Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

L'enfant perdu.
Livret 1 : Yrathiel.

 
Prologue 

Ce monde se mourait.
Une agonie qui durait depuis une éternité.
Comme aucun nom ne le désignait désormais, il n’était que l’ombre de lui-même, un fantôme de monde.
Surgissant des flots, éloignée des côtes et des hommes, Yrathiel, la blanche cité marine, filait sa quenouille à l’abri de ses hauts murs.
Immuable.
Rien, semblait-il, ne pourrait venir contrarier son songe éveillé.
Rien si ce n’est l’enfant.
L’enfant qui naquit alors à Yrathiel …
 
Chapitre un : La sentence.
 
L’enfant était assis à l’ombre d’un merlon, les genoux repliés contre sa poitrine. A son côté, un moëton au long cou lissait son plumage qui foisonnait de roux et de bruns. Il était rare de voir au cœur de l’océan l’un de ces grands oiseaux nés dans les plaines d’Opham. Et pourtant, le géant des airs était là, en Yrathiel, au centre de nulle part, preuve que cet âge n’était guère respectable.
De temps à autre, la menotte du garçon esquissait une caresse, glissait sur la rotondité d’une aile, jouait avec les rémiges. Si surprenant que cela puisse paraître, l’animal se laissait cajoler.
Dissimulé dans l’ombre du porche, Tyrson les contemplait avec émerveillement. Pour rien au monde, il n’aurait brisé cet instant de félicité que partageaient son fils et ce drôle de compagnon. A plusieurs reprises, il perçut autour d’eux des ébauches de tissages, de fugaces créations aux teintes chatoyantes qui disparaissaient aussi furtivement qu’elles étaient apparues. Des esquisses à la beauté si parfaite qu’elles l’effrayaient, lui un maître-façonneur accompli. Sans-nom était si jeune encore ; son innocence en ferait une proie toute désignée pour les nombreux prédateurs qu’abritait la cité, s’il lui arrivait malheur. Il devait le protéger, des autres et de lui-même.
Brusquement, le doyen des Collèges traversa la rotonde. Deux enjambées suffirent. Un sourire effaça un peu de la dureté de ses traits. La brise du large s’attardait entre les longues boucles noires. Sans-nom releva la tête, surpris. Il comptait à peine sept cycles de vie, d’une apparente fragilité, le regard pailleté d’une infinité d’étoiles. Le moëton, quant à lui, s’ébroua en signe de salut puis reprit sa toilette du bout de son bec arrondi.
­— Sans-nom, te voilà enfin !
Tyrson le serra contre lui.
— J’étais là, père.
— Tu sais pourtant que ça ne me plait pas. Je n’aime pas te savoir hors de nos quartiers lorsque je m’absente. Tu m’as promis ….
Loin de lui l’idée d’être furieux quant aux nombreuses escapades de son unique enfant, juste la volonté de le préserver. Yrathiel n’était pas tendre avec ses fils. Sans doute, avait-elle ses raisons, Ghaisus y veillait. Nul n’y pouvait rien changer. Aussi fallait-il que Tyrson reste vigilant jusqu’à l’heure de la Renaissance, le jour de son treizième anniversaire. Alors serait-il au moins à l’abri des meutes. Seulement Sans-nom n’était pas un enfant des plus dociles.
 
— Tu as de la chance que personne n’ait repéré ton protégé car, alors, je ne donnerai pas cher de ce sac de plumes. Il vaudrait mieux pour lui – et pour toi également – qu’il quitte Yrathiel sur l’heure.
— S’il te plait, père, ne lui en veux pas. C’est mon ami. C’est moi qui l’ai appelé. Et il est venu. Par-delà l’océan. Il est venu pour moi seul.
 
L’animal ignorait superbement les deux humains. Ses raisons à lui étaient encore assez confuses. Il s’était senti poussé vers Yrathiel par un obscur instinct – Pouvait-il imaginé qu’un Dieu Inconstant, Fol de surcroit, l’avait choisi lui comme l’une des pièces sur son échiquier ! - et demeurait là, assuré d’y être à sa place. C’était un esprit simple, sans aucune duplicité. Il était souhaitable qu’il en soit ainsi, du moins de l’avis du Néogrine. Une destinée ne se construit pas seulement avec des actions d’éclats mais s’élabore de multiples façons en tâches insignifiantes et obscurs auxiliaires, oubliés à peine leur rôle accompli.
Sans-nom s’arracha à l’étreinte paternelle. Il se dressa, bras écartés, comme pour le protéger. Son visage rougissait d’indignation.
— C’est mon ami, mon ami… le ton se voulait hargneux en répétant ces mots comme un leitmotiv. Mon seul ami !
Tyrson hocha gravement du chef. Il comprenait si bien ce que l’enfant ressentait. La solitude était son lot au quotidien. Jamais, depuis la disparition de Lyane, la mère de Sans-nom, il n’avait connu pareille détresse. Même si l’enfant remplissait sa vie, l’absence n’en était pas moins présente. Il lui suffisait de fermer les yeux pour que le visage fin, encadré de cheveux auburn, surgisse dans sa mémoire. Lyane était venue à lui des quartiers inférieurs sans rien exiger, un peu comme un miracle dans une existence morne et solitaire. Il ne lui connaissait aucune famille, pas la moindre appartenance à une communauté. Souvent elle s’absentait mais il ne s’en était jamais inquiété. Si forte était la passion qui les unissait. Sans un mot, sans une explication, elle revenait, délicieusement mystérieuse.
Durant cinq cycles d’une rare félicité.
Et puis Sans-nom était né. L’enfant d’Yrathiel ne comptait que trois saisons lorsque Ghaisus avait brisé leur bonheur en réclamant la présence de Lyane à ses côtés. Tyrson se souvenait de sa colère, et de son chagrin aussi, de cette ultime nuit passée ensemble sur la jetée, en communion avec l’océan. Cette nuit-là, Lyane s’était montrée lointaine, leur étreinte brève comme doit l’être un adieu. Puis elle était partie, les laissant seuls désormais. Comme nombre des indigents qui peuplaient les bas quartiers, elle ne se rendit pas au rendez-vous imposé par le maître de la cité dans les Brumes d’Onirie. Inlassablement, au cours des premières saisons, le façonneur la rechercha dans l’immensité des niveaux inférieurs puis, peu à peu, il y renonça pour s’occuper de leur trésor : Sans-nom.
« Pourquoi Ghaisus ? Pourquoi elle ? Pourquoi si tôt ? »
Le Tisseur se détourna, les yeux humides. Il s’approcha des créneaux et posa les deux mains bien à plat sur l’étrange chair tiède d’Yrathiel. Généralement, il y puisait de l’énergie. Cette communion éveillait de doux souvenirs. Son regard se perdit dans le réseau entrelacé des cours intérieures qui embaumaient sous leur parure bariolée.
— Un jour, il te faudra perdre l’habitude de n’en faire qu’à ta tête, mon garçon. Tu as le cœur qui déborde. C’est louable, mais méfiance… cela te jouera de vilains tours avant l’heure de la Renaissance. Quand respecteras-tu nos règles ? Quand accepteras-tu de te conduire selon mes recommandations ? Pour ton bien…
Sans-nom ne répondit pas. Il s’accroupit face à l’oiseau qui le dominait, majestueux. Celui-ci posa sa longue tête sur son épaule droite. L’enfant caressait le cou soyeux avec un plaisir évident et partagé.
 
