des séances de toilettes. D’étroites mansardes, à hauteur de plafond, dispensaient un jour blafard, hors de sa portée. Pourtant ce n’était pas ce qui inquiétait le plus le garçon. Sa réserve de petites mousses vertes s’épuisait rapidement. Malgré des efforts consciencieux, l’Onirie demeurait toujours hors de sa portée. Bien-sûr l’Ether regagnait peu à peu – signe encourageant - de sa brillance mais il lui était toujours impossible d’en manipuler la trame, encore moins de tisser la moindre création. Il tenta à plusieurs reprises d’évoquer Bonne-amie. Sans succès. Comme à son habitude, cette dernière se montrait discrète depuis l’échec de leur plan d’évasion.
Finalement, dans l’après-midi suivant, ses geôlières soignèrent particulièrement sa toilette, prenant soin de sa coiffure et de la propreté de la moindre parcelle de peau et d’ongle. Elles remplacèrent la grossière livrée des serviteurs par un costume élégant. Accoutré de la sorte, Sans-nom aurait pu passer pour le rejeton d’un commerçant cossu d’une baronnie humaine. D’une sobriété austère, les tissus et les velours, les lacets et les revers arboraient une confection et des finitions de qualité. Sans-nom en était le premier étonné après les traitements humiliants qu’il avait subi jusque-là. Il faisait presque nuit lorsque quatre varts armés jusqu’aux dents vinrent le chercher pour le conduire dans une salle au plafond couturé de poutres peintes de couleurs vives. Deux colonnades en bois sculpté, ornementées d’animaux mythiques, menaient à une estrade recouverte de lourds tapis damassés. De larges chaises à bras, revêtues de velours richement décorés des armoiries du Pourfendeur, trônaient en son centre, entre des braseros qui dispensaient chaleur et lumière. En pénétrant en ces lieux silencieux, une étrange appréhension saisit Sans-nom. Le malaise se renforça tandis que, encadré par les Hommes Gris, il gagnait un coffre ventru placé au pied de l’estrade. Ils l’aidèrent à s’y assoir puis l’abandonnèrent à son triste sort. L’enfant d’Yrathiel sentait pesé sur lui le regard d’invisibles observateurs. Jouant son rôle à la perfection, il geignit faiblement, dodelina de la tête et des épaules et se gratta le nez avec application. Une doucereuse senteur aromatique infestait l’endroit. Venant des tréfonds du bâtiment, il perçut de sourds battements de tambours, puis il surprit des glissements de pas en provenance des arcades basses, plongées dans l’obscurité. Il glissa la main sous le tissu souple de la chemise, saisit le lourd écusson de métal qui reposait contre sa poitrine. Depuis quelques temps, lorsqu’il le portait à même la peau, il éprouvait comme une chaleur diffuse à son contact. Une présence rassurante qui chassait les peurs. L’appréhension diminua.
Cependant il n’attendit pas très longtemps. D’une petite porte aménagée à l’arrière de l’estrade, d’étranges Shaïas, vêtues de longues robes blanches resserrées sous la poitrine par une ceinture, se présentèrent en procession. Sans-nom ouvrit de grands yeux, surpris par leurs crânes rasés et les marques de scarification qu’elles portaient au front et sur les joues. Elles l’entourèrent en lui adressant des saluts courtois. Certaines pourtant évitaient de croiser son regard. Elles se déplaçaient par petits pas saccadés.
Puis s’avança la Sagesse Eliléa Glashahadi.

Chapitre dix-huit : La Sagesse.
 
Un crachin glacial persistait sur la Cité des Miroirs, calfeutrant les habitants dans leurs logis. Pourtant deux silhouettes solitaires bravaient les éléments du haut du chemin de ronde de la Porte Nord. Le convoi du baron Osvald s’éloignait entre les gigantesques statues ruisselantes du dragon Moesmihr, sous la protection d’une escorte forte d’une trentaine de gardes galarais.
— Reviendront-ils un jour à Galadorm, Nashie ?
— Lorsque leur peine se sera atténuée, sans doute. Nous ne savons pas ce que nous réserve l’avenir, ma chère petite. La mort d’une enfant est la plus terrible douleur qu’un parent puisse ressentir. Une détresse qui ne s’efface jamais.
La Damoiselle Lilia se serra contre la lourde houppelande de la Mère des clans qui, protectrice, l’enserra de son bras.
— Moi non plus, je n’oublierai jamais ma Gallia. C’est affreux. J’aurai dû refuser de descendre dans ce souterrain et mon amie serait encore en vie. Je ne me le pardonne pas. Si au moins, nous avions écouté Sans-nom au lieu de jouer les chipies.
