Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Le fils des Vents.
Livret 3 : Le pays des Brumes.

Chapitre onze : Le chant des Vents.

Environné par une nuée de globes à feu de la grosseur d’une tête d’épingle, ses doigts vagabondaient sur la petite flûte dorée que lui avait confié Vieux Saule. L’étourdissant enchainement le transportait vers d’éblouissants horizons, très loin de la Passe. Une paix sereine habitait Eliathan. Sans même s’en apercevoir, son souffle faiblit jusqu’à s’éteindre. Pourtant la fugue poursuivit la ronde endiablée. Stupéfait, Sans-nom observait le phénomène. L’artefact, entre ses mains, se substituait à lui afin de réaliser la prédiction d’Anathan Gilgerad. Peu à peu, l’Ether dévoilait des sentes que bien peu de mortels avaient foulées auparavant. Au-dehors, la tempête se déchainait sur les hauteurs désertiques du lat-Arhin. Le moindre caillou roulait, ricochait et bondissait vers l’abime. Le vacarme devint infernal. Un flot de rochers se déversa du sommet de la falaise. Des monceaux de poussière rouge masquèrent un temps la pâle lumière de cette fin d’après-midi.
— Regardez, hurla un Toroch d’une voix où perçait une indicible terreur.
 
Et Temlyn de la Tour Erig tourna casaque, poursuivi par la voix fantomatique du Prédestiné qui louait sa décision. Sans pitié, le Toroch labourait les flancs du lourd destrier peu habitué aux efforts violents car sa vie dépendait de cette folle équipée. Les plus hésitants des mercenaires n’eurent pas la chance d’échapper à l’avalanche qui ravagea le seuil du lat-Arhin. Les roches fracassèrent des crânes, brisèrent des souffles, engloutirent cavaliers et montures sous un vacarme dantesque. Temlyn menait sa course endiablée sans se retourner, courbé sur l’encolure du mult-liot. Il l’encourageait de la voix, des mains et des genoux, totalement tétanisé. Arrivé au bord du fleuve, l’animal refusa d’aller plus loin. Du sang s’épanchait de ses naseaux. Le corps puissant tremblait d’incoercibles convulsions. Lui murmurant à l’oreille, le Toroch le caressa longuement. L’homme était un guerrier courageux à l’âme mystique. Lorsqu’il se redressa, Temlyn-djin jeta un regard hanté dans la direction de la falaise. Une nébulosité rougeâtre occultait entièrement la barrière granitique. Avec soulagement, il constata que la plupart s’en étaient sortis sains et saufs. Certains présentaient quelques blessures superficielles mais rien de grave.
« Ils s’en remettront, songea-t-il, mais ils garderont le souffle de l’inéducable sur leur nuque. »
Enfin Temlyn s’aperçut d’une absence déconcertante : celle des gorgys. Aucun Rat ne les accompagnait. Il observa la plaine à la recherche du moindre signe mais sans succès. Malgré l’obscurité grandissante, il donna l’ordre de traverser le fleuve. A présent, le Djin se sentait investi d’une mission : informer l’Empereur à Gald, dans l’Est lointain, qu’une Puissance nouvelle arpentait les terres de l’Ouest. Il n’en avait pas encore conscience mais son destin venait brusquement de changer de cap.
 
D’une main ferme, le Ser Sigismond Ardevaingt entraînait la fille des Brumes dans le large boyau que les Gris avait taillé pour mener leurs voitures oblongues jusqu’aux hauteurs du Royaume. Elle ne cachait pas son agacement. De nouveau, Sans-nom l’écartait sans qu’elle puisse s’y opposer. La jeune Damoiselle ne l’acceptait pas aussi facilement. Quand la fugue mutine les rattrapa, ils se regardèrent interloqués. Le charme intrinsèque de la mélodie agit alors à merveille. Il dissipa les sombres nuages qui noyaient chacun d’eux. Le danger qui accourait des hauteurs tira Sigismond de la transe dans laquelle la fugue l’avait plongé. Immédiatement l’Autre comprit la nature du péril. Le Shumiet obligea l’adolescente à s’accroupir avec lui contre la paroi. En proie au ravissement mélodique, Lorelanne ne résista pas. Déjà les premières roches dévalaient la pente. Miraculeusement aucune d’entre elles ne les percuta. Imprévisibles, elles roulaient dans un flot irrégulier mais ricochaient à un pouce de leurs corps, contre une invisible paroi. Cela dura une éternité. Jusqu’au moment où la musique s’interrompit brusquement. Lorelanne se dégagea de l’étreinte du Shumiet. Elle marqua un temps d’hésitation. Puis, n’y tenant plus, elle s’élança, craignant pour la vie de Sans-nom. Sigismond la regarda disparaitre sans tenter de la retenir. Il s’épousseta méticuleusement. Haussant les épaules avec fatalité, le Ser Ardevaingt s’adossa à la paroi. Il choisit d’attendre le retour de ces jeunes insensés. Nul doute qu’ils s’en sortiraient sans son aide !
 
Les Rats se précipitèrent vers la Passe qui s’ouvrait à une centaine de toises. Une distance hélas trop importante pour qu’ils puissent l’atteindre. La masse de pierres se referma sur eux avant même qu’ils n’en aient franchi les deux tiers. Elle les plaqua au sol, réduisant les corps en hachis sanguinolents. Seuls Shitar-She et le frère de portée, Magyar-Vehr, parvinrent à en franchir l’entrée. Enveloppés par les roulis de poussière rouge, ils éructèrent à tout va, un long moment. Puis ils s’enfoncèrent dans la passe où régnait une obscurité totale. Qu’importe ! les petits yeux rouges et chassieux y voyaient comme en plein jour. Mieux peut-être. Quelques roches dévalaient encore la pente qu’ils évitèrent aisément. Quand la fugue légère suspendit son vol, l’infernal tintamarre s’apaisa. Soudain les gorgys distinguèrent devant eux un scintillement. De sous le justaucorps en cuir clouté, chacun tira une longue dague aiguisée.
