Chapitre huit : La prophétie de l'Enchanteur. (2) Effectuant son ouvrage attentionné, la jeune femme entretenait le prisonnier des derniers potins en cours au château comme en ville. Des ragots dont il raffolait. Elle remplaçait les linges et les draps, étalait des vêtements propres sur l’unique coffre, vidait le pot d’aisance en répondant à un flot ininterrompu de questions. Souvent, elle s’esclaffait sur une pointe d’humour ou un compliment semblable à un sucre d’orge. Elle s’émerveillait de la légèreté des propos, de l’humeur folâtre du reclus. Qui était-il ? Elle n’osait poser la question qui lui brûlait les lèvres. Que lui reprochait-on ? Certes, elle n’ignorait pas la rumeur qui courrait dans les couloirs du château. Qu’il serait un immonde sorcier venu de l’Est pour assassiner le baron Althor. Qu’en ville, il s’en serait pris à d’honorables notables, les livrant aux démons des fosses, ces derniers disparus inexplicablement. Mais la Damoiselle Primès se refusait de porter foi à de si terribles accusations. Elle s’empressa d’emporter le seau plein sur le palier.
Une fois seul, Isac retourna se poster à l’embrasure de la fenêtre, close par trois barreaux de fer. Il appréciait à sa juste mesure la venue de la jolie chambrière. Il réfléchit un temps aux nouvelles qu’elle lui avait apportées. Résigné, il se prit la tête entre les mains. Que faisait-il là ? Pourquoi le traitait-on de la sorte ? Isac rendait l’Enchanteur responsable de cet étrange emprisonnement. Il se souvenait avoir désiré la broche mirifique du Shumiet, s’être rendu à la propriété de ce dernier, d’avoir tenu le bijou puis plus rien. Il s’était réveillé entre ces murs, condamné à une mort certaine lorsqu’il réalisa que le seigneur d’Atéïas se refusait à le nourrir.
Au bout de deux jours d’isolement, Isac finit par découvrir le flacon, dissimulé au fond du coffre. Primès avait ordre de ne pas s’en approcher. Un blason de bronze ornementait la serrure et les poignées de cuir. Isac se souvenait avoir aperçu le même dans la demeure de l’Enchanteur. Dans le coffre, l’infortuné récupéra un flacon ventru parmi d’autres objets. Plusieurs manuscrits et parchemins, des bourses garnies de perles laiteuses, des plaquettes de bois vernies, d’une longueur d’une demi-main, et d’autres broutilles sans intérêts.
La première fois, Isac but de longues rasades avant de le ranger loin des regards. Intuitivement, il se persuada devoir rationner sa trouvaille. Mais, la fois suivante, le prodige avait eu lieu. Le flacon en verre fumé était rempli à ras bord. Depuis ce jour, une chaleur régénératrice circulait dans ses veines. Elle le laissait ivre et comblé. Isac, fils de Fargue, s’étira avec volupté. En lui, la magie de l’Enchanteur poursuivait insidieusement son œuvre.
Chapitre neuf : la traversée des Mortes. L’embarcation filait bon train à une encablure de la rive gauche du Tarad. Le lantin qui la halait hardiment, pesait près d’une tonne. Son long corps fuselé se devinait dans l’onde limpide. Puissante, la queue en forme de palette le propulsait sous l’eau avec aisance. Parfois il remontait à la surface lorsque des remous s’opposaient à son avance. Assis à l’arrière, sur le banc de nage, le Ser Ardevaingt fumait la pipe. Les autres occupants de la yole, bavardaient, allongés à l’avant. En amont d’Esorit, le fleuve paressait en méandres alanguis entre des rives basses, frangées de forêts de roseaux qui accueillaient des colonies d’oiseaux tapageurs. Ils aperçurent quelques silhouettes lourdes de fermes isolées, des villages emmurés derrières des coupe-vent de torchis, dressés au nord. A plusieurs reprises, des chalands à fond plat les croisèrent sans que les mariniers ne prêtent attention au fragile esquif.
— Faudrait peut-être penser à se restaurer, les enfants, s’exclama le petit homme en ôtant son bonnet rond.
Sans-nom et Lorelanne l’ignorèrent. De l’un des nombreux sacs en toile qui encombraient les flancs rebondis de l’embarcation, il tira un fromage et une miche de pain au froment. Des pommes roulèrent à ses pieds. En farfouillant davantage, il saisit un flacon opaque au long goulot clos par un capuchon de cire.
— Voilà ce que j’appelle « voyager » ! Quant à vous deux, vous n’aurez qu’à piocher à votre guise.
Finalement, les adolescents s’arrachèrent à leur poste d’observation. Ils mangèrent en silence en savourant le spectacle, perpétuellement changeant, qui s’offrait à eux. Ils aperçurent des loutres s’amuser à la bordure des massettes aux longues inflorescences. Les petites têtes se dressèrent curieuses sur leur passage puis elles multiplièrent les cabrioles. Sans-nom se tourna vers le Shumiet et la mystérieuse archère. Brusquement il afficha une gravité étonnante.
— Grâce à vous, je suis libre et… vivant, commença-t-il au souvenir des Assassils. J’ai acquis envers l’un et l’autre une dette qui ne peut s’acquitter par un simple remerciement.
— Oh, laissons cela, le coupa précipitamment la jeune fille, embarassée.
— Moi, je suis d’accord, intervint le Shumiet, après avoir avalé une longue gorgée de vin. Mais nous en reparlerons plus tard si tu le veux bien. Décidons d’abord de notre destination. Les Protecteurs auront tôt fait de retrouver notre trace. Je leur donne une journée, voire deux. Pas plus. Ensuite ils se lanceront à nos trousses. En crevant quelques montures, ils réussiront à informer les Citadelles de notre venue. On peut leur faire confiance !
Un long silence accueillit cette sinistre prédiction. Sans-nom grignotait le pain recouvert d’une bonne épaisseur de pâté. Il s’en voulait de leur faire courir davantage de risques. Les Clans n’en avaient qu’après lui.
— Continuons vers le Nord, en empruntant la Salèze. Ainsi nous évitons les Sentinelles Grises. Pour atteindre les Thielvériles !
Le ton était sec, l’injonction sans concession. Ils la regardèrent avec un étonnement évident. Les sourcils du petit homme s’arquèrent sous une profonde réflexion.
