Chapitre un : La délégation. Ce jour-là, Sans-nom se rendit au dispensaire, seulement la Mère des Clans daigna à peine lui adresser la parole. Elle paraissait préoccupée. Dès les consultations journalières terminées, elle s’enferma à l’étage. La Saison des Grands tirait à sa fin ; rien ne perturbait l’existence du fils de Tyrson si ce n’est les chamailleries d’adolescent entre les trois complices. Des heures douces qui pansaient, peu à peu, les blessures des uns et des autres.
Sans-nom se promenait en compagnie de Vif Alban lorsqu’il croisa le Commandeur Allélian Moldis, accompagné par ses fidèles Loups Rouges. Le garçon s’arrêta à distance pour les admirer s’ébattre dans les herbes hautes avant que le Mystic du Vingt-septième clan s’aperçoive de sa présence. L’Homme Gris les rejoignit, précédé par Arth, le chef de meute, qui s’assied devant l’enfant. Le noble animal leva vers lui sa tête triangulaire. Sans-nom tendit la main. Le Loup Rouge retroussa les babines, dévoilant des crocs puissants, mais ne chercha pas à se soustraire à la caresse.
— Surprenant, souligna Allélian. Les Loups Rouges ne fraternisent pas avec les humains. Ils se méfient des étrangers presque autant que mes frères.
Sans-nom confirma ses dires : « A plusieurs reprises, le Mystic Mondolini est venu en forêt de Brye, accompagné de Loups Rouges. J’aimais jouer avec eux quand il me le permettait. »
— Arth se laisse rarement caresser. Seul un Prédestiné peut renouer ainsi avec les vieilles amitiés.
— Il sait qu’Eliathan ne lui veut aucun mal.
— En effet ! Mais la gentillesse ne suffit pas à amadouer les Loups, habituellement. Il reconnait en vous un familier, aussi étrange que cela paraisse. On raconte qu’à maintes reprises, les Loups Rouges se rallièrent à Gilgerad lors de grandes batailles.
Sans-nom profita de l’évocation pour aborder une question qui le tiraillait depuis longtemps.
— Qu’est-ce qui a poussé le Capitaine Anathan Gilgerad à se livrer au Haut Mal ?
Allélian Moldis ne répondit pas immédiatement. Les jeux des onze quadrupèdes l’absorbaient en partie. Au bout d’un moment, Sans-nom regretta presque son audace. Mais, dans un souffle, le Mystic du Vingt-septième clan s’exprima sans quitter des yeux la meute.
— Lors de la Quatrième Vague, le Pourfendeur a mené la Coalition jusqu’au Mur, comme vous le savez sûrement, Maitre-dragon. Il incarnait l’espoir des races survivantes. Notre plus bel héros ! Anathan Gilgerad, son nom résonne encore en mon cœur avec fierté car il fut injustement accusé de trahison et de lâcheté par les rois, l’empereur et les barons d’alors. Les pleutres !
— Marsangs, rétorqua le garçon, qu’est-il arrivé à Marsangs ?
L’Homme Gris reporta son attention sur son interlocuteur. Une tragique tristesse enveloppait son regard. Sa voix s’égrena loin, loin, dans le linceul d’un passé honteux, d’une terrible opprobre partagée encore aujourd’hui par les Clans.
— A quoi bon chercher une explication, une raison, un coupable à ce qui est arrivé, jadis, au pied du Mur. Le Pourfendeur était leur Capitaine. A lui seul revient la faute du désastre, il l’a décrit clairement dans les Livres Saints de l’Ylliad. Du champ de bataille, quatre-vingts Mystics s’enfuirent au côté de leur capitaine, abandonnant leurs alliés à la merci des Autres. Et nul n’en réchappa. Voilà la triste vérité. Puis Thiel tomba à son tour. Malgré les suppliques de ses compagnons, le premier d’entre nous refusa de reprendre les armes, pour, dans un accès de folie, se livrer au Haut Mal. Il n’y a rien à ajouter, mon malheureux ami, sinon qu’un jour prochain, le Mur s’ouvrira de nouveau. Alors les Protecteurs Gris combattront, comme aux temps jadis, pour laver leur honneur flétri.
Bien entendu, ce résumé succinct correspondait à peu près à ce que Sans-nom connaissait de la bataille de Marsangs mais il n’éclairait pas l’étrange comportement des guerriers gris qu’il avait, en côtoyant ceux du Troisième clan, appris à aimer. Pour lui, difficile d’admettre qu’Anathan Gilgerad se fut enfui comme le dernier des lâches. Néanmoins il se garda de partager ses doutes. Le Commandeur héla les Loups Rouges qui se précipitèrent sur les pas des promeneurs.
—La Shaïa Naharashi Elivashavitara m’appelle Eliathan mais certains des vôtres me refusent ce nom. Savez-vous pourquoi ? Pourquoi les hommes des Baronnies semblent ignorer qui est Eliathan ? Que puis-je faire pour apaiser les esprits ?
A deux pas en arrière, Vif Alban détourna la tête mais dressa l’oreille. Le Capitaine Liard, de la Garde Galaraise, avait bien insisté sur un point. Il devait lui rapporter chaque soir les faits et gestes de son jeune protégé, et surtout le moindre propos qui lui semblerait suspecte.
—Une bien louable pensée, noble Sans-nom. Les humains oublient très vite les enseignements du passé. Sans doute à cause de leur courte existence, allez savoir ! Les Inconstants nous ont enseignés qu’il nait parmi nous des êtres d’exception, des Prédestinés qui influent sur le sort de ce pauvre monde. Certains de mes compatriotes sont persuadés que le Porteur d’espoirs ne peut être qu’un Homme Gris, car nous étions les mains des Dieux, au temps de l’Harmonie, avant la venue des humains.
—L’espoir n’appartient pas à une communauté, n’est-ce-pas ?
—En effet. C’est le souffle de la Source, l’espoir protège la vie ! La Shaïa avait ses raisons pour agir de la sorte. Votre venue à Galadorm semble le confirmer. Pour ses habitants, vous voilà le Maître-dragon qui, avec l’aide de Moesmihr, les a sauvés du Baron Rouge.
—Mais je n’ai…
—Quoi que vous ayez fait, Sans-nom, l’espoir les a poussés à combattre l’imposteur. Certains évènements réclament simplement d’être vécus. Laissez aux Lettrés le loisir d’en débattre.
— Allez-vous nous quitter, vous aussi, Commandeur ? questionna l’enfant, après un court silence.
Il faisait allusion au départ du vart Ollivers Galliadi. La veille, ce dernier était venu lui faire ses adieux.
— Non, fils des hommes, même si le Trente-quatrième assimile les Eaux dormantes. Ollivers gagne la Citadelle d’Altaïs pour aider à sa reconstruction. Telle est sa volonté. Nous devons la respecter. Pour ma part, je n’ai pas encore choisi quelle sera ma route. Rester et me déclarer Nesn-Lces ou rallier le clan du Léovard.
