Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

L'enfant perdu.
Livret 3 : Galadorm.

 
Chapitre 12 : La première rencontre.

Le Ser Sigismond Ardevaingt ne réapparut pas de toute la journée du lendemain, laissant le garçon désemparé. La journée s’étira dans un désœuvrement abrasif pour les nerfs, entre les bains dans les profondeurs voutées de la bâtisse, l’attente dans un coin de la salle principale et de brefs repos dans la mansarde, ultime refuge. En début de soirée, le ventre plein, Sans-nom rejoignit le modeste logis sous les toits, persuadé que le petit homme au nez en pointe ne reviendrait pas avant l’aube. Par habitude, il se réfugia au sein de l’Ether. Des rais bleutés animaient l’invisible en tourbillons d’insaisissables particules étincelantes. Adossé au mur de planches, il observait leur balai avec fascination, les jambes repliées, l’esprit vagabond.
« Il serait temps que nous bavardions un peu, toi et moi, lui souffla la Voix dans un coin de sa tête. »
Sans-nom éleva la voix sans songer que son interlocutrice se trouvait à des lieux de là.
— Vous, enfin… je vous ai attendu, vous savez. J’ai besoin de votre aide. Les évènements ne se déroulent pas tels que nous l’avions envisagé et…
« Oh, cela je ne le sais que trop. Mais j’avais à faire ailleurs. Ne t’inquiète pas, je vois que tu as pris soin de suivre mes recommandations. »
— Parfaitement. J’ai rejoint Galardorm comme vous me l’aviez demandé.
« En toute discrétion, surenchérit la Voix, une octave plus haute, s’il faut en croire le raffut de ces derniers jours. Il fallait que tu t’opposes à un Négus, par les Créateurs, et pas n’importe lequel, Shéhoshar en personne. Tu ne pouvais choisir pire adversaire que celui-là. »
— Je n’ai rien choisi du tout et puis, de toute manière, je l’ai vaincu, rétorqua l’enfant en serrant nerveusement les jambes, repliées contre sa poitrine.
Un long silence lui succéda, si long qu’il crut un instant que la mystérieuse interlocutrice s’en était allée, une fois de plus. Il s’apprêtait à l’appeler lorsqu’elle surgit de nulle part.
« C’est ce que tu crois ? mon pauvre petit ! Le Négus Shéhoshar sait à présent où tu te trouves. Il n’a pas la réputation d’abandonner sa proie, ne sois pas si présomptueux. Shéhoshar est d’une autre trempe que les oégirs de l’océan, c’est un Maître-Serviteur des Autres. Tu dois rester sur tes gardes et ne te fier à personne. »
Sans-nom se sentit tout penaud mais il ne regrettait pas son intervention. La vision de la malheureuse jeune fille soustraite à la cruauté du gorgy flottait encore devant lui. Rien ni personne n’aurait pu l’empêcher d’intervenir.
« Enfin nous aurons tout le temps d’en reparler, reprit la Voix en s’amadouant, si tu me promets dès à présent de ne plus agir de façon aussi inconsidérée… »
— Pourquoi ? demanda vivement l’enfant, excédé par tous ces secrets qui le poursuivaient depuis sa fuite d’Yrathiel.
Le silence qui suivit fut plus long encore que la première fois. Sans-nom en profita pour se concentrer sur la multitude de questions restées en suspens depuis son départ de Brye.
« Il semble que je ne puisse rien obtenir de toi sans contreparties. Une question à la fois alors ? Promets-moi d’être prudent jusqu’à ce que tu retrouves la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Elle saura te protéger des misérables qui cherchent à te nuire. »
— Pourquoi en ont-ils après moi ? Tout le monde parait le savoir mais personne n’a pu me l’expliquer clairement !
« En effet ! Mon garçon, – Sans-nom décela comme une caresse, un soupçon de tendresse. Il resserra fort ses bras autour de lui. – certaines destinés ne doivent pas être contrariée, ni révélée. En tant qu’enfant d’Yrathiel… »
— Mais j’ai fui la cité marine. Je voudrais tant oublier ma vie d’avant…
« Je sais, je sais. Mais saches qu’elle ne t’oublie pas, ELLE. Même le Néogrine est intervenu en ta faveur lors de ta confrontation avec le Négus. Voilà bien longtemps que le Dieu Fol n’avait pas aussi clairement pris parti. Une nouvelle preuve de ton implication dans les affaires de ce monde. Seulement, à l’avenir, évite ce genre de fréquentation. La Flamme Blanche n’est pas respectable. Il/Elle ne t’apportera que des ennuis. »
— Attendez, je n’ai sollicité personne, moi. Je croyais juste ma dernière heure arrivée. D’un coup, le tissage m’a englouti pour repousser les rets du Rat.
« Sans le vouloir, tu n’arrêtes pas de semer de petits cailloux. Après près de sept cencycles de léthargie, voilà que ta seule présence provoque de puissants bouleversements. J’admets que cela semble si naturel de ta part que c’en est agaçant. Quelle autre preuve te faut-il ? »
Sans-nom bondit sur ses pieds. Il marcha de long en large. Il ne comprenait rien à ce charabia. Une fois de plus, il eut l’impression d’être la dupe de cette histoire.
— Je ne comprends pas comment je suis parvenu à … enfin, dans la clairière, vous savez, je ne sais pas pourquoi votre… votre Néoquelquechose est venu à ma rescousse. Le Négus allait me réduire à sa merci ; j’avais perdu pied. Mon Tissage se désagrégeait sous ses coups de boutoirs. Qui est mon sauveur ? Cette flamme, cette énergie, je n’ai jamais rien rencontré de telles.
« Le Néogrine choisira son heure pour se présenter. Il vaut mieux pour toi que nous restions discrets sur cette intervention. Du moins pour le moment. Promets-le-moi. »
— Si vous le demandez. De toute manière, je ne saurais pas comment m’adresser à lui ou… à elle. Au moins, expliquez-moi les raisons qui ont poussé Elie à m’appeler Eliathan ?
La réponse se fit attendre.
 
