Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

L'enfant perdu.
Livret 3 : Galadorm.

 
Chapitre 10 : Seul.

L’eau glacée lui montait jusqu’aux cuisses, noire et visqueuse. Des racines se déployaient autour de lui, offrant un étroit passage où il se glissa avec d’extrêmes précautions. Sans-nom réprima un frisson. Il se força à progresser à l’aveugle, mains en avant. Soudain le sol se déroba sous ses pieds. Désespérément, le garçon s’accrocha au lacis en réprimant un cri. Du pied, il tâtonna jusqu’à rencontrer un support qu’il supposa être une racine maîtresse immergée dans l’eau glacée. Elle était suffisamment imposante pour qu’il s’y repose. Ainsi, à tâtons, il émergea peu à peu de l’étreinte liquide. La racine sur laquelle il marchait possédait des dimensions proprement monstrueuses. Autour de lui, le réseau filandreux des radicelles s’évasait comme une voute souterraine. Sans-nom claquait des dents sous la morsure du froid. Pourtant il se sentait en sécurité. Hésitant, l’enfant s’assit en tailleur. Il serra les bras autour de son manteau dégoulinant. Puis il souffla entre ses mains jointes à plusieurs reprises.
—  Allonge-toi, Vieux Saule va te réchauffer… si tu l’y autorises.
La voix du Sylvestre se répercutait en échos. Sans une hésitation, Sans-nom étendit les jambes, ôta le paquetage qu’il déposa sur son ventre et se cala contre l’écorce pâle. La cuirasse le gênait un peu mais il s’y résigna. Pas question de la retirer. Ses mains agrippaient le sac à bandoulière. Peu à peu, une douce chaleur s’insinua dans ses membres.
— Bavardons un peu, veux-tu !
Sans-nom s’esclaffa intérieurement. Il est vrai que la situation prêtait à sourire. Tant d’heures passées à espionner le Premier-Né. Tant d’énergie dépensée à élaborer des plans pour lui dérober son bien. Sans-nom éprouva une brusque bouffée de honte. A posteriori, il n’était pas fier d’une si misérable intention. Cette pensée lui devint soudain intolérable.
— Je ne pouvais savoir, s’excusa l’enfant penaud.
— Que je n’étais pas cet affreux croquemitaine que te dépeignaient tes petits camarades de la Sylve. De méchants petits drôles ces lutins, je ne les ai jamais aimés. Trop irrévérencieux à mon goût. Toutefois je leur rendais bien, mes gaillards. Une manière comme une autre de passer le temps, vois-tu ! Pour un Saule s’entend !
Un rire clair dériva autour de lui. La chaleur s’accentua. Peu à peu Sans-nom eut la sensation de s’éloigner loin, très loin de la réalité. L’enfant disparaissait au sein de l’aubier ligneux, enchâssé dans un écrin qui libéra son esprit de toute contrainte physique. Apaisé, il flottait au cœur de la sève primale.
— Si vous m’aviez accueilli avec bienveillance, nous aurions fait connaissance, constata Eliathan en soupirant. Que de temps perdu ! Nous aurions pu être amis.
—  De bien charmantes pensées. Sans doute… et après. Il m’aurait fallu assouvir ton insatiable curiosité et répondre à mille questions. Oh, je te connais plus que tu ne le crois. Ma vision s’étend bien au-delà de cette misérable combe où mon état me contraint de vivre.  Plus d’une fois, j’ai suivi tes courses, – Il rit de nouveau. – enfant perdu d’Yr’At’Thiel.
Pour une raison qu’il ne sut préciser, Sans-nom s’en trouva agacé. Il estimait avoir été remarquablement discret aux abords de la combe : « Merci pourtant de me venir en aide. »
—  Oh, je paye ma dette envers notre Dame. Là où je te conduis, ces démons ne pourront t’atteindre. Gasthil, ils arrivent !
Une lumière crue aveugla Sans-nom qui se retrouva au côté du Maître des Arts Combattants, au centre de la combe. Dans le même temps, son corps inerte emporté vers le nord-est, enserré dans un étrange vaisseau de sève et de bois noble, par une volonté tutélaire qui avait assisté à l’éveil du monde.
Le corps nu, peinturluré de bleu et d’ocre, les oégirs dévalaient la pente en braillant. Le Gasthil recula jusqu’à se fondre dans l’ombre de son imposant allié. De ces poings jaillirent des éclairs purs qui tranchèrent de larges sillons écarlates au sein des assaillants. La longue chevelure végétale frémit à son tour. Elle happa les plus téméraires, balançant leurs corps disloqués au loin. Des dizaines d’hommes-poissons moururent ainsi. Foudroyés, brisés, écrasés. Puis l’assaut se tarit. Les rescapés s’échappèrent du piège dans un silence humiliant. Alors le Maître des Arts Combattants s’avança à découvert. Il tenait une faux scintillante à la lame courbe. Tel un moissonneur, il acheva ceux qui n’avaient pas fui. Par deux fois, les créatures marines se jetèrent à l’assaut. Par deux fois, le Gasthil et le Sylvestre les repoussèrent au prix de la mort d’un grand nombre d’entre eux. Les corps s’amoncelaient sur la rocaille. Le Maître des Arts Combattants se déplaçait calmement, avec une terrifiante assurance. La faux tranchait les chairs, éteignait les Flammes de Vie. L’effroi habitait les loups du Shawat Ras Lighors.
Au sommet de la dépression, des oégirs apparurent, portant de grands arcs d’if. Sans-nom n’en avait jamais rencontré de semblables. Ils étaient vêtus de pagnes courts à franges, parés de colliers et de torques d’argent. Des bandeaux ornés de plumes, rouges, jaunes, grises, retombantes ceignaient leurs longs cheveux blancs. Derrière eux, d’autres trainaient de lourdes barriques ventrues. Les archers y trempèrent les pointes en pierre. Par avance, l’enfant frémit, saisi par un horrible pressentiment. La volée de flèches enflammées s’abattit sur Vieux Saule. Lorsque les premières pénétrèrent le feuillage, le feu d’Elme embrasa les bras tentaculaires du Premier Né. Un hurlement bestial salua l’incendie mais cette explosion de triomphe mourut presque aussitôt. Comme par magie, - une puissante magie forte ancienne - les flammes s’éteignaient les unes après les autres. Plusieurs tentatives se soldèrent par un échec similaire. Néanmoins le poison d’Elme s’infiltrait en Vieux Saule au fil des minutes. Sans-nom en ressentit la morsure jusque dans sa chair. La douleur de mille petites aiguilles incandescentes brouilla la vision. Quand les oégirs investirent à nouveau les pentes, la massive silhouette rousse se porta au-devant d’eux. Secondé par le Sylvestre déchaîné, le Maître des Arts Combattants menait une danse macabre sans fin.
Malgré la douleur, Sans-nom observait, fasciné, submergé par une admiration sans borne pour le géant taciturne. Il ne vit pas le lanceur mais l’épieu, qui pénétra l’orbite droite du Maître interrompant un temps sa chorégraphie. La faux se volatilisa comme il étreignait en titubant l’arme, cherchant à l’arracher de son œil. Enhardis, les oégirs se ruèrent sur lui. Ses bras musculeux s’abattirent comme un étau sur eux et les étouffèrent contre sa poitrine. A présent, la fourrure saignait de nombreuses blessures mais le gasthil combattait encore. Et encore. Horrifié, Sans-nom le vit disparaître sous un linceul frémissant. Finalement il ne bougea plus. Alors, une fois le gardien abattu, les hommes-poissons menèrent jusqu’au Vieux Saule leurs barriques qu’ils fracassèrent à grands coups de hache. Juste avant qu’il ne perde de vue la combe, l’enfant emporta la vision des hommes-poissons gesticulant comme des diables pour célébrer leur victoire parmi les volutes de fumée.
— Mon garçon, te voilà arrivé. Pour moi, un autre voyage bienheureux m’attend.
— Mais vous vous mourez … Et Maître Gasthil ?
— N’aie aucun regret pour notre vieil ami. Il savait ce qui l’attendait en venant me retrouver. Il a choisi ce destin en conscience, sois-en certain. C’est un brave. Pense à lui de la sorte.
— Je ne vous oublierai pas.
—- Oh, Vieux Saule ne t’en demande pas tant. Par-contre, rends-moi un dernier service. Jadis notre Dame m’a confié un artefact antique. J’ai longtemps attendu qu’elle me le réclame mais telle n’était pas son intention.
Sans-nom se racla la gorge, mal à l’aise. Après avoir tant de fois désiré le fameux trésor, voilà qu’il lui revenait de droit.
 — Il ne faut pas que cette babiole se perde dans les cendres. Alors Vieux Saule compte sur toi pour en prendre grand soin.
— Je le garderai précieusement, l’assura Sans-nom.
L’instant suivant, Sans-nom réintégrait un corps de chair perclus de douleur. Il fut projeté avec force vers l’avant. L’air frais le gifla. Il se cogna violemment contre un obstacle, rebondit et s’étala sur un sol boueux. Il resta un long moment dans un état proche de la conscience. Bizarrement, la morsure du poison se relâcha dès l’instant où il quitta la gangue d’aubier. Graduellement, il perçut le souffle du vent, la fraicheur du sol et une foule d’autres rumeurs lointaines. Il esquissa des mouvements sporadiques, sources de nouveaux maux. Enfin, il ouvrit les yeux.
Eliathan reposait, allongé dans un fossé, sur un tapis de boue et de bruyères chétives. Des milliers de flammèches dansaient devant ses yeux. Il entrevit les vestiges d’une route pierrée envahie par les herbes folles. Au-delà, une lande rase et sinistre sous des cieux plombés. Puis Sans-nom s’effondra et vomit. Terrorisé, l’enfant s’enveloppa d’un tissage d’Onirie. Puis il s’abandonna. Lorsqu’il émergea de l’inconscience, il faisait nuit. Un vent tourmenté hurlait sur la lande.
 
