Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Le fils des Vents.
Livret 2 : Les Terres Mortes.
Chapitre sept : Le Mwermwer.

D’un pas alangui, Tibelvan traversa la bibliothèque. Gwïaul, leur hôte, lui avait déniché des vêtements appropriés à sa stature. Un pantalon en toile et une chemise vert-pomme, douce comme la soie, qu’il enfilait avec précaution, prenant garde aux manches longues et ajustées avec des boutons. Par-dessus, un pourpoint court, bordé de fourrure grise. A son entrée, les Pierres de Vie entonnèrent un hymne exalté. Il s’arrêta pour les contempler. Une paix profonde chassa de son esprit les idées noires nées de son désœuvrement.
Assise dans un énorme fauteuil, la Shaïa leva les yeux du lourd registre qu’elle étudiait. Elle lui fit signe d’approcher. Près d’elle, une quantité impressionnante d’ouvrages trônaient sur une table basse. A ses pieds, certains étaient ouverts, disposés en arc de cercle. Tibelvan se laissa tomber dans un fauteuil qui lui faisait face et poussa un interminable soupir.
— Le gnome n’est toujours pas revenu de sa course. Je suis inquiet.
La Mère des Clans le rassura en refermant l’ouvrage. Elle le déposa avec précaution sur une pile.
— Gwïaul se déplace dans l’Entre-Mondes comme un poisson dans l’eau. Il ne lui arrivera rien de fâcheux.
— Tout de même, j’aurais préféré l’accompagner. Et s’il ne revenait pas… que deviendrions-nous ?
Elie émit un petit rire cristallin : « Eh bien, j’imagine que nous resterions un peu plus longtemps que prévu de ce côté des réalités. »
Le garçon la foudroya du regard.
— Facile à dire pour vous. Depuis que nous sommes arrivés, vous ne quittez pas ce fauteuil, ou si peu. Moi, il me tarde de fouler une terre solide qui ne risque pas de basculer la minute d’après.
— Désolée mon garçon, de me montre si égoïste. Il y a tant d’informations en ce lieu que je crains de perdre de vue nos propres priorités.
Le regard de Tib s’égara vers le mur des Minéraux qui chantonnaient au creux de sa tête. Son visage s’apaisait. Il se laissa aller en arrière. Son ton se fit rêveur tandis qu’il écoutait au loin une litanie, inaudible pour la Femme Grise.
— J’espère au moins que vos recherches nous aideront à rejoindre Sans-nom.
— C’est un heureux hasard qui nous a conduits jusqu’ici. Même si mes trouvailles soulèvent plus de questions qu’elles n’offrent de réponses.
Tibelvan souriait béatement, immergé dans un rêve mélodique que la Shaïa Naharashi Elivashavitara n’eut pas le cœur d’interrompre. Elle attira à elle un manuscrit épais, recouvert d’une peau jaunie et craquelée. Elle le déposa sur la robe blanche qui l’enveloppait entièrement jusqu’au ras du cou. Un collier de perles noires enserrait ce dernier, une prévenance du gnome à leur arrivée. Elle y portait de temps à autre une main diaphane pour le caresser machinalement.
— Qui est Voile-de-Nuit ? demanda brusquement Tibelvan.
Il adressa un clin-d ’œil chaleureux aux Pierres enchâssées dans le mur.
— Où as-tu entendu parler d’elle ? s’exclama la Mère, stupéfaite.
— Je l’ai lu au bas d’une gravure – Il désigna de l’index plusieurs rouleaux de parchemins qui jonchaient les dalles. – et j’ai aimé ce nom : « Voile-de-Nuit ». La femme sur le médaillon semble si triste et si belle…
— Elle le fut en réalité. Et pour de nombreuses raisons.
Le fils du Sieur Gallard la fixait en silence.
— Voile-de-Nuit est une enfant-dieu. La dernière à avoir administré Thiel avant que le Mur n’engloutisse l’antique cité.
— Une enfant-dieu, qu’est-ce que c’est ?
Elie fronça des sourcils, signe qu’elle n’appréciait pas l’interruption. Ce dernier ne parut pas s’en apercevoir. Il s’assied à ses pieds, écartant sans vergogne quelques ouvrages. Ce qui provoqua un second froncement de sourcils.
— Il est vrai que vous autres, humains, vous avez la fâcheuse habitude d’oublier vos propres mythes. Heureusement le Peuple Gris a conservé précieusement la mémoire des Temps Légendaires. Saches qu’au cours de l’enfance du Monde, les Dieux ne se sont pas contentés d’apporter la Paix et l’Harmonie, ils ont eu également la fâcheuse manie de folâtrer ici et là. Une époque bénie où les naissances d’enfants-dieux furent monnaie courante. Lorsque les Inconstants quittèrent nos rivages, la plupart les accompagnèrent. Pourtant certains demeurèrent pour gouverner, souvent avec sagesse, parfois non, malheureusement. Les Protecteurs Gris les servirent fidèlement durant l’Age des Hommes. Le Mur rongeait déjà les premières contrées du sud. Enfin les temps d’opulence sombrèrent dans un long crépuscule que certains désignent, de façon péremptoire, comme l’Age du Mur. Voile-de-Nuit, l’enfant-dieu guerrière, combattit vaillamment les Autres du Blanc Pays. La fille des Inconstants régnait alors sur Thiel, mais je te l’ai déjà dit. Plusieurs Protecteurs Gris devinrent ses amants au fil des cencycles. L’un d’entre eux se nommait Gilgerad.
— Le Pourfendeur ! s’exclama le garçon en portant la main à son visage.
Le Traitre de Marsangs avait été l’amant d’une déesse ! il n’en croyait pas ses oreilles. Tibelvan était friand de ces récits romanesques dont les Gris parsemaient leurs Chroniques, semblables à des tragédies. 
Elie s’essuya les yeux qui brillaient bizarrement.
— En effet, pour leur plus grand malheur à tous les deux, crois-moi mon enfant. Cet amour funeste perdura bien après Marsangs.
— Mais lorsque le traitre revint avec les Quatre-vingts de la bataille, il perdit la raison, n’est-il pas vrai ?