Recueilli, le Tisseur se tenait assis, le dos raide, la petite flûte posée entre ses jambes. Les fluctuations de l’Onirie se teintaient à présent d’arabesques et de gerbes multicolores. Il aurait aimé s’y fondre, se baigner au sein de ces eaux primales. Une énergie nouvelle lui battait les tempes, fouettait son sang et précipitait son souffle. Les voiles iridescents s’entrouvrirent devant un flux puissant. L’émanation souleva des tourbillons. Alors résonna le tintement lointain d’un soupir, une pulsation de vie qui se réjouissait de sa présence. Sans-nom reconnaissait à peine l’endroit où il se trouvait. Paume ouverte, il tendit la dextre sur laquelle une minuscule trombe lumineuse se posa. Elle tournoyait et ronronnait de plaisir. Extatique, le Tisseur l’amena à hauteur de son visage. Une euphorie grandissante le portait à penser qu’il pourrait s’entretenir avec elle. Avant même qu’un souffle n’ait franchi ses lèvres, le phénomène s’échappa pour se fondre au sein des remous environnants. Des risées jouèrent avec sa chevelure. Folâtres, elles lui frôlèrent les joues comme autant de baisers déposés. Il se releva, rangea l’artefact dans l’une de ses poches ventrales puis esquissa un pas de danse. Les Vents l’entouraient et conversaient d’étrange manière. Ce n’était qu’une rumeur, à peine diffuse, mais qu’Eliathan partageait avec ravissement.
Le chant des Vents !
 
Shitar-She n’essaya pas de submerger de rets psychiques la silhouette qui vacillait au sein d’une tornade de poussière rouge. L’affronter de cette manière, d’autres avaient essayé, bien plus expérimentés que lui. Pour leur malheur. Une once d’acier, à la dérobée, lui apparut alors comme une meilleure solution. Tapi dans l’ombre, il dévorait des yeux le démon responsable du trépas de ses frères de portée. Mais ce qu’il voyait le bouleversait. Une bourrasque surgie de nulle part bouscula le musicien comme un fétu, d’avant en arrière, de droite à gauche. Elle le souleva même à quelques pouces du sol. Ce nouveau sortilège lui hérissait les poils. Brusquement, sans raison apparente, l’enfant se figea, les bras ballants, la tête basse. L’étrange courant d’air se calma. Une douce aura opalescente baignait la scène, qui provenait de l’enfant lui-même. Un nouveau maléfice. Shitar-She cracha au sol. Sa main étreignit le poignard. Lentement il s’approcha en prenant garde de demeurer dans les ombres de la Passe. Le garçon demeurait prostré. Le manteau de laine, bariolé de couleurs vives, le dissimulait en partie. Un large capuchon pendait dans son dos. Le Rat le découvrait avec effarement. Si jeune, si insignifiant, bien loin du Prédestiné qu’il s’était imaginé. Et pourtant, à deux reprises, cet adolescent d’un abord si commun avait contrecarré les plans du vénérable Négus Shéhoshar. Le spectacle auquel il assistait renforçait sa confusion. Magyar-Vehr le suivait à deux pas, peu rassuré. Shitar-She se glissa jusqu’à Sans-nom. L’enfant ne bougeait toujours pas, inconscient du danger tout proche. Dans une flambée de joie furieuse, le Référent se dressa pour porter le coup fatal. L’enfant d’Yr’At’Thiel tourna la tête vers lui. Son visage exprimait la surprise.
La flèche se figea dans l’œil droit. Le Rat vacilla une fraction de seconde. Un second trait lui transperça le bras, délogea le poignard qui tinta sur le sol. Shitar-She bascula sur le côté sous le regard stupéfait du Tisseur. Magyar–Vehr poussa une sorte de long gargouillis de colère en bondissant à son tour de la cache. Il sauta par-dessus le corps du Référent. Les yeux rouges brulaient de fureur. Engourdi, Sans-nom leva les bras pour se protéger. Derrière lui surgit Lorelanne qui le tira par le col. Le fer ne rencontra que le vide. Le gorgy s’affala à moitié mais se releva prestement en couvant la fille d’un œil torve. Plié en avant, il crachotait de rage. La lame balayait l’espace devant lui.
— Il doit mourir, l’enfant perdu. Disparaitre. Et toi avec ! Crève, sale petite chienne humaine.
Magyar-Vehr lança une première attaque directe que la fille des Brumes dévia à l’aide de son arc. Elle le brandissait telle une massue, tenant l’une des extrémités des deux mains. Planté derrière elle sans réaction, Sans-nom gênait considérablement ses mouvements. La seconde attaque échoua également mais elle renforça la colère du misérable qui, tout à coup, changea de tactique. En quelques bonds, il s’éloigna d’eux. Dès qu’il fut hors de portée, il leva un doigt crochu vers la Damoiselle. De la bave suintait sur les longues moustaches. La vague l’engloutit avant même qu’elle ne réagisse. Elle tomba à terre, sur les genoux, se tint la tête à deux mains, grimaçante, aveuglée par tant de noirceur. Le Rat chicota une injure blessante. Qu’elle allait mourir. Dans les pires souffrances.
Promesse ambitieuse. Pleinement éveillé, le Porteur d’espoirs s’interposa. Le Rat délaissa la jeune fille et réorienta la coulée méphitique vers ce nouvel adversaire. Sans l’atteindre. Eliathan marchait sur lui d’un pas lourd. En passant, il ramassa la courte lame du Référent. Son regard dur ne laissait planer aucun doute. Le gorgy reculait par petits bonds précipités. Courbé, il puisait les pires maléfices dans les profondeurs de son âme noire pour entraver la route du démon. Sans produire de résultat visible. Alors, saisi par une terreur irrationnelle, il tourna les talons et s’enfuit sans demander son reste. S’arrêtant net, le garçon le regarda se fondre dans les ténèbres de la Passe. Derrière lui, Lorelanne se relevait en vacillant. Oubliant ce sinistre sire, Sans-nom se précipita pour lui éviter de tomber. Ils restèrent ainsi un long moment, serrés l’un contre l’autre.
 
Plaquée contre le socle, la Shaïa Naharashi Elivashavitara se laissait bercer par l’impétueuse mélodie, dérivant au fil des fuites successives et de l’enchevêtrement d’un thème qui lui était familier. Comme l’écho d’un jadis qu’elle croyait à jamais évanoui. Plus de cinq cents cycles qu’elle n’avait goutté à cet enchantement. Elle y retrouvait l’enfant qu’elle avait sans doute un jour été, bien avant son noviciat, lorsqu’elle n’était qu’insouciance. Elle évoquait les rues ensoleillées d’Orsheirias dans le défunt Pays d’Art, la douceur d’y vivre au sein du Troisième clan, les grandes demeures aux cours carrées, les bains, les vergers et les Chants. Surtout les Chants.
