Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Le fils des Vents.
Livret 1 : La foire des Grands Calmes.
Chapitre trois : Prisonnier.

Au troisième étage de la Commanderie, le Mystic Alory Amidiel écoutait la tempête déchainer ses humeurs au dehors. L’Homme Gris étendit les jambes en s’enfonçant plus profondément dans l’imposant fauteuil en cuir. Son esprit vagabondait au rythme des flammes dans l’âtre monumental qui occupait un pan de mur entier. L’émissaire était vêtu sobrement d’une chemise noire au col droit, brodée à l’emplacement du cœur du poing et de la khanna du Pourfendeur, et d’une culotte moulante, noire également, lacée au-dessous du genou. Les courtes bottines crissèrent sur le repose-pied en bois laqué. Alory avait les pommettes prononcées et le nez camus des Gris mais son visage s’allongeait en pointe. Ses yeux s’enfonçaient sous de fins sourcils taillés en un filet étroit. Les lèvres, à peine prononcées, ébauchèrent un pâle sourire carnassier.
A l’aube, l’ultimatum arriverait à son terme. Et ensuite ? Ils n’étaient que neuf combattants, dix si le Commandeur marchait à leur côté. Ce dont Alory doutait fortement. Pouvaient-ils investir le palais ? Avec amertume, le Mystic s’avoua que non. Ces derniers jours, des troupes venues de fiefs voisins avaient rejoint la cité. De la piétaille certes, mais si nombreuse que les guerriers gris seraient vite submergés s’ils tentaient un coup de force. S’en retourner maintenant, impensable. En venant à Galadorm, il n’avait pas un seul instant envisagé que les barons refuseraient de lui livrer Eliathan. Quelle terrible désillusion !
 
Cette hérésie durait déjà suffisamment. La Matriarche Glashahadi saurait y mettre un terme. Il inspira longuement en savourant cette pensée. L’influence de l’infatigable Eliléa au sein de la Liploca grandissait au fil des jours. Il faisait preuve d’une foi sans limite envers la Mère du Premier clan. La reconstruction du royaume était à ce prix. Une soumission aveugle, mystique. Peu lui importait que certains reconnaissent une légitimité au misérable Porteur à la peau blanche... Eliathan appartenait aux clans gris comme l’affirmait en secret la Matriarche. Des pensées passionnées virevoltaient, violentes, dans cet esprit survolté.
Soudain des pas résonnèrent dans le corridor. Le Mystic du Premier clan se redressa lentement, le buste droit, prêtant une oreille attentive. Aucun des huit varts qui l’accompagnaient n’aurait osé interrompre son recueillement sans une raison valable. Et une seule s’imposait. Le battant s’entrouvrit et les visiteurs - ils étaient deux - approchèrent. Il leur tournait le dos, intentionnellement. Son regard fixait le ballet des flammes. L’heure n’était plus aux spéculations mais à l’action.
— Mystic Amidiel, l’enfant est là.
L’Homme Gris contint une flambée de joie furieuse. Puis, avec une lenteur calculée, théâtral, il pivota vers eux. Le Destin favorisait enfin son entreprise. Il affichait un sourire enjôleur. Révérencieux, le vart Lorres Molduk attendait à trois pas. Près de lui, Sans-nom détaillait avec curiosité son redoutable adversaire. De prime abord, il le trouva raffiné, d’une beauté ténébreuse mais d’une approche plus accessible que dans la Grande Salle du palais. La longue chevelure soyeuse, libre de lien, recouvrait les épaules et cernait un visage policé.
— Bienvenue, jeune messire. Lorres, laissez-nous, nous avons à nous entretenir. Que l’on ne nous dérange sous aucun prétexte. Tenez-vous prêts à toutes éventualités.
Douce et acidulée, la voix insufflait une menace à peine voilée. Puis, assuré d’être promptement obéi, le Mystic marcha d’un pas souple jusqu’à l’immense cheminée dont le linteau s’ornait des inévitables dragons vomissant leurs langues ignées. Le vart s’éclipsa silencieusement.