La nuit puis la matinée s’écoulèrent, sans qu’il ne bouge un cil. Finalement la faim le tira de sa torpeur. Il puisa dans les provisions préparées par le Gasthil. Le pâté de lièvre était succulent. La gelée lui coula sur le menton. Il s’en réjouit doucement. Puis il grignota plusieurs galettes en observant l’alentour à travers l’enveloppe brumeuse. La Voie traversait un paysage plat, couturé de haies de petite taille et de tronçons de murets de pierres à l’abandon. Malgré ses efforts, l’enfant ne parvenait pas à situer précisément l’endroit où Vieux Saule l’avait conduit. L’absence de relief à l’horizon l’intriguait ; il aurait dû apercevoir les monts d’Olfert, omniprésents dès la lisière de Brye franchit. Plus tard, il suivit l’étroit ruban de pierres, bordé par deux fossés envahis de ronciers. Il marcha le reste de la journée en serrant les pans de son manteau contre lui, le capuchon rabattu sur la tête. Quelques gouttes de la boisson sucrée qu’il découvrit dans une gourde en cuir suffirent à lui redonner un regain de vitalité. Pour la nuit, il se réfugia au sein du tissage onirique que des années de pratique, sous les recommandations du Maître des Arts Combattants, rendaient spacieux et agréable. Un globe à feu lévitait près de sa jambe gauche repliée. Il fournissait chaleur et lumière. Sans-nom s’endormit, l’esprit apaisé.
 
Deux jours durant, il longea ce qui, autrefois, avait pu être une haie régulièrement arasée, laissée aujourd’hui à l’abandon. Avec avidité, l’enfant engloutit des baies noires d’orgillier à maturité, sucrés à souhait. Parfois la route empierrée disparaissait sous l’avancée de l’aubépine, du sureau et de l’églantier. Surmontée de ruines érodées, la butte se détachait à l’horizon. Les bases hexagonales de l’édifice abattu luisaient sous les risées du pâle soleil d’Helver. Sans-nom s’arrêta pour l’observer. Les pans de murs vitrifiés du Liz renvoyaient les reflets sinistres d’une noire obsidienne. Sans-nom comprit alors qu’il traversait les champs d’Ylvert. Mais avoir été transporté si loin à l’est paraissait inconcevable. A plus de vingt lieues de sa chère forêt, il foulait les décombres d’un puissant royaume des Temps Anciens. L’Elioshat. Lors des veillées, Maître Sol’Déorm évoquait quelques fois les Liz noires. Des histoires d’âmes errantes et de sombres maléfices dont le jeune garçon raffolait quand, installé au chaud devant l’âtre, il dévorait des pâtisseries. Elles semblaient beaucoup moins agréables à côtoyer d’aussi près.
Ce jour-là, il marcha plus longtemps dans le crépuscule naissant. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut incapable de déceler les pièges de la route traitresse. Vite il se réfugia au sein de l’Onirie, persuadé d’y être hors d’atteinte des spectres nocturnes. En rangeant son paquetage, il découvrit un drôle d’objet. Il ne se souvenait pas l’y avoir glissé. C’était un court pipeau à six trous, en métal doré, d’une extrême légèreté. L’enfant rechercha une marque attestant de son origine mais il n’en trouva aucune. Sa surface était lisse, dépourvue de toute fioriture. Puis il se souvint du mystérieux présent que lui avait offert Vieux Saule.
Lorsqu’il porta l’instrument à ses lèvres, ses doigts s’agitèrent, hors de contrôle. Son souffle investit le tuyau. Alors s’égrena une fugue joyeuse, au thème complexe qui, finalement, se chevauchait avec harmonie. Un long moment, l’enfant contempla le pipeau avec émerveillement, se sachant proprement incapable d’une telle virtuosité.
« Cette musique apporte la sérénité et la joie au fond des cœurs, songea-t-il. »
Il se sentait irrésistiblement attiré par la petite flûte. A trois reprises, il laissa ses doigts vagabonder. Il tenta d’autres accords mais en vain. C’était comme si l’instrument qui le guidait sur la trame mélodique ne connaissait que l’étourdissante ritournelle.
 