L’Homme aux Oiseaux habitait un Liz, non loin du bourg. Les enfants des Gris adoraient les histoires qu’il inventait à leur intention et les facéties lumineuses dont il agrémentait chacun de ses récits. Elle se souvenait parfaitement du Chant. L’Homme aux Oiseaux… ce cher Alexidens ! La fugue s’évanouit mais elle demeura plongée dans une rêverie nostalgique un long moment encore.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, à regret, ils la fixaient tous les trois avec une inquiétude tellement palpable qu’elle s’en trouva presque gênée.
— Mère, l’implora Shana en s’avançant.
La grande Femme Grise était vêtue comme un guerrier, fait inhabituel. Ses courts cheveux nattés teints en blanc. Des nuances bleutées les agrémentaient à la racine.
— Nous avons cru que cette folie vous blessait mystérieusement. La tempête s’est apaisée.
— Mon enfant, impossible de m’arracher à la beauté du Chant. Il me rappelle tant de merveilleux souvenirs.
— Le chant ? demanda Shana Landis anxieuse. Le vacarme des roches était infernal tant que j’ai bien cru devenir folle.
La petite Mère au visage poupin lui sourit, songeuse. Elle secoua ses vêtements couverts de poussière.
— Bien sûr, vous ne pouviez l’entendre. Les Inconstants me chérissent. Ils ont réveillé d’agréable souvenirs. 
— Et bien, vous en avez de la chance, Elie, car, pour mon compte, je n’ai pas bien compris ce qui est arrivé. C’est comme si le plus insignifiant rocher avait subitement été appelé à la vie pour se jeter illico par-dessus le bord de la falaise.
— Il y a de cela, Tib ! Nous venons d’assister à l’un de ces miracles qui construisent peu à peu la Légende d’Eliathan.
— C’est donc Sans-nom qui a déclenché tout ce ramdam ! Incroyable !
Le grand garçon plissait les lèvres sous une moue dubitative. Il se refusait à mettre au crédit de son ami un tel maléfice. Au fond de lui, cela l’effrayait trop.
— Pourquoi restons-nous plantés là à palabrer sans fin ? Venez, il risque de nous attendre.
Sans dire un mot de plus, elle gagna l’extrémité de la longue déchirure. Tournant résolument le dos au précipice, elle la remonta d’un pas enjoué. Bientôt ils parvinrent à distinguer la pente en contre bas. Ils avançaient sur un sol labouré par un socle géant. Rien n’avait résisté à la tempête déchainée par le musicien. Aussi loin que portaient les regards, la terre était à nu, éventrée, comme laminée.
Le crépuscule s’avançait sur le haut plateau oriental du lat-Arhin lorsque les voyageurs émergèrent de la Passe. Un vent léger balayait la vastitude. La Mère des Clans sentit son cœur se serrer de gratitude. Ignorant ses compagnons, elle l’examina en détails et lui trouva bonne mine. Les cheveux étaient plus longs que dans son souvenir, d’un brun prononcé. Ses traits s’étaient durcis. Il avait perdu une partie des voiles de l’enfance mais il affichait cet éternel sourire timide qui s’illumina à leur approche. Sans-nom s’élança vers eux. Elle lui ouvrit les bras. Ils s’étreignirent. Leur bonheur réchauffait les cœurs.
— Elie, oh, Elie, comme c’est merveilleux de vous retrouver.
Grosses comme des opales, des larmes lui inondaient les joues. Il la serrait à l’étouffer. La petite Mère se dégagea finalement de son étreinte. Du revers de la main, elle lui essuya le visage.
— Il le fallait bien. As-tu oublié ? nous avons tant à accomplir ensemble.
— La Matriarche Glashahadi prétendait que vous étiez morte, lui souffla le garçon.
« Comme il a grandi, songea-t-elle avec quelques regrets. Sans moi. »
— Il ne faut pas prêter attention aux babillages de certains oiseaux de mauvais augures. – Elle riait en le gourmandant. Ses mains glissaient sur sa peau et décoiffait les mèches rebelles. Après tout, il restait SON enfant. – Je ne suis pas venue seule, sais-tu ?
Elle s’écarta. Sans-nom poussa une exclamation de surprise. Il n’en croyait pas ses yeux.
— Tibelvan, toi ici.
— Hé oui, on peut dire que tu n’es pas quelqu’un facile à rattraper, répliqua le grand rouquin en lui donnant une franche accolade.
Le Mystic Mondolini s’approcha d’un pas lent. Lorsque Sans-nom se fut remis de ses retrouvailles avec son vieil ami, l’Homme Gris le salua à son tour, une main posée à plat sur le cœur, solennel.
— Necyg e gio, Acoegres ! Pis epo ! Pis ciayh na hadiyog. (Salut à toi, Eliathan ! Mon ami ! Mon cœur se réjouit.)
Son visage était crayeux, les yeux cernés comme hantés par un mauvais rêve. Lorsqu’il redressa la tête, le large capuchon bordé d’une épaisse fourrure glissa en arrière. Ce qui dévoila le bandeau duveteux où les trois Pierres de Vie lui nimbaient le visage d’un halo spectral. Sans-nom resta sans voix, plongé dans une telle stupeur qu’elle tira une pâle grimace au Mystic du Troisième clan.
— N’ayez aucune crainte pour moi, Porteur d’espoirs, ce n’est pas douloureux. En fait, juste indispensable à ma survie. Un cadeau du Premier clan !
— Que vous est-il arrivé, Mystic Mondolini ?
— Ce serait trop long à conter, mon ami. Une autre fois, peut-être.
Il s’écarta. Sans-nom se tourna vers Elie mais cette dernière observait Lorelanne et Ardevaingt avec attention. Il se sentait désemparé.
— Da xiyn necya, Acoegres.
Plongé dans ses réflexions, le garçon sursauta à l’intervention de la Femme Grise. Il lui sourit maladroitement, plaça la main sur le cœur et la remercia, embarrassé par son ton profondément révérencieux.
— Par quel miracle vous êtes-vous retrouvés à cet endroit désolé du lat-Arhin juste comme nous nous y précipitions ? demanda-t-il pour échapper à l’adulation manifeste qu’il découvrait chez la belle inconnue.