 
Ne sachant quelle attitude adopter, Sans-nom se balançait d’un pied sur l’autre. A présent, l’idée de se rendre à la Commanderie lui semblait pour le moins audacieuse. Non que l’on se soit montré brutal envers lui mais la froideur de l’accueil ne le rassurait guère. Elie et Yvan l’avaient pourtant mis en garde, le Premier clan lui était viscéralement hostile. Seulement il lui fallait quitter au plus vite Galadorm. Se placer sous la protection des Hommes Gris éloignerait les foudres du Négus Shéhoshar de ses amis. Une fois à Olt, Sans-nom pensait réussir à infléchir les préjugés que les Clans nourrissaient à son égard. Il les rallierait à la cause du Porteur d’espoirs. Après les terribles évènements de la nuit passée, l’enfant s’était convaincu que c’était là la seule option raisonnable. Le Mystic le dévisageait avec curiosité.
— Ainsi vous voilà, fils d’Yr’At’Thiel, j’ai peine à croire que vous soyez venu seul vous livrer au jugement des Protecteurs Divins.
— J’ai une proposition à vous soumettre, Mystic, rétorqua Sans-nom sans cacher l’impatience l’envahissait. Je vous accompagne à Olt si nous partons sur l’heure. Ma décision est sans appel…
Alory pencha la tête sur le côté. Ses yeux se plissèrent sous la réflexion. Le garçon le décevait, il devait l’admettre. Si… commun, si… inoffensif. Comment la Shaïa Naharashi Elivashavitara décelait-elle en ce pitoyable individu un Porteur d’espoirs, le flamboyant Eliathan, si souvent évoqué par les Livres Saints ! Amusé par une pensée saugrenue, il ricana doucement en se frottant les mains à la chaleur de l’âtre. Il désirait comprendre ce qui poussait ce jeune écervelé à se livrer ainsi à ses bourreaux.
— Pourquoi tant de hâte ? Apprenons à nous connaître d’abord. Cette nuit, les intempéries n’encouragent pas à voyager, vous en conviendrez. Attendons tranquillement que la tempête se calme.
Il désigna le mur extérieur où la fureur des éléments allait crescendo comme pour faire écho à ses propos. On entendait au-dehors les rafales de vent s’acharner sur la façade. De loin en loin, des roulements de tonnerre provoquaient l’embrasement des cieux bas et moirés. C’étaient des heures de folie et de meurtre. Une tentation criminelle fit même trembler la main d’Amidiel. Résoudre sur le champ l’épineux problème que posait Eliathan. Heureusement, il ne portait aucune arme en ce lieu de recueillement.
— La tempête importe peu. Cette nuit, je vous suis. Demain il sera trop tard. A l’aube, je retourne au palais et n’en ressors que sous la contrainte. Si, toutefois, vous avez l’audace d’affronter les troupes massées dans le parc. Choisissez, Mystic Amidiel. A quel point me désirez-vous ?
La voix ne tremblait pas. Une seconde, l’Homme Gris fixa son interlocuteur, stupéfait. L’injonction autoritaire, l’attitude hardie. L’enfant d’Yrathiel agissait comme aurait pu le faire un Prédestiné, du moins dans la forme. Le Mystic le lorgna d’un œil nouveau. Ce qu’il entrevit renforça son inquiétude.
— A cette heure, les Portes de Galadorm sont fermées à double tours. Nul ne quitte la cité avant l’aurore. La Garde veille.
— Elles s’ouvriront pour le Maître-dragon. Là n’est pas votre souci.
Comme un défi, un peu puérile certes mais l’individu lui plaisait de moins en moins, Sans-nom s’entoura d’une pâle aura. Alory Amidiel ouvrit de grands yeux horrifiés. Dans l’instant, sa décision fut prise. Pour fuir l’infernale vision, il bondit jusqu’à la porte à doubles vantaux, entrouvrit l’un d’eux et brailla quelques ordres brefs au vart posté à l’extérieur. Sans-nom jeta un coup d’œil curieux autour de lui. Sa petite mise en scène avait effrayé le Mystic. Il jugea plus raisonnable d’y mettre un terme. Les murs étaient recouverts d’un enduit grisâtre. Enchâssés dans des cercles de bronze, des flambeaux éclairaient avec parcimonie une table sculptée, plusieurs coffres, plats et unis, plusieurs cathèdres et quelques chaises aux accotoirs largement ouverts. Aucun tapis flamboyant pour recouvrir le sol dallé, pas de statues ni de bustes, de tapisseries ni de tableaux pour orner les murs, aucun globe à feu pour chasser les ombres persistantes. Le Mystic revint vers lui. D’un ample geste du bras, il l’invita à s’assoir à la table. Ils se mesurèrent du regard. Aucun ne céda un iota à l’autre.