Dans l’après-midi, il aperçut une fine colonne de fumée au-dessus des frondaisons. Sans-nom profita d’un muret en partie éboulé pour s’approcher discrètement d’une ferme abritée derrière une palissade. Deux appentis au toit de chaume s’adossaient à un bâtiment en longueur. Ils donnaient sur une cour où s’ébattait de la volaille. Près de la margelle du puits, l’enfant aperçut deux cochons gris, allongés dans la boue. Un léovard dormait devant la porte basse. Derrière la solide bâtisse au toit pentu, des vrols à la robe tachetée paissaient librement. A plusieurs reprises, un homme barbu, coiffé d’un chapeau à large bord, sortit dans la cour pour gagner l’une des réserves. Sans-nom hésitait. C’était le premier humain qu’il rencontrait depuis sa fuite de Brye. Demander l’hospitalité le tenta un instant mais les mises en garde répétées de ses Maîtres lui revinrent à l’esprit. Alors il poursuivit sa route, l’âme en peine.
Quand il joua, le soir venu, une joie sereine l’illumina à nouveau. Au matin, lorsqu’il quitta les lieux, le sol était jonché de pierrailles mais il n’y porta pas attention. En s’enfonçant davantage dans l’antique royaume d’Elioshat, les signes de présences humaines se multiplièrent. Des ornières profondes comblées, la végétation élaguée pour permettre le passage aux attelages. Il croisa des troupeaux de moutons, de vrols et de liots en libre pâture, contourna plusieurs fermes fortifiées et aperçut des mamelons surmontés de leurs ruines d’obsidienne. Finalement, l’enfant abandonna la route. Il craignait de croiser un voyageur un peu trop curieux. La lande laissa place à un moutonnement de collines coiffées de bosquets touffus. Ses provisions s’épuisant, il chaparda avec habileté quelques œufs, venaisons, fruits et légumes sous les appentis des fermes à la nuit tombée. Il lui suffisait de s’habiller de brume pour se faufiler jusqu’au grenier en faisant bien attention de ne pas croiser des gardiens à quatre pattes. Puis le temps se gâta. La pluie se déversa sur le pays, le laissant transi, le moral en berne. Deux longs jours durant, il resta cloîtré dans le cocon onirique.
Malgré la bruine persistante, Sans-nom continua son périple. Comme il s’était réfugié sous la voute élevée d’une hêtraie, l’enfant perdu découvrit une cabane isolée et inoccupée. Un âtre froid, de la poussière recouvrant généreusement l’unique table et la couche de fourrures, autant de signes qui l’assuraient que la cabane n’avait pas été occupée depuis de longs mois, voire plusieurs cycles. Alignés près de la porte, sous une étagère où trônaient quelques ustensiles de cuisine, trois tonneaux regorgeaient de nourriture : le premier d’aiguillettes longues d'une brasse, boucanées avec art, le second de pommes ratatinées, le troisième d’une bière ambrée à l’amertume soutenue. Au-dehors, il découvrit une réserve de bois, entassée avec soin. Un ruisseau bruissait dans un repli du sol. Alors Sans-nom s’installa dans ce nouveau foyer. Au fond de lui, il était las de cette longue errance.
La pluie persista dix jours d’affilée. A l’intérieur de la cabane, le Tisseur s’organisa, sans vraiment souffrir de cette solitude. En inspectant l’unique pièce, il découvrit plusieurs caches dissimulées sous le plancher. Elles renfermaient des provisions dans des poteries : jambons, lard, farine, graisse et foison de noix et de noisettes, ainsi qu’une réserve de silex, d’amadou, d’outils et de couteaux. Il délaissa les nombreux flacons d’alcool. De même, il remit à leur place les deux bourses rebondies qui contenaient une petite fortune en gals et en cuivres des baronnies. Sans-nom conversait à voix haute en de longs monologues, qu’il pimentait de rires et de chansons. Comme lui conseillait le Gasthil, il s’entrainait quotidiennement à modeler l’Onirie. Le reste du temps, le garçon le passa à explorer les environs. Au début de son séjour, régulièrement, il joua de la flûte. Puis, il se lassa peu à peu.
 
Torj installa une douceur agréable, annonciatrice de la Saison des Grands Calmes. Sans-nom en profita pour pousser plus loin ses explorations. A deux lieues, au nord, il découvrit une ferme habitée par un couple et deux enfants. L’homme était râblé, large d’épaule, la femme, frêle et menue. Les enfants, un garçon et une fille, avaient à peine cinq cycles de vie. Plusieurs jours de suite, Sans-nom revint les observer avec curiosité. Il se dissimulait dans les fourrés proches du champ qui cernait plusieurs solides bâtiments et remises en bois et en pierres. Souvent, les petits jouaient dans la cour, devant la demeure principale, et ne s’éloignaient jamais jusqu’à l’orée de la forêt. Durant sa septième visite, Sans-nom tomba par hasard sur un autel édifié à l’entrée du bois. Une pyramide de pierres sur laquelle reposait un plateau en bois, le tout lié par un torchis blanchâtre. Une coupelle de lait et quelques galettes d’orge y étaient déposées. Sans-nom les contempla avec envie.
A la suite de l’Appel, le Petit Peuple, auquel étaient destinées ces offrandes, s’en était allé. Mais Sans-nom se refusait à ravir ce qui était destiné à d’autres. Grillées au feu de bois, les galettes embaumaient le taillis. Cet épineux dilemme moral prit fin le jour où il découvrit un soc de charrue ébréché au pied de l’autel. La coupelle et une tourte fumante reposaient sur la planchette. Sans-nom n’hésita que quelques minutes avant d’emporter l’ensemble. Tout labeur mérite un salaire, pontifiait Sieur Gallard par la voix de Tibelvan. De plus il commençait de se lasser de ses rations habituelles. En particulier les aiguillettes boucanées qui perdaient de leur saveur avec le temps pour ne conserver que le goût du sel. Le reste de la journée et une partie de la soirée, en façonneur aguerri, Sans-nom s’évertua à redresser le fer avant d’en restituer l’intégrité. Ce n’était pas une mince affaire. D’abord le métal se rebella avec force contre l’intrusion. A la tombée de la nuit, comme l’épuisement le gagnait, il infiltra les fils de l’alliage pour en combiner les éléments aux essences oniriques qui l’environnaient. Finalement, lorsqu’il s’autorisa à savourer le délicieux pâté rond, garni de viande, le fer courbé brillait comme un sou neuf, intégralement reconstitué.
 
Petite Mère, je découvris là une nouvelle activité extrêmement divertissante et terriblement gratifiante. Dans l’ombre, j’œuvrais pour améliorer le rude quotidien des fermiers du Haut Pays d’Elioshat. Ce que je fis ensuite, je m’en étonne encore. J’en arrive à croire que cette idée nouvelle me fût soufflée à mon insu… mais par qui ? Nul doute que se nouait là un des fils de l’étonnant destin du Porteur d’espoirs.
 