— Oh, la vérité utilise souvent d’étonnants raccourcis. C’est à peu de chose près ainsi que cela se déroula en effet. Et Voile-de-Nuit tenta en vain de l’arracher à ce funeste exile. Elle y perdit sa cité chérie.
— Que devint-elle ensuite ?
—Nul ne le sait ! Lorsque le Haut Mal emporta Gilgerad, l’enfant-dieu disparut. De l’avis général, elle serait retournée auprès de ses pères, les Inconstants, sur l’autre Bord.
— Une bien triste histoire, en effet, conclut le garçon.
 
A cet instant, Gwïaul entra dans la pièce en faisant un tintouin d’enfer. Ses bottes ferrées, hautes et larges, claquaient sèchement sur les dalles. Le chœur des Pierres l’accueillit chaleureusement. Tibelvan lui fit un signe de la main.
— Z’avez pas à vous inquiéter, ma Dame, s’exclama Gwïaul en ôtant son bonnet décoré d’une plume blanche, le Mwermwer s’est éloigné. Grâce à mes leurres, il a suivi de fausses pistes. Bientôt il quittera ces parages. On pourra alors vaquer sans crainte au-dehors.
— Voilà d’excellentes nouvelles, Ami Gwïaul, mes camarades se languissent un peu d’un retour dans leurs foyers.
Tibelvan s’exclama, impatient : « Je vais leur annoncer notre prochain départ. Un grand merci, mon bon gnome ! » Puis il s’éloigna en courant. Le petit hôte grimaça un léger agacement.
— Ah ces jeunes, toujours pressés. Quand je disais que le ver partirait, ce n’est tout de même pas pour tout de suite. Pourtant, j’aime bien ce garçon. Il a du tempérament. Une petite tasse, ma Dame ?
— Volontiers, mon bon ami.
Quand le gnome revint, il portait un plateau laqué sur lequel combattaient des dragons noirs et argent parmi des entrelacs de feuillages stylisés. Deux tasses fumaient à côté de petits beignets. Elie rangeait soigneusement les ouvrages qui encombraient la table en deux piles distinctes. L’une d’entre elles, la plus importante, destinée à rejoindre les étagères qui occupaient une grande partie des murs, l’autre réclamait encore toute son attention. Gwïaul marqua son approbation puis il posa le plateau. Il lui tendit l’une des tasses avant de déplacer à portée de main la coupelle contenant les gâteaux. Il sirota le chalme en soufflant dessus puis il engouffra un beignet rond. Il l’observait derrière ses épais sourcils poivre-sel.
— La Femme Grise que vous nommez Shana Landis est une Fey-vart, n’est-ce pas ?
— Comment pouvez-vous imaginer une telle chose ? L’Ylliad interdit aux Femmes Grises de porter les armes. Les Guerrières de Jadis ont depuis disparu.
— Mais, selon vos dires, nombre de ces préceptes ont déjà été transgressés, ces derniers temps. Je l’ai observée qui s’entrainait avec le vart Muliris. Son anni-khanna virevoltait avec virtuosité et son corps dansait merveilleusement au rythme de leurs échanges. Noble sang ne saurait mentir. C’est une Porteuse de la Lame née, j’en jurerai mes trésors.
Songeuse, Elie déposa la tasse. Des Devenirs surgirent de l’Ether, éblouissant les visions.
— Une Fey-vart. Il est vrai que sa grand-mère maternelle portait la Lame. Voilà qui est fort intéressant.
— Si vous le dites ! Par ailleurs, votre protégé ne se porte guère mieux. L’ichor du groll chemine en lui. Malgré nos efforts, il gagne du terrain. Mes Pierres de Vie repousseront l’inexorable quelques temps encore mais, à ma connaissance, il n’existe aucun remède efficace pour vaincre le mal dont il souffre.
— Lorsque nous rentrerons, j’effectuerai des recherches. La pharmacopée des Matriarches vous étonnerait sur certains points. Il nous faut jusque-là lui permettre de résister.
— Je m’y emploie, ne vous inquiétez pas. Le bijou sera bientôt prêt. Espérons que cette petite merveille endiguera les effets du poison.
La large bouche engouffra un second beignet puis suça les gros doigts boudinés enduits de miel. La Shaïa Naharashi Elivashavitara se contenta de la chaude boisson aromatisée.  
— Vos recherches ont-elles avancé ?
Il parlait avec détachement, sa grosse et longue tête reposant sur le dossier. Il croisa les jambes et but le chalme par petites gorgées.
— Je ne vous remercierai jamais assez, mon bon ami, pour m’avoir laissée disposer aussi librement de vos richesses. C’est miraculeux !
— Oh, je ne suis qu’un humble collectionneur.
— Ne soyez pas si modeste. Il y a là tant de savoirs réunis qu’il me faudrait des décycles pour les étudier comme ils le méritent.
— Mais vous n’avez pas trouvé réponses à vos questions…
La Shaïa écarta les mains en signe d’impuissance.
— Peut-être puis-je vous aider ? Je connais chacun de ces recueils pour les avoir parcourus au moins une fois.
— Mon cher Gwïaul, ce que je cherche, eh bien, je le saurai lorsque je le découvrirai. Pour tout vous avouer, je doute qu’il existe des réponses à certains mystères. – Elle saisit le parchemin contenant le médaillon de Voile-de-Nuit, celui qui impressionnait tant Tibelvan. – Voyez celui-ci, où avez-vous déniché cette rareté ?
— Oh ça ! - Le gnome ricana en se grattant le nez énorme qui trônait au centre de son visage. - Je l’ai emprunté avec quelques autres broutilles à l’Archiviste de Gald. Ce pauvre nain n’a que faire des fatras anciens qui encombrent les souterrains de la Forteresse.
— Vous avez réussi à pénétrer à l’intérieur de la Forteresse ! s’exclama la Shaïa qui ne chercha nullement à cacher sa stupéfaction. Quelle folie ! L’Empereur n’est pas réputé pour sa clémence.
— Mais Gwïaul ne se laisse pas attraper si facilement, ricana-t-il en tressautant de joie, fier comme Artaban. Tenez, voilà un endroit qu’il vous faut visiter. Evidemment ! il y a même, au dixième sous-sol, des Mémoires Vives des Temps Heureux. Mais chut, je ne vous ai rien dit.