— Soyez satisfait, jeune Messire, nous partirons dès les préparatifs terminés. En attendant, bavardons. Pourquoi tant de précipitation ? Pour un esprit suspicieux, cela ressemblerait davantage à une fuite…
Le Maître-dragon prit son temps pour répondre. Il conta succinctement ce qui venait d’arriver dans les tréfonds du palais, sans jamais chercher à enjoliver le récit de quelque manière que ce soit. L’Homme Gris l’écouta, silencieux. Son beau visage pâlit à plusieurs reprises. Un drôle de frémissement nerveux agitait son œil droit, dans la flamme duquel se devinait une aversion croissante.
— Ainsi la Shaïa Naharashi Elivashavitara disait vrai… sur votre compte. Je n’ai jamais prêté foi à ces élucubrations. Pourtant vous façonnez l’Ether. – Sans-nom perçut comme de la répulsion derrière l’anodine réflexion. – C’est presque miraculeux, les hommes ne doivent … ne peuvent pas tisser l’Ether sans y perdre une part de leur âme. Mais avez-vous seulement une âme, Maître-dragon ?
Stupéfait, Sans-nom jaugea son interlocuteur. L’Homme Gris parlait d’une voix lointaine, basse et roque, le regard fuyant. Des accents de haine roulaient sous les propos insensés dont le Tisseur faisait les frais. Alors l’enfant douta de la santé mentale de l’émissaire. Le malaise grandit d’autant que ce dernier s’emportait avec emphase.
— Etes-vous l’Eliathan des Saintes Chroniques ? le Puissant Guerrier qui guidera mon Peuple jusqu’aux Portes de Thiel ? Celui qui rendra leur dignité aux Protecteurs des Inconstants ? Regardez-vous ! Quelle absurdité !
Le regard halluciné, le Mystic se pencha vers l’enfant. Il tendit les mains comme des griffes pour s’accrocher à lui. Sans-nom se taisait, pétrifié. Soudain, l’idée de rechercher l’appui des Gris pour combattre le Négus lui apparut comme une erreur coupable.
— Etes-vous celui-là ? Répondez-moi, par les démons des Fosses, êtes-vous celui-là ? Allez-vous nous sauver ou nous détruire ?
Penché par-dessus la table, l’Homme Gris râlait. Puis, la minute suivante, il s’éloignait de quelques pas, conversait avec l’invisible, oubliait jusqu’à la présence de son invité. Il riait, hystérique, et brassait l’air de ses bras.
— Bien sûr que non ! C’est évident ! Quelle fable ridicule ! Mais je suis un auditoire d’une autre trempe que ces pauvres diables de la cour de Galadorm. Qu’il trompe les Shaïas au cœur trop tendre, mais pas moi ! La Matriarche Eliléa Glashahadi nous a mis en garde contre les maléfices dissimulés derrière de ses mensonges. Quel crime abject que de tisser le sang de la Source. Une hérésie que seule la mort saurait laver. Oh, je résisterai à l’attrait du maléfice !
Il grogna, se recroquevilla sur lui-même et ne bougea plus. Puis, tout aussi brusquement, le Mystic Amidiel se redressa, de nouveau affable et courtisan, un sourire narquois au bord des lèvres.
— Je suis navré mon garçon, mais il m’en faudra davantage pour me convaincre…
 
Sur ces entrefaites, les portes s’ouvrirent. Revêtus de longs manteaux de voyage, deux varts rompirent l’étrange sortilège. Mal à l’aise, Sans-nom fixait son hôte, ne sachant quoi penser. Cet Homme Gris était-il fou à lier ? Il était dangereux assurément. Pourtant le Porteur d’espoirs devait, sur l’heure, quitter Galadorm pour préserver ses amis du châtiment du Négus. Il fit bonne figure aux varts qui l’invitèrent à les suivre.