Dès le lendemain, Sans-nom rapporta l’outil au pied de l’autel. A peine déposé, il ressentit soudain l’envie puérile de signer l’ouvrage. C’était en réalité un geste terriblement humain. Alors il ramassa une feuille de chêne à proximité, la teinta d’argent en riant sous cape, puis la plaça bien en vue au centre de l’écuelle vide. Par la suite, il rendit fréquemment de menus services au fermier en échange de mets délicieux. Torj s’égrena au rythme des défis que lui proposaient les gens de la contrée car Sans-nom suspecta rapidement que les travaux requis ne provenaient pas uniquement de la propriété d’Irgent. En effet, les visites se firent plus fréquentes à la ferme en milieu de mois. Un labeur qui lui permit d’expérimenter d’inédites procédures de façonnage. Des hardiesses qui auraient, en un autre temps, soulevé un tollé d’indignations chez les respectables membres des Collèges d’Yrathiel. Ce soir-là, il s’acharnait à fabriquer une poupée pour la petite Lulcia, fille d’Irgent. Ses mains brassaient les structures lumineuses avec délicatesse. Elles effectuaient des laçages extrêmement complexes qui l’amenaient à serrer les dents. Sur ses genoux se dessinait une silhouette humanoïde encore imparfaite.
Le Tisseur exprima à voix haute son contentement : « A présent, offrons-lui un visage souriant. » Il mémorisa une vision mutine de la petite Lulcia. Grands yeux verts, taches de rousseur, petit nez retroussé, lèvres fines et longs cheveux cendrés. Son Vouloir esquissa les traits rieurs de l’enfant sur la poupée de brume. Il la brandit, pleinement satisfait du résultat.
—Le temps est bien meilleur. Je ne vais pas tarder à quitter la région pour gagner Olt. Si je trouve en route une caravane qui acceptera mes bras, je peux, peut-être, atteindre Olt avant la fin des Grands Calmes. Ce serait merveilleux. Elie doit s’inquiéter. 
Il reposa la poupée sur ses genoux, réfléchis, les yeux dans le vague.
— Je partirai dès que j’aurai terminé les roues du chariot. Deux jours, trois au maximum. Pour sûr qu’Elie sera contente de me revoir après une si longue séparation. Il faut que je lui rapporte un présent. Une fois à Olt…
« Tu ne dois pas te rendre à Olt. »
— Qui a parlé ? s’écria l’enfant en écarquillant les yeux.
Il jeta un regard éperdu autour de lui. Il était seul.
« Je répète : tu ne dois pas te rendre à Olt ! Tu n’y es plus le bienvenu. »
— Qui est là ?
Sans-nom tournait sur lui-même. La poupée de brume inachevée chuta sur le plancher.
« Écoute-moi, fils d’Yrathiel, et arrête donc de trembler comme une feuille. Pour le moment, tu es en sécurité. L’ancien propriétaire de cette masure se balance au bout d’une corde sur la place de Gravel. Le malheureux ne viendra pas réclamer son gîte de sitôt. »
— Est-ce que je vous connais ?
« Je veille sur toi depuis ta naissance. Enfin n’exagérons pas non plus. Je n’ai pas que ta petite personne à m’occuper. »
Profondément troublé, Sans-nom ramassa machinalement la poupée. Une multitude de questions s’entrechoquaient dans son esprit. Pourtant une seule surgit dans un souffle.
— Qui êtes-vous ?
« Ce serait trop long à t’expliquer. Et le temps me manque. Si tu vas à Olt, tu te précipites au-devant de graves périls. Pour l’heure, Galadorm me parait une meilleure option. J’en informerai tes amis. Le Mystic Mondolini te sait en vie. Il fait son possible pour te retrouver. Tu as beaucoup de chance d’avoir de si fidèles compagnons, crois-moi. »
— Galadorm est-elle encore loin ? demanda le garçon, en se remémorant les cours de géographie de Maître Sol’Déorm.
 « Ne m’interromps pas sans cesse. Continue vers le nord et tu atteindras la cité des Miroirs. Ah, une dernière chose, évite de manipuler l’Ether à tort et à travers. Tes petits bricolages produisent leur effet. Mais, à force, ils risquent d’attirer l’attention du Mur. Ta venue sur le continent a mis en branle des puissances qui nous dépassent, toi et moi. N’aie crainte, je garde un œil sur toi, MON ENFANT. Ce bon Tyrson serait fier de son fils, s’il te voyait ! »
— Comment ? Mon père ? Vous le connaissiez ?
« Il fut un temps où je veillais sur lui également – La voix se chargea brusquement de pluie. – Est-ce qu’Elyssandre t’a confié un objet avant de quitter ce monde ? »
— Elyssandre ?
« La Dame de la Ronde des Arbres, ta tutrice. Tel était son nom jadis. »
— Elle m’a abandonné, grogna l’enfant soudain hargneux.
« Oh, ne la condamne pas si rapidement. Elle n’avait pas le choix. Mais j’ai cru qu’elle… Les résonnances sont parfois trompeuses au sein de l’éther. Il m’a semblé l’entendre s’éveiller… N’en parlons plus. Promets-moi d’être prudent à l’avenir. »
 