— Nous aimerions également le savoir, surenchérit Tibelvan, s’adressant à la Shaïa. Je croyais que vous ignoriez où Sans-nom se trouvait.
Elie chassa d’une main désinvolte la remarque : « Nous avons, nous aussi, connu quelques désagréments ces derniers temps… »
— Des désagréments, vous appelez ça des désagréments, fulmina le rouquin. S’il n’y avait pas eu Lido, nous serions tous à l’heure qu’il est en pleine digestion dans le ventre du Mwermwer…
La Mère des Clans lui décocha un regard noir qui suspendit la diatribe. Il bougonna puis croisa les bras, résolument.
— Nous avons dû, un peu par la force des choses, nous rendre dans l’Entre-Mondes – Tibelvan commenta vertement cette version mais tout le monde l’ignora. – et là, nous avons rencontré un drôle de personnage, un gnome du nom de Gwïaul. Il voyage entre les réalités. Il a bien voulu me révéler le secret des Puits de Lumière qui lui permettent de se déplacer à sa guise.
Ce Gwïaul t’aurait plu, Sans-nom, un sacré bonhomme ! l’apostropha Tibelvan.
Elie préféra ne pas relever : « Jadis, ce monde était si vaste qu’il fallait plusieurs vies d’homme pour le visiter dans sa totalité. Les Premiers régissaient l’Harmonie. Alors, pour se déplacer avec diligence, ils utilisaient l’Entre-mondes. »
Elle soupira. Des regrets transparaissaient dans le souffle de sa voix, si ténue qu’ils durent se rapprocher pour entendre son récit.
— C’était à l’aube de l’Age des Hommes. L’établissement des Grands Royaumes ne s’est pas déroulé sans douleurs ni dommages. Les Protecteurs Gris d’antan se chargeaient d’appliquer les Edits divins, ce qui explique hélas cette haine viscérale que nous vouent encore aujourd’hui certaines races, les humains en particulier.
Son auditoire retint son souffle.
— Quel terrible gâchis !
— Mais l’Entre-mondes, Shaïa ? Interrogea le Mystic Mondolini pour briser cette chappe soudaine de tristesse.
— Pardonnez-moi, mes amis. Je m’égare. Le couloir entre les Rêveries des Dieux n’a pas pour seule utilité d’empêcher une fatale collision entre eux. Les Inconstants ont également offert aux Premiers les Puits de Lumière. Gwïaul a tenté de m’expliquer leur conception mais ce fut peine perdue. A travers l’Entre-mondes, ils permettent d’aboutir à ce qu’il a appelé des « relais », ne me demandez pas en quoi cela consiste. Des accès à notre monde qui, selon lui, en est criblé. Pour atteindre un lieu précis, il suffit de le visualiser dans son esprit et de se livrer au Puits comme nous l’avons fait.
— Pourtant vous ne pouviez pas savoir où nous nous trouvions, Elie ? Pourquoi choisir en particulier cette Passe du Lat-Arhin ?
Sans-nom ne put se retenir de l’interrompre, les sourcils plissés sous la réflexion. Cette histoire de chemins divins faisait écho à la destinée dans laquelle il se débattait si désespérément. Une impression implacable, insupportable, de fatalité. La petite Mère lui caressa la joue, geste qu’elle suspendit en croisant le regard furieux de la Damoiselle.
— Tu as raison en effet.
Elle les dévisagea en savourant apparemment l’attente qu’elle suscitait. Elle martela chaque mot avec un ravissement évident.
— Il suffisait de te dépeindre pour actionner le « relais » dont tu étais le plus proche. Selon Gwïaul, les Protecteurs les utilisaient aussi pour étouffer dans l’œuf des tentatives de rébellion. Je n’ai jamais compris ce besoin d’afficher cette prétendue supériorité chez les Mystics du Peuple Gris. Mais nous manquons à tous nos devoirs. Tu ne voyages pas seul, dis-moi. »
Elle lui saisit le bras et se tourna vers la fille des Brumes et le Ser Ardevaingt. 
— Veux-tu me présenter tes amis ?
Elle dévisageait curieusement Lorelanne. Leurs regards se croisèrent et se défièrent. La confrontation dura une fraction de seconde mais aucune ne céda. Elie interpréta parfaitement la lueur qui flamboyait dans l’œil de la jeune fille, sans pour cela la comprendre. A son côté, l’homme au nez pointu, elle ne s’y attarda pas. Sigismond dissimulait mal une étrange anxiété. Tout à coup le garçon perdit un peu de son assurance. 
— Mère Naharashi, voici Lhat Lorelanne, fille du Pasteuris Dhat Longtoin, une bonne amie, chère à mon cœur. Je lui dois la vie.
Elie sursauta comme frappée par une évidence qui lui échappait jusque-là. Une fille des Brumes. Elles se saluèrent, un peu trop sèchement de l’avis de Sans-nom.
— Lorelanne, voici ma tutrice auprès du peuple Gris, la Shaïa Naharashi Elivashavitara, ma petite Mère.
A cet instant, Elie s’adressa directement à la fille des Brumes dans un dialecte rugueux, aux consonances râpeuses, pointues et hachées, qui éveillèrent en lui de douloureux souvenirs. Soudain il poussa un hoquet d’étonnement puis il fixa d’un air ahuri la jeune Damoiselle qui le toisa superbement avant de répondre à son interlocutrice. Elles se tournèrent de concert vers lui.
— Voilà un heureux choix, mon petit, lui susurra Elie en lui tapotant l’épaule. Tu ne pouvais mieux tomber, cette Damoiselle sera parfaite.
— Mais… parvint-il à prononcer sans dissimuler son trouble, dans la clairière…
— Je préfère oublier cet épisode, le coupa sèchement Lorelanne avec un sourire glacial. Ce sera notre petit secret.
 Elle avait baissé la voix. Sans-nom hocha la tête, visiblement troublé. La vision d’une peau pâle sous la croute de boue, de la rondeur orgueilleuse d’un sein dévoilé, flottait devant ses yeux. Un corps gracile que le Négus frappait sauvagement.
— C’était toi…
A l’évidence, il ne perçut pas les signaux l’enjoignant de ne pas poursuivre dans cette voie. Exaspérée, la Damoiselle lui tourna délibérément le dos. Il se retrouva penaud, incapable de chasser des images volées qui lui rosirent les joues. Il perdit quelques instants à retrouver son aplomb. Elie attendait sagement à l’écart.