Sans doute avais-je tort alors, Elie, de ne pas laisser les choses suivre leur cours mais je n’y pouvais rien, c’était plus fort que moi. Pauvre père, il se rendait si malheureux, toujours à me sermonner, à croire qu’il pourrait infléchir le cours des évènements.
 
— Je sais, père, soupira le garçon.
Il n’en pensait pas moins. Tyrson fit semblant d’être dupe. Une fois de plus.
Yrathiel n’était que lumière et douceur, cette saison-là. Une féerie de scintillements flottait sur les flèches, les arches, les tourelles et les dômes, dressés à la conquête des cieux. Habituellement, cette radieuse vision réjouissait le cœur des îliens, mais pas celui de Tyrson. Sur la cité modelée par les Inconstants à leur départ de ce monde, il devinait la flétrissure déposée ensuite par son maître omnipotent. L’homme portait sur le labyrinthe des escaliers, des enceintes, des jardins aériens et des tours enchevêtrés un regard dur, empli de haine.
Ghaisus était loin d’être le père bienveillant qu’évoquaient dans leurs prières ses concitoyens. Une conviction qui s’imposait à lui depuis nombre de lunes. Lyane n’était pas étrangère à cet état d’esprit. La belle inconnue l’avait entretenu des sordides desseins qu’elle prêtait au bien-aimé Ghaisus. Elle l’avait affranchi comme il se plaisait à le penser dans ses instants d’amère désespérance. Et il la crut. Pour son plus grand malheur. Peut-être aurait-il fini par ignorer ce terrible savoir s’il n’y avait pas eu ce fils, preuve ultime de leur amour, et la conviction que ce dernier courait un danger létal. Celui-là même qui lui ravit sa femme.
 
— Père, il est venu me visiter cette nuit encore, à la troisième heure.
Sans-nom se serra contre lui. Tyrson ne bougeait pas, pétrifié. Son cœur saignait.
— C’est terrible ! assura l’enfant en frissonnant. Pourquoi s’intéresse-t-il tant à moi ?
Il se blottit de plus belle contre la longue chasuble azurée, soudain au bord des larmes.
— Il restait là, si proche, à m’observer. Je ne le distinguais pas clairement car les brumes d’Onirie se sont épaissies avec sa venue mais je sentais sa présence. Elle me blessait. Je crois qu’il me convoite. Il me fait peur.
— Ghaisus est Douceur et Bonté, mon enfant.
— Il hait ce que nous sommes, plaida Sans-nom dans une nouvelle tentative de rébellion.
— Parfois les visions se révèlent dangereuses, tu le sais. Sa visite serait une bénédiction pour n’importe lequel des habitants de cette cité, une fête et un honneur. Tu n’es pas le seul qu’il rencontre à travers les songes. Je t’ai déjà mis en garde sur les sentiments hostiles qui t’agitent, plus encore lorsque tu abordes les rivages d’Onirie. Crois-moi, apprends d’abord à gouverner tes errances avant d’arpenter sans craintes les corridors des rêves. Quant à notre maître bien-aimé, accueille-le avec plaisir ! Il ne peut te vouloir de mal.
 
Il s’agenouilla auprès de l’enfant en prononçant ce pieux mensonge – « Faites qu’il n’en soit pas autrement, je me dois de le protéger. » - et il le maintint à bout de bras, cherchant à accrocher un regard. Il était tout amour en cet instant, le tisseur d’Yrathiel.
— Ne cherche pas à démêler les Songes. Les vérités en sont souvent absentes. Un jour, sois-en certain, elles t’apparaîtront, lumineuses. Et tu comprendras. As-tu pris du acka comme je te l’ai conseillé ?
Penaud, Sans-nom dodelina de la tête.
— Je n’aime pas son goût amer. Et après, ça me donne mal à la tête.
— La drogue offre l’oubli. Sous son emprise, notre Père ne peut lire en toi. Ce serait mieux pour tout le monde. Promets-moi d’y réfléchir. Juste avant de t’endormir.
— Oui, père.
— Bon, ne boude pas. A ton âge, il m’arrivait aussi de vouloir pénétrer l’Onirie. Six cycles encore avant que Ghaisus t’offre un nom de Vie. Alors Yrathiel s’ouvrira à toi. Crois-moi mon fils, tu deviendras le plus grand façonneur de Rêves que cette cité ait connu. Ghaisus sera fier de toi, et moi aussi. Patience.
 
Pourquoi me mentait-il ainsi ? Il aurait été si simple de me mettre en garde contre le démon qui infestait notre cité de ses odieux concepts. Plutôt que de me laisser me débattre dans la noirceur de l’inconnu ? Oh père …
 
Tyrson caressa la joue pâle et plongea un regard empli d’un amour démesuré dans celui, incertain, du garçon, pour y chasser les ombres du Dôme. Sans-nom entoura son cou de ses bras. Il l’embrassa avec force.
— Je t’aime, mon enfant, murmura le doyen des Collèges. Comme je t’aime…
Son souffle se fit si faible que les mots échappèrent au garçon.
— Prends garde à lui. S'il te connaissait aussi bien que moi, il te détruirait sur l’heure.
Tyrson resserra son étreinte. Ils demeurèrent ainsi un long moment sous l’œil indifférent du moëton.