Naharashi Elivashavitara réfléchissait intensément au dernier propos tenu par son hôte. Alentours, l’Onirie flamboyait, saisie d’un extrême vertige. Son cœur battait la chamade. Elle aurait presque esquissé quelques pas de danse si la décence l’en avait autorisée.
— Comment avez-vous réussi à vous introduire dans la Forteresse ? demanda-t-elle après un court silence spéculatif. D’aucuns prétendent que des centaines de Torochs en gardent les moindres couloirs. Que seuls les Seigneurs de Guerre et leurs proches sont invités à l’intérieur de la Mystique.
— C’est fort possible, constata modestement son interlocuteur. Il fit mine d’inspecter les recoins d’ombres de la pièce. Seulement j’y suis entré, moi Gwïaul le Gnome, et même plus d’une fois.
La shaïa lui adressa son plus délicieux sourire. Elle battit des mains comme une enfant à qui on laisse entrevoir une friandise. Charmé, son hôte se pencha vers elle. Sur le ton de la confidence, il lui chuchota : « Promettez-moi de ne jamais révéler ce secret à quiconque. Ma vie et mon honneur en dépendent. Que deviendrai-je si cela se savait ! ». Elie promit de bon cœur. Ainsi, par un heureux hasard, lui fut dévoilé l’un des plus étonnantes facettes de l’Entre-Mondes.
 
La magie des premiers jours avait disparu. Alors la nouvelle du départ du MangeRoc emplissait Tibelvan d’un espoir fou. Ses compagnons d’infortune ne pénétraient pas dans la demeure du gnome à cause de leur taille imposante. Gwïaul aménagea pour eux un refuge à proximité. L’orifice ressemblait à une gueule étroite, entre des colonnes de basalte, parfaitement jointes les unes aux autres. Il se glissa à l’intérieur, retint sa respiration le temps de traverser la Brillance qui s’y calfeutrait depuis peu. Ses pas résonnaient en échos démultipliés. Bientôt il pénétra dans la première salle où des globes à feu voletaient près de la voute lointaine. Une table occupait l’espace central. Le sol était lisse et marbré. Chaque pas soulevait de petites volutes de poussière. Accoudé à la table, le vart Lido Muliris noyait son ennui en vidant un broc d’étain qu’il ne tardait pas à remplir. Le garçon s’assit sur le banc en frappant la table de la paume de la main.
— Y aurait-il quelque réconfort dans ce sinistre monde pour un gosier assoiffé ?
L’Homme Gris dodelina de la tête. Il poussa vers le nouveau venu son propre gobelet.
— Bois, brave Tibelvan. Bois ton soul. Notre hôte assure l’intendance. Plus qu’honorablement, par ma foi !
Ils éclatèrent de rire. Lido brandit le pichet auquel il s’abreuva directement. Tib vida le broc, claqua la langue pour exprimer sa satisfaction puis glissa un regard furtif vers le fond de la salle. Là, sur une couche d’épaisses fourrures, reposait Yvan Mondolini, le Mystic du Troisième clan. Près de lui, adossée au mur, la Femme Grise le veillait. Elle se penchait de temps à autre pour lui éponger le visage. Son teint était encore plus blafard qu’à l’accoutumée. Il avait les yeux fermés et sa poitrine se soulevait difficilement. Autour de lui, des Pierres de Vie chantonnaient doucement. Selon leur hôte, elles repoussaient l’instant où le Haut Mal l’emporterait.
— Comment va-t-il ?
— Il n’a pas repris connaissance depuis ta dernière visite, soupira Lido. C’est à ne rien y comprendre. La blessure est à peine visible, une égratignure, mais le venin poursuit son œuvre maléfique. Par les démons des Fosses, j’aimerais pouvoir l’aider…
— Gwïaul s’y emploie. Il faut avoir foi en lui.
 
Plus tard, ils s’enfoncèrent dans un dédale de passages souterrains jusqu’à une vaste caverne où l’eau suintait à travers la voûte formant un lac aux eaux ténébreuses. Les globes à feu qui éclairaient leurs pas, se reflétèrent sur la surface limpide et dans les facettes des cristaux de gypse. Ils offraient aux visiteurs une pétillante furia de lumières. Le vart s’arrêta devant l’étendue placide. Sa musculature rugueuse roulait sous la peau au moindre de ses mouvements. Il s’étira, esquissa quelques pas de danse, trancha l’air avec l’arme de bois poli.
En retrait, Tibelvan le contemplait avec respect et admiration. Il aimait bien l’Homme Gris à l’esprit fougueux, souvent rieur, parfois mélancolique. Il se sentait à l’aise en sa présence, bien plus qu’auprès du Mystic Mondolini ou de Shana Landis, dont l’éblouissante beauté et la trop grande liberté de ton l’intimidaient beaucoup.
— A moi ! s’écria le vart en brandissant l’anni-khanna dans sa direction.
Tibelvan présenta son sabre devant lui, optant pour une position résolument défensive. Sa bonhommie habituelle s’effaça. La lame à double tranchant était longue et large. Lido l’avait choisie pour lui dans l’arsenal impressionnant mis à leur disposition par Gwïaul. De nombreuses séances d’entrainement unissaient à présent le jeune homme à cette nouvelle amie. Ses mains épousaient le manche avec dextérité. Le vart porta un coup droit qu’il esquiva sans difficulté avant de se dégager pour mieux contre-attaquer. L’assaut se fit dans le plus grand silence tout d’abord puis, peu à peu, des halètements résonnèrent sous la voûte accompagnant les chocs sur le bois de pierre. Durant un long moment, ils bataillèrent ainsi sous les feux des globes. Ils s’arrêtaient à peine pour reprendre une posture adéquate ou permettre à l’autre une esquive. L’assaut se poursuivit entre les engagements, les ripostes et les feintes, les parades et les attaques menées de bon cœur. Lentement, Tibelvan faiblit. Sa lame montra des signes d’hésitation, de lourdeur que l’Homme Gris ignora pendant un temps. Plusieurs fois, l’apprenti bretteur se laissa surprendre. La pointe de l’anni-khanna s’immobilisait à un cheveu de la chair offerte. Finalement Lido adressa un sourire chaleureux à son élève. Il déposa son arme au bord du lac avant de se couler dans les eaux froides avec un grognement de satisfaction. Depuis le premier jour, chaque séance se terminait ainsi par le rituel du bain. Les progrès de Tibelvan étaient visibles, à la grande satisfaction de son professeur. Une fois rafraichis, ils s’allongèrent côte à côte sur la roche lisse. Epuisés, satisfaits. L’exercice avait repu leur appétit et émoussé l’ennui.