— Nous comptions longer la Faille pour rejoindre le Pays des Brumes. Lorelanne est certaine que les frontaliers nous protègeront des intrigues du Mur comme de celles des Matriarches du Peuple Gris.
— Il nous faudra plusieurs jours pour atteindre les Lisières, constata Yvan de sa voix lugubre. Je préfèrerai gagner l’une des Sentinelles. Seulement Orsand est loin au nord pour espérer y trouver rapidement refuge.
— Et nous ignorons quel Clan s’y est installé, rajouta la Shaïa. Nous pourrions nous jeter entre les griffes de la Liploca sans le savoir. La Passe est fermée et je crains que la machinerie du panier n’ait trop souffert. Ma chère Lorelanne, votre proposition me semble la plus raisonnable.
La petite Femme Grise sourit d’une drôle de manière. Une lueur amusée dansait dans son regard qui passait de la fille des Brumes à Eliathan.
— Trouvons un abri, se déplacer dans le lat-Arhin en pleine obscurité serait une folie.
Elle jeta un regard navré autour d’elle.
— Oh, pour notre bivouac, Sans-nom y pourvoira !
Lorelanne affichait un petit air confiant qui embarrassa le garçon.
— Il y pourvoira, répéta mielleusement la Mère des clans. Voilà qui me surprend un peu ?
D’autorité, la Damoiselle s’interposa, relevant son charmant minois d’un air de défit.
— N’est-ce pas Sans-nom ? A moins que tu ne sois trop fatigué ?
L’allusion fleurait bon la mise en garde. Elle tira un sourire en coin à chacun d’entre eux.
— Juste le temps de me concentrer.
Il s’éloigna en hâte pour ne pas avoir à s’expliquer. Le Tisseur choisit une légère dépression, labourée par la tempête, en retrait des machineries des Gris. Puis il agita les bras comme un danseur. Finalement il revint vers eux, le visage rougi par l’effort.
— Le refuge est prêt ! 
Il s’arrêta, comprenant soudain l’incompréhension qu’il lisait sur leurs visages. Pour lui seul, une légère distorsion de la Trame révélait la présence du Tissage. Avec suffisance, Lorelanne ramassa ses affaires et, suivie par Sigismond qui ne pipait mot depuis leur rencontre, elle s’avança vers l’endroit où dansait le Tisseur. Elle s’évanouit sous leurs yeux. Une douce chaleur les accueillit. Elie se promenait dans l’espace baigné d’une généreuse luminosité. L’Onirie effaçait en eux les traces de souffrance et de fatigue des épreuves passées.
— Du bel ouvrage, mon garçon, conclut-elle en s’asseyant sur l’une des longues protubérances qui émergeaient du sol ouateux. Voilà une bien heureuse surprise. Je vois que tu n’as pas perdu ton temps, je t’en félicite. Venez et bavardons quelques instants.
D’une manière tout à fait naturelle, la Shaïa Naharashi dirigea immédiatement les débats. Aucun d’entre eux n’y trouva à redire. Bien sûr, Lorelanne hésita une fraction de seconde à obtempérer mais, constatant l’évidente acceptation du groupe, elle jugea bon de ne pas ouvrir les hostilités dans l’immédiat. Avec une intuition purement féminine, la Damoiselle soupçonnait l’influence qu’exerçait la petite Mère des Clans sur l’Homme Gris et la Femme Grise et, plus exaspérant sans doute, sur Sans-nom. D’autorité, elle s’empara de sa main, une fois assise. Le garçon lui jeta un regard étonné mais se garda bien de lui retirer.
— Demain, nous longerons la falaise en direction des montagnes. Voyons… une bonne logistique est souvent à la base du succès d’une entreprise telle que la nôtre.
Suivant ses directives, ils mirent en commun leurs maigres provisions. Quand Elie les réunit de nouveau, l’euphorie des retrouvailles avaient disparu. Atteindre les Brumes ne serait pas une simple promenade d’agrément.
-— En nous rationnant raisonnablement, nous tiendrons au plus une dizaine de jours, conclut la petite Mère. Jeune fille, à quelle distance pensez-vous que nous nous trouvions des premières Lisières ?
Lorelanne avoua son ignorance.
— Et si nous redescendions sur la rive de la Salèze ? proposa-t-elle.
— Non, la Passe est infranchissable et la machinerie des clans en trop mauvais état pour l’utiliser sans risques. A moins de découvrir en cours de route, une nouvelle tranchée à travers le précipice, ce dont je doute si loin au nord. Nous avons d’autres problèmes plus urgents à résoudre. Sans-nom, nous ne sommes pas équipés pour courir la lande. Peux-tu y remédier ?
Le garçon la regarda en ouvrant de grands yeux. Il ne semblait pas comprendre ce que désirait la Shaïa. Elle secoua la tête en soupirant. Puis elle précisa : « Peux-tu tisser pour nous bottes, chaussures, manteaux, gants et autres accessoires qui nous font défaut ? »
— Sans doute, confirma-t-il, peu convaincant.
— Parfait, j’ai pour ma part besoin de solides bottines. Les chausses que Gwïaul m’a offerte sont magnifiques certes mais trop fragiles pour une marche dans la rocaille. Que chacun fasse part de ses besoins à notre Tisseur. Nous profiterons des haltes nocturnes pour nous équiper. Avec l’aide des Inconstants, nous surmonterons cette épreuve.
Ensuite elle distribua des ardoises coralliennes qu’elle retira d’un sac à ses pieds. Les trois compagnons les observèrent avec curiosité. Sigismond attrapa ses bagages d’où il sortit un flacon de verre fumé qu’il tendit avec un soupir de regret au géant. Ce dernier refusa poliment au grand soulagement du shumiet. Un fois repus, ils échangèrent sur les péripéties de leurs voyages, se coupant sans cesse la parole. Seul, Sigismond se montra d’une sobriété verbale inhabituelle. Les jambes allongées près du Mystic, il fumait et buvait les yeux mi-clos, apparemment fort peu concerné. Même lorsque Sans-nom raconta leur rencontre dans la clairière et leur séjour à Galadorm, il s’abstint du moindre commentaire ironique. Depuis qu’ils étaient sortis de la Passe, il paraissait avoir perdu de sa faconde.