Sans-nom eut beau solliciter l’inconnue, elle était bel et bien partie. Il repensa longuement à leur conversation. Une chose était certaine. La prudence la plus élémentaire s’imposait. Quant à partir maintenant ou attendre encore ? Il hésitait, indécis. Tard dans la nuit, il termina la poupée.
Le hasard, ou sans doute un destin capricieux, choisit à sa place. Le lendemain, Sans-nom déposa la jolie poupée près de la barrière de la ferme d’Irgent. La joie que son cadeau provoqua chez la petite fille, chassa les ombres qui le hantaient depuis la veille. Le son aigrelet de clochettes et de fifres le surprit sur le chemin du retour. Poussé par une curiosité dangereuse, il occulta son esprit. Ensuite il se glissa jusqu’aux abords du sentier. Le souffle putride glissa sur lui. Là, à cinq foulées, des Convertis se dandinaient dans leurs robes jaunes. Il compta vingt-trois pénitents qui portaient tous d’étroites chaines aux chevilles. Cinq gorgys veillaient sur eux. La vague fangeuse revint une seconde fois, puis une troisième, sans percevoir sa présence, aplati à l’abri d’une haie d’aubépines. Une longue épée lacée dans le dos, un cavalier Toroch ouvrait la procession ; un second fermait la marche. Depuis que certaines Commanderies Grises interdisaient l’odieux trafic, il était fréquent de rencontrer des mercenaires de l’Empereur aux côtés des Convertis du Mur. La longue file d’encagoulés s’éloigna lentement.
Le soir même, Sans-nom préparait son voyage vers le nord. Il effaça la moindre trace de son séjour, nettoya l’âtre puis déposa quelques bûches et brindilles sèches sur la pierre grise. L’aurore pointait à peine quand il quitta la cabane d’un bon pas, le paquetage léger placé en bandoulière dans son dos, le long manteau reposant dessus, en travers. C’est avec un petit serrement au cœur qu’il contourna la ferme d’Irgent. Mais il était décidé à rejoindre au plutôt Galadorm la bien nommée comme lui avait conseillé sa mystérieuse bienfaitrice. L’air, agréable, bourdonnait de myriades d’insectes. Des murets bordaient la voie entretenue, pierrée du cycle. Valérianes, pariétaires, joubarbes et orpins couvraient de leurs petites fleurs blanches, rosées et jaunes les mousses et les lichens. Sans-nom se sentait simplement heureux. Il monologuait à voix basse. Ainsi il marcha jusqu’à tard dans l’après-midi sans croiser quiconque avant de se restaurer à l’abri d’un petit bois de frènes. Cette nuit-là, la fugue s’évada du cocon de brume pour peupler l’obscurité d’étranges frémissements. Au fil des jours, des champs de céréales envahirent les parcelles labourées. Le relief devint plus accidenté. Dans le fond d’un vallon, le village contenait une dizaine de foyers. Des maisons robustes en pierres, au toit de chaume. La place guère plus grande que la cour de la ferme d’Irgent et plantée d’un chêne unique et majestueux. Il contourna les habitations. Ce qui lui demanda une demi-journée supplémentaire. Par la suite, il se sentit l’âme mélancolique et le cœur lourd. Depuis son départ précipité de Brye, la solitude lui pesait pour la première fois.
En fin d’après-midi, Sans-nom découvrit le lac miroitant. Il sentit l’émotion l’envahir devant cette palette de beautés pastorales. Sur les rives, une petite cité s’étageait derrière une palissade en bois d’où montaient des lacis fantomatiques de fumée. Il nota les coracles et les barques qui flottaient sur les eaux placides, les pêcheurs lançant leurs filets, les jetées et les rues étroites passablement encombrées par une foule disparate. Sans-nom pressa le pas. Il avait hâte de se fondre au sein de ce monde cosmopolite, affairé et bruyant. Alors qu’il atteignait la clôture de rondins dressée sur un remblai de terre et de pierres, les derniers rayons éclairèrent la rive opposée du lac. Il s’arrêta, stupéfait. Sur un éperon rocheux, dominant les flots vermeils, un château dressait ses murs et ses tourelles, ses créneaux et son donjon, comme une sentinelle solitaire. Alors seulement, le garçon réalisa qu’il avait finalement atteint les baronnies. Cette découverte le remplit d’optimisme. Il demeura trois jours à Kriegts près du Lac d’Arias.
Lorsqu’il quitta la bourgade, le Tisseur resplendissait. Frais et dispos, habillé de neuf, des provisions plein le paquetage. Les cuivres trouvés dans la cabane lui avaient ouverts les portes d’une auberge de la basse ville ainsi que les bonnes grâces de son propriétaire. Si ce dernier ne posa aucune question indiscrète, c’est que les économies de Sans-nom s’évanouirent en conséquence. L’aventure s’annonçait sous de meilleurs auspices. Le temps était au beau. Il connaissait sur le bout des doigts l’itinéraire qui le conduirait jusqu’à la cité des miroirs, Galadorm la bien nommée.

Seulement ce que j’ignorais à l’instant de quitter Kriegts, c’est que ma route croiserait bientôt celle du Négus Shéhoshar, maudit soit-il, lui et toute son engeance. Chaque nuit, ce démon hante mes cauchemars les plus sombres. L’un d’entre nous devra périr avant la fin de ce monde… il ne peut en être autrement.

Chapitre onze : Trahison.

 Tibelvan s’ennuyait. Les palabres commerciaux de son frère ainé, Atel, ne le fascinaient plus comme aux premiers jours. Le Sieur Gallard lui prédisait un avenir lucratif au sein de l’entreprise familiale. Mais lui doutait de cette future vocation, après trois cycles passés au côté des siens à voyager à travers les baronnies. Le jeune homme laissait volontiers Atel débattre du coût et de la qualité du cheptel convoité pour vagabonder dans l’immense corral. Désœuvré, le garçon traversa l’espace réservé aux fosses des terrils domestiques en retenant sa respiration tant l’air y était nauséabond.
Devant lui, la route pavée s’élançait vers les terres de Glenn et les cités portuaires de Losh et de Ta’had. Des rangées d’arbres fruitiers couvraient la colline. A cet endroit, des claies d’osier et de galets cernaient les enclos déserts. Tib s’assit à l’ombre de l’un d’eux. Les tractations prendraient encore plusieurs jours. Puis ils se rendraient à Valamar où le Sieur Gallard venait d’installer son cadet, Léonard. Un mouvement attira son attention. Venant de la cité voisine, un homme traversait les clos. Tibelvan se tassa sur lui-même. L’homme était grand et maigre, vêtu d’habits usagés et d’une cotte rembourrée en cuir. Un bonnet vert pointu dissimulait en partie le visage havre, dévoré par une barbe de plusieurs jours. Penché vers l’avant, il avançait furtivement, portant une lourde arbalète dont l’arbrier était recouvert de nacre. Une arme rare, de valeur assurément, troublant entre les mains d’un va-nu-pieds. Arrivé auprès d’un pommier aux branches basses accessibles, il déposa l’arme au creux de l’arbre. Puis, après avoir scruté les environs, il y grimpa à son tour.
Tibelvan n’avait pas bougé, les yeux fixés sur l’endroit où le scélérat disparut. Nul doute qu’il préparait là un méchant méfait. De longues minutes s’écoulèrent. Puis, provenant de la propriété du marchand Govard, parvint l’écho d’une monture au trot. Le creux à l’estomac se renforça. Le temps lui sembla effroyablement long avant qu’apparaisse un cavalier dont la silhouette ne laissait planer le moindre doute sur son identité. Dans son dos, la khanna formait comme une bosse sous l’épaisse étoffe. Le cavalier se dirigeait directement vers l’endroit où l’attendait l’assassin embusqué. Tib bondit sur le chemin. Les mots se bousculèrent dans sa bouche.
— Attention, cria-t-il à trois reprises.
 