— Pense à ta garde. Ta pointe est trop basse. Souviens t’en.
— Hum ! hum ! grogna Tibelvan, le corps perclus par les efforts consentis.
Le vart paraissait, lui, frais comme un gardon.
— Ah, comme j’aspire à contempler de nouveau le ciel et à sentir le vent sur ma nuque. Gwïaul a-t-il précisé quand nous pourrions partir ?
— Pas vraiment. Il s’est contenté d’affirmer que le ver avait déserté les parages. Que feras-tu une fois qu’on aura quitté l’Entre-Mondes ?
— Oh, si Yvan accepte, j’aimerais rejoindre les nôtres à Rhoda. Toi aussi, tu nous accompagneras là-bas.
— Rhoda est bien loin de l’océan. Il me manque… ainsi que ma famille. Je ne sais pas encore… cela dépendra de Sans-nom… si nous arrivons à le retrouver.
Lido lui jeta un regard intrigué : « Que devient ta soif d’aventures ? De périls et de gracieuses Damoiselles à secourir, Brave Tibelvan ? »
— Toi, tu es né pour porter la lame mais, moi, j’en doute à présent. Mon père prétend que nous sommes faits pour le négoce dans notre famille. Et s’il avait raison… si je n’étais qu’un marchand comme Atel ou Léonard ?
— Alors tu devras être le meilleur de tous !
— …
— Si, bien-sûr, c’est ce que tu désires au plus profond de toi, reprit précipitamment l’Homme Gris en devinant la détresse du garçon. Mais, à mon avis, tu manies trop bien la Lame pour n’aspirer à devenir qu’un honnête margoulin.
 
Le lendemain, comme il accompagnait Gwïaul, le jeune homme repensait encore à cette conversation. Il marchait derrière le gnome, fixant le sol avec une étrange obstination.
— Faut s’réveiller, mon gars, le gourmanda son guide. Il ne fait pas bon rêvasser dans l’coin.
— Vous avez raison, ami Gwïaul, comme toujours !
Et il jeta un regard inquiet aux alentours. Devant eux flottaient une infinité de pierrailles, de grosseurs diverses, plus qu’il n’en avait jamais rencontrées. Selon Gwïaul, c’était la conséquence des ravages du Mwermwer dévoreur de mondes. En levant la tête, il découvrit une terre plate et déserte. Elle s’éloignait lentement, entrainant derrière elle une traine de chevelure rocheuse.
— Là, désigna du doigt le petit gnome en sautant dans le vide pour planer jusqu’à une île, sorte de pain de sucre, qui oscilla dès qu’ils eurent posé le pied à sa surface.
Ils s’éloignèrent peu à peu de la demeure sans que Tibelvan ne découvre comment l’étonnant personnage parvenait à s’orienter dans ce monde en mouvement perpétuel. Finalement, ils s’arrêtèrent près d’une muraille ruisselante d’eau glacée. Tibelvan laissa le gnome remplir plusieurs gourdes qu’il portait au ceinturon. Lui admirait le spectacle des îlots flottant paresseusement à travers les trouées lumineuses.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’adolescent dont le regard était attiré par un long filament blanchâtre, à son zénith.
Il évoluait lentement au gré d’improbables zéphyrs. Sa paroi criblée d’impacts, déchirée à divers endroits, creuse et cylindrique.
— Oh, ça, un de ces satanés couloirs des Inconstants. Une chose néfaste dont tu ferais bien de ne jamais t’approcher !
Et il reprit son occupation un instant interrompue.
— Pourquoi ? demanda le garçon, sa curiosité éveillée par le dégout exprimé par le gnome.
— J’en ai vu un de près une fois. Une sacrée foutue horreur. Il pue la souffrance à dix pas, à vous en tordre les tripes. J’en ai été malade pendant plusieurs nuits. Et je ne te parle pas des voix. Celles qui s’en échappent. Oh là, je ne souhaite à personne d’entendre leur désespérance. Ne t’en approche pas te dis-je, un sale jouet divin.  
Tibelvan opina de la tête en observant l’étrange filament lointain. Puis un vol de Bruugs au pelage neigeux détourna quelques instants son attention. Quand il scruta de nouveau l’immensité, le couloir des Dieux avait à son tour disparu. Ensuite, ils ramassèrent de petits champignons luminescents et plusieurs ardoises coralliennes dont la Shaïa était si friande.
 
Ils reprirent le chemin du retour, selon le gnome, lorsque, brutalement, ils furent projetés au sol par un souffle d’une force titanesque. Gwïaul se remit très vite sur pieds. Son visage trahissait une frayeur inhabituelle. Il attrapa le bras de Tibelvan et l’entraîna à sa suite. Le garçon protesta. Ce qui eut le don d’affoler davantage le gnome. Un second souffle les envoya rouler sur plusieurs toises. Tibelvan se releva difficilement mais, cette fois, suivit son guide sans rechigner.
Autour d’eux, de nombreux morceaux de roches volaient en éclat. Les voiles de pénombre se tordaient. Puis surgit un son, horriblement chuintant. Tibelvan appliqua les mains contre les oreilles en grimaçant. Durant quelques instants, il rechercha son guide volatilisé puis aperçut une main qui dépassait d’un trou, à une foulée de lui. Il s’y précipita et atterrit dans la Brillance avant même d’avoir retenu sa respiration. Immédiatement, la réalité chavira. Une myriade de lueurs multicolores lui occulta la vue tandis qu’il commençait à étouffer. Gwïaul appliqua un tissu humide sur son visage puis l’entraîna dans l’étroit boyau. Le garçon se cogna plusieurs fois le crâne contre des aspérités, grogna sous la douleur. S’arrêtant enfin, le gnome ôta l’étoffe. D’un geste impérieux, il lui intima l’ordre de garder le silence. Il désigna l’Entre-mondes qui s’étendait à leurs pieds, entre la chevelure rocheuse de l’îlot. Tibelvan attendit quelques secondes avant de retrouver l’acuité de sa vue. Alors une peur terrible l’envahit. Il retint avec peine un hurlement d’effroi. Sous eux, un long corps tubulaire, segmenté, laiteux, couturé de veinules verdâtres, se faufilait entre les terres flottantes.