La Shaïa Malahirava Nashiréa caressa les cheveux luisants de l’enfant sans un mot. Ils n’auraient servi à rien. Elle couva d’un regard empli de compassion le visage pâle aux traits tirés par la fatigue et les larmes. Quatre jours s’étaient écoulés depuis la triste nuit durant laquelle les trois adolescents affrontèrent le Négus dans les souterrains du Palais. De longues journées d’affliction et de colère. La Matriarche s’était installée à demeure et n’avait pas quitté la jeune fille. De leur côté, Dame Lustre et Vif Alban se montraient inconsolables. Elle avait dû suppléer également à leur défection. Dame Lustre s’était retirée en ville alors que Vif Alban, depuis le départ précipité de Sans-nom, refusait de sortir dans son logis dans l’aile sud. Pourtant, même si personne n’émit le moindre reproche à leur encontre, ils se rendaient eux-mêmes responsables du nouveau malheur qui frappait la baronnie de Galadorm.
— Rentrons maintenant, souffla doucement la Femme Grise, sinon nous risquons d’attraper la malemort. Un triste temps pour de tristes adieux.
— Encore un instant, réclama la jeune fille.
Elle écarta une mèche plaquée sur son front par la pluie et s’essuya le visage. Elle ne détachait pas les yeux des lointaines silhouettes qui disparaissaient derrière un mamelon recouvert de prairies carrelées de jaune et de vert tendre.
— Est-ce que le baron Tilmervert nous quittera lui aussi ?
— Non, je ne crois pas, à présent qu’il est devenu ton unique Tuteur. Il s’est empressé de prendre des mesures lui permettant d’administrer Anfert en la personne du sénéchal Hubert. Galadier est un homme de grande valeur, d’une droiture sans faille. Vous pouvez vous fier à son jugement. Il faut vous montrer forte, la gronda gentiment Nashie. Le Galad a besoin de vous. Vous êtes la dernière des Goshaques encore en vie, exceptée Dame Gilles bien sûr, mais votre mère n’est plus la femme admirable de jadis. Son esprit s’en est allé, folâtre loin de cette réalité, sous les tourments du Premier-maître Maho. C’est peut-être mieux ainsi. Il ne reste que vous, Lilia. Votre famille a toujours régné entre ces murs. Votre avenir est à présent tout tracé, Damoiselle.
Sans enthousiasme, la jeune fille opina du chef. La Matriarche saisit l’ombre qui voilait depuis le drame son habituelle espièglerie. Lilia avait trop vite vieilli en quelques heures. Une obscure mélancolie la hantait à présent.
— Allons, nous nous sommes déjà trop attardées en ce lieu. Ce brave Allélian doit nous maudire.
Avec fermeté, elle la poussa vers la petite poterne qui s’ouvrait sur l’escalier intérieur de la tour mais la Damoiselle Lilia ne renonçait pas aussi facilement.
— Est-il vrai qu’il a renié son clan pour rester parmi nous ?
La Shaïa lui saisit le visage entre ses deux mains et approcha sa bouche de son oreille : « Voilà une affaire qu’il vaudra mieux éviter d’évoquer en sa présence. En effet, il s’est déclaré Nesn-Lces auprès du Mystic Alory Amidiel, sans m’avoir concertée d’ailleurs. »
La jeune fille plongea son regard incisif dans les yeux bleus de la Mère.
— L’en auriez-vous dissuadé ?
Nashie prit un temps pour répondre dans un souffle.
— Sans aucun doute… car s’affranchir des Clans, c’est se retrouver seul, orphelin et apatride à la fois. C’est un choix terrible pour un Homme Gris. Mais il va s’occuper de la défense de la cité auprès du Capitaine Liard. Cette tâche devrait l’absorber et lui faire oublier son exil volontaire. Allélian n’est plus un enfant. Nous respectons son choix.
Elle fit volter l’enfant qui la dominait de quelques pouces et, vigoureusement, l’entraina à l’abri. Au pied de la tour, l’ancien Mystic les attendait, stoïque sous la pluie. Vêtu de sa longue combinaison bariolée qu’il portait alors qu’il était encore Voyageur du Clan des Eaux dormantes. La Khanna dépassait du fourreau, derrière l’épaule gauche. Ils traversèrent la cité encore endormie en silence et se rendirent dans l’aile orientale du palais où le Baron Tilmervert avait fait libérer une dépendance basse pour la Shaïa et son lige.

Des globes à feu voltigeaient entre les arcades en pierre de taille, surchargées de motifs floraux. D’épais tapis recouvraient les mosaïques du sol. Dans l’âtre, un feu joyeux pétillait. Il répandait des ondes de chaleur réconfortantes dans le petit salon. La Shaïa servit une chaude infusion de chalme au miel. Lilia en adorait le goût légèrement amer. Elle s’était changée, séchée, et portait une robe longue, toute simple, d’un bleu pastel, resserrée à la taille par un énorme nœud. Elle dévoilait sagement une gorge pâle parfaite. Les cheveux peignés et rattachés en chignon en forme de boule à l’aide d’épingles. Lilia s’enfonçait avec un plaisir évident dans l’épais sofa, face à la cheminée. Elle tendait vers le feu ses petits pieds en remuant les orteils. Nashie lui tendit une tasse fumante. Puis elle se saisit de la seconde avant de s’assoir dans un fauteuil tapissé d’étoffes cramoisies.