Sa voix se fit songeuse. Il contemplait les cieux voilés de blanc.
— C’est Malahirava Nashiréa qui vous retient à Galadorm ?
L’Homme Gris regarda l’enfant, étonné par tant de clairvoyance. Il acquiesça : « Les liens qui m’unissent à la Matriarche sont des plus … personnels, Eliathan. Lorsqu’elle se trouvait attachée au bucher, j’ai ressenti de telles angoisses, comme si mon existence perdait de son sens. »
— Alors restez, Commandeur Moldis pour veiller à ce qu’il n’arrive rien à Nashie. Les vôtres lui tiendront sûrement rigueur de demeurer à Galadorm.
— Vous êtes un garçon étonnant. Je vous remercie du conseil. Je ne laisserai plus jamais personne faire le moindre mal à notre shaïa. Quant à vous, vous devez les convaincre de l’authenticité de votre cause. Je sais ce que vous êtes alors ne renoncez pas à cause de quelques trublions. Rejoignez Olt, les Hommes Gris reconnaîtront votre légitimité si vous leur ouvrez votre cœur en toute transparence.
— J’aimerai tant. – Sans-nom grimaça, fataliste. – Plus tard peut-être, avec Elie. Les barons affirment que Galadorm me protège. Rien ne peut m’arriver entre ces murs, n’est-ce pas ?
L’Homme Gris le regarda longuement sans mot dire. Eliathan appartenait au peuple gris, qu’il le veuille ou non. Un jour prochain sans doute, il lui faudrait l’affronter, ici peut-être, ou bien là-bas, à Olt, sur les Terres Grises. Et ce jour-là, qu’adviendra-t-il de son innocence ?
Le Commandeur changea subitement de sujet pour ne pas avoir à envisager l’issue la plus probable.
— La Shaïa Malahirava Nashiréa m’a demandé de rechercher l’un de vos amis, un Messire Serrevent, c’est cela ?
Le garçon se tint soudain sur ses gardes. A personne d’autre qu’à Nashie, il n’avait révélé l’identité du Ser Ardevaingt ni comment ils s’étaient rencontrés, de peur de lui créer des ennuis.
— J’ai retrouvé le relais que vous lui aviez indiqué. Il s’y est rendu le matin des évènements et y est resté trois jours, selon le maître fourrager. Puis il est parti précipitamment, semble-t-il. En laissant un message … à votre intention.
Sans-nom respira mieux, soulagé pour son ami. Il craignait qu’il ne soit arrivé malheur au petit homme au nez pointu.
— Que raconte-t-il ?
— Qu’une fois vos affaires réglées, il vous attendra à la Foire des Grands Calmes si le cœur vous en dit. Jusqu’à la fin de la Saison. Et qu’il est désolé de ne pas vous aider davantage. Selon moi, ce ne serait pas judicieux de suivre son conseil. La foire est un endroit peu fréquentable où la vie ne pèse pas plus lourd qu’une poignée de gals. Evitez d’y aller seul si toutefois telle est votre intention. La route qui mène au Gué de Lesly est peu sûre.
— Je ne compte pas quitter Galadorm de sitôt. J’ai beaucoup à apprendre auprès de Nashie, Mystic Moldis. Merci pour lui, je suis soulagé de savoir Messire Serrevent sain et sauf.
Les Loups rouges sur ses talons, le Commandeur s’éloigna sans rien ajouter.
Quatre jours plus tard, l’arrivée d’une délégation venant d’Olt précipita les évènements. Lorsqu’ils eurent prodigué les soins aux citadins, la shaïa Malahirava l’entraina dans son jardin des simples, à l’abri des oreilles indiscrètes.
— A partir d’aujourd’hui, il va falloir faire très attention à la manière de te comporter en réunion. Des Hommes Gris appartenant au Premier clan viennent d’arriver en ville. Ils sont là pour toi. Alors prudence, la moindre de tes paroles, le moindre de tes gestes risquent de leur être rapporter. Le Mystic Alory Amidiel les accompagne. Il est de notoriété publique que cet intriguant s’est violemment opposé à la reconnaissance d’Eliathan lors du dernier Rassemblement. C’est également l’âme damnée de la shaïa Eliléa Glashahadi. Tu n'as aucune compassion à espérer d’eux. Ta présence contrecarre leur projet alors sois sur tes gardes. Evite ce sinistre personnage autant que possible.
— Mais je ne le connais pas, Mère ! Vous m’aiderez, n’est-ce pas ?
— Dans la mesure de mes pauvres moyens, bien entendu. Je réside provisoirement au dispensaire avec l’accord du Commandeur, en attendant que ces tristes sires s’en retournent. Abstiens-toi de te rendre à la Commanderie. Allélian nous rendra compte de leurs faits et gestes et nous agirons en conséquence.
A Galadorm, la Haute Salle du palais bruissait d’une excitation à peine contenue. Les galeries ouvragées fourmillaient de nobliaux et de notables, affublés de parures extravagantes pour l’occasion. Habituellement, les feux célestes embrasaient les arcades en se reflétant sur la multitude de miroirs enchâssés dans les boiseries murales. Seulement, depuis la mort du baron Goshaque, un drap d’azur armorié d’un dragon d’or passant recouvrait chacun d’entre eux. Les larges baies vitrées qui surplombaient les jardins, ruisselaient de raies diaphanes. Au fond de la salle, la pénombre enveloppait l’estrade marbrée, déserte. En son centre trônait la chaire seigneuriale. Elle rappelait les récentes et tragiques disparitions du baron et de son héritier mâle, le jeune Paul. Dame Gilles, sa seconde épouse, ne quittait pas sa chambre. Son esprit, hélas, semblait avoir été terrassé par les sévices endurés lors de l’emprisonnement dans les sous-sols du Palais. Elle errait dans un monde peuplé par les ombres des défunts. Même Lilia ne semblait pas capable d’éveiller quelques souvenirs chez la malheureuse.
Au pied de l’estrade, on avait installé deux sièges austères, sans dossier, sur lesquels étaient assis les seigneurs Osvald d’Aliosh et Tilmervert d’Anfert. Légèrement en retrait se tenait le Magister Gloacq I’Milmac. Debout derrière un lutrin, le conseiller trempait une plume d’aigle biseautée dans un godet. Il s’apprêtait à retranscrire l’entrevue qui déchainait toute cette agitation. Dans les loges aménagées sous la galerie, du côté ouest, des proches, conseillers, magistrats, officiers, ainsi que les suites des seigneurs des collines du Venant, se bousculaient pour apercevoir les lourds ventaux, fermés pour le moment. En dépits des réticences des barons, la Damoiselle Lilia insista pour être présente, accompagnée de son amie Gallia et de Dame Lustre. Près du capitaine Liard, Sans-nom faisait ce qu’il pouvait pour passer inaperçu mais il sentait souvent peser sur lui les regards curieux de l’assistance.