— A moins que mes connaissances n’aient quelques lacunes en la matière, sachez, chère amie, qu’il n’y a rien, là-bas. La Salèze s’enfonce dans les Terres Mortes en suivant la Faille du Lat-Arhim.
Elle se tourna à demi vers lui affichant un petit air supérieur.
— Mon peuple vit dans les montagnes. Et il n’a rien de sauvage comme vous vous plaisez à le croire. Lole m’en est témoin, les Protecteurs n’oseront pas franchir les Lisières de brume sans l’autorisation du Pasteuris Dhat Longtoin, mon père, je vous l’assure.
Sa voix grimpa d’une octave. Elle les suppliait presque, soudain au bord des larmes. Emu, Sans-nom lui saisit la main.
— Je vous crois, Lorelanne, mais Sigismond n’a pas tort. Personne n’a envie d’affronter les cimes enneigées, vous faites erreur. Prenons plutôt à l’est. Traversons les Terres Mortes et nous atteindrons Kallègir. Le baron d’Orvilard nous apportera son aide comme il l’a promis à Elie.
D’un air revêche, Lorelanne secoua la tête, sans rien ajouter de plus. Finalement, face à cette rebuffade, le garçon s’avoua vaincu : « Si c’est là votre plus cher désir, nous vous accompagnerons au nord auprès des vôtres. Ensuite il sera temps de se décider… »
— Touchant ! Vraiment touchant !
A peine voilé, le sarcasme agit alors comme un brûlot. Les deux têtes qui se tournèrent dans sa direction, affichaient un même courroux. Ardevaingt résista au fou rire qui le gagnait. Il les toisa, théâtral.
— Je te vois venir mon garçon. Parce qu’une donzelle te fait les yeux doux, tu es capable de nous entraîner là où un brave n’oserait se fourvoyer sans y réfléchir à deux fois. Tout doux, tout doux, mes agneaux, – Il présenta les mains paumes levées, coupant court aux réprimandes puis, plissant des yeux en fixant la jeune fille, il poursuivit sur un ton suspicieux. – je n’ai guère envie de risquer ma peau à courir après des chimères. Ainsi, Damoiselle, les vôtres vivent dans les contreforts des Thielvériles. Et ils n’hésiteraient pas à s’opposer aux Protecteurs ou aux séides du Mur…
La jeune fille hocha vigoureusement de la tête sans desserrer les dents. Soudain, d’une manière des plus comiques, le Ser Ardevaingt se frappa le front. Il se renversa en arrière, contre la bordée en bois. Il ouvrait de grands yeux, la bouche en rond.
— J’aurais dû le deviner plutôt. Par les Inconstants, vous êtes… une fille des Brumes. Une fille des Brumes ! Voilà qui me plait énormément. Votre contrée se prénomme le Dhat quelque chose, n’est-ce pas ! le pays au sein des Brumes. Et moi qui n’ai rien soupçonné. Votre hardiesse, votre maîtrise et cette impertinence hautaine. Une fille des Brumes… eh bien, Sans-nom, cette Damoiselle est une personne EXCEPTIONNELLE, je te l’affirme.
Sans-nom qui ne comprenait pas un traitre mot au verbiage étourdissant de son ami murmura maladroitement : « Je te crois, Sigismond, une personne exceptionnelle. » Avec un plaisir évident, Lorelanne apprécia la remarque. Aussitôt il se sentit bêtement heureux. De son côté, le Shumiet exultait au risque de basculer à l’eau. Il remplit le gobelet, salua l’adolescente avant de le vider d’un trait. Ardevaingt s’essuya les yeux, intrigué.
— Vous êtes bien loin de chez vous, jeune fille ?
Il se pencha en avant sans quitter des yeux l’adorable minois. Elle portait un chemisier ocre, bordé de dentelles au col et aux manches, largement échancré, sous un court surcot amarante, et un pantalon bouffant, large et soyeux. Le regard du petit homme exprimait l’admiration, et plus encore.
— J’accomplis ma Quête de Larhal’Dhat’Malh, comme de nombreuses jeunes filles de mon pays le font à l’aube de leur quinzième cycle, petit homme !
Le visage en pointe se plissa sous une grimace de surprise puis Ardevaingt explosa littéralement de rire. Il mit un long moment à retrouver son calme, les yeux débordant de larmes, malgré les foudres d’une Lorelanne scandalisée. Excédée, la Lhat gagna l’avant de l’embarcation où elle leur tourna le dos, raide comme un piquet. Eliathan les regardait à tour de rôle, visiblement dépassé. Il se rapprocha du Shumiet. Baissant la voix, il demanda : « Tu m’expliques ce qu’elle a voulu dire par sa Quête de Laaraldamaalm. » Il bredouilla le mot sans parvenir à le prononcer correctement. Les yeux larmoyants, le Shumiet retint un instant son souffle. Le désappointement de son protéger faisait pitié. Pour un peu, Sigismond aurait éclairé sa lanterne. Cependant il préféra s’en tenir à une stricte neutralité dans cette affaire qui risquait fort d’égayer le reste du voyage.
— Oh ça, mon garçon, conclut-il en prenant son temps, je préfère qu’elle te l’apprenne elle-même. C’est… disons… une démarche strictement personnelle !
Sans-nom resta silencieux, décontenancé. Enfin il rejoignit Lorelanne qui lui saisit le bras sous l’œil goguenard de leur chaperon improvisé.
En fin d’après-midi, ils accostèrent dans une trouée. Un bras mort recouvert d’un tapis vert de lentilles d’eau et de nénuphars blancs aux larges feuilles flottantes. Lorelanne se précipita pour détacher le harnais du lantin. Ce dernier poussa ses habituelles lamentations. Durant la nuit, l’animal festoierait d’herbes flottantes et de jacinthes d’eau qui composaient l’essentiel de ses repas. La fille des Brumes ne s’en sépara qu’après avoir longuement caressé le mufle court et gratté la peau rugueuse et épaisse de la tête minuscule. Dans les épais bourrelets, les yeux froncés formaient de petites billes rondes où brillaient une intelligence et une reconnaissance indéniables. La soirée s’étira sous un chapelet d’étoiles, dans le concert assourdissant de la population batracienne, toute proche.