— Mon enfant, il est temps que nous parlions de cet avenir que nous évoquions tantôt sur la muraille. Même si le baron Tilmervert est devenu votre Tuteur pour les cycles à venir, vous devrez toutefois administrer en personne, sur ses conseils, la cité et les bourgades qui en dépendent. Une tâche ingrate et fort exigeante.
— Comme j’aimerais que Paul soit là. Avec lui, tout semblait si simple. Père disait toujours qu’il ferait un meilleur baron que lui. Comme ils me manquent tous les deux !
— Je sais, je sais mais, point de regrets, ma petite. On m’a demandé, entre autres, de m’occuper de votre éducation que le baron Goshaques, soit dit en passant, a trop longtemps négligée selon moi. Votre père n’imaginait sûrement pas les malheurs qui se sont abattus sur cette maison quand il nous a quittés…
— Nashie, pourquoi notre Maître-dragon s’en est-il allé ? Et en la compagnie de cet épouvantable Homme Gris !
La jeune fille changeait de sujet de conversation à brûle-pourpoint. La Matriarche ne fut pas dupe et sourit sous cape. La Damoiselle repoussait manifestement l’heure où il lui faudrait endosser le costume exigeant de baronne de Galadorm, faire face aux responsabilités et aux devoirs qui s’y rattachaient. Elle but longuement, les yeux mi-clos, avant de répondre. Elle regrettait le départ précipité du fils d’Yr’At’Thiel mais le comprenait. Au plus profond d’elle-même, Nashiréa s’en voulait de n’avoir pas su prévenir l’intrusion funeste du Négus au cœur même du palais. Absorbée par les conséquences des jours sombres vécus sous la coupe de la Mhapoaha Paha, la petite Mère des clans n’avait pas déchiffré les nombreux signes avant-coureurs.
— En quittant Galadorm précipitamment, Sans-nom pensait nous préserver des machinations du Négus Shéhoshar. Du moins c’est ce que prétend le Capitaine Liard.
— Mais pourquoi si vite et sans adieux ? Croyiez-vous qu’il ait bien agi ?
— Ce que je crois importe peu, jeune fille. J’espère simplement que nous saurons profiter de l’opportunité qu’il nous a offerte pour nous préparer au pire.
Lilia plia ses jambes. Elle se tourna vers la petite Mère des Clans. Se trouver auprès d’elle la rassurait. Elle lui sourit avec un brin de timidité.
— Pourquoi les Clans lui demeurent-ils hostiles ?
— Oh, les choses ne sont pas toujours telles qu’elles le paraissent. Depuis que la Shaïa Naharashi Elivashavitara l’a désigné Eliathan, des bouleversements irréversibles agitent mon Peuple. Sans-nom est sans nul doute un Porteur d’espoirs. Là où il passe, les évènements s’accélèrent en bien comme en mal. Rien ne perdure après sa venue. Tel est l’espoir ! autour de lui, la vie s’anime en conséquence. Le désespoir, lui, incite à l’immobilisme, la négation, la mort. Songez-y avant de ressasser de tristes pensées. Elles vous affaibliront et entraveront votre jugement. Le passé doit nous aider à préparer l’avenir et non restreindre nos initiatives.
— Je ne comprends pas, Nashie. S’il est vraiment cet Eliathan que les vôtres réclament de tous leurs vœux, pourquoi le traiter comme le pire des mécréants ?
Lilia ne démordait pas de sa soif de savoir. Comme à son habitude, il lui fallait comprendre avant d’admettre. La Matriarche lui adressa un long regard affectueux puis eut un petit geste de la main résignée. Cette fois, elle ne s’en tirerait pas par une simple pirouette.
— Les guerriers sont ainsi. Humains, Gris, nains, ils se complaisent à brouiller la plus limpide des vérités jusqu’à ne plus savoir l’interpréter. C’est comme un jeu, un peu puéril certes, mais un jeu dont ils raffolent. N’oubliez pas cela, Damoiselle Lilia, les hommes restent de grands enfants qu’il faut écouter pour agir de sorte à satisfaire leur appétit démesuré. Jadis, le Peuple Gris possédait d’immenses Territoires administrés par des Conseils de Protecteurs, sous l’égide des Premiers. Chaque Conseil comprenait quatre membres, élus par leurs pairs, choisis pour leur bravoure autant que pour leur sagacité. Les Mères servaient l’Ordre sans état d’âme. Servilement, si vous voulez mon avis. Pour les Quasters, elles n’étaient qu’un instrument parmi d’autres. C’était bien avant Marsangs et la dernière Vague du Mur. Alors notre monde s’en trouva littéralement pulvérisé. Il fallut préserver ce qui pouvait encore l’être afin que le Peuple Gris survive à l’infamie de la défaite. C’est à cette honorable tâche que s’attela l’un des Quatre de Thiel, le noble Gilgerad. On le traite de fou et d’illuminé mais je peux vous certifier qu’il réussit au-delà de toutes les espérances. Dans l’Ylliad, au second livre, et à la fin du Cinquième si je ne m’abuse, le Pourfendeur prédit qu’un Prédestiné offrira aux siens un nouvel avenir, que les Protecteurs Gris retrouveront alors le rang qui fut le leur à l’Aube des Temps…
— Sans-nom…, murmura l’enfant, le menton sagement posé sur ses deux mains jointes.