« Las, les Devenirs sont encore si nombreux encore. Je suis désolée, mon enfant. Sois certain que je m’emploierai à te faciliter la tâche. Pour cela, tu dois m’écouter attentivement. »
Résigné, le garçon se laissa tomber sur la paillasse.
— Je vous écoute…, A propos, comment dois-je vous appeler ? Vous qui vous souciez tant de ma sécurité. Vous ne m’avez pas révélé votre nom.
« Oh, je n’y ai point réfléchi. Il est vrai qu’il est assez rare que je m’adresse à un humain. Voyons, que dirais-tu d’… Amie. Après tout, voilà qui résume parfaitement notre relation. Je suis ta Bonne Amie, Sans-nom. Discrète, attentive, inventive et pleine de ressources. - De légers grelots cristallins ponctuèrent ces derniers mots sur l’écheveau de l’Ether. – Une Bonne Amie dont personne ne doit soupçonner l’existence. Ce sera notre autre secret.
— Même pas à Elie, c’est aussi mon amie.
« Je préfèrerai que la Shaïa Naharashi Elivashavitara ignore cet arrangement. La petite Mère des clans est d’une insatiable curiosité. Pourtant je te laisse libre de l’en informer. Une fois auprès d’elle, tu n’auras plus besoin de mon aide, comme je l’espère. »
— Vous connaissez donc Elie. Comment va-t-elle ? demanda l’enfant dans un cri.
« Pour l’heure, elle se repose à Olt. Sa convalescence sera longue car le poison du démon l’a profondément affectée. Mais elle se sortira de ce mauvais pas. Toutefois je crains qu’elle ne doive rapidement affronter de nouveaux problèmes. »
— Alors il faut l’aider !
La Voix prit son temps pour répondre, ce qui, de sa part, semblait une fâcheuse habitude.
« Je m’y emploie. Elie récupère de son traumatisme. Bientôt le Troisième clan se verra une des antiques Citadelles des Gris. Si c’est le cas, nous chercherons alors à vous réunir. »
Sans-nom ferma les yeux. Le découragement l’envahit peu à peu en imaginant la distance qui le séparait de ses amis.
« Mais rien n’est moins sûr. Les Gris sont imprévisibles. Ils ne choisissent jamais la solution la plus raisonnable. Pour l’heure, il faut te sortir de ce guêpier. Galadorm n’est plus sûre. Tu pourrais rejoindre…. Hyenl, c’est cela, au pieds des Marches. Personne n’aura l’idée de t’y chercher. En attendant, évite d’attirer l’attention sur toi. » 
Le garçon se sentait un peu perdu.
« N’aurais-tu rien d’autre à me raconter ? »
Sans-nom songea immédiatement à sa providentielle rencontre avec le Ser Ardevaingt et à cet hypothétique observateur mais il se retint de parler de l’un comme de l’autre, de peur que Bonne Amie ne s’inquiète davantage.
— Non, je ne crois pas.
Perdu dans ses pensées, le garçon ne remarqua son départ que bien plus tard. Il s’allongea en chien de fusil sur la toile rêche et s’endormit peu après.
 
Comme tout semblait simple, alors. Ma naïveté m’étonne encore. Comment n’ai-je pas compris tout de suite que ma venue à Galadorm n’était pas anecdotique. Même Bonne Amie ne pouvait prévoir ce qu’il advint sur l’esplanade du Palais. J’aurai dû quitter la cité dès le lendemain, comme elle me le recommanda, et Gallia serait encore en vie… seulement tant d’autres auraient péri !
 
Un flot de lumière se déversait par la lucarne. La première chose qu’il aperçut, ce fut la silhouette allongée sur le ventre qui ronflait doucement, les bras de part et d’autre de la couche.
— Sigismond, s’exclama l’enfant en se jetant sur le dormeur.
Il bousculait le petit homme qui jetait des regards étonnés autour de lui. Dans la salle commune, déserte à cette heure de la matinée, ils s’attablèrent devant une écuelle remplie de champignons fris et d’œufs pochés, baveux. Le Ser Ardevaingt paraissait d’excellente humeur.
— Mon ami, commença le Shumiet, toutes mes excuses. J’adore cette cité. – Il entrouvrit sa veste pour laisser paraître une bourse rebondie. – La chance est une fidèle compagne qui me fait rarement défaut.
Il cligna des yeux mais l’enfant ne saisit pas l’allusion. Sans-nom écarta le plat fumant.
— Nous devons partir aujourd’hui même, s’exclama-t-il sans préambule.
— Oh, tu as donc pu joindre ton informateur. 
Sigismond se tapotait le menton de l’index en le fixant d’une drôle de manière.
— Il faut que j’aille me cacher à Hyenl, expliqua l’enfant dans un filet de voix.
Sigismond s’adossa contre le mur. Il ôta son bonnet plat. Il joua un temps avec la touffe de feuilles puis le reposa sur la table. Il paraissait peser le pour et le contre.
- Les Marches, c’est un peu trop près de Shum à mon gout. Un village sans attraits au milieu de nulle part. Malheureusement, je n’envisage pas de m’approcher à ce point de la terre de mes ancêtres. Très peu pour moi !
Devant la mine dépitée de son interlocuteur, il éclata d’un rire haut perché.
— Oh, mon cher Sans-nom, espérais-tu vraiment m’entraîner dans ce trou à rats. Hé, hé ! Je ne risquerai pas un orteil à proximité du pays de Shum. Il faudrait être fou !
Le petit homme frappa à plusieurs reprises sur ses jambes. La situation l’amusait diantrement. Après un silence douloureux de part et d’autre de la table, il reprit la parole.
— D’accord pour t’accompagner encore un bout de chemin. En contournant les Bois de Prégrand jusqu’à Mielle. C’est certes plus long mais moins risqué pour votre serviteur. Arrivés là-bas, nous nous séparerons cette fois. Tu n’auras qu’à longer les Marches pour rejoindre Hyenl puisque tu tiens tant à t’y rendre. De mon côté, je continuerai vers les collines du Venant. Après tout, avec un peu de chance, je ne perdrai qu’un mois de foire. Satisfait ?
Sans-nom n’osait pas répondre.
— Mais pour ce qui est de partir dès aujourd’hui, je ne le puis. J’ai des affaires à régler, ce soir précisément.
Apparemment soulagé, Sans-nom se tortilla sur son siège. Si le providentiel petit homme l’accompagnait une partie du voyage, il était prêt à attendre plusieurs jours en dépits des recommandations de Bonne Amie. Les nuées ainsi écartées, le garçon le questionna sur la situation en ville.
— Les Ecarlates surveillent, bousculent, arrêtent la populace sans discernement. Les rumeurs les plus folles circulent sur le sort de la famille du baron et des familiers du Palais. La peur oblige les citadins à se calfeutrer chez eux, les commerces sont fermés et les étrangers ne sont plus les bienvenus.
— Je ne comprends pas, avoua Sans-Nom. Qui sont-ils et que veulent-ils ?
— Qui ? les Ecarlates ? Ces chiens appartiennent à une Confrérie très ancienne, la Mhapoaha Paha.
Le petit homme buta sur les sonorités archaïques de la Langue Antique.
— La Première Mère, marmonna l’enfant pour qui le Loélien Ancien, la langue de Thiel, n’avait aucun secret.
Sigismond hocha de la tête, une petite lueur amusée brillant un bref instant dans son regard.
— Depuis la chute de Thiel, ils font parler d’eux. Une sacrée bande de tordus. Ce qu’ils recherchent, mais, mon jeune ami, ce que recherchent tous les humains en général. La puissance, le pouvoir… le chaos pour leur part. Je me suis toujours tenu soigneusement à l’écart des cercles régicides. Seulement, la reconstruction d’Olt leur a offert une nouvelle légitimité. De tous temps, les Ecarlates ont prôné la haine des Protecteurs. Alors, après Tavos, il fallait s’attendre à ce que ça empire.
— Tavos, que s’est-il passé là-bas ? demanda l’enfant en grignotant.
— Le baron des lieux s’est opposé à la réouverture de la Commanderie. Seulement les Clans ont passé outre. Hélas ! Le conflit a viré au massacre. Le monde est vraiment devenu fou ces derniers temps.
— Le Peuple Gris ne se conduit pas de la sorte, protesta l’enfant avec vigueur. Ce sont de monstrueux mensonges.
— Peut-être, mais le mal est fait. – Il plissa les yeux, soudain attentif à la moindre expression de l’enfant. – Tu sembles en connaître long sur les anciens Protecteurs pour un fils de marchand de Massilia. Me cacherais-tu quelque chose ?
Jusqu’alors Sans-nom s’était bien gardé de parler de lui. Il avait brièvement évoqué Massilia et le brave Dardémon qu’il connaissait suffisamment pour se prétendre de sa lignée. Au grand amusement du Shumiet, le garçon dévia la conversation.
— Avez-vous rencontré des gorgys dans les rues ?
— Les Rats ne semblent pas si nombreux. Si tu veux mon avis, l’affaire a été préparée de longue date.
En quittant la salle, le garçon accompagna son compagnon dans les profondeurs de la taverne jusqu’à une vaste salle voutée surchauffée. Des foyers attenants accueillaient un lit de pierres incandescentes sur lesquelles les clients versaient selon leur désir des lampées d’eau glacée. Les fumées s’évacuaient par des conduits situés dans l'épaisseur des murs, qui les chauffaient par la même occasion. Deux énormes barriques trônaient sur un lit de galets. Elles étaient remplies à ras bord d’une eau à la propreté suspecte. Ils se prélassèrent une heure durant.
 Dans l’après-midi, Sigismond entreprit, pour tuer le temps, de lui apprendre à jouer aux dés noirs. Le garçon ne s’y montra pas à son avantage. Ils jouèrent quelques gals. Sans-nom en perdit la presque totalité. Sigismond annonçait avec une exactitude exaspérante chaque jet de dé. Si bien que Sans-nom se désintéressa très vite de la partie. Le soir venu, rutilant comme un sou neuf, Sigismond Ardevaingt s’éclipsa après s’être parfumé et légèrement poudré le visage.
 