Le gong retentit alors qu’ils traversaient les degrés intermédiaires de la cité menant aux Collèges des façonneurs de songes. La voix lugubre bondissait comme l’écho désincarné du premier appel, venu de l’extérieur, des portes de la cité, insaisissable, à peine le souffle d’une invitation. Le père et le fils marchaient côte à côte, main dans la main. D’une voix douce, Tyrson égrenait moult recommandations concernant l’Honorable Ghaisus. Apparemment, les îliens se satisfaisaient pleinement de l’état d’insouciance et d’oisiveté dans lequel le maître de la cité les reléguait, alors pourquoi Sans-nom devrait-il en souffrir. Il me ressemble, songea-t-il avec amertume, et sa douleur s’en trouva renforcée.
Sans-nom s’arrêta net, tendit l’oreille à la voix spectrale puis son visage s’éclaira d’un coup. Finis les sermons, la vie reprenait ses droits.
— Les oégirs, père, ils sont de retour. Oh, je peux y aller ?
Tyrson sourit, soudain bien empêtré dans un discours vide de sens. Il hocha la tête avec indulgence. L’enfant partit en trombe. Les sandales claquaient sèchement sur l’écorce blanche. Le père regarda la petite silhouette disparaître au premier coude du couloir qui baignait dans la lumière chaude, diffusée par Yrathiel, la cité des Dieux. L’appel s’en était allé ailleurs porter la bonne nouvelle car la venue du peuple des hauts fonds signifiait toujours le début de longues et joyeuses festivités. Un silence feutré l’environnait. Pour peu, Tyrson lui-même se serait senti parfaitement serein.
Sa main droite glissa dans l’espace, accrocha une fibrille qu’elle modela aussitôt avec l’aisance qu’offrent de longues années d’entrainement. Une fontaine iridescente jaillit sur son passage, nimbée dans une fine vapeur luisante qui ne pouvait qu’appartenir aux rêves d’un homme de cœur. Des arabesques l’enlacèrent, magnifiant la haute stature hiératique, rehaussant l’éclat de son regard d’un feu souverain. Le tisseur enchaîna plusieurs voltes élégantes, ce qui multiplia autour de lui les gerbes de lumière caméléon. 
Soudain de retour, le gong éveilla le Tisseur. Il se sermonna en silence. Le doyen n’avait pas à perdre de son précieux temps dans une rêverie stérile, à quelques heures à peine des premières Cérémonies. Il pressa le pas. Le quartier des façonneurs se situait au cœur de la cité. Il enchâssait le vortex de l’Onirie d’une cosse protectrice. Une activité débordante y régnait, telle une ruche aux premiers jours des chaleurs. Chaque collège – et ils étaient sept à cette époque – mettait la dernière touche à sa future prestation. Tyrson traversa les longues artères en saluant d’un bref hochement de tête ces confrères. Personne ne s’étonnait plus des manières peu orthodoxes de l’ainé des tisseurs. Il n’appartenait à aucun Collège. Tyrson créait seul. C’est ainsi qu’on l’aimait. Ainsi qu’on le respectait.
 
Au centre de l’immense cité, se dressait l’Onirie, un vaste espace de brumes abritées derrière une barrière en cristal. Il s’étendait sur tous les degrés de la cité, des cimes aux plus profondes entrailles. Traditionnellement, les Supérieurs de chaque Collège se retrouvaient la veille des cérémonies dans une crypte réservée aux officiants. Nul n’y pénétrait d’ordinaire. La lumière y était anormalement diffuse. Les Supérieurs présents représentaient les cent quatre-vingt-seize maîtres en l’Art précieux de façonner l’Onirie. Chaque maître-façonneur portait la couleur de son collège, du blanc immaculé au noir satiné. Des hommes de grandes valeurs, aux manières posées, courtoises, qui, malgré les cycles nombreux passés à régir leurs écoles, frémissaient d’impatience à l’approche de l’ouverture officielle des Cérémonies instituées par Ghaisus aussi loin que remontaient les mémoires. 
Tyrson répondit à leur bienvenue par quelques civilités, notant sans y prêter plus d’attention que les Ors et les Turquoises, qui comptaient le plus grand nombre d’affiliés, se tenaient légèrement en retrait. Ce n’était pas dans leur habitude. D’ailleurs, au fil des minutes, le doyen ressentit une tension inaccoutumée. Certains le fuyaient du regard, aussitôt les usages accomplis.
Inquiet, il frappa doucement des mains un rythme syncopé, repris par l’ensemble des maîtres-façonneurs. Lui faisant écho, un chant d’allégresse emplit la pièce. Tyrson y participa à peine. 
Ses pairs poursuivaient le chœur, vibrant d’une joie un peu trop fébrile de l’avis du doyen. Les minutes s’enchainèrent. Elles pouvaient se transformer en heures, ils le savaient tous, mais aucun n’aurait interrompu cette fois la Supplique, apprivoisant ainsi l’angoisse qui les taraudait dans le secret de leurs âmes.
Car, ce soir n’était pas un soir comme les autres. Cette cérémonie ne serait pas semblable aux autres. Tous en étaient intimement convaincus ; chacun avait reçu la visite du maître du Dôme. De cet entretien, pas un n’avait touché mot à quiconque. Tyrson était le seul à n’avoir pas rencontré Ghaisus. Et pour cause, lorsque s’inscrivirent sur un mur les noms des Elus, en lettres de feu, le sien figurait en tête de liste. Un murmure envahit la crypte.
TYRSON.
Cette saison, Ghaisus réclamait le plus estimé d’entre eux, une injonction accolée à celles de dizaines d’autres habitants d’Yrathiel. La liste ne semblait pas devoir se terminer. Là aussi, c’était exceptionnel. D’une générosité sans pareille, Ghaisus épargnait aux îliens les affres du vieillissement en leur offrant une place auprès de lui. La promesse d’une félicité divine, éternelle.
Sur des palettes de bois, les Supérieurs se hâtèrent d’inscrire les noms des Elus à l’aide de longues plumes taillées en biseaux. Ils les trempaient dans de petits encriers accrochés à leur taille par une ceinture de cuir. Puis les maîtres-façonneurs s’éclipsèrent en lançant des regards en coin vers l’homme immobile, le regard rivé sur les lettres finement ciselées qui lui dévoilaient enfin le fin mot de l’histoire. Certains, les moins nombreux, se réjouissaient en secret. Ceux-là espéraient bien devenir un jour le futur doyen. D’autres s’apitoyaient en silence. Ils connaissaient les liens qui unissaient l’homme et l’enfant. Et devinaient sa souffrance.
 