— Peut-être le Maître-dragon endossera-t-il cette lourde responsabilité finalement. Seulement il devra pour cela affronter ceux qui voudraient voir l’Ordre Ancien rétabli perduré. Les Clans sont divisés à présent, plus que jamais.
— Saviez-vous que Gallia était amoureuse de lui ? Nous en plaisantions souvent quand nous étions seules. Ma pauvre amie…
— Et vous, Damoiselle, que ressentiez-vous pour notre cher Tisseur ? demanda Malahirava Nashiréa, soudain attentive à ce qui pourrait tourmenter sa nouvelle protégée.
— Oh moi… je l’aime aussi, mais pas comme elle. Sans-nom est mon ami, un peu comme un frère. A ces côtés, je me sens en sécurité. L’amour, de toute façon, ce n’est pas pour moi. Inutile de l’évoquer en ma présence !
Elle parlait avec une infinie tristesse. Sa poitrine menue se souleva soudain sous un long soupir. La Mère des Clans dégustait la chaude tisane en réfléchissant.
— Se peut-il, jeune fille, que votre âme aspire après un autre ? Attention l’amour est un oiseau volage qui fait souffrir plus qu’à son tour les cœurs trop tendres.
La nouvelle petite baronne de Galadorm s’abstint de répondre. Elle plongea son visage dans la tasse, les yeux mi-clos. Un long moment, elles demeurèrent silencieuses, chacune à méditer sur les méandres de la comédie amoureuse.

                                                                                   …………………………………

La Sagesse Eliléa Glashahadi se tenait immobile depuis de longues minutes, perchée sur un marchepied de bois. Par un œilleton dissimulé dans le mur, elle regardait leur invité faire les cent pas entre la couche et la porte close. L’obscurité emplissait la pièce, en tout point identique à celle dans laquelle elle retenait Sans-nom prisonnier. Le Mystic Alory Amidiel attendait près de la porte entrouverte, les mains jointes dans le dos. Au bout d’un temps qui parut une éternité à l’Homme Gris, la Matriarche du premier Clan détacha son visage de la cloison, perdue dans une intense réflexion. Tant de cycles à attendre cet instant, l’heure de l’accomplissement, près de trois cent cinquante cycles depuis le début d’un noviciat éprouvant dans les îles d’Argiat, balayées par les vents et les tempêtes. Par deux fois, la Femme Grise à la maigreur maladive retourna à son poste d’observation, supputant mille conjonctures telle l’araignée, tapie dans son trou, prête à fondre sur le chétif moucheron empêtré dans la toile. Une nasse qu’elle s’était appliquée à bâtir, jour après jour, toujours dans l’ombre, au point que rares étaient ceux qui en avaient connaissance. L’émergence de ce nouveau Prédestiné précipitait les évènements mais, en fine politicienne, rouée des complots et des manœuvres souterraines, elle tirait profit – oh combien – des luttes intestines qui, alors, agitaient les clans. Et elle touchait enfin au but.
Pourtant, d’étranges appréhensions la hantaient depuis peu. Eliléa ne pouvait se permettre le moindre faux pas, la plus légère tergiversation. Certains clans lui étaient hostiles. Des Mystics honorables élevaient la voix et protestaient, véhéments, contre le rétablissement de l’Ordre Ancien. Même des shaïas, encouragées par cette vipère d’Elivashavitara, s’insurgeaient contre les diktats des Quatre. Si ces rabat-joie finissaient par comprendre les raisons qui la poussaient à agir de la sorte alors elle ne donnerait pas chère de sa fulgurante ascension. Avec perplexité, elle examinait l’enfant, un adolescent à peine pubère, d’une apparente apathie. En quoi pouvait-il se révéler une menace potentielle ? A l’encontre de certaines de ses sœurs, la Sagesse ne possédait pas le Talent de lire les Devenirs dans l’Ether. Bien entendu, elle ne pouvait pas se confier à l’une d’entre elles, trop dangereux. Il lui fallait avancer à l’aveugle et risquer de tout perdre.
Finalement, elle abandonna le perchoir en réfrénant un soupir de frustration. Elle venait à peine d’arriver à la Commanderie d’Esorit et n’avait pas pris la peine de retirer le lourd manteau de voyage, trop épais pour l’intérieur. A son front perlait un fin film de sueur. Elle s’approcha du Mystic avec autorité. Son regard rapace fouilla les traits harmonieux de l’émissaire qui sortit de sa torpeur et afficha un respecteux sourire.