Cette première nuit, le sommeil se refusa au Maître-dragon, tracassé par les révélations de la Damoiselle. Il acceptait difficilement que le Ser ardevaingt et sa nouvelle amie refusent de partager leur secret. La Quête de Larhal’Dhat’Malh ! le garçon eut beau se triturer l’esprit, jamais, à son grand dam, il n’en avait entendu parler. D’ailleurs, il en était de même pour la contrée vers laquelle ils se dirigeaient. De méchante humeur, il s’adossa au havresac et contempla le firmament brillamment étoilé.
La mi-nuit était passée depuis déjà un moment lorsqu’il se tourna vers la jeune fille qui dormait paisiblement, inconsciente des tourments qu’elle éveillait chez Eliathan. Une douce aura opaline l’environnait. Bouleversé, Sans-nom était conscient qu’il n’aurait pu en être autrement. L’étrange attirance qu’il ressentait pour la belle jeune fille se renforçait au fil des heures.
Son regard se posa ensuite sur Sigismond. Seulement, là, aucune aura n’environnait l’ombre lovée dans le plaid en laine. Abasourdi, Sans-nom ferma les yeux, les rouvrit, espérant s’être trompé. Hélas, pas la plus légère Flamme de Vie ne baignait le shumiet. Troublé, le garçon s’allongea en tenant fermement contre lui le médaillon du Maître-dragon. Le sommeil fut long à venir. Le lendemain, il se garda bien de toucher mots de ses cogitations nocturnes. Il dissimula son trouble du mieux possible. Une tâche facilitée par l’exubérance du Shumiet et les bavardages incessants de la fille des Brumes.
Une fois entrés dans les Terres Mortes, il leur fallut sept jours pour rejoindre le confluent désiré. La Salèze s’annonça par un brun limon qui teintait les eaux calmes du Tarad, bien avant d’en apercevoir le bras étroit. Depuis l’avant-veille, des cavaliers, montés sur de petits pon’liots racés aux robes pommelées, les accompagnaient sur la rive droite, là où s’étendaient les herbages des Lions d’Opham. Des guerriers trapus, la peau cuivrée, tendue sur des ossatures anguleuses. Ils coiffaient des casques ronds, à pointe fourrée, et agitaient de courtes lances. De petits boucliers ronds tressautaient dans leurs dos. Les adolescents contemplaient ces nouveaux venus avec inquiétude. Sigismond les rassura. Juste une poignée de bravaches qui cherchaient à les intimider ou à les défier. Les Shaïgards lançaient leurs montures au grand galop en donnant de la voix, disparaissaient derrière la colline suivante pour réapparaître de loin en loin.
Cela faisait trois jours qu’ils n’avaient pas croisé de chalands. Il leur tardait d’apercevoir les eaux plus tumultueuses de l’affluent. Pourtant l’humeur était au beau fixe. Leurs réserves à peine entamées car Sigismond se révélait un incroyable pourvoyeur en denrées fraiches. Poissons frétillants, oiseaux succulents, baies et racines, le petit homme les étonnait chaque jour un peu plus. Il agrémentait chacun de leurs repas de nouvelles trouvailles délicieuses. Son exceptionnel optimisme balayait avec une constance sans faille le moindre de leurs doutes. Plus ils progressaient, plus l’éventualité d’être rejoints par les dogues de la Matriarche s’éloignait dans les esprits. Lorelanne déployait des monceaux de charmes à l’attention de l’enfant d’Yrathiel. Lui baignait dans une béatitude que rien ne pouvait entamer.
Un soir, la jeune Lhat s’esquiva pour cajoler leur adorable animal de trait. Sigismond profita de son absence et attira le garçon à l’écart.
— Bon, tu vas cracher le morceau, vot’ Seigneurie ?
Sans-nom le regarda, ébahi.
— On ne me la fait pas à moi. Je sais que quelque chose te chagrine depuis plusieurs jours alors déballe avant que nous n’atteignions les Terres Mortes. Je n’aimerais pas qu’un malentendue vienne compromettre notre amitié.
Prenant son courage à deux mains, l’enfant d’Yrathiel s’expliqua sans lever la voix, le regard fuyant.
— Tu te prétends mon ami, n’est-ce pas ?
Un peu étonné par cette entame, le Ser Ardevaingt fronça les sourcils.
— Alors pourquoi n’as-tu pas accompagner Lorelanne à l’intérieur de la Commanderie ?
— Très peu pour moi. J’ai de nombreux talents certes mais pas une once de courage. J’aspire à mener mes affaires avec finesse. J’y réussissais fort bien jusqu’à notre rencontre. Pour l’action, assener, esquiver, essuyer des horions, je passe mon tour. D’ailleurs, la donzelle s’est montrée plus qu’à la hauteur de mes espoirs. A quoi bon revenir là-dessus ? Je suis ton ami, Sans-nom !
Il cligna d’un œil comme si cette remarque possédait une saveur particulière pour lui.
— Les Inconstants m’en sont témoins, je suis un couard. Dès que le temps se gâte, je m’efforce de me mettre à l’abri.
Embarrassé par la franchise de son ami Sans-nom poursuivit.
— C’est pour cela que tu n’as pas essayé de me retrouver à Galadorm. J’aimerais bien te croire seulement…
— Seulement ?
— Les Tisseurs déchiffrent l’Onirie. L’Ether n’a aucun secret pour eux. Un don qui se révèle parfois fort pesant.
— Où veux-tu en venir ?
Sigismond s’impatientait. Une sourde inquiétude le gagnait. Le désarroi du garçon était évident. Sans-nom releva la tête, les yeux embués.
— La Source éclaire l’Onirie de toutes les nuances du spectre. Sans doute l’ignorais-tu ! Nos joies, nos peines… chaque sentiment qui nous traverse colorie la Flamme de Vie sans que nous puissions masquer ces variations.
— Et…
— Depuis que nous avons pris la route, le sommeil me fuit. Je passe de longues heures à contempler les cieux à la recherche de réponses qui se refusent à moi. Par ma faute, Elie est morte. Le Gasthil également. Autrefois, mon père s’est sacrifié pour me permettre de fuir Yrathiel. J’apporte le malheur à ceux qui me viennent en aide. La Dame de la Ronde des Arbres, mes amis de la Sylve, Maître Sol’Déorm, Tibelvan, ils se sont éloignés tour à tour. A présent, le Peuple Gris me rejette.
— Tu as Lorelanne et ton serviteur auprès de toi, suggéra le petit Shumiet, désarçonné par cette détresse qu’il était à mille lieues de soupçonner.