 
Finalement, alors que le grand rouquin achevait de raconter leur fuite de l’Entre-mondes et le sacrifice du vart Muliris, son ami, des sanglots dans la voix, la petite Shaïa les renvoya à un repos salutaire. La nuit s’avançait. Une longue marche les attendait dès l’aurore.
— Sans-nom, mon petit, j’aimerais te dire deux mots, souffla-t-elle. Au dehors. Chère petite, il vous faudra attendre notre retour. Veuillez nous laisser à présent.
Comme le garçon ne bronchait pas, Lorelanne s’éloigna sans dissimuler son dépit.
— N’oublie pas tes précieux trésors !
Sans-nom s’empara du havresac qu’il trainait avec lui depuis le début de ses aventures. Il jeta un regard vers ses amis avant de quitter le refuge. Le Mystic Mondolini et la belle Shana Landis n’avaient pas quitté le cercle et bavardaient, penchés l’un vers l’autre. Lorelanne boudait à deux pas, la mine renfrognée. Quant à Tibelvan et au Ser Ardevaingt, ils s’étaient retirés dans un repli discret de la bulle onirique. L’un dormait comme un bienheureux, le sempiternel bonnet posé sur son visage. Tib, lui, serrait entre ses mains un objet qu’Eliathan ne réussit pas à identifier. Ses lèvres bougeaient dans un murmure ténu. Sans-nom s’inquiétait pour son vieil ami qu’il trouvait visiblement éprouvé par les multiples péripéties dans l’Entre-mondes. La mort du vart Muliris l’avait profondément bouleversé. Sans-nom haussa les épaules avec fatalisme. Le chemin risquait d’être long jusqu’au Pays des Brumes. Il se présenterait bien un moment pour s’entretenir avec son ami, plus tard.
 
Magayr-Vehr fuyait le démon. Il s’arrêta devant le mur de roches qui obstruait l’entrée de la Passe. A plusieurs reprises, il tenta d’escalader l’obstacle mais des pierres se dérobaient sous ses longs pieds griffus et il dévalait la pente, meurtri. Des heures s’écoulèrent. Le Rat n’avait jamais vécu de situation aussi désespérée. Prendre une décision, infléchir le cours de l’existence lui était douloureux. Alors il demeura là, groggy.
Son malheur, il le devait à cet enfant musicien. Peu à peu, il prit conscience qu’il était seul dans un lieu absolument silencieux dont la Passe présentait la seule issue. Malgré la terreur qui sommeillait en lui, Magyar-Vehr rebroussa chemin. Il ne jeta pas un seul regard au corps du Référent quand il le dépassa. Son esprit fouillait le passage devant lui à la recherche du moindre souffle de vie.
Plus tard, il émergea sur le plateau du lat-Arhin. Toujours en pleine confusion, le gorgy se dirigea vers les machineries des Gris qui se découpaient, ombre parmi les ombres, près de la falaise. Il atteignait le socle de pierre quand naquit une lueur non loin de là. Dans une dépression, une cloche de lumières vives contrariait l’obscurité. A l’intérieur, deux silhouettes dont l’une d’elles lui était familière. Une flambée de haine le submergea. L’esprit délité, il se réfugia dans le panier couché sur le flanc. Avec l’aurore, brusquement, les affres de l’épouvante qui le maintenaient prostré s’évanouirent, remplacées par une pensée étrangère, étonnamment audacieuse. Sans trembler, il se posta au bord de l’habitacle. Le plateau s’offrit à lui, nu et vide. Résolu à attendre le temps qu’il faudrait, il guetta l’apparition des misérables Gris et du démon humain.
 
D’abord elle l’étreignit. Tendrement. Sans-nom dominait à présent la petite Mère des clans de la tête et des épaules. Il sentit ses yeux s’embrumer. Il dégusta cet instant de communion tant il appréhendait ce qui, inévitablement, allait suivre. Autour d’eux des myriades de filaments lumineux les isolaient du monde extérieur. Des fragrances de violettes et de chèvrefeuilles embaumaient l’espace sphérique telles qu’elle les aimait. Puis Elie s’écarta du garçon.
— Tu as grandi. Tu es devenu un homme, à présent. Enfin presque.
Il lui sourit, confus.
— Pourquoi ne t’es-tu pas rendu à la Commanderie de Massilia ? Le Mystic Tolvédian aurait assuré ta protection.
Embarrassé, Sans-nom baissa les yeux.
— Les oégirs m’en ont empêché. Alors j’ai dû me réfugier au cœur de Brye. J’ai… je suis désolé, Elie.
Sa voix s’était brusquement brisée au douloureux souvenir des sacrifices du Maitre des Arts Combattants et de Vieux Saule afin qu’il réussisse à échapper aux hordes du Prince Ras Lighors, seigneur des hauts fonds. Elie chassa la tristesse d’un petit geste de la main.
— Ton destin t’a mené là où tu devais te rendre. Loués soient les Inconstants ! Et te revoilà, plus robuste et beaucoup plus expérimenté dans les Arts de l’Onirie. Quelle démonstration cet après-midi ! Je doute qu’un tel tintamarre soit passé inaperçu à travers la Trame. Enfin nous n’y pouvons rien, tu t’es toujours montré un peu trop impulsif.
Il laissa passer l’orage en serrant les dents, prenant un air de circonstance.
— Puis-je le voir ?
Il fronça les sourcils, interloqué.
— L’objet qui t’a permis de déplacer des montagnes.
— Oh, bien sûr. C’est Vieux Saule qui me l’a donné. Enfin il l’a glissé dans mes affaires sans que je m’en aperçoive alors que je fuyais Brye.
Il s’accroupit auprès de son sac et en sortit, d’un geste théâtral, la petite flûte. Elie s’en saisit avec une déférence troublante. Elle l’examina avec attention avant de lui rendre, une flamme étrange dans le regard.
— Un artefact de l’âge des Dieux sans aucun doute possible. Prends-en bien soin et évite de l’exposer à la moindre occasion. Tu pourrais très vite t’attirer un tas d’ennuis si on te savait en possession d’une telle relique.
— Vous ne semblez pas étonnée, Mère.
— En effet, je connaissais l’existence des puissances assoupies. Dès la première note, j’ai su que l’une d’entre elles t’avait retrouvé car seul Eliathan peut réveiller certaines reliques de jadis. Ainsi en ont décidé les Dieux lorsqu’ils les ont créés. Du moins c’est ce que prétendent les rares écrits qui évoquent leurs existences.