Soudain des trompettes d’airain résonnèrent dans l’antichambre. Elles annonçaient l’arrivée de la délégation d’Olt. Un silence pesant de curiosité investit la Haute Salle puis les portes s’entrouvrirent lentement. Les gardes galarais formèrent une haie d’honneur et d’acier. Enfin, les Hommes Gris parurent, magnifiques et conquérants.
Sans-nom remarqua immédiatement l’absence inhabituelle d’une Matriarche. Son malaise s’accentua. Cette omission confirmait les pires craintes de Nashie. L’influence des shaïas déclinait au profit des Mystics et des Ainés, du moins en apparence. La Mère du Clan des Eaux dormantes semblait redouter un danger plus grand encore mais elle refusait de partager ses craintes avec son jeune apprenti malgré l’insistance de ce dernier. Sans-nom recula davantage dans l’ombre du capitaine Liard, habité par un mauvais pressentiment. Les barons Osvald et Tilmervert se levèrent à l’entrée des plénipotentiaires. Leurs visages ne laissaient paraître aucune émotion. A la tête de la délégation qui comptait neuf membres comme l’exigeait l’étiquette, le Mystic du Premier clan, Alory Amidiel, foulait les tapis damassés, bleu azur, avec autorité. Des murmures d’admiration s’élevèrent sur son passage, provenant des galeries et des loges plongées dans la pénombre. Les anciens Protecteurs saluèrent les barons en portant la dextre gantée de cuir et de fer à la poitrine, côté cœur. Somptueusement vêtus, les longues chevelures blanches nattées de cuir de couleur. De fins bandeaux de métal ceignaient leurs fronts. Ils tenaient sous le bras le casque empanaché mais ne portaient pas la légendaire khanna, lacée dans le dos. Affable, le baron Tilmervert d’Anfert ouvrit largement les bras en signe de bienvenue. Il arborait une barbe abondante et ses lèvres charnues souriaient mais pas ses yeux, perçants, inquisiteurs. Ce seigneur était un vieil ami du défunt baron, réputé pour sa droiture et son sens de l’honneur un peu suranné.
— Bienvenue à vous, Seigneurs des Terres Grises, en ces Temps de misère et de tristesse que nous connaissons. Nous nous félicitons que vous nous honoriez de votre présence. Il nous a été rapporté que les clans entreprennent de relever les Citadelles afin de se dresser aux côtés des baronnies face à notre ennemi commun, les Autres du Mur. Il va de soi que nous réitérons sans attendre les alliances d’amitié entre nos deux puissances. Un banquet préparé en votre honneur sera l’occasion de réjouissances et de serments fraternels. Les baronnies se réjouissent du nouvel essor…
— Baron Tilmervert, si nous avons quitté Olt pour venir jusqu’à vous en ces heures troublées, ce n’est point pour faire preuve de mondanités mais pour mettre un terme à une terrible aberration.
Alory Amidiel parlait lentement. Le ton méprisant balaya le babillage des galeries. Le baron d’Anfert ne laissa rien paraitre de l’affront qu’il venait d’essuyer. Seulement son sourire s’effaça, remplacé par un voile de contrariété. Il invita de la main son illustre visiteur à s’expliquer davantage. Le Mystic du Premier clan affichait un dédain qui fit bouillir les sangs de plus d’un humain présent. Il paradait dans un plastron noirci, rehaussé de dorures au col. Le Poing et la Khanna attestaient de son appartenance au clan d’Anathan Gilgerad. Les célèbres armoiries du Pourfendeur agrémentaient en fils d’argent le long manteau blanc qui trainait sur le sol dallé. De petite taille pour un Gris, le messager de la shaïa Glashahadi était sec, nerveux et d’une beauté insolente. Derrière lui, ses varts le dominaient, immobiles. Une garde de pierre. Alory Amidiel reprit d’une voix forte afin que l’assistance prenne acte de leurs légitimes récriminations.
— Nous avons appris que Galadorm abritait le misérable imposteur qui se prétend être Eliathan. Sachez que ce démon apporte le malheur là où il parait. Nous sommes venus vous délivrer de ce pénible fardeau avant que vous n’en pâtissiez à votre tour. Une fois rendu en notre sainte cité, le Conseil Permanent réduira cette perfide menace. Nous vous l’assurons. Nul n’aura plus à craindre du mystificateur !
Les barons s’entre-regardèrent, déconcertés par la requête. Sans-nom se recroquevilla derrière le capitaine de la garde, les yeux rivés sur l’Homme Gris. Les mâchoires crispées, le baron Tilmervert s’apprêtait à répondre vertement à l’impudent quand, d’un geste discret de la main, le père de Gallia l’en dissuada. De forte corpulence, le seigneur d’Aliosh avait la réputation de se montrer courtois en toutes circonstances, mais inflexible face à l’adversité.
— Hélas, Seigneur Gris, il semble que vous ayez effectué ce long chemin éprouvant en pure perte. La rumeur se montre trompeuse parfois. Elle transforme une faible brise en puissante tempête sans raison notoire. Pourriez-vous nous en apprendre davantage ? Est-ce vraiment ce que les Clans attendent de notre part, en dehors de notre indéfectible appui dans le conflit à venir ?
— L’imposteur, aboya Alory, qui s’échauffait visiblement, peu enclin à se lancer dans une joute verbale, preuve à ses yeux, une fois de plus, de la candeur des humains. Livrez-nous le garçon d’Yr’At’Thiel, celui que vous désignez depuis peu comme un Maître-dragon. Il devra répondre de ses folles prétentions.
Des clameurs scandalisées se répandirent dans la Haute Salle à la déclaration de l’émissaire qui lança des éclairs dédaigneux aux alentours.
— C’est donc ainsi ! - Le baron Osvald affichait un sourire enjôleur qui renforça la fureur naissante du Mystic. – Je me vois au regret de ne pouvoir répondre favorablement à votre requête, Messire Amidiel. Malheureusement, celui dont vous vous préoccupez tant est notre invité, libre d’aller et venir à sa guise au sein de cette baronnie. En effet, nous ne saurions exiger qu’il se plie à vos exigences ni lui dicter sa conduite. Libre à lui de vous suivre à Olt de son plein gré s’il en émet le souhait. Ce dont je doute fortement. Le Maitre-dragon a sauvé la cité des manigances de la Mhapoaha Paha alors que les Protecteurs d’antan choisissaient, eux, de se retirer sur leurs terres. Nous lui en saurons éternellement reconnaissants. Ce serait faire acte d’une terrible ingratitude que de vous le livrer contre sa volonté, ne croyez-vous pas ?