Tyrson mit un moment avant de surmonter l’hébétude dans laquelle la nouvelle l’avait précipité. Mille sentiments – incompréhension, douleur, colère, haine - se succédaient en lui. Lorsqu’il s’ébroua, il était seul et infiniment malheureux. Incapable de s’en retourner, le Tisseur ne savait qu’entreprendre.
Que deviendrait Sans-nom, une fois qu’il serait parti ? Ces chances de survivre dans la cité sans tomber sous la coupe d’une meute étaient proches du zéro absolu. Et Sans-nom n’intégrerait jamais une bande, il en mourrait. Cette conviction grandit, grandit puis l’anéantit.
— Pourquoi ? murmura dans sa détresse le grand échalas.
Le silence se fit si intense qu’il aurait pu être tranché en quartiers.
— Pourquoi ? tonna-t-il en brandissant les bras. Le visage placide n’était plus qu’un masque de fureur. Ne t’ai-je pas servi honorablement tout au long de ces cycles ? N’ai-je point distrait ton peuple de merveilleuses créations ? Ghaisus, réponds-moi ! Quel crime ai-je commis pour mériter pareille pénitence ?
Ses forces l’abandonnaient. Il tomba à genoux, mains jointes en une ultime supplique. Des larmes, les premières dans son souvenir d’homme, lui inondèrent le visage mais il ne les sentait pas. Il râlait comme un animal blessé. Un froid mortel investit l’étroite crypte. La lumière faiblit au point de n’être plus qu’un mince fil d’Ariane. Ecrasé par le chagrin, Tyrson balbutiait des brides de mots sans suite. Longtemps il resta ainsi prostré, insensible à la froidure extrême. Sur la paroi, les inscriptions s’effacèrent une à une. Seul un nom demeura. Tel un ordre. Une menace.
TYRSON.
Puis les lettres grandirent. Elles flamboyèrent, exsudèrent une chaleur qui transforma l’endroit confiné en fournaise. Alors un ultime frisson agita le Tisseur avant qu’il ne se relève. Le désespoir disparut de son regard, habité à présent par une implacable résolution.
— Ghaisus, – Cette nuit-là, le doyen des façonneurs parla d’égal à égal avec l’enfant-dieu. – laisse-moi demeurer en Yrathiel les cycles de vie qu’il reste encore à mon fils pour atteindre la Renaissance. Je te glorifierai au-delà de tes espérances ! Je créerai de tels tissages que ton enfant chérie, Yr’At’Thiel, s’en trouvera émerveillée pour l'éternité ! Permets-moi d’accompagner Sans-nom vers sa vie d’homme !
La voix se répercutait dans l’étroite salle aux arcades habituellement habitées de nuit, à présent gorgées de lumière. Le nom s’évanouit du mur, la chaleur chuta brusquement. L’habituel clair-obscur réinvestit les lieux. Cette promesse au timbre grinçant ne souleva aucune autre manifestation. Le doyen baissa la tête afin de dissimuler la flambée de haine qui envahit alors son regard gris d’hiver.
………………………………………………
 
Lisbeth marchait au sein d’un rêve. A l’instant même où apparaissaient les noms des promis sur le mur de la crypte, elle quitta les ateliers des peintres-créateurs. A présent elle gravissait les mille et une marches du Dôme d’un pas ferme, semblable à un automate. Certes elle ne comprenait pas ce qui la poussait à agir de la sorte. Rares étaient les îliens qui s’aventuraient dans le domaine réservé aux seuls Frères du Mystère. L’instant d’avant, elle contemplait sa dernière toile sur laquelle elle effectuait quelques retouches superficielles, un fin pinceau dégoulinant à la main ; l’instant suivant, dans une apathie ouateuse, elle franchissait des salles, des jardins et des galeries envahies par l’ombre crépusculaire que seuls des flambeaux, de loin en loin, repoussaient pour le moment.
C’était une petite femme replète, souriante, vêtue d’une tunique blanc cassé et d’un tablier plaisamment taché par les errances artistiques. Où se rendait-elle ? Elle n’en avait aucune idée. Sans doute s’était-elle endormie une fois de plus dans l’atelier. Mais ce songe avait quelque chose de surprenant et d’effrayant à la fois. Il semblait si réel. Heureusement une petite voix rassurante lui serinait qu’elle n’avait rien à craindre. Elle déboucha sur un palier baigné de nuit. Elle tressaillit sous la caresse d’un vent frais. Comment pouvait-elle frissonner de froid si elle rêvait ? La présence amicale souffla sur cette pensée et l’enjoignit à reprendre au plus vite l’ascension.
 
Au sommet du Dôme, l’immense porte à double battant la dominait au sein d’une obscurité poisseuse. Pourtant elle apercevait chaque détail. Des lourds écussons grimaçants aux veinules en bronze et aux excroissances cornues, suintantes d’humidité. Extatiques, deux Frères du Mystère, dans leurs parures sanguines, s’écartèrent sans un mot. Les serviteurs de Ghaisus, anonymes, le visage dissimulé sous une cagoule dépourvue d’orifices, désignèrent du bras une porte ronde, entrouverte, à main droite du portail monumental. Elle pénétra dans une salle immense. Un léger courant d’air l’avertit que la porte se refermait derrière elle. Là aussi, la nuit régnait sans partage mais, s’étonna-t-elle avec une pointe d’appréhension, elle découvrait comme en plein jour les hautes arcades à ogive, les bas-côtés où des ombres se déplaçaient, d’autres serviteurs difformes. Si elle avait eu le contrôle de ses membres, Lisbeth aurait fui ce tombeau. Jamais elle n’aurait imaginé qu’un endroit aussi sinistre puisse exister dans sa chère cité.
« Tu rêves, ma belle, s’encouragea-t-elle » Ou était-ce la voix inconnue ! Un rêve qui se transformait peu à peu en cauchemar. 
Au centre de la coupole se dressait le plus étrange des sièges. Un trône. Démesuré, surchargé de monstruosités à ses yeux profanes. Certaines scènes de ce bestiaire lui donnèrent la nausée. Afin d’échapper à ces visions dantesques, elle plongea son regard dans la noirceur qui l’occupait. Une forme vaguement humaine, recouverte d’un semblant d’étoffe scintillante, surmonté d’un col rigide bardé d’éperons métalliques. A l’intérieur se mouvait une épaisseur qu’elle pouvait, avec un peu d’imagination, concevoir comme le visage d’un être incroyablement laid. Deux foyers s’illuminèrent entre les bourrelets de nuit. Lisbeth se recroquevilla éperdue, dans un coin de son esprit. Refusant qu’un tel être infernal puisse vivre auprès de Ghaisus, dans sa propre maison.
 