— Alors explique-moi pourquoi, durant ton sommeil, aucune Flamme de Vie n’environne ton corps ? Je l’ai constaté. Chaque nuit depuis notre départ d’Esorit. Ne le nie pas ! Ton aura est diluée, pratiquement transparente, durant la journée. C’est déjà assez troublant. Qui es-tu donc ? Pourquoi viens-tu à mon aide ? Qu’attends-tu de ma part ?
Le Ser Ardevaingt recula d’un pas en levant les bras au ciel. Il tourna plusieurs fois sur lui-même. Une sincère stupéfaction figeait le visage en pointe. Ses yeux débordaient de compassion.
— Et qu’imagines-tu ? Que je nourris de coupables desseins envers le Porteur d’espoirs ? Que je me porte à son secours pour mieux le poignarder ensuite ? Mon pauvre petit, ton imagination te joue de drôles de tours. Méfie-toi de ne pas te tromper d’adversaires. Réfléchis bien avant de porter d’aussi terribles accusations.
Il croisa les bras. Ses yeux brillaient intensément.
— Connais-tu la cité aux cinq colonnes ? et de ses habitants ?
Sans-nom perdait totalement pied. Le petit homme ne semblait pas abattu par ses reproches, au contraire. Il se sentit soudain ridicule. Vider son sac ne lui apportait aucun réconfort. Sigismond le saisit par les épaules. Il le secoua en accrochant son regard.
— Shumahs n’est pas un endroit où il fait bon vivre, souffla-t-il, répétant mot pour mot ce que le Maître des Ecritures Sol’Déorm lui avait enseigné autrefois. On y pratique des rituels mortifères et des sacrifices humains. Il n’y a aucune place pour l’amitié, l’amour et d’autres sentimentalités à l’ombre des Colonnes !
Le Shumiet poursuivit en lui tournant le dos.
— Mon Peuple vénère les cinq éléments, l’Eau, la Terre, le Feu, l’Air et l’Ether. Si j’ai fui ma famille, si j’ai quitté Shums, ce n’est pas par dépit amoureux ni par goût de l’aventure comme je te l’ai laissé croire, mais pour échapper à un apprentissage astreignant. Afin de respecter la tradition familiale, j’aurai dû choisir l’un des cinq Chapitres et consacrer mon existence entière à devenir Enchanteur. Mais j’aime trop ma liberté.
Il botta dans un caillou.
— Comprends-tu ? Je suis né au Pays de Shums.
Sans-nom le regardait sans trop comprendre. Puis, comme le Shumiet écartait les bras, il remarqua une étrange effervescence autour de sa silhouette. L’Ether s’écartait de son corps comme l’océan reflue de la falaise à marée descendante. Bientôt Sigismond baigna dans une mince enveloppe d’obscurité. Puis, aussi vite qu’elle s’était retirée, l’Ether l’enveloppa à nouveau d’une pâle aura diaphane.
— J’ai quitté Shums pour échapper à un avilissement certain. La Flamme de Vie d’un Thaumaturge est si ténue qu’elle s’efface lorsque sa conscience se retire au sein du sommeil. J’aurais peut-être fini par devenir un excellent Enchanteur, à l’image des mâles de ma famille. Mais je n’ai aucun regret.
Penaud d’avoir douté ainsi de son étrange ami, Sans-nom se jeta dans ses bras. Il s’excusait en bafouillant. Le Shumiet s’arracha à l’étreinte, retrouvant son habituelle bonne humeur. Ce dernier lui en fut reconnaissant.
Pauvre Sigismond, mon fidèle compagnon. Je n’ai compris que bien plus tard l’ironie de ses allusions. Ma chère Elie, vous m’avez fait confiance malgré vos suspicions à son égard. Le Ser Ardevaingt a finalement croisé le Destin qu’il cherchait à fuir. Il s’est mis en danger pour moi. Quelle autre preuve vous faut-il de sa sincérité ? Où qu’il se cache aujourd’hui, je ne le trahirai point ! Les barons peuvent réclamer sa tête, c’est mon ami ! Le Shumiet ouvrait de grands yeux ébahis en contemplant le cocon qui s’étirait comme une bulle de savon autour de lui. Des maillages de lumière en soulignaient les bordures. Sans-nom affirmait qu’ils étaient en sécurité pour la nuit. Le jour même, alors qu’ils approchaient de la Salèze, les Shaïgards forcèrent leurs montures dans les eaux limoneuses jusqu’à hauteur de jarrets. Ce soir-là, Sans-nom proposa de tisser un refuge. Sigismond caressa l’étrange matière douce et chaude, indéniablement vivante.
— Ainsi tu n’exagérais pas lorsque tu nous décrivais les prodiges oniriques. Finalement, il y a du bon à voyager avec un Tisseur. Un Maître-tisseur devrais-je dire !
Lorelanne s’extasiait en parcourant l’étroit habitacle, posé à une foulée du Tarad. Elle tendait la main vers une fibrille qui se détacha du tissage et flotta paresseusement avant de disparaitre.
— Tisser un refuge est une chose aisée qui bouleverse peu la Trame. Je n’ai fait qu’agrandir un espace qui existait déjà. Je manipule à nouveau l’Ether. L’Ellagone ne coule plus en moi.
Sans-nom parlait d’un ton ferme, avec une étonnante maturité. Des étincelles multicolores naquirent entre les paumes de ses mains jointes. Elles formèrent un tourbillon de poussières d’étoile d’une intensité presque insoutenable. Sigismond détourna le regard, pensif. L’instant suivant, la création s’évanouit.
Une fois le dîner expédié, Sigismond se prêta de bonne grâce à un interrogatoire en règle. Les adolescents insistaient pour en savoir un peu plus sur les féroces guerriers d’Opham. Hélas, le Shumiet reconnut en partie son ignorance.
— Je n’ai jamais poussé plus loin que la foire des Grands Calmes. Leurs cités sont strictement interdites aux étrangers, du moins si elles existent vraiment. A la réflexion, je n’ai rencontré personne les ayant visitées. D’ailleurs, il n’existe aucune route commerciale qui traverse les Khahims. C’est un peuple très ancien entouré de mystères.
— Plus que ceux de votre propre pays, Sigismond ? demanda le garçon, adossé confortablement contre un coussin de brume.
— C’est différent. Shumashs accueille volontiers les voyageurs. S’ils respectent les coutumes locales qui sont plutôt, voyons comment dire, plutôt oppressantes, je te l’accorde. Mais nous n’écorchons pas l’égaré sous prétexte qu’il a franchi nos frontières. On raconte de sinistres histoires concernant les Shaïgars et leurs Shamans.