Aux premières heures de l’aube, le petit homme au nez pointu le tira d’un sommeil sans rêve.
— Prépare-toi, nous quittons Galadorm au plus vite. Pas le temps de rêvasser.
Le Ser Ardevaingt le planta là, sans plus d’explications. Sans-nom s’habilla, saisit son manteau et son sac. Il baillait à s’en décrocher la mâchoire. Sigismond l’attendait dans la salle commune, en grande conversation avec l’aubergiste. Ce dernier jeta au garçon un regard intrigué. Le petit homme quitta l’auberge sans laisser à Sans-nom le temps de reprendre ses esprits. Au-dehors, la grisaille de l’aube habillait la venelle d’une irréelle nébulosité. On n’y voyait goutte à cinq pas.
—De terribles évènements se préparent auxquels je ne désire pas y assister. Il ne nous reste que peu de temps.
— Mais ? protesta l’enfant.
Sigismond s’arrêta net.
— La gente Dame qui m’a si élégamment ouvert son logis cette nuit a gentiment égayé nos ébats d’intéressantes confidences. Son mari, un fripier de la Haute Ville, lui a confié que ce jour serait celui du triomphe du baron Tancrède. Ce scélérat compte frapper fort. Le brave homme s’en est allé avec deux jours d’avance. Une petite virée dans les tripots de la basse ville a confirmé ses dires. Un Ecarlate un peu éméché m’a confié qu’il se posterait à la Porte Nord au petit matin, à la huitième heure, et qu’il empêcherait quiconque de quitter Galadorm. Il parlait du jour de la purification. Tu comprends mon garçon, ce mot à lui seul me fait froid dans le dos.
Le shumiet ajusta son sac sur l’épaule.
— Si nous sommes séparés, passe les Portes sans t’attarder. Rendez-vous au relais où nous avons laissé nos montures. Je compte sur toi pour ne pas me faire regretter notre venue.
— Bien sûr, confirma le fils de Tyrson avec vigueur.
Dans la brume visqueuse, chaque son, chaque pas résonnait d’une désagréable manière aux oreilles de Sans-nom. Une peur, sournoise, l’envahit progressivement. L’impression familière que le destin se mettait en marche une fois de plus. Que rien de ce qu’il prévoyait ne se réaliserait. Ils croisaient d’autres ombres furtives. D’abord peu nombreuses, puis, comme ils s’approchaient de l’enceinte intérieure, les choses se gâtèrent.
Le Ser Ardevaingt filait devant, avec dextérité. Il chaloupait entre les groupes toujours plus nombreux qui encombraient les rues. Derrière lui, Sans-nom pressait le pas pour se maintenir à vue. Venu de la Haute Ville, le tocsin sonna à tout rompre. Il figea la foule le temps d’une oscillation de vie. Sigismond jura et accéléra l’allure. A présent, il courait parmi la multitude, bousculant sans vergogne ceux qui se dressaient devant lui. L’alarme tirait les Galarais hors de chez eux. Les attroupements bruyants se multipliaient. Rapidement, l’enfant perdit de vue le petit homme.
Quand la populace se mit en branle, ce fut pire. Le tocsin appelait les citoyens de Galadorm sur les hauteurs, du côté du Palais. Avançant à contre-courant, l’enfant se retrouva vite entraîné malgré lui par le flux d’une foule toujours plus compacte. Il réussit à se réfugier sous une poterne. Bordée de belles et grandes demeures, la large rue fourmillait de monde. Les citadins défilaient devant lui, silencieux. Seul résonnait le glas. Sans-nom réalisa qu’il n’atteindrait pas la double enceinte avant la fermeture des Portes. Sans doute étaient-elles déjà closes. Secrètement, il espéra que son ami avait réussi à s’extraire de la nasse.
Soudain, le garçon sentit peser sur lui une attention familière. De l’autre côté de la chaussée, il entrevit une silhouette immobile, dans une encoignure de porte.
 