Pourtant, la petite femme marcha d’un pas volontaire jusqu’au trône. Face à la première marche du piédestal, elle releva la tête crânement, sans l’once d’une hésitation. Des vagues orageuses déferlèrent autour d’elle. Soudain elle réalisa que ce qu’elle prenait pour l’écho d’une tempête lointaine n’était que la conversation des deux êtres présents sous le Dôme. Cette révélation la glaça davantage. Elle supplia pour que son tourment prenne fin. Qu’elle retrouve le cours de son existence oisive le plus vite possible. Loin d’une réalité qu’elle n’acceptait pas. Loin de ces créatures. Loin de Ghaisus.
 
—  Quelle exquise surprise, ma belle ! Et si inattendue !
La voix, rocailleuse, roulait avec un cynisme dégoulinant de dédain sous les arches de la vaste salle. L’ombre se pencha en avant, les brasiers s’élargirent et une fine ligne ignée se dessina lorsqu’il ébaucha un rire ressemblant davantage aux feulements d’une nuit sauvage.
-— Je te salue, Capitaine Ghaisus, par ma volonté Seigneur d’Yrathiel !
— Adorable Voile, inutile de raviver ce passé suranné. Ta présence s’est fait attendre cette fois. Sais-tu que je me suis langui de toi ! Je te croyais au loin, trop occupée à fourbir les armes des Protecteurs pour te soucier de mon malheureux calvaire. Ainsi te voilà de retour, et depuis quand vivions-nous côte à côte ?
Aucune réponse. L’enfant-dieu poursuivit.
— Je t’ai souhaitée si souvent. Mais tu m’ignore… moi, pour de misérables créatures humaines, à moins que ce ne soit pour l’un de ces géants gris dont tu affectionnais tant la présence et les caresses autrefois.
Le silence perdura. La petite femme qui portait le nom de Lisbeth ébaucha un bref geste de la main, peu encline à relever les propos acerbes. Elle inspectait le Dôme qu’elle avait connu éblouissant de lumière, d’un faste princier, à l’époque où elle partageait la couche de Ghaisus.
Tant de noirceur ! Elle regretta de ne pas avoir réagi plus tôt. Enfin l’ombre, sur le trône, la domina, prête à fondre sur elle.
— L’as-tu trouvé cette fois ? La clé ?
— Non, Seigneur, rien n’a changé depuis notre dernière rencontre. Et nous savons, toi et moi, qu’il nous faut attendre…puisque ce jour viendra. Pourquoi vouloir brusquer nos destinées ! Vois ce que tu t’infliges, Ghaisus ! vois les tourments qui t’accablent à forcer le cours des évènements ! Pourquoi t’obstiner malgré d’incessants échecs ?
Un hurlement dantesque mit un terme à sa plaidoirie. L’ombre s’agita sur le siège. Chaleur et puanteur déferlèrent par vagues jusqu’à la minuscule silhouette humaine qui résista au plus fort de la tempête.
— Alors tu es venue contempler ma déchéance ! me tourmenter davantage ! Nos Pères nous ont enfermés dans ce monde moribond. Jamais je ne m’y résoudrai. Jamais, entends-tu Voile ! Je trouverai un passage, quitte à détruire toute vie en mon Domaine.
— Je suis restée de mon plein gré sur ce rivage, Ghaisus. Rappelle-toi… et tu m’accompagnais alors. Tu m’as suivi, valeureux Capitaine, pour combattre la vermine blanche. Tu ne peux renier notre engagement.
— Oh, oui, je connais suffisamment cette histoire, ma belle. Te souviens-tu que nous ayons été amants autrefois ? Je connais tes misérables petits secrets… et ta pitoyable espérance. La Prophétie, un fatras de miroirs aux alouettes. Nous en avons été les instigateurs, manipulés brillamment par nos maîtres divins. Les Inconstants nous ont abandonnés. Ils se fichent pas mal de ce qu’il advient de leurs progénitures.
Ghaisus laissa filer le silence, espérant sans doute qu’elle réagirait. Mais rien ne se passa alors il continua, s’enflammant au fil des minutes.
— Lors de la Première Vague, j’ai combattu le Mur en leurs noms pour protéger ce que je croyais être notre héritage. Une bien folle utopie. Et une terrible erreur. J’ai été dupé, effroyablement dupé par mes pères, rejeté sur ce rivage de mort. MOI ! je n’ai jamais choisi cette létalité ! Jamais ! L’Espoir n’existe pas…
Lisbeth se déplaça. Chaque rencontre se déroulait de la sorte. A quoi bon chercher à le ramener à la raison. Sur le point de s’en retourner, Voile-de-Nuit se rappela l’enjeu de sa visite. L’enfant. Elle s’enveloppa d’une flamboyante aura. Elle grandit. Des lucioles de lumière flottaient autour d’elle. De suaves fragrances marines débusquèrent la pestilence entre les colonnes, au creux des alcôves, transformant l’atmosphère vicié d’un coup de baguette magique. Voile-de-Nuit s’avança au plus près du Trône. A présent, les enfants-dieux s’affrontaient d’égal à égal. L’ombre et la lumière. Seulement la Terreur qui sommeillait en Ghaisus depuis les temps lointains de la Première Vague ne pouvait être aussi aisément vaincue. Son agonie perdurait depuis trop longtemps. Tels étaient son fardeau et son destin.
— Jadis je t’ai recueilli à Thiel l’Immortelle, désespéré, aux abois. Puis je t’ai conduit en Yrathiel pour y trouver la paix de l’âme, mon pauvre ami, au plus près de la porte. Pourquoi ne pas attendre qu’Eliathan nous délivre. Vois ce que nous sommes devenus… la terreur distillée par les Autres t’a poussé à pratiquer la plus sombre des nécromancies. Qu’y as-tu gagné ? Qu’y as-tu perdu ? Renonce, mon aimé…
Il l’écouta sans trahir la moindre émotion. Alentour, l’air, lui-même, paraissait s’être cristallisé. De petites risées lumineuses s’échappaient de la silhouette féminine pour venir caresser l’amas de noirceur calé sur le trône. Les yeux de braise s’étaient presque éteints. Il n’était plus que ténèbres, ruminant d’anciens griefs. Pourtant, quand il daigna répondre, ce fut sur le ton geignard d’un enfant coléreux qui répétait une sempiternelle rengaine.
 