Lorelanne et Sans-nom échangèrent un regard complice. Leurs mains se cherchèrent et s’étreignirent. Le Ser Ardevaingt sourit. Il les aimait bien ces deux-là. Dommage qu’il doive mettre un terme à leur félicité un jour prochain. A moins qu’il ne trouve un stratagème pour retarder la triste échéance.
— Je crois que les humains sont devenus aveugles, résuma Sans-nom sans une pointe de dépits. Que ce soit en Yrathiel ou sur le continent, les communautés se barricadent derrière leurs murs et guerroient leurs voisins alors que la véritable menace est ailleurs. Pourquoi ne s’entendent-ils pas afin de s’unir avant qu’il ne soit trop tard ?
— C’est trop leur demander. Les peuples sont ainsi, livrés à eux-mêmes, sans bergers depuis le départ des Inconstants. Les Premiers ont bien essayé de conserver un semblant de cohésion mais quatre Vagues successives ont soldé leur échec. Devant leur impuissance, ils ont quitté nos rivages. J’ai entendu dire que les tribus d’Opham vénéraient d’antiques divinités, les Dieux des Pierres Dressées. Un bien joli nom ! Que leurs Shamans les invoquent souvent. On murmure qu’ils se rendent alors dans une cité engloutie par le Blanc Pays. Elchinos, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Mais je ne crois pas à cette fable. Nous savons que rien ne perdure sous l’égide des Autres.
Après un silence lourd de sous-entendus, il reprit ses explications. — Les Shaïgars sont de féroces guerriers qui élisent leurs propres Targes. Le plus sage d’entre eux ou le plus fort selon les dires. Ils vivent en nomades la plupart du temps. Voilà tout ce que je peux vous apprendre !
— Mais, intervint la Damoiselle qui jusque-là se contentait d’écouter, et les fameux Lions d’Opham alors ? Ils existent bien, eux. Mon père affirme qu’ils sont dignes de confiance. Mon oncle, le Dhat Diltoin, les a rencontrés à plusieurs reprises. Le peuple des Brumes entretient des relations courtoises avec eux.
— Voilà qui me surprend un peu, Damoiselle. A bien y réfléchir, ce n’est pas improbable. Les alliances des Pasteuris s’étendent bien au-delà des Lisières. Je vous crois ! je vous crois !
Au premier froncement de sourcils, Sigismond l’assura qu’il ne mettait pas en doute ces révélations. Il ne désirait surtout pas gâcher la soirée en éveillant sa colère.
— Qui sont les Lions d’Opham ? demanda innocemment Sans-nom.
— Des jumeaux. Du moins le prétendent-ils. Log et Heg, les Lions d’Opham. Lorsque le baron des Eliartys a caressé des rêves de conquête aux dépends des Khahims, ils réussirent à unir les nombreuses tribus disséminées dans la Plaine. Avec le succès que tout le monde connait. De redoutables adversaires, pour sûr.
Le lendemain, le trio quittait les eaux placides du Tarad pour la capricieuse Salèze qui prenait sa source au pied des glaciers. Ils n’avaient pas revu les belliqueux cavaliers. C’est avec soulagement qu’ils s’enfoncèrent dans cette contrée inhospitalière. Les Terres mortes s’étendaient sur la rive gauche du fleuve dans un chaos de roches erratiques où s’accrochaient quelques arbres malingres, des épineux revêches et des bouquets d’herbes jaunies. La vie n’y avait pas droit de citer, du moins en apparence. La désolation y régnait en maître.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Sans-nom en désignant un ponton de rondins à peine équarris qui s’avançaient dans les flots bouillonnants.
Le lantin le contourna en devant lutter contre les courants plus puissants au centre du lit. Un cairn de Pierres dressées, semblable à celui du Haut Champ des Lunes Rousses, s’érigeait en protecteur solitaire de l’endroit. A sa vue, Sans-nom sentit sa gorge se serrer. Il s’en voulait de ne pas songer plus souvent à ses amis dispersés au loin. Il eut une pensée attendrie pour Yvan et Lido, Tibelvan et Sil’Léal, pour la dame de la Ronde des Arbres et la toute jeune baronne de Galadorm, la Damoiselle Lilia, pour la gentille Shaïa Nashiréa et son Nesn-Lces Allélian Moldis. Ils auraient sûrement apprécié la fille des Brumes, assise à ses côtés sur le banc de nage. Quant à Elie, il ne parvenait à accepter son trépas. C’était insupportable. Le Ser Ardevaingt observa l’ouvrage d’un œil critique avant de répondre en éloignant le tuyau nacré de ses lèvres. Il souffla un fin chapelet de fumée.
— Un bac de traversée. Nous en rencontrerons plusieurs d’ici les Thielvériles. Les caravanes des Gris les utilisaient pour se rendre aux passes qui conduisent à la cité d’Olt lorsqu’ils étaient encore des Voyageurs. A présent, ces barges ne servent plus. Elles pourriront lentement au fil des cycles à moins qu’ils ne reprennent leurs pérégrinations.
De l’autre côté du fleuve, on apercevait un ouvrage identique. De longues barges reposaient sur le talus, hors d’eau. Au-delà, un ruban sombre barrait l’horizon.
— Les falaises du Pays des Gris, précisa le petit homme qui se révélait être d’une incroyable érudition dans les domaines les plus divers. Elles culminent en remontant vers le nord. Nous ne devons pas être très loin d’un passage pour accéder au lat-Arhin. Le reg rocheux et désertique s’étend sur des milles. Un vrai paradis pour les reptiles et les loups rouges. Une personne sensée éviterait ces parages à moins d’y être forcée. Ce mur nous accompagnera jusqu’aux forêts des Thiels.
— Le Royaume des Hommes Gris, murmura l’enfant d’Yrathiel.
Dans l’après-midi, le lantin montra des signes de nervosité. A plusieurs reprises, il sortit la tête de l’eau et poussait de longs gémissements larmoyants dans leur direction. Il agitait les nageoires pectorales d’étrange manière, ce qui ralentissait considérablement leur course. Lorelanne lui jetait des regards déconcertés. N’y tenant plus, elle se tourna vers le petit homme : « Pourquoi fait-il cela ? ».