Devant l’escalier extérieur, une voiture anonyme, peinte d’un bleu délavé, les attendait, tirée par des lémoïds cornus à souhait, aux longs poils roux dégoulinant de pluie. L’intérieur était spartiate, entièrement recouvert de cuir, deux sièges en bois cirés se faisaient face, les ouvertures des portières obstruées par des panneaux de bois à l’extérieur et des rideaux de cuir à l’intérieur. Il y faisait noir comme dans un four. Sans-nom éprouva quelques difficultés à y conserver l’équilibre lorsqu’elle s’ébranla sur les pavés de la cité. Ce fut pire une fois hors de Galadorm. Le garçon ne fanfaronnait pas lorsqu’il certifiait au Mystic pouvoir quitter Galadorm en dépits du couvre-feu imposé par le palais. Il lui suffit de paraître pour que les portes de la cité s’ouvrent. Durant les premières heures, les éléments s’acharnèrent sur eux. Ils les noyèrent sous des trompes d’eau. Des bourrasques tempétueuses les forcèrent à ralentir l’allure, brinquebalant la large voiture bombée sur ses trois énormes roues cerclées de bandages de fer épais. Epuisé par les épreuves accumulées, Sans-nom s’endormit rapidement d’un sommeil sans rêve. Lorsqu’il s’éveilla, la nuit avait laissé place à un jour pâle, délavé par la pluie persistante. Il resta un long moment à ruminer et à tressauter sur le siège inconfortable.
A ses pieds, le havresac répandit une partie de ses affaires. Le garçon les ramassa à la lueur d’un globe à feu, au cœur jaune d’œuf strié d’éclairs verdâtres. Il les remit dans le sac mais conserva à la main le livret qui contenait les extraits de l’Ylliad, confié par la Shaïa Malahirava Nashiréa. Il sortit les feuillets de vélin fin recouverts d’une petite écriture serrée à l’encre verte. Il en compta quatorze, écrits en Loélien Commun, des copies assurément. Nashie avait évidemment choisi de traduire les textes à son intention pour lui en faciliter la lecture. Plusieurs d’entre eux étaient réunis à l’aide de fines épingles à tête de bronze. Ils portaient de nombreuses annotations, certaines raturées nerveusement. Les écrits provenaient de différents Saints Livres.
Méthodiquement, Sans-nom survola plusieurs feuillets à la recherche d’une allusion au Porteur d’espoirs. Méticuleux, il déposait ensuite les pages en tas sur la banquette à sa droite. La prose en était échevelée, exaltée. Le fruit d’un esprit rongé par un mal insidieux. Pourtant, illustre parmi les Honorables, Anathan Gilgerad côtoyait les Premiers et les enfants-dieux au crépuscule du dernier Age. Ce Capitaine adulé menait les armées des Peuples Unis sur de nombreux fronts avant la déroute de l’Alliance, à Marsangs. Finalement, Sans-nom découvrit trois feuillets, attachés ensemble, sur le premier duquel il déchiffra enfin les mots « Le Porteur d’espoirs » soulignés par deux fois. Aussitôt, il rangea le reste dans son sac puis s’installa à peu près confortablement. Alors il entama la lecture avec beaucoup de curiosité.  
 
« Eliathan, Eliathan, la Lumière te chasse.
Oh ! ma Désirée, pardonne-moi. Ils m’ont vaincu, fol insensé pétri de certitudes. J’ai marché jusqu’à la Lumière alors que l’Ombre aurait pu me sauver, nous sauver, sauvegarder notre amour, sauvegarder mon Honneur.
Désespérance ! vivre aujourd’hui m’est insupportable. La Flamme Blanche se joue de nos âmes et de nos vies. Ce Fol s’ingénie à tromper Eliathan, Porteur d’espoirs et de noirceurs, traitre aux serments.
La Lumière corrompt tout. La Lumière salit tout. Le Bien et le Mal n’existent pas en ce Monde ni par-delà.
Eliathan, Eliathan, quelle ode nous chantes-tu là ! Sacrilège et mortifère, la Lumière nous envoie ses goules, ses fantômes et ses ombres afin de pervertir les plus nobles d’entre nous. Eliathan, quels espoirs transportes-tu qui ne soient déjà cendres.
Ma belle Aimée, de quel pénible fardeau te charges-tu, toi si douce et si radieuse. Eliathan nous sépare. Par ses forfaitures, ce monstre sournois a brisé nos vies et notre amour.
Eliathan, Porteur d’espoirs, pardonne-moi si mes pas me guident loin de toi. Le ver est dans le fruit. La trahison, la couardise, l’hypocrisie de la Lumière, nul ne peut prévoir l’immensité de la toile, la profondeur de l’abime.