— Vous… vous refusez ?! Commente osez-vous ? – Le Mystic perdait de sa superbe. – Nous, les Protecteurs de Thiel, réclamons de droit l’enfant d’Yr’At’Thiel. Qu’il nous soit livré ou qu’il vienne de sa propre initiative, peu nous importe, d’ici dix jours à la Commanderie, sinon…
— Sinon quoi, Mystic Amidiel ? intervint le baron Tilmervert, blanc de rage.
— Sinon nous déclarerons Galadorm, rebelle aux Allégeances Divines. Croyez bien ensuite que notre juste colère retombera sur ses habitants.
Sur cette terrible menace, le Mystic sortit, entouré de ses ombres serviles, dans un silence hostile. Les deux seigneurs s’entreregardèrent, soucieux. Un tel ultimatum n’était pas à prendre à la légère. Même si, en la circonstance, il n’existait qu’une seule attitude à adopter. Les pires craintes de la shaïa Malahirava Nashiréa se concrétisaient malheureusement.
— Père, vous n’allez pas livrer notre Maître-dragon à ces monstres !
Dans une envolée froufroutante, la Damoiselle Gallia se précipitait vers le baron d’Aliosh qui la fusilla du regard mais la grande jeune fille ne recula pas pour autant. Elle s’agrippa à son bras, le visage suppliant, se tortillant dans sa robe bleue au col de dentelle montant derrière la nuque. Elle faisait peine à voir. Le regard du baron s’adoucit. Il caressa la joue de l’adolescente qui réitéra sa supplique.
— Père …
— Damoiselle, il n’est pas dans mes habitudes de livrer nos invités à l’appétit du premier butor venu, encore moins nos amis, assura-t-il en adressant un léger signe de la tête à Sans-nom qui précédait le capitaine Liard. Cet outrecuidant s’en retournera auprès des siens sans rien obtenir de notre part. Soyez rassuré, jeune homme, ce ne sont là que malveillance et vaines menaces. Les baronnies répondront comme il se doit aux prétentions de cet exécrable individu. Votre avis, Milmac ?
Le petit homme maigre, au visage grêlé, délaissa ses notes. Il reposa la plume puis il s’approcha, les mains jointes, dans une attitude de profonde réflexion. Tous se tournèrent vers lui, intrigués d’entendre ses précieux conseils. Sa voix était agréable et posée.
— Certes, les Hommes Gris ont perdu de leur crédibilité dans les baronnies depuis le massacre de Tavos. Ne sous-estimons pas pourtant leur nuisance potentielle. Les Clans se regroupent et peuvent représenter une véritable menace s’il leur vient l’ambitieux projet de traverser la Salèze. – Il parlait calmement, les doigts entrecroisés tapotant son menton comme s’il réfléchissait aux nombreuses hypothèses. Puis il lança un clin d’œil au Tisseur en haussant les épaules avec fatalisme. - Bien entendu, mon garçon, tu as notre soutien. Galadorm te protégera si elle le doit, bien qu’à mon avis, ce ne soit pas nécessaire pour le Maitre-dragon. Le cas échéant, tu convoqueras de plus puissants alliés. – Une allusion qui ne réconforta nullement le pauvre Sans-nom. - Toutefois, mes seigneurs, il serait souhaitable d’utiliser à notre avantage le temps qui nous est octroyé pour engager des négociations avec nos hôtes, leur laisser espérer que nous pourrions, finalement, nous plier à leur exigence. – Il leva une main impérieuse pour rejeter les objections – Un simple écran de fumée, voyons. Nous profiterons de ce délai pour nous préparer à un éventuel conflit.
— Bien parlé, Magister, l’approuva le puissant Tilmervert dont les ardeurs guerrières se réveillaient promptement. De mon côté, je renforce la garde autour du palais. Talen et Ostil doivent être informées au plus vite de ce qu’il vient de se passer ici. Dans le pire des cas, le baron Rowald sera le premier à tâter du courroux des Protecteurs.
La Haute Salle se vida rapidement après la sortie tonitruante de la délégation grise. Sans-nom, faisait grise mine, embarrassé d’être la cause de tant de fracas.
— La Shaïa Malahirava Nashiréa nous aidera, j’en suis certain. Il n’est pas question qu’un seul d’entre vous souffre par ma faute.
— Mon garçon, il est grand temps que nous te montrions notre reconnaissance. Tu es en sécurité entre ces murs. La Matriarche a toute notre confiance. Elle connait mieux que nous les rouages du camp adverse. Peut-être parviendra-t-elle à amadouer ce malotru, bien que j’en doute fort. Cependant sois prudent, Vif Alban ne te sera pas d’un grand secours dans le cas où il viendrait à ce rustre l’indélicate idée de te capturer.
— Baron Osvald, je suis sous la protection de Moesmihr ! Un Maitre-dragon ne craint pas la colère des Hommes Gris ! fanfaronna Sans-nom sous les regards enchantés des Damoiselles.
Chapitre deux : L’embuscade. Avec moults détails, Nashie fit répéter le récit de l’entrevue à laquelle elle s’était abstenue d’assister. A l’annonce de l’arrivée de la délégation, elle s’était installée dans la masure qui lui servait de dispensaire, au cœur de la ville basse. Ensuite elle refusa qu’Allélian Moldis l’accompagne, expliquant qu’il lui serait plus utile au sein de la Commanderie à observer les faits et gestes des nouveaux venus. A l’étage, la chambre était minuscule, propre et rangée. Une toile en cuir huilée obstruait l’ouverture donnant sur le jardin des simples. Un unique globe à feu y rougeoyait, sans éclats. Elle était assise sur un lit étroit, face aux trois adolescents installés, eux, sur le plancher.
— Bien, bien. Je ne suis pas vraiment étonnée par la prestation d’Alory Amidiel. Sa réputation le précède. Mon pauvre Sans-nom, la seule pensée que tu sois Eliathan, toi un enfant d’homme, le met hors de lui. Il prône la supériorité des Gris sur les autres races comme autrefois les Protecteurs de Thiel. Les mises en garde du Pourfendeur n’auront servi à rien, semble-t-il. Notre long exil n’a fait que renforcer cette vieille inimitié. Une aversion qui les détruira à la longue. Mais combien d’innocents en souffriront auparavant !
Aucun d’eux n’osa répliquer. Elle se frotta les yeux pour dissimuler le profond chagrin qu’elle éprouvait de voir les siens agir de la sorte. Elle alla farfouiller dans un coffre énorme, seul autre meuble de la pièce avec une petite coiffeuse surchargée de pots et de flacons. Le globe à feu voleta jusqu’à son épaule pour lui offrir la lumière suffisante. Elle se redressa en tenant un livret en cuir lacé qui contenait des feuillets de vélin jaunis.
— Tiens, cher Eliathan, voici pour toi ! Avant de quitter la Commanderie, j’ai pris la précaution d’emporter ceci. A ton intention. Tu y trouveras des passages de l’Ylliad, parmi ceux que les gens du commun sont autorisés à consulter. Ils t’aideront à comprendre mon Peuple et à l’aimer. Nombreux sont les Gris qui ne pensent pas comme Alory.