Espiègle, le Destin nous joue parfois de drôles de tours. Comme je tentais vainement de quitter Galadorm, elle se trouvait là au sein de ce tourbillon de folie. A quelques pas de moi. Encore aujourd’hui, alors que tant d’évènements nous ont liés l’un à l’autre, je n’oublie pas cette première vision enchanteresse.
 
L’instant s’éternisa. Brusquement la curiosité – sans doute un léger agacement - chassa la peur. La tension devint vite insupportable. Alors Sans-nom brava le flot des citadins afin d’atteindre l’inconnu. Sans-nom bataillait ferme, des coudes et des poings. Le mystérieux observateur se mêla à la cohue. Un simple regard suffit pour l’assurer qu’il n’avait pas affaire au Négus Shéhoshar ni à l’un de ces sbires. Le mystère s’épaississait. Oubliées les consignes de Sigismond, oubliées les recommandations de Bonne Amie ! Le Tisseur n’hésitait plus à bousculer les traînards. Dans son sillage, il soulevait des volées de cris, de protestations et d’injures. Il n’en avait cure ; il lui fallait absolument savoir !
Imperceptiblement, le fils de Tyrson gagnait du terrain. Il n’était plus qu’à trois pas. Alors son esprit nota d’étonnants détails vestimentaires. Sous le manteau blanc de fine facture, il aperçut les jupons, les dentelles d’un vêtement féminin et de courtes bottines. Puis sa proie se retourna. Leurs regards se croisèrent. Moqueur, provocateur… Le bref échange souleva un chaos d’émotions, défiance et étonnement, amusement et ravissement, sous le feu narquois de deux opales. Une somme de défis que le fils de Tyrson recueillit pêle-mêle comme une promesse mutine. Alors qu’il la hélait, il déclencha un petit geste malicieux de la main. Puis la foule les sépara à nouveau. En désespoir de cause, il se laissa balloter, entrainer toujours plus loin.
La multitude envahissait l’esplanade agrémentée de magnifiques statues guerrières, de courts murets de marbre blanc et de bosquets taillés en boule. L’astre diurne dardait ses chauds rayons qui enflammaient les miroirs disposés sur les pelouses rases. Au-delà il lui était impossible de distinguer les fontaines cristallines et les parterres d’espèces rares, tant les feux célestes éblouissaient le regard. La foule massée l’empêchait de fuir.
Des hommes massifs l’entouraient. Des forestiers sans doute, ou des mercenaires, aux manteaux de bure poussiéreux munis de larges capuchons. Lorsque l’un d’eux se tourna vers lui, Sans-nom découvrit un visage rude, à la barbe drue, enserré dans un casque rond muni d’un rideau de maille qui descendait de chaque côté du visage. Des guerriers, songea-t-il inquiet.
Le tocsin cessa brusquement. Sans-nom prit conscience du silence. Il percevait la colère souterraine de la populace qui ne demandait qu’à s’exprimer. Puis, soudain, les feux des miroirs s’occultèrent. D’un coup. Atterré, le garçon porta les mains à son visage devant la terrible mise en scène. Un gémissement naquit de la multitude. Très vite, il se transforma en une longue plainte hystérique. 
 
Chapitre treize : Le Maître-dragon.

Une ligne de cavaliers leur faisait face, telle une barrière infranchissable. Les Ecarlates montaient des mult-liots entièrement caparaçonnés de barde amarante, richement ornée. Un grotesque chanfrein, poli et gravé de filets noirs et rouges, protégeait la tête de chaque animal. Le visage dissimulé derrière un heaume plat écarlate, renforcé de bandes métalliques, les combattants de la Mhapoaha Paha, quant à eux, revêtaient une simple cuirasse, recouverte d’un long manteau cramoisi. Ils pointaient devant eux, posée sur l’arçon, une lance au fer impressionnant.
La multitude, elle, n’avait d’yeux que pour ce qu’ils étaient censés protéger. Sans-nom frémit, rien qu’à la vue des nombreux gibets dressés de part et d’autre d’un large échafaud sur lequel trônaient une dizaine de billots. Des hommes et des femmes, vêtus de simples chemises aux nuances bois de santal attendaient parqués en retrait, sous la garde d’Ecarlates. Sur certains, des marques de tortures récentes. D’autres, exténués, gisaient au sol.
A une centaine de toises, en surplomb, s’élevait une longue estrade, composée de loges centrales et de gradins aux deux extrémités, décorée de bannières flamboyantes et de banderoles. Des écussons, de gueules à la tour d’argent, proclamaient haut et fort le triomphe du nouveau maître de Galadorm, le baron Jude Tancrède. Ce dernier plastronnait au centre d’une riche assemblée. Un homme maigre, de petite taille, vêtu somptueusement, le crâne dégarni dissimulé sous un large chapeau au bord retourné, orné d’une plume. Ce triste sire jouait négligemment avec un lourd pendentif en couvant la populace d’un œil torve. A ses côtés, plusieurs Gorgys, aux justaucorps de cuir passés sur de longues robes brunes.
De la foule pressée jaillissaient des cris d’angoisses, des lamentations, un chapelet de protestations chaque fois que l’on reconnaissait parmi les suppliciés un parent, un frère, un père, un ami, un voisin. Quand le pouls syncopé d’un invisible tambour ponctua l’apparition de deux frêles silhouettes féminines, la souffrance s’habilla de colère. Reconnaissables à leur tenue négligée, des mercenaires les menaient jusqu’à un bûcher placé entre l’échafaud et la tribune, sur une butte de terre fraîchement amassée. Ils hissèrent les suppliciées jusqu’aux pieux, dépassant du bois entassé sur une hauteur d’homme. Les bras liés, elles faisaient face à la pente, la tête penchée sur le côté. Un Ecarlate badigeonna de poix leurs pieds, leurs chevilles et leurs pauvres chemises. Sans-nom bondit sur place, indigné.
Dans son emportement, l’Eliathan bouscula l’homme à sa droite. Le rustre lui attrapa le bras d’une poigne de fer. Il maugréa d’une voix sourde.
— Calme-toi, fils. Seul Moesmihr peut sauver notre Damoiselle à présent. Prie les Inconstants pour qu’elle ne souffre pas. Ces démons répondront un jour de leur ignominie, par ma foi.
Sa voix avait la dureté du roc pourtant ses yeux pleuraient des larmes qui coulaient sur la peau burinée. Elles se perdaient dans la barbe brune. L’adolescent se débattit pour échapper à l’étreinte avant de suspendre ses efforts. Son visage s’éclaira sous une illumination soudaine. Il s’écria : « Moesmihr votre Seigneur-Dragon ! Mais oui, c’est cela, que Moesmihr empêche ce drame ! ».
Le guerrier le relâcha, troublé, les sourcils froncés. Passablement agité, Sans-nom l’apostropha.
— Aidez-moi à grimper là-haut ! Moesmihr peut les sauver. – Comme l’autre ne semblait pas comprendre, Eliathan haussa le ton. – Portez-moi, mon brave… sur la statue. Je n’y parviendrai pas seul !
Une telle autorité pointait sous l’injonction que le gaillard obtempéra sans chercher à comprendre, habitué à obéir.
— Si tu peux intervenir alors ne perds pas de temps, fils. C’est les nôtres qu’on assassine là-bas !
Le guerrier disait la vérité. Au rythme lent du tambour, la macabre cérémonie débutait. Des malheureux s’agitaient au bout de la corde qui renvoyait leur existence au néant. Chaque exécution était saluée par un grondement sourd qui oscillait entre douleur et rage. Sur l’échafaud, des Ecarlates poussèrent avec brutalité plusieurs condamnés qu’ils forçaient à s’agenouiller devant les blocs de bois, ceints de métal. Parmi eux, la foule montrait du doigt trois Hommes Gris, dont l’un dût être traîné par les exécuteurs masqués. Lorsqu’ils le lâchèrent, le vart roula au sol, inconscient. 
Comme un simple fétu de paille, l’homme éleva Sans-nom jusqu’au sommet du piédestal. Prestement, l’adolescent s’agrippa à la corniche de marbre rose, où il se rétablit avec agilité. Puis il se recroquevilla entre les mollets habillés de jambières du guerrier de pierre, croisa les bras sur la poitrine et ferma les yeux. Sa respiration ralentit. Semblables à une fontaine de couleurs vives, les fils de l’Onirie flamboyaient autour de lui. Instantanément le fils de Tyrson sut comment procéder. Tant de fois, il s’était prêté à cet exercice par le passé. Alors le jeune Tisseur courba les flux éthérés avec une aisance déconcertante.
 