Eliathan, Porteur de désespoir, dans ton sillage, se meuvent des ombres maléfiques, des angoisses funestes qui agissent avec la bénédiction du Fol. »
 
Sans-nom reposa le feuillet, déconcerté. Que pouvait-il extraire de ce charabia larmoyant si ce n’est que le Pourfendeur avait bien perdu l’esprit en rédigeant l’Ylliad. Et ces dernières heures résonnaient étonnamment comme une confirmation aux oreilles du fils de Tyrson, lui qui semait le malheur autour de lui. Déçu, il rangea les notes de la shaïa Nashiréa avec les autres, se promettant d’y revenir plus tard. 
Vers la fin de l’après-midi, la voiture s’arrêta sur l’étroite voie pierrée qui les menait vers l’est, traversant des prairies sauvages. De loin en loin s’élevaient des abris de pierres coniques devant lesquels veillaient, assis, des pâtres solitaires. La tempête s’en était allée, laissant derrière elle un ciel de traine, délavé. Alory Amidiel s’approcha du véhicule en évitant les flaques d’eau boueuse. Il ôta la barre qui fermait la portière de l’extérieur et ouvrit cette dernière pour découvrir un Sans-nom baillant à tout va. Le garçon s’étirait comme s’il venait juste de s’éveiller. Le Mystic lui jeta un regard suspicieux, inspecta l’intérieur de la voiture puis lui fit signe de sortir sans un mot. Le garçon s’exécuta en clignant des yeux devant la lumière crue. Une fois dehors, il poursuivit quelques mouvements d’assouplissement en observant les alentours. A cinq pas, les varts entouraient une seconde voiture dont les lémoïds restaient, placides, à l’attelage. Des Hommes Gris surveillaient les abords dégagés de la route. L’un d’entre eux fouillait dans le bas-coffre. Il en sortit plusieurs terrines, deux miches de pain doré et un sac contenant noix et noisettes.
— Nous ne ferons qu’une courte halte, commenta Alory en recevant l’un des pains qu’il entreprit de trancher.
Il tendit une tranche à l’enfant puis s’en réserva une qu’il recouvrit de pâté mêlé de saindoux.
— Juste le temps de se restaurer… A l’heure qu’il est, vos ennemis ont appris votre départ de la cité des miroirs. Nous devons maintenir notre allure et vous protéger des regards indiscrets. Alors reprenez des forces, la course risque d’être éprouvante.
Sans-nom sentit son appétit s’éveiller. Pourtant il n’entama la mie qu’après avoir reçu le récipient en terre vernissée. Le fort fumet l’incita à garnir sa tranche d’une épaisseur conséquente de graisse et de viande mélangées. Il y croqua avec entrain, plongeant son regard dans les lointains verdoyants. Des ombres bosselés se fondaient dans le ciel bas. La portion terminée, il se lécha les doigts, pensif. L’émissaire lui tendit des galettes garnis de grains roussis dont il ne sut déterminer la nature.
— Où sommes-nous ?
— Cette ligne sombre au loin, ce sont les prémisses des bois du Hurlant, et derrière, plus au sud, les contreforts des monts d’Olfert. Nous obliquerons bientôt vers le nord pour franchir la Sina au Gué Vert. Si les intempéries de ces derniers jours n’ont pas gonflé les eaux, nous traverserons l’arche sans difficultés. Sinon nous redescendrons vers Talen pour emprunter le bac.
— Je croyais que nous devions rejoindre Olt par la Voie du Nord.
Alory sourit avec indulgence. Il se frotta les mains l’une contre l’autre avant de saisir une noix qu’il broya entre ses doigts. Le ton était condescendant. Celui d’un professeur pour un élève un peu benêt.
— Vos ennemis … le penseront également, Porteur d’espoirs. Ils perdront du temps à vous pister au Nord si, comme vous semblez le craindre, il leur venait l’intention de se lancer à notre poursuite. Je préfère rejoindre le Tarad. Sur la route, nous ferons étape dans les Commanderies Grises. Elles sont plus nombreuses que sur la Voie du Nord. Nous renforcerons notre escorte par la même occasion. Avec un peu de chance, nous atteindrons Lone demain dans la soirée. Espérons que les éléments s’apaisent d’ici là. N’ayez crainte, nous vous protégerons envers et contre tous.