— Je vous l’ai écrit, votre Sagesse, ce n’est rien qu’un misérable rejeton humain que ce soi-disant Prédestiné. Il s’est livré à nous sans résistance, contre l’opinion des barons. Alors qu’il aurait pu rester bien à l’abri derrière les forces amassées sur le seuil du palais. Les Quatre n’ont rien à craindre de ce mécréant si vous voulez mon avis !
— Voyez-vous ça, mon cher Alory ? La Shaïa Naharashi Elivashavitara a pourtant distingué ce malheureux parmi une floppée de prétendants au titre, il y a plusieurs cycles de cela. Puis elle l’a éduqué, sans relâche, malgré une santé déclinante. Aurait-elle perdu tout ce temps s’il n’y avait pas une infime possibilité qu’il soit ce qu’il prétend être ? Prendriez-vous le risque de décevoir les Quatre en sous-estimant les facultés de votre prisonnier ?
Amidiel renifla avec humeur, son visage s’empourprant.
— Si ce garçon est le Porteur d’espoirs des Saints Livres, pensez-vous qu’il serait aujourd’hui à notre merci ? La petite Mère du troisième Clan se trompe, votre Grandeur, comme toutes celles qui l’assistent depuis lors. Ce Sans-nom n’est pas l’Eliathan des Gris, c’est un humain !
Le visage osseux, ingrat, de son interlocutrice se figea, signe d’une réprobation grandissante. Le Mystic se tut immédiatement. Il s’effaça en ouvrant grand la porte. La Sagesse approuva ce changement d’attitude d’un très léger mouvement de tête puis elle sortit dans le corridor désert et s’éloigna de quelques pas avant de lui faire face. Malgré sa petite taille, pour une Femme Grise s’entend, il se dégageait de sa personne une autorité naturelle et une menace latente pour qui oserait s’opposer à elle. Alory Amidiel en avait conscience. Il attendit en silence qu’elle veuille prendre la parole.
— Ne soyez pas si naïf, Mystic ! ne laissez pas vos préjugés prendre le pas sur votre réflexion. Ce jeune homme a réussi à fuir sa patrie. Il a échappé aux hordes de l’océan lancées à ses trousses. Une Première l’a éduqué durant de longs cycles en forêt de Brye. Les nôtres ont également armé son bras et son esprit. Dernièrement il s’est opposé à la Mhapoaha Paha avec succès. Ce garçon, si insignifiant peut-il paraître, l’a emporté à deux reprises lors d’une confrontation directe avec le Négus Shéhoshar qui n’est pas le premier venu, vous en conviendrez. Cet enfant tisse l’Ether. Vous m’entendez Mystic Amory, il possède un Talent, pauvre humain qu’il soit, et les Inconstants seuls savent quelles autres surprises il nous réserve. Alors ne venez pas m’assurer qu’il n’y a rien à craindre de lui. Prouvez-le-moi !
L’émissaire oscilla sur place. Il se maudit en secret de son arrogance coutumière. Il se ferait un plaisir de porter le coup fatal au gêneur lorsque le moment serait venu. L’inquiétude que montrait la Sagesse lui semblait hors de propos mais il préféra faire profil bas et acquiescer.
— Bien, j’espère que vous retiendrez à l’avenir la leçon. Nous devons rester vigilants. L’ennemi est parmi nous. Il saura endosser bien des apparences trompeuses. La Cérémonie est-elle prête, comme je vous l’ai demandé dans ma dernière missive ?
Alory retrouva une contenance.
— Il nous reste quelques détails à régler mais demain au plutôt, nous pourrons agir. Quand désirez-vous rencontrer l’enfant ?
La Sagesse réfléchit avant de répondre. Elle jeta des regards furtifs vers la chambre où était enfermé Sans-nom. Elle hésitait. Une fois la confrontation accomplie, elle ne pourrait plus faire marche arrière.
— Deux jours. Deux jours conviendront parfaitement. Vous convoquerez l’ensemble de la communauté résidant à proximité. Qu’ils assistent à la déchéance de ce prétendu Eliathan. Ensuite débrouillez-vous pour qu’ils aillent clamer haut et fort ce que leurs yeux auront vu. Cette farce a assez duré.
Le Mystic s’inclina. Il s’apprêtait à partir, ragaillardi. La Sagesse le retint.
— Réduisez les doses d’Ellagone. Il faut que le garçon paraisse parfaitement maitre de lui lors de la cérémonie.
— Bien, votre Sagesse, il sera fait selon vos désirs.
— Oh, Mystic Amidiel, je dois m’entretenir avec les Quatre avant d’agir.  – Elle s’approcha de lui. Son ton changea, à présent charmeur, et ses doigts se portèrent sur la poitrine de l’Homme Gris, caressant l’étoffe soyeuse. – J’aimerais que vous assistiez en personne à cet entretien. Il est souhaitable que les Quasteurs aient connaissance de votre existence. Vous recelez en vous les qualités dans lesquelles se forgent les plus hautes destinées. Rejoignez-moi à la seizième heure, demain. Je donnerai des ordres en ce sens à mes liges.