— Merci, Shaïa Malahirava Nashiréa, j’en prendrai grand soin. Elie a toujours refusé que je consulte les Livres Saints. Elle craignait que je m’y fourvoie.
— Il est temps que tu t’instruises. Un peu de lecture ne te fera pas de mal.
Les jeunes filles se penchèrent vers lui, dévorées par la curiosité. Seulement Sans-nom se contenta de glisser le précieux livret à l’intérieur de sa ceinture.
— Mère, demanda Gallia avant de quitter la chambre, pourquoi vous êtes-vous installée dans ce misérable réduit ?
— Mon enfant, les Clans édictent de nouvelles Lois ces derniers temps. En particulier, certains préceptes auxquels je ne peux raisonnablement pas adhérer. Je me refuse à rejoindre Olt comme l’exigent mes Sœurs. Le Mystic Alory Amidiel me l’a fait savoir pas plus tard qu’avant-hier. Cet intrigant prône l’obéissance absolue envers la Liploca. Je le soupçonne également d’intriguer en faveur du Premier clan. Je préfère éviter de le rencontrer, voilà tout. Quant à vous, je vous interdis de quitter le palais et ses jardins. Vos petites visites en ville sont à proscrire jusqu’au départ du Mystic.
Les enfants protestèrent bruyamment. Un sourire narquois flottait sur ses lèvres pulpeuses puis elle réclama le silence en fronçant les sourcils.
— Chaque jour, je rends visite à votre mère, Damoiselle Lilia. Je vous promets de ne pas vous oublier et de venir vous voir. Mais, depuis peu, des brumes obscurcissent mes visions. Un danger nous guette que, malheureusement, je ne parviens pas à identifier. Alors obéissez-moi sans rechigner, mes chères Damoiselles !
Au dehors, des gardes armés attendaient patiemment leur retour. Ils portaient une cuirasse composée de plaques métalliques et un casque rond muni d’un rideau de maille sur la nuque. Le capitaine Liard discutait avec Allélian Moldis, Commandeur de Galadorm. A l’apparition des adolescents, ils se turent. Après de brefs adieux, la petite troupe s’enfonça dans les étroites ruelles en direction de la Ville Haute. Prenant leur mission très à cœur, les gardes écartaient sans ménagement les passants trop curieux. Bientôt, une rumeur les précéda. La foule grossit sur leur passage. Elle acclamait avec ferveur son héros, le Maître-dragon. Enchantées, les Damoiselles badinaient et adressaient à la populace de petits gestes de la main et leurs plus charmants sourires. Sans-nom, lui, ne partageait pas cet enthousiasme. Il avançait les yeux rivés sur les pavés poussiéreux, soucieux d’être le plus discret possible.
Un hasard malicieux voulut qu’ils débouchent brusquement sur une large place au centre de laquelle s’érigeait une fontaine, ornementée de liots en bronze crachant des flots étincelants. Le ciel était couvert de lourds nuages blancs. Un vent fantasque soulevait des volutes de poussière. Un lugubre bâtiment dominait les demeures voisines aux toits pentus. Des balcons festonnés rythmaient régulièrement la façade en pierre brune, garnie de moulures et de pilastres. Ses toits immenses et raides foisonnaient de lucarnes. La foule joyeuse envahit la place. Durant quelques minutes, elle entrava leur avance. Un nom revenait sans cesse, célébré par des centaines de poitrines : « Maître-dragon ».
Au-dessus du large portail de la Commanderie de Galadorm, deux Hommes Gris contemplaient ce rassemblement populaire. La clameur les enveloppa. L’un d’entre eux se pencha au-dessus du vide, furieux, le visage révulsé. Là devant lui, l’imposteur paradait au milieu de la populace enthousiaste. L’affront tira des cris de rage au Mystic Alory Amidiel. Dans son dos, le vart Ollivers Galliadi du Clan des Eaux dormantes ébaucha un léger sourire. Il ne partageait pas l’aversion de son visiteur : « Comme vous le constatez par vous-même, Mystic Alory, les gens l’aiment. Vous ne les obligerez pas à vous le livrer. Ils préféreront le défendre et mourir. »
Alory dévorait des yeux la jeune silhouette : « Nous verrons lorsqu’ils n’auront pas d’autre choix ! ». L’Homme Gris avait donné dix jours aux barons, un ultimatum généreux à ses yeux. Ils s’écoulèrent dans une atmosphère de fébrilité belliqueuse. Dès le lendemain, les couloirs de l’immense édifice résonnaient des fers de la Garde galaraise. Déserté par les flâneurs habituels, des troupes venues des villages environnants et des baronnies plus lointaines envahirent peu à peu le parc arboré. Elles y dressèrent un campement de toile en perpétuelle croissance. Ces braves s’entraînaient sans aucun respect pour les massifs et les parterres où, pourtant, s’épanouissaient fleurs et fruits en ce début de Kolma. Mais l’heure était à la guerre. Chacun aiguisait ses armes. C’était une idée du baron Tilmervert : afficher aux yeux de la délégation grise la puissance des baronnies, unies derrière le Maitre-dragon.
Quatre jours avant la fin de l’ultimatum, le temps se gâta brusquement. Inhabituels en cette saison, un froid humide, des averses de grêle, des bourrasques tempétueuses secouèrent la plaine, obligeant les habitants à se calfeutrer dans leurs logis. Un faux jour sinistre s’installa sur Galadorm. Puis les choses se gâtèrent. Gallia perdit l’appétit et sa joie de vivre. Languissante, elle errait à travers les appartements réservés aux seigneurs du Venant et refusait de participer aux jeux que ses amis inventaient pour la distraire. De terribles maux de tête lui tiraient des gémissements à fendre les pierres. Finalement, le mire Da Oliro du Val Dormant s’avoua impuissant à endiguer le mal mystérieux dont elle souffrait. Appelée en renfort, la Mère des Clans déploya une pharmacopée de plantes et de remèdes qui échouèrent tour à tour. Sans-nom et Damoiselle Lilia ne la quittaient plus. Ils s’installèrent dans la spacieuse chambre, dont les larges fenêtres aux vitraux vermeils donnaient sur les à-pics. La plupart du temps, l’adolescente dormait, le souffle à peine discernable. Ses compagnons veillaient avec affection. Sa mère, Dame Lavertia, et Dame Lustre choyaient les jeunes gens de douceurs et de pâtisseries.
Trois jours interminables s’écoulèrent. Puis, dans la matinée du quatrième, à quelques heures de l’échéance décrétée par le Mystic du Premier clan, Gallia s’éveilla, miraculeusement rétablie. Son teint retrouva de la fraicheur, ses yeux leur éclat pétillant de malice. Elle sauta du grand lit à baldaquin pour se jeter dans les bras de ses amis, ébahis. La nouvelle de cette résurrection fit oublier un temps les menaces de conflit ainsi que le temps exécrable.