Etonnamment, ma chère Elie, le Tissage ne me posa aucune difficulté. Il me suffisait de visualiser la statue admirée à mon arrivée à Galadorm. Ma mémoire ne me trahit pas au moment d’agir. Je m’élançais dans les airs, grisé par la puissance phénoménale que mon évocation semblait éprouvée, adulée par la foule. Pouvais-je alors imaginer que mon intervention ébranlerait ce monde au point de le détruire !
 
Sans aucun remord, Sans-nom négligea la voix éthérée qui lui ordonnait de cesser cette nouvelle folie, juste avant de la rejeter à la lisière de sa conscience.
— Désolé, Bonne Amie, murmura-t-il dans un souffle, mais je possède le don de me précipiter dans les ennuis. Soyez seulement indulgente. Je ne peux vraiment pas assister à cette tragédie sans intervenir. Je dois sauver ces malheureuses.
Des banderilles lumineuses l’enlaçaient. Des vagues de chaleur déferlaient en une infinité de sensations, plus agréables les unes que les autres. Pour lui seul, l’Ether exultait, se pliait à sa volonté, plébiscitait ses caresses. Les doigts agiles tissaient déjà des combinaisons irisées qui le nimbaient de teintes chatoyantes. Le fils de Tyrson était bel et bien le plus grand Façonneur que ce monde agonisant vit naître. Sa dextérité sans limites. La taille de la création importait peu. Seul comptait le Vouloir du Tisseur. Et ce dernier, transcendé par l’ire d’un millier d’âmes, se montra alors d’une redoutable inventivité.
Le capitaine Liard de la garde galaraise frisait les cinquante cycles. Un vieux soldat qui se targuait en réunion de n’avoir jamais connu la peur. Un officier altier et courtois, un combattant dans l’âme, fidèle à Galadorm, cité où il était né, avait grandi et vécu jusque-là. Lorsque le baron Goshaque l’envoya débarrasser les sources du Rull d’une bande de voleurs Shercs, à la requête de son voisin, l’honorable baron Tancrède, le vieux renard s’exécuta sans discuter. Mais rien ne se déroula vraiment comme les deux hommes l’escomptaient. L’expédition ne rencontra que villages incendiés et récoltes brûlées. Et des monceaux de cadavres, certains atrocement mutilés, qui dataient de plusieurs quaines. Au fil des jours, la piste sanglante les entraîna toujours plus vers l’est, jusqu’aux rives arides de l’Ilstra. Toutefois pas l’ombre d’un nomade shumiet ni le moindre indice qui confirmerait qu’ils puissent être les auteurs de ces tueries.
Alors le capitaine Liard douta. D’un naturel suspicieux, son esprit retord flaira une machination. Pourtant le vétéran s’accorda six jours supplémentaires de vaines recherches avant d’estimer avoir rempli sa mission. Inquiet par la tournure déroutante que prenait l’expédition, le capitaine Liard pressa l’allure de sa troupe afin de retourner au plus vite vers le riche plateau de Galadorm. Pas suffisamment hélas.  Entre temps, le traitre livrait la cité aux exactions de la Mhapoaha Paha.
 