— Qu’espérais-tu en venant ici au sein de ma misérable geôle ? Mon père était humain, ta mère était une Première, elle. Voilà ce qui nous sépare. Alors point de sermon. Nous sommes aussi différents l’un et l’autre que le sont l’eau et le feu. Je ne possède pas la légendaire patience des Régisseurs, Voile. Oh non, je n’attendrai pas que la Dernière Vague te convainque du bien fondé de mes propos. Personne ne viendra nous tirer de ce bourbier, ton espoir est chimérique. Cet Eliathan n’est qu’une duperie de plus. Il repose sur les promesses de nos Pères. Les Dieux Inconstants sont aussi versatiles que pervers. Voilà la vérité vraie. Tu as déjà eu plusieurs fois l’occasion d’accomplir leur maudite prophétie… et pour quel résultat ? Dis-moi ! une nouvelle Vague de mort et de misère ! Jamais nous ne parviendrons à vaincre les Autres, jamais. Oh… comme tout cela m’ennuie ! nous avons déjà eu cette conversation des milliers de fois, en pure perte.
Elle tendit la main. Sa voix se fit tendre, suave, cajoleuse.
— Ghaisus, renonce à assassiner ton peuple de la sorte. Ne l’entends-tu pas gémir dans les couloirs de l’Entre-Mondes ! Mon ami, je t’aiderai à rejoindre l’autre bord lorsque l’heure aura sonné. Souviens-toi, nos bienfaiteurs ont promis de tendre une ultime passerelle. Ainsi en a-t-il été décidé par la Source. Ce jour heureux, je me tiendrai à tes côtés comme jadis. Alors pourquoi t’infliger ces tourments ? Tu t’illusionnes en choisissant une autre voie. Laisse les îliens en dehors de tes errances morbides. Ne les rends pas responsables de tes malheurs. Abandonne et je viendrai vivre auprès de toi jusqu’au jour de l’Appel. Nous quitterons ce monde sans attendre la venue du Porteur d’espoirs.
Il la laissa se dévoiler peu à peu avec un étonnement croissant. L’enfant-dieu vibrait d’une intense compassion – inaccessible pour lui – et elle s’abaissait même à l’implorer, fière et indomptable Voile-de-Nuit. Impensable.
Sa rancune jouissait de chaque mot prononcé alors par la traîtresse. Il choisit la désespérance, tendant à son tour une toile insidieuse. Il y mêla vérités et mensonges en un délicieux cocktail destiné à endormir la méfiance de la quémandeuse.
— Mon Peuple ! Ce troupeau bêlant ! Avec ta bénédiction, je les ai attirés jusqu’ici puis je les ai façonnés afin qu’ils conviennent à la tâche à laquelle je les destinais. De loups, j’en ai fait des agneaux. Que m’importe la perte de quelques-uns si elle m’offre la délivrance. Je suis prêt à sacrifier chacun d’entre eux, vois-tu. Quand l’Appel résonnera sur le Continent, tu te joindras aux derniers représentants des Anciennes Alliances. Tes forces te le permettent. Je sais que tu vas et viens à loisir dans ce qui reste des terres libres mais, moi… Moi… MOI, contemple-moi ! je suis cloué là, à ce rocher d’Yrathiel. As-tu les pouvoirs de ma délivrer, ma Belle ? Regarde ce qu’ils m’ont infligé pour avoir renié mes serments et fui la bataille. Maudit, ils m’ont déchu… maudit, je survis ! Maudit, je les exècre !
 
La femme rapetissa pour retrouver une taille humaine. Le halo intense s’effaça. Elle baissait la tête, visiblement affligée.
— Je t’aiderai à combattre le mal qui te ronge, mon ami, dit-elle d’une voix sourde. Ensemble, nous réaliserons les prophéties des Dieux Inconstants. Rien ne s’oppose à ta guérison si tu mets un terme aux agissements qui t’infectent jour après jour. Seulement si tu persistes, l’Entre-Mondes te détruira bien avant que les Autres n’atteignent Yrathiel. Renonce à bâtir un nouveau couloir ! Dès à présent. Aucun d’eux ne doit mourir lors des Cérémonies, promets-le-moi !
Et Ghaisus promit dans un râle. Il la suivit de son regard de braise comme elle quittait les lieux. Voile-de-Nuit avait toujours adoré emprunter ces odieux oripeaux humains. Pour peu, il se serait vengé sur la femelle qui l’accueillait si complaisamment. Cette visite impromptue le troublait profondément. Pourquoi intervenir maintenant ?
Il aurait été bien insensé de croire qu’elle s’affligeait de son état.
Alors QUI ? QUI protégeait-elle ?
Soudain il éclata d’un rire assourdissant. Il ne restait que quelques heures, avant le début des Premières Cérémonies. Cette fois, il réussirait à fuir Yrathiel, malgré les dires de la traitresse.   

Chapitre deux : Les brumes d’Onirie.