Alory Amidiel sembla sonné sur le coup. Cette entreprise qui avait si mal commencé à Galadorm dépassait finalement ses espoirs les plus fous. La Sagesse le couva d’un petit air satisfait puis elle l’abandonna à ses rêves de grandeur, parfaitement consciente des graines qu’elle venait de semer.
Elle revint plusieurs fois, au cours des deux jours qui précédèrent la confrontation, espionner Sans-nom, intriguée par son apparente docilité. Les rapports, les propos le concernant le décrivaient sous un autre jour. Ils le présentaient même comme un adversaire redoutable. Toutefois, elle finit par admettre qu’elle s’était peut-être trompée, aidée en cela par l’engagement enthousiaste de la Shaïa Elivashavitara. Il est vrai que cette dernière avait la réputation d’être d’un romantisme exacerbé.

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Le Mystic Alory Amidiel s’annonça avec quelques minutes d’avance dans les appartements réservés exclusivement à la Sagesse et à sa suite, au dernier étage de la Commanderie. Vêtu avec prestance et raffinement, il s’autorisait plusieurs audaces dans le choix des pierreries et des bijoux qui paraient ses lobes, ses doigts et son cou, des volants qui habillaient les soieries du pourpoint. Son hôtesse l’accueillit avec chaleur. Elle alla jusqu’à le complimenter sur le feu de ses parures. Ils s’installèrent dans un étroit boudoir, éclairé par un globe-à-feu qui ne dispensait qu’une luminosité blafarde. Après un long préambule que le guerrier supporta sans mot dire malgré l’impatience, la Sagesse se recueillit, ferma les yeux, assise sur un banc étroit. Une fébrilité difficilement contrôlable envahit Alory. Son regard ne quittait plus la Femme Grise à l’attraction évidente. Il ne lui trouvait aucun charme physique. Pourtant elle le troublait, l’intimidait presque. Il se dégageait d’elle une sensation de menace néfaste, une puissance redoutable qu’il avait appris à craindre et à respecter au sein du premier Clan.
Brusquement la Mère des Mères des Clans Gris poussa un cri bref. Sa dextre rechercha un point dans l’invisible. Le visage ingrat s’éclaira, se transfigura. Elle parla en Loélien Ancien, l’antique langue de Thiel. D’un ton et d’une voix qu’il ne lui connaissait pas. Du disciple à ses Guides, débordante d’adoration et d’une foi dévorante.
- Peoghan, xigha rypca nahxesga opmciha xigha mhanasla !
- Maitres, votre humble servante réclame votre présence !
Brusquement inquiet, le Mystic recula d’un pas. Il jeta alentours des regards effrayés. La femme soupira de plaisir et éleva les bras. Les Quatre, dans l’instant, se trouvèrent parmi eux. Ils irradiaient une telle puissance qu’il fut tenté de tourner les talons et de fuir. Reculant lentement, le Mystic s’adossa au mur. La sueur perlait sur son front. Il se força à relever les yeux et découvrit alors une scène étrange, absolument séduisante pour l’esprit exalté d’un Homme Gris. La Sagesse communiait avec les ombres dans une déferlante d’étincelles.
 Les Quatre apparurent au sein de la communauté grise à la suite de la malheureuse expédition éthérée de la Shaïa Naharashi Elivashavitara. D’abord à un petit groupe d’initiés du premier Clan, sous la tutelle de l’intrigante Sagesse. Par la suite, cette dernière manœuvra avec brio la peur et l’espoir qu’ils inspirèrent au point, qu’à peine trois saisons écoulées, le premier Clan se soumettait à leur souveraineté avec dévotion. Bien sûr quelques esprits chagrins parmi les Matriarches, les Mystics et les Ainés du clan du Pourfendeur s’élevèrent contre ce pouvoir renaissant. Seulement leurs voix s’éteignirent comme feu de paille. De malencontreux accidents frappèrent les plus illustres et leurs proches. D’autres éprouvèrent le besoin de se livrer inexplicablement au Haut Mal. Au fil des saisons, l’influence des Quatre gangrena les autres clans qui se rangèrent sous leur bannière dans l’espoir d’un retour en grâce des Protecteurs d’antan. Au même moment fleurissaient de nouveau les Commanderies à travers le Continent. La Sagesse n’hésita pas à porter ce renouveau à leur crédit. Les guerriers gris affichaient leurs prétentions, portaient la khanna, se mêlaient davantage, avec plus ou moins de bonheur, des affaires du monde. Puis Olt, la Sainte Cité, renaquit. La shaïa Eliléa Glashahadi fut intronisée Sagesse, Mère des Mères des Clans Gris. Ce fut un temps de terreur sournoise, de complots et de tragédies dissimulés dans l’ombre grandissante des quatre mystérieux Quasteurs. Ces derniers prêchaient le retour de l’Ordre Ancien. Enfin, une fois les clans retors exilés dans de lointaines citadelles, sous la menace du Mur, les Quatre et la Sagesse, leur âme damnée, donneraient libre court à leur démentielle ambition.