Malgré l’important déséquilibre des forces, le capitaine était bien résolu de l’y déloger. Sur la route, la nouvelle de la mort du baron l’affecta profondément. Clandestinement, le soldat se rendit seul dans la ville basse. Là où il était assuré de trouver d’indispensables soutiens. La situation ne faisait qu’empirer. Au fil des jours, ses hommes le rejoignirent, seuls ou par petits groupes, pour ne pas éveiller l’attention. Le matin même, la fermeture des portes le prit de court. Ils n’étaient qu’une trentaine de braves autour de lui. Insuffisant pour affronter les Ecarlates, dix fois plus nombreux, sans compter la présence des maudits Rats. Ils assistaient sans broncher à l’odieux spectacle organisé par le baron Tancrède. Agir immédiatement signifierait la mort mais la vengeance viendrait plus tard. L’impuissance lui broyait les entrailles. Parmi les suppliciés se trouvaient de nombreux amis, certains des hommes de la garde également, ainsi que la Damoiselle Lilia. La douce et gentille Lilia qui, enfant, s’amusait à lui tirer la barbe lorsqu’il l’accompagnait dans les jardins du Palais. Le capitaine n’aperçut pas Dame Gilles, ni le demi-frère de Lilia, Paul, l’héritier. Il redoutait le pire, si les rumeurs qui couraient sur leurs sorts recelaient une part de vérité. 
Atterré, l’officier assista à l’installation de la Damoiselle sur le bûcher. Ensuite il découvrit, près d’elle, – Le soldat douta d’abord de la véracité de ses propres yeux. - la Shaïa Malahirava Nashiréa. La matriarche du Vingt-septième Clan était très populaire à Galadorm. La foule, qui l’avait elle aussi reconnue, pleurait sur le sort de sa bienfaitrice. Des poings se serrèrent dans l’ombre. Le courroux frénétique n’attendait qu’un signal pour se déchaîner. Pour l’heure, la haie écarlate les maintenait à distance. Certes ce n’était là qu’une trompeuse réalité. Flatteuse pour les matamores qui paradaient sur leurs destriers.
Une agitation suspecte attira l’attention du capitaine. Gullit, un brave de sa troupe, se penchait vers un enfant, à en croire la taille. Il y eut un bref échange à la suite duquel Gullit l’installa sur le dé cubique de la statue la plus proche. Liard avait d’autres chats à fouetter. Il s’en désintéressa pour invectiver en silence le vétéran qui, en dépits de ses ordres formels, tirait son arme à nue. Il était hors de question de révéler la présence de la garde. Soudain, autour de lui, des bras se tendirent vers le ciel azuréen. Des cris stupéfaits s’élevèrent par dizaines.
— Par les Dieux inconstants, s’exclama-t-il en découvrant l’immense silhouette racée du dragon Moesmihr, Protecteur immémorial de la cité des miroirs.
 
Un espoir fou gonfla la poitrine du capitaine. Moesmihr ! ce miracle était le signe qu’il avait appelé de ses vœux. Sans chercher à approfondir les raisons d’un tel prodige, sa main se referma sur la courte poignée au pommeau serti d’une améthyste. A son tour, il tira la longue épée de son fourreau. Autour de lui, les Gardes rejetaient leur travestissement. Ils dévoilaient le blason d’azur à dragon d’or passant du baron défunt. Comme un seul homme, ils se précipitèrent en avant, fendant la foule qui, haletante, contemplait le majestueux dragon battre précipitamment des ailes. Le long cou était recouvert d’écailles vertes et mordorées, à l’image des statues qui veillaient aux portes de Galadorm. Le dragon mesurait près de trois perches de long, le dos hérissé de piquants disproportionnés. La créature légendaire survolait la cité. Son ombre immense glissa au-dessus des hautes enceintes et des toits pentus puis de la foule en adoration. Se frayant un passage sans ménagement, le capitaine Liard criait le nom du Seigneur des Airs à s’en briser la voix. Un nom repris avec ferveur par des centaines de Galarais, dans les rues adjacentes et sur l’esplanade.
« Moesmihr ! » scandait la populace, l’appelant à pourfendre la peste rouge. Sans-nom, lui, voyait cette réalité nimbée d’or à travers les yeux du dragon. Chaque silhouette humaine enrobée d’une aura épousant les nuances du spectre. Elle dévoilait les tréfonds secrets de leurs personnalités, louables ou viles. C’était là l’un des Talents des Façonneurs de l’Onirie. Pourtant, certains habitants ne revêtaient aucun habit de lumière. Un avertissement que le Tisseur, concentré sur son ouvrage, ne remarqua pas. Les non-vivants se comptaient sur les doigts des deux mains. L’immense espoir qu’éveillait l’apparition du Seigneur des Airs, le submergeait.
Enfin le dragon piqua sur la barrière formée par les Ecarlates et leurs grotesques montures. A son approche, les mult-liots s’affolèrent, se cabrèrent et échappèrent au contrôle de leurs cavaliers. Les Ecarlates étaient loin d’être des guerriers. Seulement de la racaille recrutée dans les bouges les plus sordides du continent, revêtue comme tels, paradant dans des atours d’acier mais sans une once de courage. Le Seigneur des Airs effectua un large virage au-dessus des jardins. La muraille se brisa en plusieurs points dès le second passage. Une euphorie soudaine transportait le Façonneur sur les courants aériens, grisé de vitesse, de puissance et de quelque chose qui ne lui ressemblait pas. Une férocité sans limite dont seul un dragon des anciens Temps possédait la jouissance. La créature claquait ses puissantes mâchoires. Elle battait l’air avec sa longue queue en pointe de flèche.
Le Capitaine Liard mena ses hommes à l’assaut de la pente, les yeux rivés sur le bûcher. Là étaient retenues la Damoiselle Lilia et la Shaïa Malahirava Nashiréa. Le peu d’opposition qu’ils rencontrèrent, ils la balayèrent d’un revers de fer, noyant leur rage dans le sang. L’intervention inespérée du dragon semait une terrible pagaille parmi les affidés de la Confrérie. Hystérique, la populace leur emboita le pas. Partout, des hommes et des femmes affrontaient les affidés de la Confrérie à mains nues. Certains brandissaient une arme qu’ils avaient ramassée auprès des cadavres ou dissimulée jusque-là sous leurs manteaux, animés par la même détermination. Rien ne put endiguer cette déferlante.
Heureusement, car, sans crier gare, le Porteur d’espoirs sentit l’écheveau du magnifique tissage lui échapper. Soumise à rude épreuve, sa vitalité s’épuisait rapidement. Autour de lui, l’Onirie s’entredéchirait. Le Vouloir du Tisseur ne suffisait plus. La raison voulait qu’il abandonne sa création. Résister entrainerait de funestes conséquences. Une fatigue terrible, soudain, accabla le jeune Façonneur qui suffoqua, brisé par l’incroyable effort accompli. Seulement l’Eliathan n’était pas encore satisfait. La représentation nullement achevée. Serrant les mâchoires, le fils de Tyrson concentra ses dernières forces à parfaire l’ouvrage, oubliant un corps d’enfant qui souffrait la malemort. Battant des ailes maladroitement, Moesmihr se dressa devant la tribune désertée. De ses yeux diamantins, il toisa de longues minutes, interminables, le petit baron réfugié derrière la haute chaire. Puis le dragon s’éloigna brusquement vers le septentrion. Sans-nom maintint la magnifique créature jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un infime point sur l’azur. La désagrégation du tissage sonna le glas de sa résistance. Le Tisseur sombra dans l’inconscience.
Certes Gullit était un soudard, ivrogne plus qu’à son tour. Lorsque ses compagnons d’arme se précipitèrent au combat, il hésita toutefois à les suivre. Autour de lui, la haine contenue depuis des heures, voire des jours, transformait les citadins en bêtes féroces. Le regard du soldat allait du garçon au Seigneur des Airs qui planait au-dessus de leurs têtes. Avec humeur, le garde décida qu’il ne permettrait à personne de s’en prendre à son protégé. Ses camarades se débrouilleraient bien sans lui, cette fois. Souriant avec férocité, le vétéran s’adossa au socle de la statue. Il observait les alentours, tous les sens en éveil.
 