Le Mwermwer.
Tout droit surgi d’une aventure de Mallouin Vaurien, l’énormité du MangeRoc était à peine concevable. Le garçon se tassa dans leur refuge en regardant défiler les anneaux blanchâtres de la créature la plus effrayante qu’il n’ait jamais contemplée. Le monstre serpentait à proximité. Le gnome se pencha pour suivre la course de la bête tandis que Tibelvan, tétanisé, restait prostré. Gwïaul s’installa dans une petite niche luisante d’humidité. Il grattait son énorme nez plat, visiblement contrarié. Plusieurs fois, il relaça les chausses de cuir bordées de fourrure fauve en marmonnant. Ils demeurèrent ainsi un long moment à surveiller la dérive paresseuse des îlots à leur nadir sans détecter le moindre signe du ver.
Tib respirait avec peine. Les effluves de la Brillance le secouaient encore. Soudain, une voix suave, éthérée, se glissa dans son esprit. Elle calma ses craintes, raviva la Flamme de Vie, lui insuffla de nouvelles forces. Subjugué, il ouvrit de grands yeux émerveillés. Gwïaul l’observait bizarrement, ses épais sourcils poivres et sels relevés. Tib tâtonna autour de lui, dans les anfractuosités baignées d’ombres, guidé par l’intruse qui l’encourageait et le suppliait tout à la fois. Devant le gnome éberlué, le garçon se tortilla pour atteindre un trou où il réussit avec peine à s’engouffrer, les bras en avant, les jambes battant l’air d’une manière fort comique, gêné par le court manteau qu’il portait. Finalement il réussit à y pénétrer jusqu’à la taille. Mais le goulot rétrécissait brusquement. A l’intérieur, il glissa un bras. Un flot de joie déferla sur lui quand sa main se referma sur la Pierre de Vie. Il tenta de s’extraire de l’étroit passage mais il y resta bloqué. La panique l’assaillit. Heureusement son compagnon l’extirpa du trou après plusieurs tentatives infructueuses. Sous ses gros yeux éberlués, Tibelvan brandit aussitôt sa merveilleuse trouvaille.
— Par les Inconstants, s’exclama ce dernier, comment savais-tu qu’elle était là ?
— Elle m’a appelé, répondit songeusement l’adolescent, les yeux rivés sur les facettes de la Pierre, de la taille d’un poing d’enfant.
Un ballet de lucioles blanches en animait le cœur. N’en croyant pas ses yeux, Gwïaul jura grossièrement à plusieurs reprises.
— Une Cœur Immaculée ! s’exclama-t-il. Ce sont les plus rares et les plus sauvages d’entre elles. – Il regarda le garçon, le visage soudain grave – Elle t’a choisi. C’est un incroyable honneur que tu ne peux refuser.
— Que dois-je faire, Maître Gwïaul ?
Tout d’abord, la garder avec toi.  Il t’échoit une bien lourde responsabilité, tu es jeune et humain de surcroit. Mais tu seras récompensé au centuple, crois-moi, si tu en prends grand soin. Une Cœur Immaculée, à toi, Tibelvan de l’Océan. Sidérant !
La Pierre soufflait la sérénité en lui. Le jeune hercule la caressa timidement puis il la glissa dans la poche de sa ceinture. Elle demeura à l’orée de sa conscience, sans vraiment disparaitre.
— Nous rentrons, l’informa le gnome en commençant à descendre le long d’une colonne de roches luisantes qui se balançait doucement dans le vide.
— Mais, et le MangeRoc ? s’exclama le garçon, au bord de la panique.
Sans réponse de son guide, il le suivit en faisant attention de ne pas perdre la Pierre de Vie au cours de son périple acrobatique. Ils flottèrent jusqu’à une longue terre brune sur laquelle s’élevaient des massifs épointés qu’ils traversèrent avec difficulté. Certains cailloux, de tailles conséquentes, les forcèrent à rebrousser chemin à plusieurs reprises. Aucun îlot ne ressemblait aux suivants. Leur incroyable diversité réjouissait l’œil. Le petit gnome en profita pour éclairer le garçon sur sa découverte. Un respect naissant transparaissait à travers ses paroles et ses gestes. De temps à autre, il éclatait de rire en répétant sans cesse : « Une Cœur Immaculée, par la malgwfoi, une Cœur Immaculée. »
Tibelvan posait de temps à autre une question qui réjouissait son hôte pour lequel les Pierres de Vie n’avaient aucun secret.
— Elles sont extrêmement sensibles aux humeurs de ceux qui les recueillent. Dans l’Entre-Mondes, ce sont des proies innocentes. Elles y ont de nombreux prédateurs. Les Grolls les grignotent comme de vulgaires friandises. Voilà pourquoi, quand l’une d’entre elles s’éveille sur mon passage, je la ramène au logis. Chez moi, elles vivent une existence contemplative. Elles apaisent ma solitude et je les comble d’affection. Vos échanges éclaireront ta vie si tu ne cherches pas à la soumettre à ta volonté…
— Mais, pourquoi moi ?
C’est un mystère. Elles lisent dans notre âme. Tu dois être fier – Il lui saisit la main. Son regard se troubla, sa voix trembla d’excitation. – car ce qu’elle y a vu, l’a séduite. Ton cœur est pur et ton âme belle, Tibelvan de Massilia. Tu as beaucoup de chance, surtout sachant avec qui tu traînes.
Ils se sourirent sur cette boutade. Tib glissa la main sous sa ceinture pour caresser la Pierre. Il connaissait l’aversion du petit gnome pour les Hommes Gris et soupçonnait une très ancienne blessure. Ils approchaient de la demeure cachée de Gwïaul, lorsque l’inquiétude le força à poser une autre question.