 
La Sagesse bascula à genoux devant quatre silhouettes sombrement brillantes, penchées au-dessus d’elle. Elle baignait dans une aura à la beauté glaciale. Des lacis d’ombres s’enroulaient sans cesse autour d’eux. Des remous d’une noirceur luminescente s’étendaient à travers l’étroit boudoir. Au cœur de ce cocon, le visage ingrat de la Matriarche reflétait la grâce. Le Mystic éprouva peu à peu une effrayante sensation de terreur, comme s’il contemplait là des êtres divins, surgis de l’aube des Ages. Il chercha à graver dans sa mémoire les traits des Quasteurs mais les mouvances qui les environnaient jouaient avec lui et les dérobaient constamment. Qu’importe !
Il ne doutait plus de la puissance de ces nouveaux Guides. Il ne désirait qu’une seule chose : les servir. Des larmes de reconnaissance brouillèrent sa vue. Lentement, la Sagesse se releva. Elle se tourna vers lui. Dans la longue robe blanche, elle apparaissait sévère et glaciale, pétrie d’une ténébreuse souveraineté. Les Quasteurs entouraient Eliléa. Ils la dominaient de la tête et des épaules, présences divines. Quand il prit conscience que leur attention était à présent fixée sur lui, il défaillit de joie. Eliléa Glashahadi parlait lentement, sans doute à son propos, mais il ne la comprenait pas, ne parvenait pas à ordonner le moindre mot. Son raisonnement était comme anesthésié. Il n’était plus qu’un brasier de sensations bouleversantes. Extasié, il n’avait d’yeux que pour eux, les nouveaux maitres de l’Ordre Ancien. Qu’importe ce qu’ils se disaient, Alory Amidiel bénissait à cet instant l’estime qu’ils lui accordaient en s’intéressant à son humble personne. Cela dura une éternité. Puis, brutalement, les Quatre s’évanouirent, laissant derrière eux une nouvelle arme à la disposition de la Sagesse. Un Mystic fanatisé, prêt à tout pour les satisfaire. La Femme Grise le contemplait avec une satisfaction évidente. Au bout de quelques minutes, elle l’enjoignit de sortir. Elle prétexta un besoin de recueillement. Alory obéit, sans poser la moindre question.
Eliléa revint s’assoir sur le banc. Elle paraissait songeuse. Soudain, derrière elle, une ombre s’avança qu’elle ignora jusqu’à ce que le nouveau venu prenne la parole.
— Etes-vous satisfaite cette fois, Ma Cilia ? demanda-t-il d’une voix chuintante.
La Sagesse ne releva pas la tête, ne se retourna pas vers le mystérieux individu.
— C’était parfait. Dorénavant ce bellâtre me mangera dans la main sans protester. Nous allons à présent nous occuper du cas de cet intrigant Porteur d’espoirs.
— Dans ce cas, avez-vous besoin de mes services ? Si non, je préfère quitter cet endroit au plus vite. Je ne me fais aucune illusion quant au sort que me réserveraient les vôtres s’il découvrait ma présence.
La Sagesse s’abstint de répondre. Elle connaissait trop bien les dangers qu’elle-même encourrait en sollicitant les services d’un tel individu.
— Je m’occupe seule de l’enfant. Mais nous n’en avons pas encore fini, vous et moi. Les Quatre disparaitront un jour. Quand les Clans reconnaitront ma suprématie. Jusque-là ne vous éloignez pas trop, Alghéshum. Les évènements se précipitent. En notre faveur. Et restez vigilant ! je n’aimerais pas vous perdre !

C’était évident : l’heure de son triomphe approchait. Ce soir-là, Eliléa Glashahadi se dirigea vers l’un des sièges armoriés dans la Grande Salle des Conseils avec cette conviction ancrée en elle. Elle s’y assit en soulevant les lourds replis veloutés de la robe couleur de nuit. Sans-nom frémit en découvrant celle qui se prétendait la nouvelle Sagesse des Mères des Clans, titre tombé en désuétude aux heures sombres de la première Vague. D’une maigreur incroyable, la peau crayeuse tendue à l’extrême sur une ossature d’oiseau de proie. Les yeux gris, teintés d’ivoire, se posèrent sur l’enfant sans la moindre bienveillance. Ils le fouillèrent avec une évidente jubilation. Les lèvres s’entrouvrirent sur un cruel rictus. Alors la Sagesse s’adressa au Prédestiné d’une voix haut perchée afin que l’assemblée, acquise à sa cause, puisse se délecter de ses paroles.