Shoss se savait méprisé parmi les siens. Gorgy de la plus basse extraction, le Rat n’appartenait à aucune portée reconnue, ses sept frères et sœurs n’ayant pas survécu plus de quelques jours. Pourtant le misérable nourrissait d’insoupçonnables ambitions. Afin de les réaliser, Shoss louait ses services à un groupe social, un Lenkras, composé de quarante-quatre individus, mâles uniquement. Depuis quatre cycles, ces derniers voyageaient à travers les baronnies, assujettis directement aux ordres du Négus Shéhoshar. Voilà pourquoi, ce matin du quarante-quatrième de Torj, Shoss poireautait, en faction à l’extrémité orientale de la longue et fastueuse tribune seigneuriale. Ruminant sa mauvaise fortune, Shoss assistait à la cérémonie imaginée par le machiavélique Négus avant son départ pour Oïl, deux jours auparavant. A contre-cœur, le gorgy surveillait l’assemblée réunie sur les bancs drapés aux couleurs rouge et argent. Une tâche indigne à laquelle il ne prenait aucun plaisir car se trouvait là réunie une pléthore de pâles et tristes sires. Il n’avait pas à déployer de talents pour débusquer le trouble qui habitait les courtisans à la vue des condamnés. Nombre d’entre eux n’osaient toiser la foule amassée sur l’esplanade, à la sortie de la Ville Haute. Mal à l’aise, inquiets, les humains murmuraient et se tortillaient sur place, surtout les femmes dans leurs opulentes robes de cérémonie, les visages voilées, surmontées d’ahurissantes coiffures coniques. Shoss exécrait ces pleutres. De misérables lèche-bottes, apeurés par l’ombre du gibet, avides et cupides, une lie commune à toutes les cours humaines dont, par expérience, le gorgy se défiait viscéralement.
Seulement, si Osha-Othar, le Référent du Lenkras, présent au côté du Premier-maître Maho, le reléguait à cet endroit, c’était - Le gorgy le savait que trop bien. - pour qu’il ne perde pas de vue l’insignifiance de sa condition. Lorsque Moesmihr survola l’enceinte extérieure, le Rat sentit vibrer en lui une furieuse exultation. Les petits yeux noirs détectèrent immédiatement le tissage magnifiquement réalisé, brillance nébuleuse sur le camaïeu de gris de sa vision monochrome. Son esprit retord flaira aussitôt l’occasion tant espérée de se distinguer. Quelques minutes suffirent pour repérer le Façonneur, lié à sa création. Sans aucune hésitation, le gorgy abandonna son poste. Il sauta de l’estrade, gagna la périphérie du parc. Précipitamment, il contourna la rangée de cavaliers qui se désagrégeait au passage du terrible coursier. Son esprit travaillait avec une fébrile célérité.
Shoss était loin d’être sot. Immédiatement il fit le lien entre le mystérieux Tisseur de songes et l’enfant perdu que les Négus recherchaient désespérément depuis des décycles. Celui qui s’était, il y a peu, opposé avec succès à Shéhoshar lui-même. Shoss se voyait déjà le livrer au Négus ou, au pire, rapporter sa tête. Sur ce point, le Négus était resté très évasif.
En sautillant sur ses longues et robustes pattes antérieures, il contourna un bosquet composé de cornouillers et de fusains qui abritait une petite tonnelle. Il s’éloignait de la mêlée sans se préoccuper des cris ni du fracas des armes. Rien ne comptait plus que l’étrange halo azuréen qu’il entrevoyait, juché au pied de la statue, vers lequel il se dirigeait, les babines retroussées. Le gorgy progressait lentement, se dissimulant tant bien que mal parmi les plantations.
Moesmihr était parti. A présent, la bataille se concentrait au niveau de l’échafaud. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner l’issue de l’affrontement. Shoss n’avait pas de temps à perdre. Le gorgy apercevait le Tisseur prostré contre l’écu du guerrier de marbre. Le Rat serra entre ses quatre longs doigts déformés le manche du stylet. La lame acérée enduite de sang d’oriaq, le varan du désert sans nom. Une simple éraflure suffirait. L’enfant ne verrait pas l’astre diurne se coucher. Bondir jusqu’à lui aurait été un jeu d’enfant si seulement la présence du soldat ne l’empêchait d’agir. Utiliser le Don aurait dévoiler sa présence. Le Négus les avait mis en garde. Ce prédestiné maîtrisait avec habileté l’Ether. Shéhoshar n’en avait pas révélé davantage sur sa mésaventure pour ne pas se déconsidérer aux yeux de ses congénères mais Shoss avait flairé de légers effluves déconcertants lors de son discours. Comme si le Négus respectait ou, plus incroyable, craignait ce rejeton des hommes.
Le Rat ne quittait pas des yeux Gullit. Soudain des gorgys, menés par Osha-Othar, lui-même, s’extirpèrent de la mêlée. Le garde s’avança de quelques pas, manifestement décidé à s’interposer. Sept gorgys accompagnaient le Premier-Né. Shoss y vit l’opportunité d’agir.
 