Une course effrénée mena Sans-nom dans la douce chaleur d’un après-midi des Grands Calmes. Il emprunta des raccourcis vertigineux car il ne craignait pas de franchir des arches aussi étroites qu’une poutrelle. Cela sans ralentir le rythme, la semelle ferme, le souffle léger. L’enfant aimait arpenter librement la cité depuis son plus jeune âge. Encore un travers que n’encourageait pas Tyrson.
Finalement, Sans-nom franchit un pont pour rejoindre la large ceinture extérieure. Petit à petit, elle s’imposa à lui. Avec son foisonnement de tourelles, de balcons, d’enclaves, d’arches aériennes qui s’échappaient en de fragiles voiles translucides dans la lumière crue comme des lacis de feu. Encombrée par une foule joviale, l’avenue descendait doucement vers le Haut Portique, ouvert aux tous venants. Ce qui n’était pas habituel. Il existait bien, ici et là, des porches qui permettaient de quitter la cité mais ils étaient étroitement surveillés. Les Hautes Portes, elles, ne s’ouvraient qu’au cours des Cérémonies. Alors Yrathiel déversait un flot de promeneurs sur les jetées qui cernaient aux deux tiers la cité et en constituaient le socle.
Au-delà rugissait l’océan. Habituellement vide. Aujourd’hui, de longues embarcations aux voilures multicolores recouvraient les eaux assoupies. Sans-nom adorait se rendre sur la jetée. C’était là une occasion d’échapper à la cité qu’il ne ratait jamais. Autour de lui, le peuple de la Mer installait sur de simples étals en bois les merveilles rapportées du lointain continent. Des paniers en osier débordaient de tissus et de merveilleuses parures à la folle excentricité. A des trépieds pendaient une multitude d’objets plus étranges les uns que les autres qui attiraient les regards dubitatifs ou interrogateurs des badauds. Certains décrochaient une de ces merveilles, la tournaient et retournaient avant de se l’approprier ou de la reposer pour s’arrêter deux pas plus loin devant une nouvelle trouvaille. Tout au long de l’après-midi, des oégirs déversèrent à flux continu un foisonnement de denrées, d’énormes barriques, des bois d’essence rare et des cages qui abritaient une ménagerie bruyante. Sans-nom évitait les grands hommes-poissons. Leur proximité le remplissait d’un indéfinissable malaise, d’une peur sans commune mesure avec la présence de Ghaisus certes, mais qui lui retournait l’estomac. Il n’en avait soufflé mot à personne. Tyrson, lui-même, l’ignorait. Sans-nom craignait simplement qu’il lui interdise l’accès. Il ne désirait pas non plus ajouter à ses craintes de nouveaux sujets de préoccupations. Il savait combien son père s’inquiétait pour lui.
 
L’œil aux aguets, l’enfant déambula au gré de sa fantaisie, s’arrêtant pour déguster un fruit juteux ou caresser les yeux fermés de lourdes peaux bleutées, aux rayures symétriques, dont il aimait à imaginer sans trop de mal l’énigmatique propriétaire. Une atmosphère de quiétude habitait les lieux. Nul cri, nulle excitation intempestive, même l’océan semblait touché par un enchantement. Car les meutes évitaient de venir troubler la fête diurne. Elles attendaient la nuit avant d’investir l’endroit. Le jour durant, c’était un havre paisible qu’aucun îlien n’aurait osé profaner par une dispute.
 
Des instants délicieux, les seuls souvenirs qu’il me reste de mon temps en Yrathiel, ma mémoire ayant parfois quelque mal à réveiller les souffrances enfouies. Sans doute ceux que je regretterai jusqu’à mon dernier jour. Un temps qui, dans cette flambée de petits bonheurs inestimables, tirait à sa fin.
                                         
Au détour d’une allée, le garçon ouvrit de grands yeux ébahis. Dans une petite cage dorée sifflotait un étrange passereau aux plumes argentées et au bec d’or. Ses yeux étaient des rubis flamboyants. Le chant en était si doux qu’il berçait le cœur de langoureuses émotions. Un puissant besoin d’acquérir l’automate envahit l’enfant. Sa provenance ne faisait aucun doute : son lustre et la finesse de la ciselure proclamaient qu’il n’était pas l’œuvre d’un artisan humain mais d’un Premier, les seuls à posséder encore la magie des temps anciens. Le charme qui animait le volatile fonctionnait à la perfection. Il ne disparaîtrait qu’à la mort de son créateur.
Les oégirs rapportaient de merveilles de ces lointaines contrées inaccessibles. Ils exploraient également les fonds marins des Fosses, pillant les trésors de royaumes engloutis jadis. Rien, pourtant, de comparable à cette parfaite illustration de la vie. Il tendit une main hésitante vers l’automate enchanté qui redoubla d’ardeur, attentif à l’extase naissant chez son jeune public. Jamais Sans-nom n’avait rien vu ni rien entendu de plus beau. Plongé dans cette contemplation extatique, l’enfant ne prit pas garde à la créature qui s’approchait derrière lui. Nue, sa peau écailleuse luisait de reflets argentés. Des muscles noueux roulaient sur la longue ossature. Encadrée d’une abondante chevelure laiteuse qui lui battait les hanches, le visage aplati de l’oégir reflétait un mélange de malice et de cruauté. Une longue main palmée se posa sur l’épaule de l’enfant.
—  Prends ce présent, petit d’homme. Tu combleras d’honneur Ras Paille en l’acceptant.
La voix était basse et rauque. Sans-nom sursauta violemment. Il s’arracha à l’étreinte d’un bond de côté en tremblant comme une feuille d’automne. Ses yeux exorbités fixaient l’homme-poisson.
—  Voyons, petit d’homme, continua Ras Paille, décrochant la cage dorée avant de la tendre au nez du gamin pétrifié.
Visiblement, cette situation l’amusait. La peur primale, parfaitement identifiable dans le regard du petit d’homme, flattait l’ego du Passeur. Sans-nom s’enfuit, bousculant au passage des promeneurs médusés. Il enchaîna les allées, contourna la cité qui surplombait d’un millier de pieds le socle cendré des jetées. Lorsque le souffle lui manqua, il en avait atteint l’extrême limite. Là, la foule était parsemée. Les étals moins reluisants qu’aux abords du Haut Portique. Indifférents, quelques oégirs se prélassaient, assis au bord de l’eau. Sans-nom se glissa dans un creux de roche. Ses mains s’agitèrent au sein de l’éther avec frénésie. En un rien de temps, elles liaient les fibrilles d’énergie, les façonnant avec un art consommé. Aussitôt achevé, le cocon ouateux le déroba aux yeux du monde. Il se recroquevilla dans un espace de lumière et de paix. En son sein, Sans-nom retrouva au fil des minutes ce calme intérieur que, seule, l’Onirie lui apportait. Il demeura ainsi jusqu’à ce que la lumière céleste se tamise lentement, annonçant l’imminence d’une magnifique soirée. A travers les fils oniriques, son regard dérivait de temps à autre vers les tables chargées de cages caquetantes. Il suspendait sa respiration chaque fois qu’un oégir approchait.
Avec le soir, Sans-nom retrouva un peu de lucidité. Au souvenir de la folle équipée, il tourna et retourna dans sa tête les raisons de cette incoercible répulsion. Là encore, il se savait différent des autres îliens. Les créatures aquatiques se montraient loyales envers ceux de la cité, des serviteurs du maître envers lesquels, jamais, il n’avait entendu le moindre reproche. Cette peur lui était personnelle.
Il m’est plus facile à présent de comprendre mon aversion envers le peuple de la mer. Aujourd'hui que je connais l’infernal pacte qui le lie à l’enfant-dieu Ghaisus. Petite Mère, ce que je ne m’explique toujours pas, c’est comment l’enfant que j’étais alors soupçonnait à ce point l’hideuse tragédie. Du moins, est-ce là un des premiers signes de ce Destin qu'il me faut assumer à présent, ma chère Elie.
Avais-je déjà le choix ? Selon vous, j’ai toujours disposé de mon libre arbitre. Même en Yrathiel ? Pour ma part, j’en doute ….