— Il n’est guère à la fête, mon enfant.
Elle lui lança un regard assassin avant de comprendre qu’il savourait sa colère. Alors elle secoua la tête de découragement. L’insouciance constante de leur compagnon lui tapait sur les nerfs. Impossible d’avoir avec lui une conversation sérieuse.
— Je crains qu’il nous faille bientôt nous passer de ses services.
— Comment ? s’exclama Sans-nom. Mais nous sommes au beau milieu de nulle part. La cité de Dhat-Avalone est encore loin.
— Les eaux de la Salèze se refroidissent, expliqua le petit homme sur un ton professoral, ce qui ne convient que moyennement à notre énorme compagnon. Son métabolisme ne supportera plus très longtemps ce traitement rigoureux. Et il n’a plus sa portion quotidienne de nourriture depuis que nous avons quitté le Tarad. A notre prochain campement, nous le laisserons regagner Esorit. Même si cela me fend le cœur de le rendre à cette vipère de Silvertun. Vous ne voudriez pas qu’il tombe souffrant par notre faute.
Lorelanne protesta pour la forme car elle s’était attachée à l’énorme animal. Pourtant elle convint finalement qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Sans-nom s’alarma, lui, sur les suites de leur périple mais ses protestations demeurèrent lettres mortes. Ce soir-là, la fille des Brumes dorlota longuement son protégé puis elle l’accompagna sur une courte distance lorsqu’il s’éloigna vers le Tarad. Ses lamentations qu’ils avaient finies par interpréter comme des marques de satisfaction de sa part résonnèrent dans le crépuscule bien après qu’il se fut fondu dans l’obscurité du fleuve.
Au matin, le Ser Ardevaingt Sigismond extirpa de sous les bagages qui encombraient le fond calfaté de la yole, deux pagaies et une longue perche. Il installa à l’arrière une godille légère sous le regard intrigué des jeunes gens.
— Voilà, s’exclama-t-il après avoir manipulé à plusieurs reprises la longue poignée de l’aviron, avec cet attirail et quelques efforts de la part de chacun, nous poursuivrons notre voyage. Sans doute que notre allure risque d’en souffrir mais les premières pluies ne descendront des monts que dans trois quaines environ. Avec de la chance, nous aurons alors atteint notre destination et nous serons bien au chaud à Dhat-Avalone, n’est-ce pas Damoiselle !
Lorelanne l’assura une nouvelle fois de l’accueil chaleureux des siens, ce dont ses amis semblaient douter mais pas pour les mêmes raisons.
Le soir venu, l’humeur était radicalement morose. La journée n’avait été qu’une succession de déconvenues, certaines comiques certes, entrecoupées d’éclats de rire et de joyeuses bousculades, d’autres plus angoissantes, frissons d’impuissance et visions de catastrophes imminentes. Ils n’avaient pas progressé mais ils étaient exténués, le corps endolori, les mains écorchées dans leurs pitoyables tentatives pour maintenir la yole à contre-courant. A deux reprises, seule une discrète intervention du Shumiet leur épargna un naufrage peu reluisant. Ils étaient trempés, sales et de méchante composition. Ils dévoraient un pâté d’alouettes en croûte que Sigismond accompagnait avec libéralité d’un rouge épicé des Monts d’Olfert. Ses jeunes partenaires se contentaient, eux, d’eau de rose.
— A cette allure, c’en est fini de nos chances d’atteindre le pays des Brumes avant les premières pluies, bougonna Sans-nom entre deux bouchées. Nous n’aurions pas dû libérer le lantin…
— Ne dis pas cela, lui reprocha immédiatement la jeune fille, les yeux flamboyants. C’était lui infliger davantage de souffrances afin de préserver notre petit confort égoïste. Si, au moins, tu savais mieux te servir d’une pagaie.
Sans-nom reçut l’accusation comme un véritable coup de poing. Il la considéra du regard, le visage fermé. Puis, sans un mot, il s’éloigna vers le bord du talus qui menait à la Salèze.
— Ce n’est vraiment pas très gentil de votre part, remarqua le Ser Ardevaingt, allongé contre un énorme rocher qu’il avait pris soin de recouvrir d’une couverture à carreaux rouges et émeraudes.
Il fumait et buvait comme à son habitude.
— Plutôt injuste, à mon avis, jeune fille ! reprit-il comme elle s’abstenait de répondre. Tous les trois, nous avons peu de disposition pour la navigation, reconnaissez-le.
— Oh vous ! …
Il sirotait le nectar puissant. Ses yeux étincelaient de malice. La colère de la fille des Brumes s’évanouit devant tant de bonhomie.
— Il risque de m’en vouloir, n’est-ce pas ?
— Non, Sans-nom n’est pas un garçon ordinaire. Ton reproche l’a blessé mais quelques honnêtes excuses effaceront l’offense. Il t’apprécie énormément…
— Vous l’aimez bien ?
— Nous sommes amis, concéda le petit homme en se callant confortablement. Dans mon exil, je n’ai pas rencontré plus digne compagnon. Il n’y a aucune traîtrise en lui, Damoiselle. Son innocence est un vrai bonheur. Ramenez-le-nous avant qu’il ne tombe à l’eau par maladresse. Et nous aviserons après ces malheureuses péripéties.
Lorsqu’ils réapparurent, Lorelanne tenait fermement la main du garçon. Sans-nom suivait en trainant des pieds. Sous le regard amusé de Sigismond, elle le fit assoir près d’elle puis se saisit d’une galette qu’elle recouvrit avec générosité de miel. Ordinairement, Sans-nom les adorait. Il s’en était gavé le matin même. Seulement il repoussa gentiment le présent sans quitter les flammes des yeux.
— Bon, s’exclama le Ser Ardevaingt pour éviter un second esclandre qu’il sentait poindre, de nouvelles dispositions s’imposent. Impossible de continuer de la sorte.
— Pourquoi ne pas poursuivre à pied ? proposa Lorelanne. Les contreforts des Thielvériles sont à peine à vingt jours de marche. Nous traverserons à gué puis nous rejoindrons les passes qui mènent aux Lisières dans la foulée. Mon Peuple veille sur les brumes. Dès que nous pénètrerons dans les couloirs, les frontaliers nous prendront en charge…
— Ou nous réduiront en charpie avant de s’apercevoir que l’une des leurs voyage avec les étrangers. La triste réputation des brumes n’est plus à faire, jeune Damoiselle.