Sans-nom hocha de la tête, le visage contrit. Il supposait que ses ennemis, les gorgys et la Mhapoaha Paha pour les nommer, se lanceraient à ses trousses. L’idée le fit frémir. Il remercia les Dieux Inconstants pour l’aide providentiel qu’il avait trouvée en se rendant à la Commanderie.
— Vous me voyez rassuré, Mystic Amidiel. J’ai hâte que nous ayons atteint la Ville Sainte.
— Ma mission est de vous y mener sain et sauf. Ne préjugez pas de vos chances à vous débarrasser des misérables Rats. Je connais bien cette engeance, croyez-moi, ils vous retrouveront en dépits de nos efforts. Aucun refuge ne vous préservera de leurs coups. Aucun si ce n’est la Ville Sainte, elle-même. Une fois à Olt, vous serez enfin en sécurité.
Puis il s’éloigna vers les varts qui se restauraient en retrait. Il revint bientôt, tenant des gobelets d’étain emplis à ras bord d’eau-de-nifoil froide. Sans-nom n’osa pas refuser la boisson traditionnellement prisée par le Peuple Gris. Lui n’en appréciait pas l’amertume prononcée d’autant que la robe foncée du breuvage n’annonçait rien de bon. Dès la première gorgée, le Tisseur réprima difficilement un frisson. Il surprit le sourire narquois du Mystic qui sirotait lentement le puissant nectar.
— Nous roulerons durant la nuit. Profitez du temps qu’il vous reste pour vous dégourdir les jambes et vous soulager. Cependant, ne vous éloignez pas trop, je n’aimerais pas me lancer à votre recherche dans cette pataugeoire.
 
Sur cette mise-en-garde, le Mystic lui tendit quelques noix et retrouva ses compagnons en laissant Sans-nom interloqué. Vraiment, une équipée qui s’annonçait sous des auspices peu encourageants. Avec un étonnant aplomb, le Mystic soufflait le chaud et le froid et l’enfant d’Yr’At’Thiel ne savait quoi en penser. Lorsqu’il se retrouva reclus dans le minuscule habitacle, il ne perdit pas un instant. Il se replongea dans la lecture des extraits de l’Ylliad. Toutefois les délires du Pourfendeur restaient totalement abscons. Peu à peu, une lassitude pesante l’envahit. Il s’allongea, recroquevillé, malgré les cahots incessants de la voiture. Un temps, il lutta pour garder l’œil ouvert mais il finit par s’enfoncer dans un sommeil poisseux, délétère, qui le fit transpirer, gémir et se débattre dans l’inconfortable habitacle. Il s’éveilla avec des maux de tête effroyables. Son estomac chavira au premier cahot. Il vomit à plusieurs reprises. Un peu plus tard, c’est à peine s’il s’aperçut que la voiture s’arrêtait. Apathique dans un coin de la banquette, pâle, dégoulinant de sueur. La portière s’ouvrit pour laisser la cruelle lumière du jour l’assaillir de milliers de petites aiguilles douloureuses. Quelqu’un le tira au-dehors où il s’écroula dans l’herbe. On l’assit de force puis un liquide glacé s’écoula dans sa gorge. Il toussa, éructa, recracha à demi l’eau-de-nifoil.
— C’est assez, laissez-le respirer ! Faites traverser les voitures. Nous vous rejoindrons ensuite ; l’air glacial l’apaisera un peu. Inutile toutefois qu’il reprenne pleinement ses esprits.
Des pas s’éloignèrent. Il demeura un long moment prostré. Le sol se dérobait sous lui. Il flottait dans une pénombre hostile. Chaque fibre de son corps le torturait à l’extrême. Progressivement les tremblements s’espacèrent. Alors les bruits proches retrouvèrent une certaine consistance. Il identifia le fracas de l’eau se brisant sur les rochers, les cris des hommes se hélant pour faciliter la manœuvre, puis la brise qui glissait entre les ramures, le sifflement d’un merle perturbateur et le lointain beuglement d’un lémoïd, le fracas du métal sur les billots de bois de l’arche. Enfin, près de son oreille, le souffle rauque d’un homme, chargé d’un puissant parfum poivré.
— Cela ira mieux si tu te détends. N’essaie pas de résister. Tiens, je t’ai apporté de quoi caler ton estomac.