Un carreau traversa les frondaisons que l’Homme Gris évita de peu en se couchant sur sa monture. Estomaqué, Tibelvan n’avait jamais vu quelqu’un réagir avec une telle rapidité. Le cavalier bondit vers l’arbre et y délogea le tireur en l’agrippant par les jambes. Il le projeta dans l’herbe. Puis, avec un calme étonnant, il tira la lame légèrement courbée de son baudrier. Il en appliqua la pointe sur la poitrine du tueur pétrifié. Sa voix possédait la dureté de l’acier bleui. Son regard glacial ne présageait rien de bon. L’homme, un glennand à en croire l’étoffe à carreau de sa chemise, cracha à son encontre, le visage déformé par la haine. L’acier pressa davantage sur la poitrine.
—  Pourquoi ? demanda le géant distinctement.
L’individu sourit méchamment.
—  Pourquoi ? répéta calmement le Mystic Yvan Mondolini.
Tibelvan, en s’approchant, reconnut le Protecteur, déjà rencontré en forêt de Brye.
— La Confrérie aura ta peau, sale face terreuse !
L’homme avait à peine éructé son venin que la khanna lui tranchait proprement la gorge. Il retomba lourdement en arrière. Le Mystic du Troisième clan nettoyait la lame avec flegme. Le jeune homme se tourna vers lui, blanc comme un linge.
— Vous l’avez tué, bafouilla-t-il en montrant l’arbalétrier.
— En effet.
— Mais il était désarmé. Il ne pouvait nullement vous nuire.
— Il a tenté sa chance. Elle ne lui a pas souri. Il ne faut jamais offrir une seconde opportunité à ces chiens.
— Mais…
L’Homme Gris dévisagea de haut son sauveur à la tignasse flamboyante. Tib allait sur ses vingt cycles. Puissant et robuste, le visage encore clairsemé de taches de rousseur. Sous le regard inquisiteur, il sentit les joues s’enflammer.
— Nous nous connaissons, n’est-ce pas ?
Le Mystic cherchait dans sa mémoire. Tib releva les épaules, timidement.
— Sans-nom était mon ami, Mystic Mondolini.
—  Sage Tibelvan… le troisième fils du Sieur Gallard de Massilia. - Il garda quelques secondes le silence. – En effet, je me souviens. Te voilà bien loin de ta maison, mon bon ami.
— J’accompagne Atel chaque fois qu’il m’ait possible de le faire. Je l’aide dans les affaires familiales. C’est que, vous comprenez depuis la mort de Sans-nom, j’ai du mal à vivre à Massilia. C’est trop triste de devoir me rendre auprès de Vieux Saule.
— La mort de l’enfant perdu ! Ah, bien sûr !
Yvan lui passa le bras derrière l’épaule et le ramena sur le chemin. Tibelvan se laissa guider. Une fois auprès de la monture, l’Homme Gris se pencha vers lui et murmura : « Il est bon pour notre ami que certains le croient mort mais, à toi, je peux confier ce secret. Promets-moi de n’en parler à personne. » Sur un signe de tête du garçon, il poursuivit.
— Sans-nom est sauf, vois-tu. Il a réussi à échapper aux oégirs de l’océan.
— Vivant ! 
Tibelvan sentit son cœur s’emballer. Il frappa dans ses mains pour exprimer son soulagement. 
— Où est-il ? Comment va-t-il ?
— J’aimerais bien te répondre. Depuis cette funeste nuit, nous recherchons sa trace. Notre ami commun s’est fait fort discret. Eliathan a de nombreux ennemis comme tu t’en doutes, même parmi les miens. Les évènements de ces derniers cycles ont affecté les Equilibres. Comprends-tu ?
Tibelvan aurait sans doute bondi de joie, dansé et chanté si une nouvelle angoisse ne l’assaillit aussitôt. Il devait entreprendre quelque chose pour retrouver son ami. Même si cela le menait loin des siens. Comme le géant se remettait en selle, décidé à poursuivre sa route, il s’agrippa à sa jambe.
— Laissez-moi vous accompagner.
La froideur du regard qui s’appesantit sur lui ne fit pas fléchir sa résolution. C’était comme si ce qu’il attendait depuis bien longtemps se produisait enfin. Un petit coup de pouce du destin pour chambouler sa morne existence.
— Je vous ai sauvé la vie, reconnaissez-le ! Sans moi, le malandrin vous abattait. Je vous en prie, Seigneur Gris, laissez-moi vous accompagner.
— Vous doutez vous seulement, Sage Tibelvan, de ce que vous me proposez là. La route que j’emprunte est semée d’embûches. Mes ennemis sont impitoyables. Et nous devons agir avec discrétion. Savez-vous qui est l’infâme étendu là sous cet arbre ? L’un de ces maudits Ecarlates ou un affidé à la solde de la Mhapoaha Paha. Ces démons sont réapparus sur les cendres de Tavos. Ils assassinent tous ceux qui commercent avec mon peuple.
Cette menace n’impressionna guère le jeune homme dont le visage se durcit.
— Peu m’importe le danger, Sans-nom est mon ami !
Les mains à plat sur le pommeau de la selle haute, le Mystic l’examina longuement. Un pâle sourire effaça en partie la dureté de ses traits, taillés au couteau.
— Un brave, voilà ce que vous êtes, ami Tibelvan. Retrouvons-nous demain matin ici même. Surtout choisissez une bonne monture car notre course risque d’être longue et harassante. Soyez à l’heure car je ne vous attendrai pas.
Sur ces mots, Yvan s’éloigna, laissant derrière lui le jeune homme tout étourdi.
 
Lorsque Tib découvrit Olt, les rais rasants de l’aurore la nimbait d’une majesté irréelle. Le garçon en eut le souffle coupé. Deux alignements de hauts mats, scintillant d’argent, délimitaient la voie en lacets qui y menaient. A leurs sommets, des étendards colorés claquaient sous les risées capricieuses. La cité sainte, telle un phénix, renaissait de ses ruines.
Le garçon montait un liot commun, massif et placide. Ses compagnons possédaient, eux, des montures racées, puissantes et nerveuses. Le Mystic Mondolini et son vart, Lido Muliris, allaient devant, en armures de parade, un casque à cimier rejeté sur la nuque. Tib appréciait les deux Hommes Gris. Même si Yvan était resté distant. Lido, lui, se montrait un compagnon agréable et jovial pour le jeune humain. Il débordait d’anecdotes. Ce qui n’était pas toujours du goût du Mystic. Grâce à lui, Tibelvan se familiarisa rapidement avec les us et coutumes des anciens Protecteurs des Inconstants. Derrière lui, le vart Lovis menait à la longe une paire de liots de bât. Taciturne, l’Homme Gris l’évitait le plus souvent. Ils n’avaient pas échangé plus de dix mots depuis leur départ de Shortis.
Les cavaliers pénétrèrent dans la cité en passant sous une arche blanche. La foule encombrait la large avenue. Ils ralentirent l’allure. Suffisamment pour que Tib s’aperçoive que les humains étaient peu nombreux. Il n’en compta qu’une petite dizaine, des ombres parmi les géants aux extravagantes tenues multicolores. Les enfants étaient rares également, toujours accompagnés. Il ne releva aucun des signes de misère si fréquents dans les villes humaines. Tibelvan se rendit vite compte que leur venue ne passait pas inaperçue. On s’écartait vivement sur leur passage. D’invisibles tambours bourdonnaient autour d’eux.
 