Convalescente, la Damoiselle dévora comme un ogre un copieux déjeuner. Elle refusa de se soumettre à l’examen du mire Da Oliro qui s’avouait incapable à expliquer un changement aussi radical. D’ailleurs son humeur fantasque en surprit alors plus d’un. Pourtant la joie de retrouver une enfant débordante de vitalité empêcha les soupçons de naître. Une fois sa toilette accomplie, la jeune fille s’élança à travers les couloirs du palais. L’après-midi durant, le trio euphorique s’ingénia à semer les malheureux Vif Alban et Dame Lustre dans l’immensité des salles et des corridors. Finalement, leurs chaperons renoncèrent à les suivre. Après bien des recommandations, ils les laissèrent s’amuser librement. Infatigable Gallia déployait une inventivité extravagante qui amusait ses deux compères. Son espièglerie prenait pour cible aussi bien les gardes que les serviteurs indulgents ou même quelques dignitaires, offusqués par tant de libertés. Elle n’éveilla chez Sans-nom et Lilia aucun pressentiment. En fin d’après-midi, alors qu’il aurait été raisonnable de retourner dans leurs chambres pour se préparer au souper, les garnements explorèrent une dépendance, dans l’une des parties les plus anciennes du palais, endormie depuis des décycles.
— Et où mène cet escalier ? s’exclama la Damoiselle à une Lilia essoufflée quand elle parvint à sa hauteur.
La galerie était plongée dans la pénombre. De loin en loin, des lucarnes ovales, en verre teinté, filtraient la lumière diurne. Des bustes d’albâtre à la sévérité austère les surveillaient du haut de niches creusées près de la voute. L’amorce de l’escalier en colimaçon s’ouvrait sur des ténèbres de poix. Le courant d’air qui s’en échappait, les glaçait jusqu’aux os.
En jetant un coup d’œil, Sans-nom déclara sur un ton légèrement chagrin : « Qu’importe ! Je commence à être fatigué. Retournons sur nos pas, ce n’est plus amusant, et j’ai le ventre qui grouille. »
Les jeunes filles se regardèrent et éclatèrent de rire en mimant son air penaud.
— Messire Maitre-dragon aurait-il peur du noir ? A moins qu’il n’ait point l’âme aventurière mais l’appétit féroce.
— Allons voir plus bas, c’est trop excitant !
Gallia frappait des mains en trépignant. Son visage s’éclaira d’une étrange soif dévorante. Elle ne tenait pas en place.
— Mais on n’y voit goutte, renchérit le garçon avec une moue écœurée.
Il repoussa la jeune fille et s’écarta, la mine désappointée. Il comprenait mal l’insistance de Gallia, d’habitude si raisonnable, ni cette excitation qu’il jugeait démesurée. Il s’adressa à la jeune baronne à la recherche d’une alliée.
— Lilia, dis-lui, toi, qu’il se fait tard. Et que nous allons avoir des ennuis.
Mais il se heurta à une solidarité féminine qu’il ne soupçonnait pas. La jeune fille l’attrapa par le bras. Susurrant d’une voix enjôleuse, elle l’entraina malgré lui jusqu’à la première marche.
— A toi d’y remédier, Eliathan des Gris. Eclaire nos pas, oh, je t’en prie ! Quelques globes suffiront à chasser les ténèbres, pour me faire plaisir ! Tu n’as pas envie de lever ce mystère ? Invoque le dragon si la hardiesse te fait défaut. Il veillera sur nous !
La grande fille lui déposa un baiser sonore sur la joue. La Damoiselle Lilia enchaîna un second baiser pour n’être pas en reste. Elles le poussèrent dans l’étroit passage. Manquant de déraper sur la seconde marche, Sans-nom se dégagea, résigné.
— Entendu ! mais nous descendons juste un peu pour voir où ces marches nous mènent puis, vous me le promettez, nous remontons. Je n’aime pas cet endroit.
Elles acceptèrent en battant des mains.
— Tu es un chou ! s’exclama une Gallia transportée de joie lorsque des globes à feu dévoilèrent une volée de larges dalles usées.
Les brillances oniriques filaient devant eux. Avant même qu’ils n’aient pu la retenir, Gallia dévalait l’escalier. Ils croisèrent plusieurs paliers noyés de nuit mais l’intrépide exploratrice poursuivait sa course en dépits de leurs protestations. Elle riait à gorge déployée et paraissait n’avoir aucune conscience des dangers qui la guettaient. A plusieurs reprises, elle manqua perdre l’équilibre, se rattrapa au vol comme par miracle. Les murs, d’aspect plus grossier, se couvrirent de moisissures. La pierre des marches devint glissante et luisante sous le chaud rayonnement. Finalement le trio déboucha sur une vaste rotonde délimitée par un muret bas. Au-delà l’obscurité pulsait, compacte.
— Où sommes-nous ? demanda Lilia à voix basse. Personne ne m’a jamais parlé d’un tel endroit sous le palais.
Sa voix était étouffée par l’immensité de la caverne. Sans-nom y devina une pointe d’appréhension naissante. Lui-même ne se sentait pas à l’aise. Il aurait préféré remonter sur le champ. Malgré tout, le trio s’avança jusqu’au muret. Guidés par le Tisseur, les globes à feu voltigèrent en avant, ne dévoilant que de l’obscurité, seulement de l’obscurité. Derrière le muret s’ouvrait un gouffre insondable.
— Extraordinaire, commenta Gallia, toujours aussi surexcitée.
Elle explorait la vaste esplanade en poussant toutes sortes de petits cris d’émerveillement.
— Là-bas, regardez !
Et elle se précipita à l’autre bout de la plate-forme. A peine plus large qu’un sentier, un pan incliné s’enfonçait dans l’abysse, sans aucune protection.
— Comment savais-tu qu’il se trouvait là ? demanda Lilia, soudainement suspicieuse.
— Oh, je l’ai aperçu lorsqu’un globe à fureter de ce côté.
Gallia fit mine d’entamer la descente mais son amie la retint fermement par le bras.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Attends ! C’est assez pour aujourd’hui, tu ne crois pas. Nous ferions mieux de rebrousser chemin pour revenir plus tard, avec Vif et les autres. Nous avons déjà exploré plus que nous n’aurions dû.
— Oh, non. Tu ne comprends pas. Mon père ne nous laissera jamais redescendre. Ce sont tous de vilains rabat-joie. Dès qu’ils apprendront notre escapade, mes parents feront fermer le passage.
Furieuse, Gallia s’arracha à l’emprise de son amie, fit deux pas et se retourna d’un air bravache. Ses yeux brillaient d’une flamme étrange, à la fois provocatrice et suppliante. Comme ses compagnons ne bougeaient pas, ses propos s’envenimèrent.