Il se saisit de quelques brindilles qu’il jeta négligemment au sein d’un feu chétif. Il réfléchit, jeta un regard de côté à Sans-nom puis concéda à regret : « Mais je retiens votre proposition. Toutefois il est hors de question que j’abandonne mes précieux bagages. J’aime voyager confortablement, voyez-vous. La marche ne fait pas partie de mes activités favorites. Alors, nous allons nous en tenir à notre plan initial. Toutefois, VOUS DEUX, vous me suivrez sur la berge. Un peu d’intimité ne vous fera pas de mal, glissa-t-il avec une pointe d’ironie. Quant à moi, je continuerai seul avec la yole. Plus légère, elle sera forcément plus maniable, et je ne vous aurai plus sur le dos à vous chamailler à la moindre occasion. »
Le lendemain matin, lorsqu’ils furent prêts, Ardevaingt leur fit d’ultimes recommandations. Lorelanne avait passé l’arc court dans son dos ainsi qu’un carquois rempli de flèches empennées de plumes d’aigles, fournies par son oncle avant leur séparation à Esorit. Sans-nom, lui, avait retrouvé son allant. La perspective de passer quelques heures en tête à tête avec la fille des Brumes le réjouissait secrètement. Il trépignait sur place depuis un bon moment.
— Méfiance, les Terres Mortes ne le sont que de nom. A la moindre alerte, j’accosterai et vous viendrez vous réfugier à bord.
— Ne t’inquiète pas, Sigismond, nous savons nous défendre. Malheurs à celui qui oserait croiser notre route !
Et Eliathan mima un roulis du bras assez comique puis se fendit pour pourfendre un adversaire imaginaire. Lorelanne applaudit. Sans-nom salua, la main sur le cœur à la manière des Gris. Le petit homme n’apprécia guère la fanfaronnade. Il secoua plusieurs fois sa tignasse, libre pour une fois de l’emprise du bonnet plat, avant de frapper la poitrine du garçon de l’index en martelant chaque mot qu’il prononçait.
— Les hommes que vous rencontrerez ne sont que des fouisseurs de terre qui n’aiment pas la compagnie. Avec un peu de chance, ils vous éviteront. Mais je ne pensais pas spécialement à eux. Les Mortes abritent aussi maints dangers à quatre pattes, des léovards et des taurechs vindicatifs et cornus. Sans parler de ces horribles kirgs ! Ces satanées plantules adorent la chair fraiche, surtout celle des jeunes garçons dans ton genre. Alors ouvre l’œil, les deux même. Et ne vous éloignez pas trop de la Salèze.
— Soyez sans crainte, mon cher Ardevaingt, je veillerai sur lui.
Sigismond les fixa, dépité, avant de rejoindre l’embarcation qu’il entreprit de mettre à l’eau. Les journées s’écoulèrent ensuite sans aucune mauvaise rencontre. Leur moral remonta en flèche. Comme il l’avait prédit, Sigismond maniait avec une facilité déconcertante la barque. Les jeunes gens marchaient d’un bon pas sur la rive, s’écartant parfois par simple caprice.
Les Terres Mortes ! que de souvenirs et tant de bouffées de bonheur. C’est sans doute là-bas dans ce désert erratique que se forgea l’indestructible sentiment que j’éprouve pour la fille des Brumes, qu’elle devint à mes yeux l’être le plus important en ce monde. Là aussi que l’amitié qui nous lie à Sigismond Ardevaingt s’affermit, en dépits de ce que nous découvrîmes par la suite. Chère Elie, ne croyez pas les mauvais esprits qui l’accusent de trahison ! Les promeneurs atteignirent le sommet de l’éperon rocheux. Il dominait la rivière agitée de remous. Du regard, ils cherchèrent la yole. Mais il était rare qu’ils l’aperçoivent immédiatement. Seulement Sigismond serait au rendez-vous, le camp déjà installé. Un foyer rassurant qui flamboyait tel un fanal dans la nuit et un bon repas fumant de fort agréable manière, prêt à être englouti. Le petit homme assurait le transport de leurs bagages avec diligence. Pour éviter à Sans-nom de nouvelles langueurs, ils bivouaquaient dorénavant au bord de l’eau, sans faire appel à ses talents de Tisseur.
Ils s’assirent sur la roche nue pour admirer le magnifique panorama. En amont, ils distinguèrent les formes oblongues d’un cairn et l’inévitable embarcadère en rondins qui s’avançait dans les flots tumultueux. Le ciel empli d’une grisaille gibbeuse, signe que la Saison des Tempêtes s’annonçait sous de piètres auspices. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre, éprouvant la même impression de désespérance. Sans-nom déposa sur ses genoux le havresac dont il ne se séparait que très rarement. Il en sortit des galettes qu’ils dévorèrent en silence. Ils burent ensuite à une petite gourde l’eau fraiche de la Salèze.
— Dès que nous aurons atteint Dhat-Avalone, je te présenterai à mon père, le Pasteuris Dhat Longtoin. Je me charge de faire ton éloge. Mère t’aimera aussi. Elle dirige notre Maison et Père ne lui refuse rien.
— Hum, hum, acquiesça le garçon en grignotant une petite pomme sucrée. Et tes frères ?
— Filgéas et Tarn vivent dans les vallées de l’intérieur depuis leurs unions. Filgéas est même devenu Pasteuris de son village. Lichès et Maryn seront plus coriaces. Habituellement ils passent leur temps à patrouiller dans les brumes. Ce sont de redoutables frontaliers qui ne portent pas les étrangers dans leurs cœurs. Quant à Pavel, l’ainé, il nous posera sûrement des problèmes dès notre arrivée.
— Ah bon, et pourquoi ferait-il cela ?
— Nous ne nous sommes pas quittés en très bon terme – et elle rit franchement au souvenir de la dernière matinée passée à Parrès en compagnie de son tuteur de frère. Ses yeux pétillaient, ce qui renforça l’inquiétude du garçon. – C’est le Vieil Homme de la Montagne qui m’a encouragée à entreprendre ma quête contre l’avis du Pasteuris, mon père. Il refusait de laisser sa fille unique parcourir le monde extérieur, comme si j’étais une petite Damoiselle fragile et sans ressources. Lole lui a un peu forcé la main, expliqua-t-elle. Père accepta finalement à la condition que Pavel m’accompagne. Il prétendait qu’un chaperon m’était indispensable, à moi, sa chère petite merveille.