— Vous aviez dit que le Mwermwer était parti mais vous aviez tort. Cela signifie-t-il que nous devons attendre encore ?
— Oh non, celui-là était un jeune. Rien à voir avec le monstre qui nous a chassés à proximité du Puits.
— Comment ? hoqueta le garçon en s’arrêtant net. Il y en a plusieurs ?
— Et que croyais-tu ? L’Entre-Mondes est infini. Il abrite un bestiaire des plus … intéressants. Les Vers, les Mange-Rocs comme tu aimes à les appeler, ne sont qu’une des abominations que l’on rencontre sur ces rivages. Habituellement, ce sont des solitaires. Il est rare de croiser deux spécimens à proximité. En général, ils se combattent afin de dévaster ensuite en toute tranquillité le territoire convoité. Le petit a flairé mes leurres. Bizarrement, ils sont attirés par ce qui provient de l’Extérieur comme le métal est attiré par l’aimant. Il va nous falloir redoubler de prudence lors de nos prochaines sorties, voilà tout.
Quand il reprit sa route, Gwïaul riait sous cape devant la mine déconfite du jeune homme.
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— Tu dis qu’il ressemble à un énorme ver blanc, plus imposant que les Monts ?
Après une harassante séance d’entrainement, Lido et Tibelvan bavardaient, assis au bord du lac.
— Si tu l’avais vu, j’en tremble encore. Quand Mère nous racontait comment Mallouin courrait sur le dos du MangeRoc, je trouvais qu’elle exagérait un peu. Mais, à présent, je crois qu’elle ne mentait pas. Penses-tu qu’il ait vraiment vécu dans les ombres ?
— Qui ? demanda l’Homme Gris.
Lido jouait machinalement avec l’anni-khanni en décrivant des moulinets d’une main experte. Il ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos enflammés de son jeune acolyte. Ce dernier ne s’offusqua pas pour autant. Ces derniers temps, l’Homme Gris se montrait davantage préoccupé, sans doute par l’état critique du Mystic Mondolini. 
— Ben, Mallouin Vaurien. Trop de choses coïncident entre les récits de Mère et ce que nous découvrons depuis que nous avons traversé la frontière. Ce ne peut être fortuit. Alors il est possible que Malloin ait vraiment chevauché un MangeRoc…
Le vart s’éloigna, perdu dans ses pensées. « Chevaucher le Ver, quel formidable exploit ce serait ! » songeait-il en regagnant la caverne.
 
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Lido, Shana et Tibelvan attendaient, silencieux, dans la grisaille de l’Entre-Mondes. La Shaïa Naharashi Elivashavitara s’était montrée intransigeante, même lorsque la Femme Grise la supplia pour l’accompagner au chevet d’Yvan. Ils n’avaient pas revu le Mystic depuis deux sommeils déjà. L’attente devenait insoutenable, pour une certaine personne en particulier. Dans son for intérieur, chacun craignait que le Haut Mal n’emporte finalement le géant.
Soudain Gwïaul surgit de la déchirure entre les deux colosses octogonaux. Ils se pétrifièrent sur place, n’en croyant pas leurs yeux. A sa suite s’extirpa le malade.
— Incroyable ! s’exclama Lido qui retrouva un sourire flamboyant.
— Merci, Pères des Clans, murmura la belle Shana en s’essuyant discrètement les yeux, embués d’une émotion trop longtemps contenue.
Là-bas, le Mystic s’avançait à leur rencontre d’un pas incertain sous la surveillance de la Mère des Clans. L’antique combinaison bariolée des Voyageurs collait à son corps athlétique. La longue chevelure blanche lacée en une natte unique. Aucun d’entre eux ne bougeait, le regard rivé sur le bandeau duveteux qui lui ceignait le front. Trois magnifiques Pierres de Vie – bleue, blanche et rouge – y étaient lovées et soulignaient la noblesse de ses traits d’un intense halo lumineux.
— Oh, Yvan, ma vie reprend son cours. Tu nous as manqué, Bhaha ja Les.
Lido Muliris l’étreignit avec force. Puis il s’écarta, la main sur le cœur.
— Pour moi aussi, Epo, ce fut long !
Alors le Mystic se tourna vers la Femme Grise. Entre eux, les mots furent inutiles. Théâtral, Yvan posa un genou à terre et lui tendit la main droite. Soudain elle se troubla, intimidée. Elle s’approcha en rougissant. Lorsqu’il eut saisi sa main, il prit la parole d’une voix sonore et claire : « Ma Dame, on m’a appris votre dévouement lors de ce long exil. Combien vous fûtes attachée au service de ma personne. Par votre présence, vous m’avez retenu de ce côté des Mondes. Votre chaleur a éclairé ma nuit. Voyez en moi le plus dévoué de vos Protecteurs. » Il toucha du front la main tremblante de Shana qui laissa paraître un étrange sourire avant de s’éloigner sans un mot.
— A présent que nos retrouvailles sont terminées, s’exclama Elie, profondément émue, une fois qu’il eut salué Tib, nous devons prendre une importante décision. Ce merveilleux diadème confectionné par notre hôte maintient le Haut Mal à distance mais le poison sommeille encore notre Mystic. A aucun moment, il ne faudra qu’il se démunisse de cette parure au risque d’y perdre la vie.
Le grand Homme Gris adressa au gnome un léger salut reconnaissant. Ce dernier sautilla sur place, amplement satisfait de son ouvrage.
— Le bandeau ne vous gênera pas. Il est très résistant, fabriqué en peau de Bruug. Les Pierres de Vie demeureront en place tant qu’elles le souhaiteront. Mes précieuses ont accepté de vous apporter leur aide et de vous accompagner dans l’Autre Réalité. Prenez soin d’elles. Quand vous découvrirez un remède efficace, appelez-moi. Je viendrai les rechercher où que vous soyez, Seigneur des Gris.