De hauts murs, recouverts de chaux, remplaçaient les haies de roseaux tressées. Les portiques en bois sombre, magnifiquement ouvragés, laissaient entrevoir des bâtisses aveugles surmontées de dômes et de tours coniques. Partout où se posait le regard, ce n’était que débauche de couleurs, d’or et d’argent, que l’astre diurne embrasait avec générosité. Finalement les voyageurs franchirent le Portique en bois entièrement décoré de dragons lovés, à la gueule ouverte sur d’impressionnantes gerbes de flammes, qui menait à la résidence du Troisième clan. Ils débouchèrent sur un vaste espace découvert, inondé de lumière. A l’ombre des arbres, quelques enfants jouaient entre les parterres de fleurs. Vêtus de simples pantalons et de tabliers en cuir, des Hommes Gris travaillaient à la forge, sous des appentis aux couvertures d’ardoise. Des galeries ajourées couraient sur toute la hauteur des façades qui ceinturaient la cour intérieure. Une foule bourdonnante, active et joyeuse, les empruntait dans un tourbillon incessant de vie. Pour la première fois, le jeune homme aperçut alors les Femmes Grises, grandes et belles, les cheveux coupés courts, tressés et teints de bleu, de jaune et de rouge. Son cœur s’emballa lorsque le regard cristallin de l’une d’entre elles se posa sur lui, avec une curiosité fugace.
Dans les jours qui suivirent leur arrivée, il eut de nombreuses occasions de s’émerveiller. Mais, ce qu’il admit difficilement, c’est qu’il avait suffi d’à peine quatre cycles au Peuple Gris pour reconstruire la millécycle cité d’Olt. A cette remarque, Lido haussa simplement les épaules. Il s’exclama comme si cela semblait évident : « Les pouvoirs des Mères, mon gars, sont sans limites. » Le rouquin ne réussit pas à lui soutirer davantage d’éclaircissements.
 