Sans-nom poussa une exclamation de surprise.
— Ce qui explique pourquoi Lilia et Gallia n’arrivaient pas à tirer un son de la flûte. Nashie avait deviné la vérité, elle aussi. Elle a insisté pour que j’emporte des feuillets de l’Ylliad. Elle pensait que les divagations du Pourfendeur m’aideraient à y voir plus clair mais elle se trompait.
Naharashi Elivashavitara lui broya la main, perdant un peu de son flegme habituel. Si Bonne Amie parut étonnée d’apprendre l’initiative de la Shaïa de Galadorm, cette nouvelle bouleversa bien davantage Elie.
— Elle t’a confié des extraits des Saints livres ?
— Oui, répondit le garçon, déstabilisé par cette soudaine agitation. Malheureusement, j’ai beau les lire et les relire, ça n’a ni queue ni tête.
Alors il sortit du sac le livret contenant les extraits de l’Ylliad. Avec fébrilité, la Matriarche les parcourut rapidement. Ses lèvres tremblaient en découvrant les passages choisis par la Shaïa de Galadorm. Un court instant, elle resta silencieuse avant de les lui rendre.
— Voilà donc l’explication de tes déclarations tonitruantes au pieds du lat-Arhin. Je te félicite pour ton excellente mémoire. Ces divagations ne sont pas à prendre à la légère, ce sont en quelque sorte d’énigmatiques paraboles destinées à préserver le Peuple Gris. Sans elles, Marsangs aurait sans doute entraîné notre extermination.
— Mère, était-il aussi fou que le croient la majorité des hommes ?
De nouveau, elle lui tapota la joue avec une évidente affection.
— J’aimerai répondre à cette question, mon jeune ami. Elle me tourmente parfois. Dément ou lâche, qu’importe ! aux yeux de tous, cette noble âme est un traître qui entraina ses alliés vers un désastre inexcusable. Pour ma part, j’ai toujours douté de cette fable un peu trop simpliste mais elle convient parfaitement aux humains. Après Marsangs, la dispersion des Quatre-vingt-un clans originels a détourné la fureur de ces derniers. Nous avons choisi de renoncer à nos privilèges plutôt que d’affronter l’opprobre générale. Et nous voilà de nouveau guerroyant pour sauver ce qui peut l’être d’un monde moribond ! Malahirava Nashiréa a bien agi. Plus clairvoyante que je ne l’ai été puisque qu’elle a soufflé à l’oreille d’Eliathan comment se défaire des ennemis qui le poursuivaient. Une fois en sécurité, nous aurons à préparer l’avenir.
Il acquiesça d’un air tellement sérieux que la Matriarche ne put s’empêcher de rire gaiement.
 
Marsangs ! Pouvions-nous alors imaginer la triste vérité, la trahison que dissimulaient les récits de cette bataille ? Chère petite Mère, et ce pauvre capitaine qui a tant sacrifié ! Je n’ose envisager qu’il me soit un jour imposé un choix semblable. Certes l’espoir faiblit aujourd’hui mais il ne s’éteint pas totalement. De plus, je ne suis pas Gilgerad ! Je ne suis pas un Homme Gris !
 
Sans-nom restait songeur à contempler la flûte. Elie fronça les sourcils.
— Mon garçon, qu’est-ce qui te chiffonne ?
Sans-nom hésitait à se confier, ne sachant comment verbaliser la sensation ressentie un peu plutôt au cœur de la tempête.
— Au cours de mon périple, j’ai souvent joué cet air. Du moins je soufflais et mes doigts faisaient le reste. Mais cette fois, dans la Passe, ce fut différent ! Je n’ai pas eu à m’époumonner longtemps. Au bout de quelques minutes, l’artefact a suppléé mes efforts. Il… il palpitait entre mes doigts… c’était merveilleux ! Quand il a poursuivi seul… il a provoqué une perturbation au sein des Lointains. Une présence qui m’est inconnue habite l’Onirie, le saviez-vous. Elle déplace les lames et les fils avec aisance telle un souffle venu d’ailleurs. Elle m’a entrainé dans une ronde endiablée. Plus rien ne comptait… il n’y avait qu’elle et moi !
Elie s’approcha jusqu’à l’étreindre avec tendresse. Les mots devenaient inutiles. Ses yeux brillaient d’une fierté incommensurable. Puis elle lui chuchota comme une mère s’attache à repousser les frayeurs nocturnes.
— L’Ether est infinie. D’ordinaire, les façonneurs de rêves n’en effleurent qu’une infime pellicule afin d’y déployer les créations. Jusqu’ici cela te suffisait également. La plupart ne s’aventurent pas au-delà, par précaution ou par ignorance. Seuls les Inconstants, les Premiers et quelques élus en ont l’occasion. Tu es béni, Sans-nom d’Yrathiel, béni par le souffle de la Source !
— La Source ? mais je croyais que c’était une affabulation des hommes, un mythe, davantage une croyance qu’une réalité.
Elle tapota de l’index l’extrémité de son nez. Elle riait et pleurait tout à la fois. Sans-nom la contemplait, sidéré.
— La Source est à l’origine de la Vie. Eternelle, elle est le début et la fin, l’incessant recommencement, l’inaltérable et l’insaisissable. Les thaumaturges de Shums la nomment le Chaos, celui qui anéantit toute chose. Jadis, les nains la vénéraient comme le Néant originel. Et elle t’honore de son souffle. Toi, l’enfant perdu d’Yrathiel. Oh, comme je suis fière et heureuse.
Elie bafouillait, l’embrassait, le submergeait de caresses. Brusquement l’euphorie s’évanouit et elle le fixa d’un regard acéré.
— Comment était-ce ?
Sans-nom n’était plus sûr de rien. Et s’il avait rêvé ces quelques fragments de félicité, si tout cela n’était que les fruits d’une imagination exaltée par les circonstances. Et si ! Un léger souffle lui frôla la nuque qu’il reconnut aussitôt. Sa pensée maîtrisa le zéphir indolent qui l’enveloppa, souleva les étoffes, alla jusqu’à chahuter les fibrilles lumineuses autour de lui. Mais Sans-nom le renvoya avec douceur. Cette survenue n’échappa pas à Elie, convaincue.