Comme la majorité des cités du continent, Galadorm possédait une Commanderie Grise, située dans la Haute Ville, à proximité du Palais. Cette dernière s’était vidée de ses occupants depuis le dernier Grand Rassemblement. Lorsque les Ecarlates s’emparèrent de la cité, seuls trois Hommes Gris, un Mystic et deux varts fidèles, l’occupaient en compagnie de la Shaïa Malahirava Nashiréa. Cette dernière partageait son temps entre le Palais, la Commanderie et le dispensaire aux abords de l’enceinte extérieure. Le nouveau Commandeur de Galadorm se nommait Allélian Moldis. Il appartenait au Vingt-septième Clan qui ne comptait plus, hélas, qu’à peine quatre Compagnies. Le Vingt-septième vivait son crépuscule. Mais, à cet instant, les pensées de l’Homme Gris étaient bien éloignées de ces préoccupations. Les mains et les pieds entravés par de solides cordages, il contemplait, la mort dans l’âme, le théâtre de sa prochaine exécution. Une rage froide atténuait la souffrance de son corps martyrisé.
Allélian comptait cent quatre-vingt-quatorze cycles de vie. Si la traitrise des hommes le révulsait, c’était surtout la grande stupidité dont il avait fait preuve qui l’accablait. Il n’avait pas déjoué la traitrise du baron Tancrède, entraînant dans son malheur, ses compagnons, Ollivers et Talluns ainsi que la Shaïa Malahirava. Par sa faute, ils allaient tous mourir. Déjà, à sa droite, Talluns, le fier Talluns, gisait sur le plancher de bois. Il respirait à peine, le visage tuméfié. Autour d’eux, les Ecarlates paradaient. Ils affichaient des attitudes de matamores, les chiens. Qu’on lui laisse seulement le libre usage de ses mains et ils verraient alors qui périrait sous les coups de l’autre.
La mort du vieux baron Goshaque n’avait pas été une surprise. Mais elle survenait au plus mauvais moment. Alors que la Garde guerroyait au loin, du côté de Shum. Seulement, même leur Matriarche n’avait pas soupçonné la forfaiture. Et ils n’étaient pas les seuls. Lors du banquet des funérailles du Baron, les vins et les mets avaient été drogués, les convives réduits à de simples marionnettes que des Ecarlates, surgis de nulle part, emprisonnèrent dans les sous-sols du Palais. Seuls, le baron Jude Tancrède et son entourage furent épargnés. Pour cause, puisque dès le lendemain, le Baron Rouge, comme le surnommaient depuis les Galarais, s’asseyait sur le trône de bois précieux, conforté par la présence à ses côtés d’un contingent de gorgys et de plusieurs membres de la Confrérie. La suite se résumait à cette ridicule mise en scène à la gloire du félon. Le commandeur n’osait pas regarder en direction de la frêle silhouette blanche, juchée sur le bûcher, qui n’esquissait le moindre geste.
Dès les premières pendaisons, il envisagea de se jeter sur les affidés les plus proches. Des cordes entravaient ses mouvements mais les rompre ne présentait guère de difficultés. Ensuite il parviendrait sans doute à en emporter plusieurs avec lui sur la lande de la Non-vie. Là où s’étiraient le Néant et la Source. Avant de périr à son tour. Tout plutôt que de s’agenouiller devant le billot.
Puis la foule hurla un nom : « Moesmihr ! ».
Dans une parure d’émeraude dorée, le gigantesque dragon fonçait sur les cavaliers, précédé par le grondement de milliers de poitrines. Profitant de la sidération des gardes rouges, Allélian Moldis brisa les rets qui le maintenaient prisonnier. Il hurla à son tour un défi sans équivoque. Les Ecarlates se tournèrent vers lui, indécis. Bien qu’il ait les mains nues, ses tortionnaires marquèrent un temps d’hésitation. Puis, puisant dans sa lourde hache le courage nécessaire, l’un d’eux se précipita, une lueur assassine dans le regard. Moldis le laissa approcher, écartant légèrement les pieds, les bras ballants, affichant un calme olympien. L’heure était venue de leur en remontrer à ces rustauds. Ses doigts pianotèrent l’air avec impatience. Une flamme dangereuse enflamma son regard.
L’homme maîtrisait mal le long manche. Le Gris esquiva avec facilité le fer porté de haut. Il projeta ses poings serrés dans le visage masqué. La hache s’enfonça dans le billot. Son possesseur s’effondra en arrière comme un vulgaire épouvantail. Saisissant l’arme, le Mystic fendit l’air pour l’apprivoiser. Il esquissa un pas en avant, frappa en descendant l’homme rouge qui se relevait difficilement. Les autres ruffians reculèrent devant cette démonstration de force.
— Ollivers !
Le Commandeur franchit l’espace qui le séparait du vart. Il trancha les liens qui le maintenaient à terre. Puis les Hommes Gris se jetèrent sur les gardes comme des loups affamés. Certains tentèrent de se battre, maladroitement. Les membres de la Confrérie n’étaient pas de taille. Ils moururent sans réaliser cette infortune. Ce fut ensuite la débandade. Malheureusement, ils découvrirent ensuite le corps sans vie de Talluns Moldori. Il gisait au sol, une longue pique, enrubannée de rouge, plantée profondément dans le dos. Bien évidemment, l’assassin s’était éclipsé, une fois son lâche forfait accompli.
Le Commandeur poussa un long cri de désespoir. Il bondit de l’estrade, serrant la hache dégoulinante de sang. Les yeux rivés sur le bûcher, il traversa à grandes enjambées le parc verdoyant. Les insensés qui cherchèrent à entraver sa course connurent le même sort funeste que les exécuteurs quelques minutes auparavant. Rien ni personne n’aurait pu détourner le Commandeur Moldis. A deux pas derrière lui, Ollivers Galliadi achevait l’ouvrage mortifère. Il avait ramassé une lame courte et large. C’était une arme d’apparat, légère, trop pour le géant gris, qui la maniait comme un vulgaire coutelas. Il taillait sans discrimination et riait sauvagement à chaque coup porté, à chaque vie sacrifiée.
Quand les guerriers parvinrent au bûcher, la place était libre. Derrière eux, la foule hurlante parcourait les jardins. Elle submergeait les derniers ilots de résistance. Le Commandeur s’arrêta un instant, à bout de souffle. Ollivers l’aida à poser la lourde échelle de bois rudimentaire. Allélian Moldis grimpa lestement auprès de la petite Mère dont il souleva le menton avec une infinie douceur. Seuls les liens la maintenaient debout. Elle geignit faiblement lorsqu’il arracha les entraves. Sa tête ballotait de droite à gauche. Puis il la serra contre lui comme on sert une enfant que l’on désire cajoler.
De son côté, Ollivers s’occupait de la jeune Damoiselle. Lilia ouvrit de grands yeux rougis. Lui adressant un regard reconnaissant, elle l’entoura de ses petits bras, le corps secoué de lourds sanglots. L’Homme Gris caressa la longue chevelure brune. Rapidement, ils descendirent les malheureuses au pied du bucher. Allélian approcha ses lèvres de l’oreille de la Shaïa.
— Paha, xiyn agan neyxa ! Syc sa xiyn bahe mcyn eylys pec. (Mère, vous êtes sauve ! Nul ne vous fera plus aucun mal.)
 
En passant au-dessus de la vaste esplanade, l’ombre du dragon ailé Moesmihr s’étendit sur eux. L’Homme Gris murmurait des mots de réconfort, rempli d’amour et de sucres d’orge, au sein d’un pandémonium d’éclats d’acier et de râles de vie. Il en oubliait l’appel du sang. Il berçait la femme-enfant, Malahirava Nashiréa, comme s’ils s’étaient trouvés seuls, dans leurs quartiers à Olt, en sécurité.