Le vart Muliris lui servit de guide. Il ne sortit qu’une seule fois à l’extérieur. Pour l’accompagner sur les rives du Lac d’Estriange. Les Hommes Gris s’y livraient à de multiples joutes et à des exercices physiques. Seul humain sur la plage, il se sentit immédiatement mal à l’aise. Les regards qu’il croisait, loin d’être amicaux. Lido lutta à mains nues jusqu’à l’épuisement contre des combattants du Quatorzième clan. Le corps ruisselant, il affichait un sempiternel sourire. Chaque affrontement donnait lieu à un rituel oralisé dont le garçon ne comprenait goutte pour se finir par une étreinte fraternelle et une longue lampée de vin, tirée d’outres en peau. Le reste du temps, le jeune humain le passa à l’ombre des pommiers, assis sur un banc à observer l’activité de la cour. Peu à peu, les résidents s’habituèrent à sa présence.
Le sixième jour, une Femme Grise vint le chercher peu après le déjeuner alors qu’il somnolait, bienheureux, dans la douce chaleur des Grands Calmes. Ils montèrent plusieurs volées de marches avant d’atteindre l’une des tours qui surplombaient le bâtiment principal.
Arrivés devant une porte aux lourdes ferrures cloutées, Shana frappa discrètement et la porte s’ouvrit sans un bruit. Ils pénétrèrent dans une petite pièce circulaire, inondée de lumière par une large baie. Un lit unique en occupait presque la totalité. Avec curiosité, Tibelvan fixa la Matriarche qui l’attendait au creux d’un foisonnement de coussins. La porte se referma sur la Femme Grise.
— Approche, mon garçon, murmura la Shaïa Naharashi Elivashavitara.
Elle se souleva d’un bras afin de s’asseoir. Tib se précipita pour l’aider. Immédiatement il se sentit en confiance. Bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés auparavant, il la reconnut au premier coup d’œil.
— Je vais avoir besoin de toi pour aider Eliathan à affronter l’adversité. Ta venue est une bénédiction. Elle m’emplit de joie. Nous avons, ensemble, un rude combat à mener. Sans-nom t’en sera reconnaissant quand il nous rejoindra. Car, vois-tu, je suis convaincue que nos routes se croiseront à nouveau.
Tib acquiesça, avec gravité. Si Sans-nom avait décrit la petite Mère comme une femme pleine de vie et d’allant, des cernes sombres creusaient les yeux fatigués. Des rides profondes barraient son front. Elles ornaient de sillons une bouche aux lèvres pleines. Elle paraissait si fragile qu’il en fût bouleversé. Lido lui avait confié les malheurs qui s’étaient abattu sur la Shaïa. Comme si elle devinait ses pensées, Elie se récria vivement : « Oh, ne t’y trompe pas. Le Haut Mal ne réussira pas à m’emporter de sitôt. Certes je suis encore convalescente mais je vais mieux depuis que je te sais parmi nous. »
Sa petite main potelée tapota son bras avec affection.
— Il est souhaitable, par les temps qui courent, que les clans me croient encore affaiblie. Ne dévoile jamais tes atouts avant la fin de la partie. Les Matriarches du Premier clan cherchent depuis des décycles à régenter la Liploca à leur seul profit. Méfie-toi des sourires de façade et des promesses trop alléchantes. Nous préparons l’avènement du Porteur d’espoirs. Si je l’ai éloigné d’Olt, c’est pour de bonnes raisons. Certes je n’ai pas envisagé de l’égarer en route – Elle rit et ses yeux brillèrent intensément. - Mais tu dois me promettre de n’en rien révéler. Ce sera notre petit secret. Ma santé vacillante reste notre meilleure arme face aux innombrables intrigues dans lesquelles se complaisent mes très chères sœurs.
Sous le charme de la petite Mère, le jeune homme promit avec solennité. Pas même à ses nouveaux amis. Elie toussota, réajusta quelques mèches rebelles avant de poursuivre : « A présent, parle-moi de toi. » Ils conversèrent longuement. La nuit venue, la Femme Grise le raccompagna jusqu’à la porte de sa chambre sans un mot. Les jours qui suivirent, le jeune homme passa de longs moments auprès de la Shaïa. Seul ou en compagnie du Mystic Mondolini et de la belle Shana. L’état de santé d’Elie s’améliorait à vue d’œil. Lui seul connaissait le secret de la petite comédie jouée par la matriarche. Tibelvan qui passait pour le principal facteur de ce rapide rétablissement, devint le centre de toutes les attentions.
Puis le Conseil Permanent attribua un territoire à chacun des trente-neuf Clans survivants. Cela signifiait que bientôt aurait lieu un nouvel exode. Olt se viderait alors des trois quarts de sa population.
— Le Troisième clan se rendra sans tarder dans l’ancienne citadelle pour en assurer la renaissance. Mon peuple a suffisamment souffert de l’opprobre jetée sur lui à la suite de la bataille de Marsangs. La venue d’un nouveau Porteur d’espoirs réparera les torts, je l’espère.
— Je comprends, murmura Tib qui, pourtant, se sentait un peu perdu. Pourquoi le Mystic Mondolini est-il si anxieux ?
— Yvan craint que le premier Clan ne profite de l’opportunité pour éloigner des rivaux potentiels. Par tradition, ces derniers siègent à Olt depuis la disparition de Gilgarad, leur Père fondateur. A présent, ils s’octroient la protection de la Liploca, comme si nous avions besoin de leurs bras. Yvan est suspicieux de nature.
— Je croyais le Peuple Gris uni.
— Il l’était lors des heures sombres mais l’apparition soudaine d’Eliathan chamboule les certitudes.
La porte s’ouvrit brutalement. Le Mystic Mondolini entra comme un ouragan, suivi par Lido et Shana. Ses yeux flamboyaient de fureur.
— Je t’écoute, Yvan. Qu’est-ce qui te trouble au point d’en oublier les convenances ?
— Rhoda ! Par les Dieux Inconstants, ils nous humilient une fois de plus ! Rhoda ! Ce trou à rats en bordure du Désert sans Nom. Comment osent-ils, Mère ?
— C’était à prévoir, fils des Gris.
Elle parlait doucement pour capter son attention et éteindre sa rage. 
— Rhoda, dis-tu ? Voilà qui confirme tes soupçons. Les Clans ont abandonné la Citadelle il y a plus d’un cencycle. Aux portes du Désert sans fin et à une volée du Mur. Un endroit très dangereux, confia-t-elle à Tibelvan avant de s’adresser au Mystic. Aide-moi, veux-tu ! Je dois consulter mes Sœurs au plus vite.
Aussitôt elle lui tendit les mains. Avec infiniment de douceur, le géant souleva la petite Mère qui, comme une enfant, enserra sa tête de ses bras. Sans plus d’explications, il l’emporta dans la Grande Salle Commune où l’attendaient douze des Shaïas du Troisième clan. Des globes à feu tournoyaient autour de la longue table entourée de chaires aux dossiers capitonnés. Des voilures pastel, rouges, roses et jaunes, couvraient les murs. L’Homme Gris la déposa à l’une des extrémités de la table puis fit mine de s’éloigner. Elie le retint d’une main diaphane.
— Reste. Il est souhaitable que tu partages nos décisions.
Le visage fermé, le guerrier se plaça derrière elle, les bras dans le dos. La Shaïa Naharashi Elivashavitara dévisagea ses pairs. Le silence devint pesant. Les Matriarches ne bougeaient pas un cil. Sur le seuil de la salle, Tibelvan observait la scène avec étonnement.
— Que font-elles ? demanda-t-il à la Femme Grise près de lui.
— Elles s’entretiennent par la Voix Intérieure. Les Mères sont ainsi. Par bonheur, je n’ai pas acquis le Don en venant au monde. Je ne suis qu’une Nant, une Fey-Nant, de noble naissance.
Tibelvan tourna la tête vers la jeune femme, d’un air interrogateur.
— Certaines filles naissent avec des aptitudes particulières. Ce sont des Prédestinées. Elles suivent un noviciat extrêmement éprouvant auprès des Shaïas de leurs Compagnies puis deviennent Matriarches lorsque le besoin s’en ressent au sein de leur Clan.
— Mais Elie est si jeune. Ce sont presque toutes des enfants.
— Ne t’y trompe pas, Sage Tibelvan. La Shaïa Naharashi Elivashavitara compte plus de cinq cent soixante cycles de vie. Peu d’entre nous peuvent en dire autant.
— Impossible, s’exclama le garçon, élevant brusquement la voix.
— Plus bas, mon ami. J’ai moi-même quatre-vingt-cinq cycles de vie et mes frères me considèrent comme à peine sortie de l’enfance.
Tibelvan la fixa, horrifié. Puis il se tourna vers l’assemblée, passablement perturbé. Autour de la table, les Matriarches poursuivaient leur silencieux conciliabule. De temps à autre, Elie s’adressait à voix basse au Mystic, penché alors légèrement au-dessus d’elle.
— Je loue votre grande sagesse et votre infinie bonté, Mashas. Que votre voyage s’accomplisse sans encombre jusqu’à Rhoda. Nous nous y retrouverons en compagnie d’Eliathan. L’espoir demeure. Alors que les Dieux Inconstants nous préserve !
Une fois libre, Tibelvan resta un moment assis au bas de l’escalier, la mine défaite. Finalement, il partit en quête du vart Muliris qu’il retrouva dans la cour, s’entraînant avec plusieurs guerriers au maniement de la khanna.
— Tu as appris la nouvelle, le salua le géant en quittant le petit groupe. Nous allons nous rendre à Rhoda, non loin du Lys Ortad. N’est-ce pas formidable ? Le Troisième clan possède enfin ses propres terres souveraines.
Tibelvan lui jeta un regard peu amène avant de s’asseoir à l’écart sur un banc de pierre. Il prit alors conscience de l’effervescence anormale qui agitait la résidence. Des réserves, on extrayait les voitures bariolées avec le renfort de deux ortas laineux. Une foule d’artisans s’activaient autour de chaque véhicule ventru. A poncer, ajuster, remplacer et peindre les panneaux endommagés ou usagés. Les six énormes roues ferrées faisaient l’objet d’une attention toute particulière. Des palans soulevaient de quelques pousses l’énorme coque en bois pendant que de jeunes muffins se glissaient en-dessous pour la calfater avec minutie.
— Elie compte-t-elle plus de cinq cent soixante cycles de vie, Lido ? questionna le garçon sans détourner le regard du vaste chantier.
— Ha ! C’est donc ça qui te tourmente. J’aimerais bien connaître celui qui t’a révélé cette indiscrétion mais puisque tu y fais allusion, je pense qu’elle doit bien atteindre cet âge respectable. Les Matriarches ne sont plus des enfants, en effet, car fort long est le chemin du Noviciat.
— Et toi ?
— Pour ma part, nous devrions avoir à peu près le même âge, du moins à l’échelle du Peuple Gris. J’entrerai au Silmever prochain dans mon quatre-vingt-deuxième cycle.
Avec lenteur, Tibelvan secoua la tête, les épaules basses, comme accablé.
— Et je crois que je désire encore vieillir un peu. C’est un vrai casse-tête pour un Homme Gris. Vois-tu, notre métabolisme nous autorise à gérer à notre guise notre croissance. Ainsi chacun maîtrise son vieillissement. C’est une grâce des Dieux que de choisir de savourer à volonté chaque étape de l’existence.
— Alors les Hommes Gris sont… immortels ?
— Oh non, loin de là, rassure-toi. – Son ton se fit plus grave. - Le Haut Mal nous guette, hélas. Si nous arrivons à combattre le temps qui passe, notre âme finit par se lasser. Alors la plupart d’entre nous choisissent de partir, fatigués de vivre. C’est inéluctable. Enfin, personnellement, je crois que c’est ainsi qu’il faut voir la chose. Je ne me suis jamais inquiété à ce sujet.
Tibelvan le regardait droit dans les yeux. Son intellect se refusait à admettre ce que le vart révélait avec un certain cynisme.
— Avant la venue d’Eliathan, nombre d’entre nous perdaient l’envie de vivre. Les Hommes Gris se voyaient vouer à disparaître. Mais, aujourd’hui, il en est autrement. Chacun désire rejoindre la nouvelle patrie des Inconstants. Je n’ai pas entendu parler d’un seul terrassé par le Haut Mal lors de ces quatre derniers cycles. Eliathan est porteur d’espoirs.
— Je ne suis pas certain que Sans-nom goutte à cette plaisanterie, grimaça le garçon en se grattant le haut du crâne. Il n’aime pas les honneurs et ne se mêle jamais des affaires de notre monde. J’ai du mal à l’imaginer en sauveur des Races sauf tout le respect que je porte aux Mères des Clans.