— Alors qu’attends-tu pour me suivre, Maître-dragon ? C’est la peur de l’inconnu qui te fige ainsi ! insinua-t-elle à Sans-nom, resté en arrière.
— Je ne sais pas, Gal. Je suis plutôt de l’avis de Lilia. Ce n’est pas prudent. Cet endroit me donne la chair de poule. Dame Lustre et Vif Alban risquent de s’inquiéter. A l’heure qu’il est, ils doivent même nous chercher.
— Incroyable ! Mais quelle jolie paire de poltrons vous faites tous les deux ! Eh bien moi, personne ne m’interdira d’aller plus loin si cela me chante ! Qui m’aime me suive !
Alors elle amorça la descente.
— On ne peut pas l’abandonner, murmura Sans-nom dépité.
— Mais qu’est-ce qui lui prend ? ça ne lui ressemble pas. Tu crois qu’elle est encore souffrante.
— Je l’ignore. Rattrapons-la et forçons-la à rentrer.
Ils avançaient l’un derrière l’autre, l’épaule frôlant la paroi. Bientôt la galerie s’élargit, creusée dans la roche, en pente douce. Le plafond culminait à trois pieds au-dessus de leurs têtes. Rapidement ils réalisèrent qu’ils s’enfonçaient sur les flancs d’un puits immense. Des courants d’air glacés surgissaient de l’abysse. Devant eux, à la lueur d’un des globes, la silhouette longiligne de Gallia d’Aliosh dans sa robe crème leur servait de fanal. A présent, des galeries désertes s’ouvraient sur le côté. Certaines fermées par de hautes grilles en métal, rongées par la rouille, d’autres murées. Peu à peu, ils pressèrent le pas. Cependant Gallia maintenait une légère avance, par jeu. Elle riait aux éclats, se retournait de temps à autre, les encourageait à poursuivre cette course insensée.
Avant même que la malheureuse ne les rencontre, Sans-nom sentit une vague visqueuse caresser son esprit. Alors le garçon hurla un avertissement où s’entremêlaient peur et désespoir. Sur son Vouloir, plusieurs globes à feu dévoilèrent, face à eux, le sinistre comité d’accueil.
A une foulée des gorgys, leur amie se retourna lentement. Impuissants, ils contemplèrent son visage pâle, ravagé par l’effroi. Puis, sans opposer la moindre résistance, elle s’enfonça d’elle-même entre les rangs des Rats en justaucorps de cuir et disparut à leurs yeux.
Sans-nom se maîtrisait difficilement. Avec rage, il refoula les tâtonnements avides à la lisière de son esprit. Près de lui, la Damoiselle poussa un petit cri plaintif. Elle se réfugia contre son épaule, lui étreignant le bras. Sous l’emprise des affidés du Mur, elle tremblait de tous ses membres. Sans-nom l’enveloppa d’un orbe cendré, afin de briser les liens télépathiques. La tête lui tournait un peu. Les Rats étaient si nombreux. Leurs assauts incessants grignotaient peu à peu les protections et altéraient son discernement. La panique pointa son nez entre deux bouffées de colère.
Puis les gorgys s’écartèrent en se pliant en deux avec dévotion. Le Négus Shéhoshar parut, vêtu avec la même extravagance que dans la clairière, lors de leur précédente rencontre. Un pourpoint doré et noir, une cape violine dont le col en éventail, paré de perles, surmontait son crâne au poil lustré, une longue robe de jais aux nombreux replis. Il dominait ses congénères d’une bonne tête, marchait avec ostentation, le museau levé haut, frémissant, les petits yeux noirs pointés sur les adolescents, blottis l’un contre l’autre.
— Je t’ai promis que nous nous retrouverions, fils des hommes. – Le Négus chicota une sorte de rire grinçant. Il agitait de longs doigts griffus comme s’il pianotait l’invisible. – Et, tu n’es pas venu seul. Parfait ! Lorsque j’en aurai fini avec vous, ma chère petite baronne, Galadorm connaîtra ma juste colère. Cette fois, Moesmihr n’interviendra pas puisque son Maître-dragon ne sera plus en mesure de le guider hors des limbes.
Sans-nom n’écoutait que d’une oreille les palabres du misérable. Lilia se pendait à son bras, terrifiée. Elle pleurait toutes les larmes de son corps. Il lui fallait les sortir de cette situation au plus vite. Brusquement, les Gorgys relâchèrent leur emprise, lui offrant quelques instants de répits. Agir. Vite ! Surprendre…
Une minuscule perle de lumière naquit au creux de sa main. La luciole tourbillonna près du visage de la Damoiselle. Elle se posa sur la peau blanche, à la base du cou. Aussitôt, pour Lilia, la terreur s’évanouit, balayée par la sérénité des Premiers Ages. Lentement elle s’écarta du Maitre-dragon, droite, la tête haute. Une résolution énergique figeait ses traits, chassant l’enfance et ses puériles illusions à tout jamais. Sans-nom lui souffla quelques mots rapides à voix basse.
— Cours, Lilia. Je protègerai ta fuite. Va chercher de l’aide !
Elle hésita juste le temps d’un battement d’aile puis elle se précipita vers la rotonde par où ils étaient venus, quelques instants plutôt. La voix réconfortante d’Eliathan l’encourageait tandis qu’elle remontait la pente, poursuivie par le rire hystérique du Négus.
— Tu peux t’enfuir, petite princesse, tu m’appartiens, comme les autres. Ton heure viendra ! Je t’octroie de bonne grâce un peu de sursis. Ce soir, j’ai à faire avec le Prédestiné.
Lilia atteignit l’esplanade. La petite luciole virevoltait, à présent, autour d’elle. Dans l’escalier, sa course ralentit mais sa volonté ne faiblit pas. Rien n’aurait pu lui faire rebrousser chemin.
— Négus Shéhoshar, libérez la Damoiselle d’Aliosh. Notre différent ne la concerne pas. C’est seulement entre vous et moi !
— Comme tu te trompes, mon bon ami. Personne ne sera épargné. Le Mur a soif de vie. Le Blanc Pays est demeuré trop longtemps en sommeil. Celle-ci, je la garde !
Le Négus éclata d’un rire sauvage où pointait la démence. Ses acolytes reprirent en cascade cette hilarité. Pourtant Sans-nom réitéra calmement sa requête. Une attitude qui trompa le Négus. Il n’y vit que le signe d’une probable soumission.
— Croyais-tu m’échapper aussi facilement ? Tu m’es promis, enfant perdu d’Yr’At’Thiel. A moi seul ! Soumets-toi devant le Négus Shéhoshar, misérable vermine humaine !
— Non !
Sous les yeux atterrés du Tisseur, Gallia, le visage exsangue, s’éleva dans les airs au-dessus des gorgys. Ses yeux reflétaient une terreur absolue. Des larmes coulaient sur ses joues. Ses lèvres tremblantes prononcèrent un appel muet qui transperça le cœur d’Eliathan. Puis, lentement, elle se déplaça au-dessus du gouffre de nuit.