Sans-nom reconnut la voix du Mystic Amidiel, sans s’étonner de cette soudaine familiarité. Il refusa d’un faible geste du bras. Pour rien au monde, il ne désirait bouger, ne serait-ce un orteil, encore moins s’alimenter. Toutefois, Alory insistait. Il lui glissa une galette épaisse entre les doigts gourds.
— De simples vertiges, un mauvais mal attrapé dans les basfonds du Palais. D’ici une heure, nous arriverons à la Commanderie de Lone. La Shaïa Shalipihanogua s’occupera de toi. En attendant, bois et grignote un peu afin de récupérer quelques forces. Nous traversons à pied. Je n’aimerais pas à avoir à te porter, Eliathan. A partir du Gué, la route est en bien meilleur état.
Pressé, le Mystic lui versa l’eau-de-nifoil entre les lèvres. Elle dégoulina sur son menton. Et, en effet, les douleurs s’atténuèrent peu à peu. Dans son crâne, l’orage l’oublia un temps. En se relevant péniblement, il remercia l’Homme Gris pour son aide providentielle. Alory le soutint par le bras. Le garçon respirait lentement. L’embrasement lui quitta les entrailles comme, à proximité, le monde perdait de sa luminosité magique. Il discerna enfin la scène qui se déroulait en contrebas de la route. L’ouvrage était composé de piles de pierres qui émergeaient des eaux tumultueuses de la Sina. Des arches et des bandeaux en pierre de taille les reliaient les unes aux autres. L’ouvrage était conséquent mais étroit. Le chemin de rondin de bois permettait à une seule voiture de franchir la rivière, renommée pour ses caprices. Un passeur guidait à la longe les bovins réticents. Il les encourageait de la voix. Le moindre écart et la voiture et son attelage chutaient dans les eaux tumultueuses. Sur l’autre rive, une tour ronde accotée à une longue grange au toit de chaume abritait un fonctionnaire local qui percevait un droit de passage au nom du baron dont les cinq représentants, armés de longues piques, se pavanaient sur un banc en observant, la mine réjouie, les efforts déployés par le passeur et les varts.
Le Mystic Amidiel attendit patiemment que la seconde voiture et son escorte soient hors de danger pour traverser à son tour avec l’enfant d’Yrathiel. Ce dernier divaguait passablement. Malgré leurs efforts conjoints, ses jambes se dérobaient sous lui. Il butait sur le bois à peine dégauchi des traverses entre lesquelles s’apercevaient les remous bouillonnants créés par les piliers. Traverser se résuma à un laborieux chemin de croix, sous les regards intrigués des gardes et des voituriers.
Rapidement, le convoi reprit la route. La forte odeur des vomissures provoquait des haut-le-cœur douloureux. En désespoir de cause, le Tisseur chercha à se réfugier au sein de l’Onirie. De longues minutes, il s’employa laborieusement à tisser un globe à feu. A peine réussit-il à accrocher une ridelle scintillante. L’Onirie se dérobait. La douleur mettait ses sens au supplice. Après plusieurs tentatives décevantes, il se laissa dériver.
 
Mère, pourquoi ne m’aviez-vous pas averti des dangers qui guettent les façonneurs de Rêves ? J’aurai pu alors affronter cette épreuve avec moins de hantise. Mon monde s’écroulait autour de moi et je n’en comprenais pas la cause. J’étais seul, dépouillé de tout, réduit au simple état d’homme du commun. Je crois que j’ai pleuré sur mon triste sort, même si les heures s’échevelèrent sans que j’en ai vraiment conscience.
 
Lorsque le garçon s’éveilla, il était nu et reposait sur une couche dure, recouverte d’un simple drap en toile rêche. Prisonnier d’une cellule étroite, à la rusticité monacale. Seule une solide porte basse permettait de quitter l’endroit. Une désagréable odeur de renfermé flottait dans l’air, cette froide exhalaison des pierres particulière à certains cloitres isolés. Un globe à feu reposait dans une lanterne grillagée, pendue à un crochet juste au-dessus de lui. Son aura lui parut blême et ténue. Une éternité durant, Sans-nom gémit en se pelotonnant sur lui-même. Puis, petit à petit, il apprivoisa la souffrance. Il aperçut un récipient en cuivre, posé au sol près d’une cruche en terre remplie d’une eau claire. Au pied de sa couche, des vêtements bruns, pliés avec soin. Les siens avaient tout bonnement disparu. Lentement, il s’adossa au mur et se frotta longuement les tempes, en clignant des yeux. C’est en vain qu’il rechercha l’apaisement de l’Onirie. Chacune de ses tentatives se solda par un échec. Alors une angoisse nouvelle chassa le tourment de la chair. Pour la première fois de sa courte existence, il était privé du don des Façonneurs.