Voilà qui est bien parlé, mon bon gnome. Seulement le Mwermwer hante encore les parages du Puits de lumière. Et il n’est plus le seul s’il faut en croire notre jeune compagnon Tibelvan. Que décidons-nous ? Partir au risque de croiser la route de ces monstres ou attendre qu’il n’y ait plus aucun danger. Cela nous retardera considérablement. Que chacun donne son avis – Elie surprit leurs regards étonnés et interrogateurs. – oh, j’en conviens ! D’habitude, je décide seule de la marche à suivre… mais, cette fois, je ne désire pas vous mener vers de nouvelles catastrophes sans vous consulter.
— Mère …
— Non, Mystic Mondolini. Je me plierai à la volonté du plus grand nombre.
Un long silence embarrassé s’installa. Des regards s’échangèrent. L’un après l’autre, ils s’exprimèrent avec mesure, conscients de l’importance de la décision qu’ils devaient prendre. La Shaïa les fixa longuement avant de conclure avec une légère pointe de regret : « Bien, nous partirons au plutôt puisqu’il en a été décidé ainsi. Mon brave Gwïaul, nous aurons besoin de votre aide afin de nous guider jusqu’au Puits. » Le gnome s’inclina bien bas. Lorsqu’ils eurent regagné le logis, il rejoignit Tibelvan qui préparait tranquillement son paquetage.
— Mon ami, murmura-t-il, je vous ai préparé cette petite bourse pour y conserver votre précieuse. Surtout ne vous en séparez jamais, elle en mourrait de chagrin.
— Gwïaul, je reconnais bien là votre bon cœur. Soyez sans crainte, je protègerai notre amie.
Il sortit de sous sa chemise la petite pierre plate et la glissa dans la bourse en cuir sombre, garnie de velours bleuté à l’intérieur, et fermée par un long lacet qu’il passa autour de sa tête.
— N’en parlez à personne. Vous attiseriez de bien vilaines convoitises.
 
Après avoir pris leur dernier repas, ils retrouvèrent les Hommes Gris et s’éloignèrent à la suite du gnome qui marchait devant en compagnie d’Elie. Tous deux conversaient à voix basse. Derrière eux venaient le Mystic Mondolini, miraculeusement rétabli, accompagné par la Femme Grise qui ne le quittait plus depuis son réveil. Puis suivait Tibelvan, sous le charme du Chant de la Pierre. Enfin, traînant le pas, Lido leur jetait des regards désolés. Ils traversèrent plusieurs plateaux rocheux. Au loin, ils aperçurent une majestueuse envolée de Bruugs aux corps graciles. Peu à peu, l’immense colonne de lumières s’imposait à eux. Une sourde inquiétude les envahit comme ils s’en approchaient. Surtout chez Gwïaul qui les encourageait à forcer l’allure, multipliait les traversées de Brillances.
Finalement, ils émergèrent de l’amas luminescent en s’ébrouant pour échapper aux étourdissements et aux nausées qui les assaillaient à chaque traversée. Devant eux, le Puits de lumières, colossal, emplissait l’espace. A sa surface s’agitait un fourmillement incessant de particules lumineuses.
— Nous étions si proches d’une Porte sans le savoir, s’exclama Shana, enjouée, quelle ironie !
— Pressez le pas, insista leur guide, visiblement inquiet. Les Grolls ont déserté les abords du Puits alors le Mwermwer n’est sans doute pas très loin.
— Où est Lido ? demanda brusquement Tibelvan en scrutant les ombres autour d’eux.
— Il ne nous accompagnera pas, intervint d’une voix lugubre la Matriarche.
— Comment ? Mais il faut le retrouver. On ne quittera pas l’Entre-mondes sans lui !
Yvan rebroussait déjà chemin quand Elie tendit l’index vers un îlot lointain, illuminé sous une pluie écarlate. La silhouette du vart se dessinait nettement au sommet du promontoire qui dominait le gouffre de l’Entre-Mondes. 
— Que cherche-t-il, Mère ?
Shana se tourna vers la femme-enfant. Elle craignait de comprendre. Seul Gwïaul semblait hermétique à la tension subite. Il jetait des regards affolés dans toutes les directions.
— Le vart Muliris répond à l’appel du Haut Mal. Il a choisi son Destin. Nous en avons longuement parlé avant notre départ. J’ai essayé de l’en dissuader, que c’était là une folie, mais il s’est obstiné.
— Oh non, il…il … il veut chevaucher le MangeRoc !
A cet instant, un souffle venu d’un horizon situé au-delà du promontoire enveloppa le petit groupe. Gwïaul bondit vers la Matriarche. Excédé, il s’agrippa à son manteau : « Il arrive, vite, vite, le Ver arrive… » Comme aucun d’eux ne l’écoutait, le gnome s’attrapa les cheveux en suppliant de le suivre puis, devant leur refus unanime, il plongea dans un amas de Brillances.
 
Lorsqu’ils se séparèrent pour effectuer leurs préparatifs, Lido suivit la Shaïa. Il paraissait passablement agité. La petite Mère contempla le vart Muliris avec compassion puis, d’une voix douce, elle dénoua le silence : « Tu veux me parler, Lido ? C’est urgent ?  J’ai nombre de points à régler avec notre hôte avant cela ! »
— Mère, un Songe me visite depuis que nous avons pénétré l’Entre-mondes, toujours le même …
Dans le regard de la femme-enfant, une lueur de chagrin chassa l’apitoiement. Elle l’entraîna à l’écart.  « Elle sait … » songea Lido sans étonnement. Ils s’assirent sur une roche basse, veinée d’ocre et d’outremer. Elle ne lâchait pas sa main.
— Je t’écoute, mon fils.
Le guerrier courba les épaules, le regard rivé au sol. Il parla dans un souffle, d’une voix atone. Un ton que la Matriarche connaissait bien. Celui du Haut Mal. Elle se maudit de ne pas avoir insisté auprès d’Yvan pour que l’Homme Gris accompagne le Troisième clan à Rhoda.
— Une brève vision cauchemardesque. Elle me hante chaque fois que je m’assoupis. Nous affrontons le Ver auprès du Puits. Aucun ne survit. Son insistance s’est imposée à moi. Je sais ce qu’il en est. Un avertissement clair.