A la nuit noire, Sans-nom décida de quitter son refuge. Des lucioles lumineuses étaient disposées sur les quais dans des globes de cristal. Les rires résonnaient plus forts dans une atmosphère devenue festive. Des perces de tonneaux étaient installées de loin en loin. Chacun s’y abreuvait à loisir. De doux fumets de viandes et de poissons grillés flottaient dans l’air frais. L’océan lui-même retrouvait un second souffle. Sa voix puissante orchestrait les mélopées que déversaient les courtines.
Sans-nom se glissait au milieu de la foule étourdie. Il picorait en voleur confirmé au banquet, toujours en mouvement, l’œil en éveil, prêt à décamper. L’enfant excellait à ce petit jeu. Il y allait de sa sécurité car, malgré la bonhomie ambiante, Yrathiel possédait des crocs et des griffes. Pour un non-né s’entend. Les solitaires représentaient des proies toutes désignées, vite oubliées, à l’appétit des meutes en particulier. Sans-nom les craignait plus qu’il les haïssait. Ainsi dès qu’il apercevait l’ombre d’un enfant, de plusieurs, se fondait-il discrètement dans le paysage sans demander son reste. Le fils de Tyrson traîna plus que de coutume en dehors d’Yrathiel, sachant le Tisseur occupé, la veille des Cérémonies. Comme il évitait de se mêler à la foule, il ignora jusqu’à l’ultime instant l’incroyable nouvelle qui se répandait comme une traînée de poudre. Lors des prochaines Cérémonies, Tyrson, le doyen des Tisseurs, siégera auprès de Ghaisus, le Fondateur, l’Ame, le Guide … 
                                                                                                  …………………………………………………….
Lisbeth se contemplait dans le miroir étamé garni d’émaux qui surmontait la coiffeuse. Son corps était las, ses traits tirés. Elle déposa la brosse sans quitter des yeux son reflet. Quelle étrange nuit ! De son sommeil agité, il ne demeurait que les vagues brides d’un cauchemardesque périple. Elle qui ne rêvait jamais. La petite femme se sermonna en ouvrant devant elle plusieurs flacons d’où se dégagèrent d’agréables senteurs de violette, de mauve et de fleur de sauge. Elle appliqua la crème à base de saindoux et de lait d'amande sur son visage aux cernes creusés puis choisit une tenue légère pour la soirée à venir. Elle jeta sur la couche un châle écarlate en prévision des fraicheurs nocturnes puis se para de plusieurs bracelets de perles. Lorsqu’elle quitta l’atelier, la mi-journée approchait. Le soleil flamboyait sur les travées extérieures. Elle allait retrouver un vieil ami, Juiluis, amant occasionnel et sculpteur de vocation. Ensemble, ils assistaient aux féériques spectacles que les Collèges concoctaient en secret, au cours de la saison des tempêtes. Peu à peu, les terreurs nocturnes s’effacèrent. Elle croisait de petits groupes de promeneurs, plongée dans ses réflexions, sans trop y prendre garde. Pour ne pas avoir à multiplier les ascensions, elle choisit les coursives extérieures. Les jardins embaumaient de milliers de fragrances, de blancs oiseaux planaient paresseusement à distance des parterres et des balcons. La chaleur augmentait progressivement.
Elle traversa un parc aux bancs de grès blancs et de bassins poissonneux, parsemé de buissons surchargés de baies. Elle s’arrêta pour déguster les fruits sucrés. Quelques instants, elle admira la vue majestueuse du Haut Portique et des jetées léchées par l’immensité marine. Des dizaines de petites voiles blanches s’agitaient au gré des vagues. Lisbeth songea qu’il lui faudrait rapidement effectuer de premières emplettes auprès des oégirs avant que les denrées les plus précieuses ne viennent à manquer, l’empêchant d’exercer son art. Lorsqu’elle reprit sa route, elle inventoriait en pensée la liste de ses priorités : malachite, pigments végétaux, plumes et poils pour les fins pinceaux et toiles d’origine animale principalement. Accaparée par cette tâche fastidieuse, elle ne le vit pas immédiatement. Il n’était qu’une ombre lancée à ses trousses. Elle montait un escalier lorsqu’enfin, elle prit conscience de sa présence. Se retournant d’un geste vif, elle l’entrevit un instant, sur la première marche. Un enfant gringalet, habillé d’un simple pantalon de toile, le torse nu. Qui se volatilisa dans un souffle.
Encore sous l’influence de sa nuit calamiteuse, elle pressa le pas, jetant de temps à autre un regard derrière elle. Quand l’enfant réapparut, il n’était plus seul. Deux autres l’accompagnaient. « Des rabatteurs, songea-t-elle soudain sans raison apparente ». Envahie par un sombre pressentiment, elle accéléra l’allure et quitta au plus vite les travées désertes pour rejoindre le centre de la cité et la foule protectrice. Seulement, l’instant suivant, elle se raillait d’elle-même. Une mauvaise nuit et voilà qu’elle envisageait le pire. Toutefois un regard en arrière lui suffit. Le trio se rapprochait, franchement hostile.
« Ils sont là pour moi, pensa-t-elle avec effroi. »