— Ainsi te voilà enfin devant nous, enfant perdu d’Yr’At’Thiel. Sois le bienvenu parmi les nobles représentants du peuple gris ! Avant de t’ouvrir les portes du Royaume, nous devons vérifier les allégations qui te mènent parmi nous. Approche en confiance, même si, pour notre part, nous ne partageons pas les croyances de notre malheureuse sœur Naharashi…
Des gouttes de sueur dégoulinaient dans le dos du garçon. Des chuchotements excités l’environnaient qu’il distinguait à peine. Il perdit le fil de ses paroles. Une appréhension soudaine le submergea. Il jeta autour de lui des regards inquiets et rompit immédiatement le lien perfide qui le liait à son hôtesse. Ce qui provoqua la colère de la Sagesse. Elle s’interrompit brusquement. Alors, pointant un index accusateur vers l’adolescent, elle déversa son fiel haineux.
Bas les masques !
— Les Quatre me chargent de dévoiler ta forfaiture. Tu prétends être l’Eliathan des Saints Livres, quelle impudence pour un si jeune humain. En quoi serais-tu le Porteur d’espoirs, imposteur ?
Déconcerté par ce brusque changement d’attitude, Sans-nom se racla la gorge avant de répondre. Dans la solitude forcée de sa chambre, il avait plus d’une fois imaginé la scène, rodé un discours qui lui permettrait dans un premier temps d’arrondir les angles, d’apaiser les tensions, en un mot, d’améliorer sa position afin de – C’était son but ultime. – rencontrer les Quatre pour leur prouver sa bonne foi. Mais sa voix dérailla dès la première syllabe.
Cette Mère-là, il ne l’aimait pas. Pas du tout même. Comment pouvait-elle se déclarer Mère des Clans au même titre que la malicieuse Naharashi Elivashavitara ou la douce Malahirava Nashiréa ! Elle n’en était qu’un sombre reflet au sein duquel bonté et compassion ne trouvaient pas leur place. Un profond sentiment d’injustice naquit dans son esprit éreinté. Pour quelle raison s’en prenait-elle à lui ? Pourquoi se justifier une fois de plus devant cette affreuse mégère ? Oubliant les sages recommandations de Bonne-amie, le fils de Tyrson bomba le torse. Il n’était pas dit qu’il serait ainsi humilié devant les Gris assemblés.
— Je ne prétends rien, clama-t-il d’une voix plus forte qu’il ne l’aurait fallu. Si l’on m’attribue cet honneur, c’est que les faits et mes actes semblent le suggérer. D’autres parlent pour moi ! Et je n’ai à répondre de ma qualité de Porteur d’espoirs qu’en présence des Quasteurs désignés par les Clans. Vous les nommez les Quatre. Que l’on me conduise devant eux. Nous verrons ce qu’il en est !
Dans le regard de la femme-enfant, une petite lueur sournoise luit une fraction de seconde. Défigurée par les nombreuses incisions superficielles qu’elle s’infligeait elle-même pour atteindre à la pureté de l’âme requise, son visage afficha une joie cruelle, presque enfantine. Décidément, cet humain réagissait comme elle l’espérait. Elle le mènerait facilement là où elle le désirait, c’est-à-dire à sa perte. 
— D’autres, oui, en effet… Notre sœur Naharashi Elivashavitara, dont tu as corrompu l’entendement et qui a sombré dans cette dangereuse obsession. Pauvre créature, si faible, si influençable. Heureusement, l’existence se montre miséricordieuse pour les plus fragiles d’entre nous. La mort est venue soulager ses souffrances. Oh ! tu l’ignores donc… Ainsi te voilà te réclamant Eliathan mais incapable de protéger tes amis des justes revers d’un destin capricieux. Notre sœur Naharashi Elivashavitara ne parvenait plus à affronter les souffrances qui perduraient après sa rencontre avec le démon, celui qui garde la cité interdite dont tu te prétends natif. Elle a fini par se livrer au Haut-Mal. Que les Dieux Inconstants la tiennent en miséricorde. Pauvre petite Mère, voilà où vous mènent certaines chimères. Une perte inestimable pour notre peuple.
 
Ma chère Elie, à cet instant, votre protégé ne reconnut pas la perfidie, dissimulée derrière la contrition de la Sagesse. Cette femme est monstrueuse, je le sais aujourd’hui, mais, alors, je ressentis seulement une terrible souffrance. Je ne soupçonnais pas les mensonges que renfermait le miel de ces mots. Vous perdre m’était inconcevable. Les affres de ce malheur me livrèrent pieds et poings liés comme vous le savez déjà.

La nouvelle inattendue de la mort d’Elie le frappa au cœur. Le visage pâle, il accusa le coup et serra les poings. Cette révélation fit écho aux doutes qu’il entretenait sur le sort de la petite Mère du troisième Clan ainsi qu’à cette terrible conviction que tous ses amis payaient, un jour ou l’autre, chèrement le prix de leur ralliement à la cause de l’Eliathan. Perdu dans la tourmente des sentiments, il entendit à peine la Femme Grise quand elle lui demanda une nouvelle fois de s’approcher. L’une des Matriarches le poussa en avant. Comme un automate, il monta les marches, les lèvres tremblantes, des larmes plein les yeux, la colère éteinte, la tristesse au cœur. Seule existait la peine, sincère et ravageuse.