— Prends grand soin des Vents. Ce sont ses messagers. Des servants capricieux par essence. La preuve flagrante qu’ils t’apprécient pour qu’ils viennent ainsi te visiter. Apprends à les connaître mais ne cherche pas à les maîtriser. Ils sont libres de toute éternité. Quelques mortels ont essayé de les asservir, mal leur en prit !
— Oh, loin de moi une telle pensée.
Elle lui sourit.
— J’en suis convaincue.  Seulement, méfiance, la Source dévore autant qu’elle protège. Il se fait tard. Demain, la journée risque d’être longue et la marche épuisante.
 
Magyar-Vehr les pista cinq jours durant, à distance, désirant simplement connaître leur destination avant de regagner les Terres Mortes. Lorsque les Gris et les humains établissaient un campement, le Rat s’éloignait pour éviter d’être découvert. Certes il y avait peu de chance qu’il en soit ainsi mais le gorgy préférait ne prendre aucun risque. Déambuler sur ces terres inhospitalières ne l’effrayait plus. Il y prenait même un certain plaisir. Ravi de découvrir en lui autant d’audace que de courage. La nuit venue, il se terrait dans une crevasse jusqu’à l’aube. Pour apaiser sa faim, il s’en remettait à ses talents de télépathe. Le premier soir, il débusqua un malheureux lièvre réfugié dans son terrier et lui intima l’ordre d’accourir. La petite victime se livra à son bourreau qui déchira les chairs tendres et but le fluide vital jusqu’à satiété. Même lorsque les premières pluies de la saison des Tempêtes obligèrent les voyageurs à demeurer sur place durant une journée entière, le gorgy se montra d’une patience infinie. Le troisième soir, ce fut une stryge qui fit les frais de cet appétit féroce. L’oiseau, buveur de sang, nichait dans la falaise du lat-Arhin, à l’abri d’un éventuel prédateur. La guider loin de sa nichée, une broutille. Même lorsque les premières pluies de la saison des Tempêtes obligèrent les voyageurs à demeurer sur place durant une journée entière, le gorgy se montra d’une patience infinie. Alors qu’ils approchaient des Thielvériles, une meute sauvage de Loups Rouges aux ordres d’un meneur du nom de Luhan, l’aurait sans nul doute déchiqueté en un rien de temps mais il s’écarta de leur territoire, guidé par ce nouvel instinct. Il ne rattrapa le petit groupe que tard dans l’après-midi, convaincu une fois de plus qu’une bonne étoile veillait sur lui.
 
Les montagnes se dessinaient à présent distinctement, majestueuses, leurs flancs scintillant de neige. Une brume cotonneuse en enveloppait l’assise. Le terrain devenait plus accidenté au fil des jours. Des affleurements arrondis, d’un sombre manteau terre brûlée, compliquaient leur progression. Les intempéries qui les clouèrent dans le tissage un jour entier menaçaient de nouveau. Ils reposèrent leurs bagages, soufflèrent dans leurs mains pour se réchauffer. Tibelvan inspecta les alentours en maugréant.
— Par les Inconstants, si ce n’est pas malheureux, j’ai les pieds en compote !
— Et les Dieux ont pitié de vous, compagnon. Regardez, la brume se rapproche !
Lorelanne désignait l’étrange mur opaque qui, comme elle l’affirmait, se déplaçait avec une rapidité inquiétante. Seulement, entre eux, s’ouvrait une large gorge au fond de laquelle bondissaient les eaux tumultueuses d’un torrent. Ils gagnèrent le bord pour constater avec dépits qu’il leur était impossible de franchir l’obstacle. Dans un parfait ensemble, ils se tournèrent vers Eliathan, espérant un nouveau prodige de sa part. Sans-nom se pencha au-dessus du précipice. De l’autre côté, la masse brumeuse s’arrêta à cinq toises de la fracture.
— Il suffit de tisser un pont majestueux pour traverser cette ridicule crevasse. Et gagner les Brumes au plus tôt !
L’ironie tendancieuse de la belle Damoiselle le blessa fortement. Il secoua la tête, désolé.
— Je crains bien que non.
— Alors c’est comme ça. Monsieur refuse de fabriquer une ridicule passerelle.
Une moue réprobatrice marquait sa déception. Pour éviter que la situation ne s’envenime, Elie entraina Sans-nom loin de la belle enfant.
— C’est sans importance ! Longeons cette cassure et trouvons un moyen de la franchir un peu plus loin.
— Je n’ai pas dit que je ne peux pas mais je ne sais pas si… plaida le garçon, bouleversé par l’attitude injuste de son amie.
— Mais oui, mais oui ! Oublie ça.
Lorelanne marchait devant, son adorable minois figé par la contrariété. Au fond d’elle, elle regrettait déjà sa réaction acide mais ne l’aurait avoué pour rien au monde. Compatissants, ses compagnons entouraient Sans-nom qui ne la quittait pas des yeux. Tibelvan et Sigismond fermaient la marche en devisant contre le mauvais sort qui s’acharnait sur l’expédition. Deux bonnes heures s’écoulèrent avant qu’ils aperçoivent effectivement un moyen de franchir le gouffre. L’astre diurne embrasait le granit rose vif, parfaitement lisse, de l’impressionnant ouvrage aux lignes géométriques épurées.
— Quelle merveille ! s’exclama la belle Shana Landis. Mère, quel génial architecte a conçu une telle construction ? Les nôtres n’auraient jamais pu bâtir ce pont, même en des temps plus glorieux.
— Ni les hommes, ni les nains, ni les géants, rassurez-vous, Fey-Nant Landis. Seuls les Premiers ou les Dieux eux-mêmes mais je n’ai pas souvenir d’une structure semblable dans le lat-Arhin. Une aubaine des plus étranges alors que nous cherchions à traverser.
— Matriarche !
Yvan Mondolini n’avait pas élevé la voix, au contraire. Le Mystic du Troisième clan désignait un surplomb au sommet duquel un loup rouge les contemplait, assis sur son train arrière. Yvan Mondolini se plaça devant le groupe, les poings à hauteur d’épaule, la lame haute. Elie s’interposa calmement.
— Ignorons-le. Nous sommes sur son territoire. Ne lui donnons pas de motifs de se montrer inamical. Rejoignons la passerelle ; la meute ne doit pas être bien loin.