— Oh, nous avons tous fait de nombreux cauchemars depuis que nous sommes dans l’Entre-Mondes. Ce pays est propice à la mélancolie. Il développe les humeurs noires. Mais, rassure-toi, fils des Gris, notre retour se passera au mieux.
Elle tapotait le dos de sa main avec affection. Un sourire un peu forcé éclairait le visage poupin.
— La vision a changé. Vous, ma Mère, et les autres, vous ne parviendrez à fuir … qu’à condition que j’affronte le Mwermwer. Tel est mon Destin ! Je l’accepte… un sublime sacrifice réclamé par les Inconstants.
Une flambée de colère s’empara de la Mère des Clans. Elle le saisit au menton et l’obligea à l’affronter du regard.
— Je te l’interdis, Lido Muliris. M’entends-tu ! Nous réussirons à quitter cette contrée ensemble.
— Mère, – Il ébaucha un pâle sourire. Sa détresse anéantit Elie. – le Haut Mal m’appelle. Il résonne en moi. Il n’y aura pas de retour pour votre serviteur. Mon Devenir m’oblige à chevaucher le MangeRoc de Tibelvan. N’essayez pas de m’en dissuader, car ce serait notre perte. – Elle chercha à rétorquer mais il lui plaça son index sur les lèvres et approcha son visage – Dites adieu aux autres pour moi.
Fermant les yeux, Elie se concentra. Le séjour dans la demeure du gnome Gwïaul l’avait ragaillardie. D’un coup, l’Ether s’illumina pour elle-seule. Les Visions se succédèrent avec une terrible fatalité. Aucune ne contredisait les dires du vart, au contraire. Les dés en étaient jetés. Alors la Shaïa Naharashi Elivashavitara le serra tendrement contre elle, les yeux embués de larmes. Puis, solennelle, elle l’embrassa sur le front.
— Vart Lido Muliris, le Troisième clan te célèbrera. Je veillerai à ce que ton nom soit gravé sur le Mur des Souvenirs, à Rhoda. Tu as ma bénédiction, mon enfant. Que le Haut Mal t’accueille en Paix.
 
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Lido s’accroupit afin de résister au souffle du Ver, toujours invisible. Il jeta un regard vers les îlots qui gravitaient à proximité du Puits. Sur l’un d’eux, ses compagnons essayaient de rejoindre la Frontière qui menait à leur réalité. Il était là pour leur offrir une chance de réussir. Le vart était venu s’embusquer à cet endroit sur les conseils de la Shaïa, juste avant qu’elle ne le quitte. La vue était exceptionnelle. Autour de lui, l’Entre-mondes ruisselait en pluie de feu et de sang. Des éclairs déchiraient brièvement les tréfonds. La colonne ignée se reflétait sur la lame bleuie de sa khanna. Quatre lacets de cuir, ornementés de minuscules lapis-lazulis, enserraient la chevelure de neige. Un anneau d’argent pendait au lobe droit. Plusieurs bagues ornaient ses doigts, ultime coquetterie d’un esprit fantasque. Il ôta le long manteau pour ne porter qu’une chemise au jaune intense sous un pourpoint de cuir clouté, sans manche, enrubanné aux côtés. Il serrait la poignée gansée du long sabre.
Prémisse de l’apparition de la créature, le chuintement qui accompagnait le vent le tira de sa contemplation. Il se balançait lentement en fixant les voiles obscurs. Puis une face brune, horrible, apparut qui sema le trouble en lui. Une face de démon, plate et cornée, barrée d’une gueule dégoulinante de bave, dépourvue d’yeux et d’orifice nasale. Le corps blanc, mou, segmenté et veiné de sanguines boursouflures, ondulait entre les strates d’obscurité. Lido se tendit comme une lame. Son âme vibrait à l’unisson de la créature qui pourfendait l’Entre-Mondes en se gorgeant de roches et de rocailles. Lorsqu’elle défila plusieurs milles sous lui, il s’élança dans le vide. Il se déploya, jambes et bras écartés, et se reçut avec souplesse sur l’énorme épiderme laiteux. Une fraction d’éternité, il manqua de perdre l’équilibre et de choir vers le gouffre de nuit. La créature filait à une vitesse considérable en direction du Puits de lumière. L’Homme Gris planta la lame dans la chair gélatineuse sans aucune réaction. Alors Lido s’élança vers la tête du monstre, tailladant l’épiderme à chaque foulée. Comme il abordait un segment, il éclata soudain d’un rire hystérique. Lido Muliris chevauchait le Mwermwer.
 
La lame trancha une veinule palpitante. Ill fut éclaboussé d’un écœurant fluide poisseux et olivâtre. Une odeur immonde l’assaillit. Pour la première fois, il sentit un léger tressaillement sous ses pieds. Alors le vart du Troisième clan s’attacha à pourfendre les vaisseaux à fleur de peau. La course sinueuse devint plus anarchique. Des spasmes brutaux cabrèrent le long corps. Ils jetèrent plusieurs fois le tourmenteur à bas. Euphorique, Lido se redressait après chaque chute afin de poursuivre son œuvre létale. Quand la créature plongea vers les profondeurs abyssales, il culbuta dans le vide. Un instant, énivré, il tournoya avant de rétablir un équilibre précaire. Calmement, Lido freina sa chute. Il avait perdu de vue le Mwermwer meurtri. Là-bas, le Puits était sauf, ses compagnons saufs. L’Homme Gris songea furtivement qu’il avait peut-être une chance de s’en sortir indemne, son exploit accompli.
Il avait chevauché le Mwermwer. Un instant de félicité. Doux comme l’éternité.
Puis, surgissant des abysses, il aperçut l’énorme créature qui fonçait dans sa direction. Bravache jusqu’au bout, il l’affronta, la khanna bien calée entre ses mains, dérivant vers un plateau qu’il n’avait aucune chance d’atteindre. Il eut une ultime pensée pour ses amis avant que le Ver l’engloutisse. Les sucs acides lui enflammèrent la peau. Elle se couvrit de cloques. Une douleur foudroyante anéantit sa conscience. Par un réflexe ultime, il planta son arme dans la panse de la créature. Et le Haut Mal emporta l’Homme Gris du nom de Lido Muliris loin de l’Entre-Mondes.