— Et ? demanda Sans-nom qui commençait à entrevoir de futures complications, une fois parvenu à destination.
— Et bien, j’ai consenti à ce que mon cher frère veille à ma sécurité. Evidemment, sinon je n’aurai jamais quitté la cité. Puis, un jour que l’on visitait le marché de Parrès, je l’ai planté là, au beau milieu des étals.
Elle le défia avec cet air qu’il lui connaissait bien à présent. Détournant les yeux, il s’enquit : « Il n’a pas dû apprécier ta petite ruse. Comment a-t-il réagi ? »
— Oh, mon oncle m’a assuré qu’il était rentré à Dhat-Avalone après m’avoir recherchée en vain durant plusieurs jours. Pour ma part, j’ai pris la route de Tavos dans l’heure qui a suivi.
— Il risque de t’en vouloir et de ne pas m’accueillir chaleureusement.
— Forcément, il nous en voudra à tous les deux ! mais comme il m’adore, il nous pardonnera très vite. De toute manière, qui résiste à ton charme, Maître-dragon ! Il te suffira de l’éblouir avec tes Talents de Tisseur !
Elle éclata de rire, penchant la tête contre son épaule. Sans-nom réfléchit en silence. Il décida que la Damoiselle prenait l’affaire un peu trop à la légère mais s’abstint de lui en faire part. Pourquoi gâcher une si belle journée ? La fille des Brumes resserra les pans de son manteau en frissonnant.
— Ce Vieil Homme de la Montagne, qui est-ce ?
— Un amour de vieillard. Notre protecteur, si tu veux tout savoir. Nous l’appelons Lole mais lui, préfère qu’on le nomme le Vieil Homme de la Montagne. C’est plus solennel. Il vit dans une vallée retirée au sein du massif d’où il protège les miens des dangers de l’extérieur.
Soudain le garçon songea à la Dame de la Ronde des Arbres. Il posa plusieurs questions. Son intuition s’en trouva confortée.
— Lors de la seconde Vague, le Mur a chassé mon peuple de ses terres ancestrales. Longtemps il a erré, rejeté par les uns, combattus par les autres. Il aurait pu disparaitre comme nombre de ceux dont les Autres ont envahi les territoires. Notre fuite s’est perpétuée durant un millécycle jusqu’à ce que les Familles atteignent les vallées reculées des Thielvériles. Là le Vieil Homme les a accueillies. Il a offert à chacune d’entre elles un endroit pour que nous établissions nos Dhats. Nous étions peu nombreux alors. Ensuite Lole a protégé nos domaines en élevant les Lisières de brumes. Depuis cette époque ancienne, mon peuple prospère sous la bienveillance de Lole et de ses servantes Shashanes.
— Si j’en crois ce que tu me racontes, Lole est âgé de plusieurs cencycles et il possède des Pouvoirs inaccessibles aux humains. C'est un Premier, n'est-ce pas ? Pourtant ces derniers ont quitté notre monde lors de la nuit de l’Appel. Pourquoi n’en a-t-il rien fait ?
— Le Vieil Homme ne nous aurait pas abandonnés.
Le garçon se releva sans rien ajouter, le regard triste et le cœur serré. Une pensée affligeait le garçon. Elle virevoltait dans sa tête : « La Dame était partie, elle, le laissant seul, sans protection. »
Ils cherchaient à rejoindre les rives de la Salèze lorsque la jeune fille le força à s’accroupir. Elle l’entraina le long d’un monticule criblé de niches. Allongés derrière des crocs de roc, au sommet, Lorelanne désigna un point précis au loin. Sans-nom plissa des yeux avant de repérer un mouvement. Il eut un hoquet de stupéfaction en découvrant les six créatures au pelage de neige qui s’éloignaient des rives de la Salèze.
— Des Yets, murmura Lorelanne. Aussi loin à l’intérieur des Mortes, c’est inquiétant.
Ils s’aplatirent contre la pierre, fascinés. Les créatures simiesques avançaient penchées vers l’avant, leur petite tête ronde enfoncée entre les épaules. Leurs bras se balançaient au rythme de leur foulée, démesurés. Lorelanne poussa alors un petit cri puis elle montra du doigt un point dans les cieux moutonneux. Aussitôt elle se plaqua à terre, cherchant une cachette du regard. Sur sa droite s’ouvrait une fissure. La Damoiselle n’hésita pas une seconde. Elle s’y tortilla avec frénésie jusqu’à disparaitre. Etonné, Sans-nom inspectait le ciel. Quand il les aperçut qui approchaient contre le vent, quelque chose en lui se révulsa à les contempler. La fille des Brumes réapparut. Elle le tira brutalement vers elle dans l’étroit passage. Elle plaça un doigt sur ses lèvres, lui intimant un silence impérieux. Ses yeux le fuyaient. Etonnamment, Eliathan y découvrit un effroi qu’il n’aurait jamais soupçonné de sa part. Alors lui revint à l’esprit l’étrange sensation de désespérance ressentie à la vue des ombres fuligineuses qui glissaient à plusieurs toises du sol, sans aucune forme précise, inconstantes. La lumière du jour rebondissait à leur surface comme si elle refusait de réchauffer de telles hérésies. Il frémit à ce souvenir. Lorelanne se serrait contre lui. Le souffle chaud de la jeune Damoiselle, la proximité de son corps pressé contre le sien balayèrent le malaise. L’Ether brillait autour de lui, épousant des nuances subtilement différentes, plus pures que dans les bois de Brye. En un tour de main, il courba les flux d’énergie sous sa volonté. Avec dextérité, il élabora un tissage de protection au bord de la fissure. Leur position était loin d’être confortable. Une curiosité malsaine dévorait Eliathan.
Il inspecta rapidement le creux de roche dans lequel ils s’étaient réfugiés. Après plusieurs tentatives, il réussit à se frayer une petite ouverture donnant sur le ciel. Malgré les protestations muettes de sa compagne, il observa l’extérieur. Puis elles apparurent dans son champ de vision. Autour des ombres, l’Ether s’effilochait comme électrisée. Elle perdait de sa palette de nuances, virait peu à peu en un halo translucide à l’intérieur duquel se tordaient les fils de la Trame. Comment les nouvelles venues parvenaient-elles à perturber ainsi l’Inaltérable ? Il sentit Lorelanne se recroqueviller contre lui mais ne détourna pas son regard.