— Arrêtez, Shéhoshar ! je vous offre ma vie contre la sienne. Je vous suivrais sans discuter si vous l’épargnez. Mais ne lui faites aucun mal !
Sans doute alors se serait-il livré à l’odieux chantage et tout aurait été dit ! Mais c’était sans compter sur la mégalomanie du Premier-Né. Le Négus pointa son museau avec avidité vers la malheureuse. Le temps suspendit son cours puis il lorgna son jeune adversaire. Shéhoshar savourait l’instant.
— Pauvre insensé, regarde autour de toi, tu ne m’échapperas pas. Je t’ai attiré dans ces souterrains grâce à cette belle enfant. A présent, elle ne m’est plus d’aucune utilité. Pour te faire plaisir, je ferai preuve de compassion. Soit, j’abrègerai ses souffrances.
A ces mots, la Damoiselle des collines du Venant poussa un cri terrible. Son corps se contorsionna avant de disparaitre au sein de l’abysse. Un long, très long, hurlement angoissé accompagna sa chute. Anéanti, Sans-nom serra les poings. Incapable de lutter contre la culpabilité qui l’assaillit alors.
Gal, me pardonneras-tu ! Le temps d’un éclair, je voulus te rejoindre. Eteindre cette vie qui consumait tant de joyaux autour d’elle. Puis Shéhoshar aboya plusieurs ordres. Alors je compris, intimement, qu’il ne pourrait y avoir de repos tant que ce monstre et ses séides parcourront librement notre monde. Jouissant de l’horrible farce, le Négus le couvait d’un regard avide. Dans son dos, les gorgys chicotaient à tout-va.
— J’ai soufflé la tempête sur l’orgueilleuse cité des miroirs. J’ai enchainé ton amie à ma suprême volonté. Tout cela pour te mûseler. Ghaisus réclame ton retour mais je ne te livrerai pas aux chiens des Hauts Fonds. J’ai mieux à gagner. Car le Mur exige aussi ta présence entre les Voiles, enfant perdu. Et les Autres savent se montrer très généreux… si tu ne nous suis pas de ton plein gré, nous saurons t’y contraindre ! Choisis ta destinée !
L’odieuse vague de terreur l’engloutit dès que le Premier-Né eut terminé sa harangue. Déterminé, le Porteur d’espoirs recula pas à pas.
— Pourquoi vous suivre, Négus Shéhoshar ? La Damoiselle Gallia d’Aliosh est morte à cause de votre cruelle stupidité ! Vous avez gâché votre seule chance de vous rendre maitre d’Eliathan.
— Tu es une monstruosité, façonneur d’éther. La Loi des hommes interdit cette pratique aux Tisseurs depuis des cencycles. Sais-tu pourquoi ? Ta maîtrise des flux de la Source t’épuise déjà…
Un murmure idolâtre ploya les rangs des gorgys, regroupés derrière leur Premier-né. Le Tisseur remarqua le fin halo verdâtre qui enveloppait leurs silhouettes : « Ils meurent de peur, songea-t-il âprement, et ils n’ont pas tort. »
— Alors, devrais-je te prendre la main pour te mener jusqu’au Mur, mon enfant ?
Impitoyable, le linceul fangeux resserrait l’étreinte. Ses protections le préservaient avec peine de la douleur. Dans un éclair, Sans-nom espéra l’intervention du Néogrine comme cela s’était produit dans la clairière. Mais il ignorait comment invoquer la Flamme Blanche. Soudain les gorgys se précipitèrent à la curée. L’issue ne faisait aucun doute. Trop nombreux, trop avides.
« Les globes, par mes Pères, sers-toi du feu ! Avant qu’il ne soit trop tard !
— Bonne amie …
— Pas le temps de discuter. L’embrasement repoussera cette horde. »
Face à lui, la marée se figea, ce qui provoqua une épouvantable bousculade. Des petites boules de feu s’agglutinaient, de plus en plus nombreuses autour d’Eliathan. Elles noyaient la silhouette étincelante. Dégorgeant de chaleur, elles dressèrent un rideau entre eux auquel se heurtèrent les premiers rangs. Une forte odeur de poils et de chair brulés accompagna les chuintements affolés des servants du Négus. Hors de lui, ce dernier les exhortait à forcer la barrière. En s’enfuyant, Sans-nom semait derrière lui des cascades de globes incandescents. Ils obligeaient les gorgys à chercher refuge dans les galeries latérales. Les moins chanceux périrent sous les morsures ignées ou chutèrent dans le gouffre. Dressé au centre de ce pandémonium, le Négus éructait d’impuissance.
— Tu ne m’échapperas pas, misérable, où que tu te caches ! Je réduirai Galadorm en cendres pour te retrouver. Ceux que tu aimes périront de ma main, dans les pires souffrances. Nulle puissance ne te protégera. Tu m’appartiens, entends-tu !
Sans-nom courrait à perdre haleine. Une partie de son esprit maîtrisait le tissage des globes à feu. Une autre, protectrice, guidait ses pas loin du gouffre, régulait le souffle et la foulée. Une troisième, enfin, se réjouissait de l’impuissance du Négus. Alors qu’il traversait la rotonde, Sans-nom s’arrêta, plié en avant, les mains sur les genoux, submergé par le chagrin.
« Des gardes arrivent, presse-toi donc. Ce démon ne renonce pas. »
Ecoutant ce judicieux conseil, Sans-nom s’engouffra dans l’escalier. Bientôt il croisa le capitaine Liard et le baron Osvald d’Aliosh, accompagnés de nombreux soldats. Le visage tendu, le père de Gallia le saisit à bout de bras. Constatant l’absence de sa fille chérie, il s’écria : « Où est ma Gallia ? ».
— Elle est morte, seigneur. Le Négus l’a précipitée dans l’abysse.
Le gros homme poussa une sorte de feulement puis il dévala l’escalier en entraînant avec lui les soldats dont les longues lances s’entrechoquaient sur les murs de pierres. Le capitaine Liard demeura auprès du garçon.
— Que s’est-il passé ? Damoiselle Lilia répétait seulement, « ils sont perdus, ils sont perdus… » Que vous est-il arrivé ?
L’officier posa une main large et calleuse sur son épaule. Sans-nom ne répondit pas. Le hurlement de Gallia le poursuivait encore. Pourrait-il oublier un jour la détresse qui s’en dégageait, comme un reproche adressé au souverain Maître-dragon ? Il en doutait. Les avertissements du Premier-Né se rappelèrent à lui. Il jeta au capitaine un regard égaré.
Vers qui se tourner pour éloigner cette menace de ses amis ? Car Sans-nom croyait fermement le Négus capable des pires atrocités. — Capitaine, je vous en prie, conduisez-moi à la Commanderie.