« Mon enfant, tu te tortures en vain. Laisse-toi voguer plutôt que d’essayer de lutter…
— Bonne Amie, mais que m’arrive-t-il ? Je ne peux plus tisser ni même entrevoir les fils des songes.
— Ce n’est que passager. Ton corps doit éliminer les toxines avant que l’Ether s’entrouvre de nouveau. Dans quel mauvais pas t’es-tu encore fourré ? D’abord, raconte-moi comment tu es arrivé là. Une affaire urgente a retenu mon attention, j’en suis vraiment désolée. Me voilà de retour, juste pour te surprendre en bien mauvaise posture. Calme-toi ! calme-toi ! Laisse-moi tout bonnement lire dans tes pensées. Lentement, voilà, ouvre-toi ainsi. Ce n’est que moi, ta Bonne Amie, tu n’as absolument rien à craindre. Ferme les yeux. Respire profondément. Nous y sommes. Oh !...»
Fragile esquif, Sans-nom flottait sur le fil de la Voix affectueuse. Il ne s’autorisait aucune sensation pathogène ou morbide. Son Vouloir s’évertuait à effectuer la plus simple des actions primales : respirer. S’abandonner à cette autre qui était toujours présente dans les instants difficiles.
« Sans-nom, m’entends-tu ? Non, ne bouge pas. Ecoute-moi sans m’interrompre. Tu as été drogué sans aucun doute. Je ne connais que l’Ellagone qui puisse ainsi réduire les Talents d’un Tisseur avec une telle brutalité. C’est une cousine de la Belladone. On la ramasse en abondance sur les pentes abruptes de la Barrière Blanche. Les Mères l’utilisent parfois pour punir ou neutraliser l’une d’entre elles lorsqu’elle enfreint les Lois. Mais c’est très exceptionnel. Une utilisation à long terme se révélerait fort dangereuse, voire mortelle à dose élevée. Tu t’es de nouveau frotté à ce misérable Négus.
— Bonne-amie, que dois-je faire ? Aidez-moi à chasser le mal.
— Hélas, c’est au-delà de mes compétences. Qu’espérais-tu en te livrant à la merci des Protecteurs ? »
Sans-nom se sentit tout penaud. Une riche idée qu’il regrettait amèrement.
« Hum, je comprends. Mais la Shaïa Malahirava t’aurait aidé à quitter furtivement Galadorm comme nous l’avions convenu ensemble, il me semble. Et elle n’est pas sans ressources. Les maudits Rats aurait regretté amèrement de s’en prendre à elle… De toute manière, le mal est fait. Il nous faut à présent trouver un moyen de te sortir de là au plutôt. » 
Comme seule réponse, pour approuver cette suggestion, un long gémissement. Sans-nom se massait le front. Comme il tentait de se mouvoir, la douleur le submergea de nouveau. Sa vue se brouilla.
« Patience ! Patience ! Chaque chose en son temps. Tu as de la visite. Rallonge-toi et feins le sommeil. Ecoutons ce qu’ils ont à nous apprendre ! »
 
Le garçon reprit difficilement la position fœtale, le dos à la porte. Il entendit le bruit caractéristique du verrou que l’on tire puis la porte basse s’entrouvrit sur les visiteurs. Le Mystic Alory Amidiel approcha de la couche. Il contempla un long moment la forme inerte de l’enfant. Derrière lui, une Shaïa attendait dans une attitude étonnante, presque servile. Quand l’émissaire se tourna vers elle, la petite Mère parut effrayée, revêtue d’une robe en laine, brodée, simple de coupe. Alory goûtait peu la présence des Matriarches auxquelles il attribuait en grande partie la responsabilité des malheurs qui frappaient son peuple. 
— Quand pourra-t-il voyager de nouveau, Mère Aliéa Shalipihanogua ?
— Il est très faible, vous savez, Protecteur. Ce n’est encore qu’un enfant. Pourquoi forcer à ce point les doses convenues ?
— Peu importe, agissez pour qu’il puisse reprendre la route dès demain. Je ne m’attarderai pas davantage au sein des baronnies. Je dois atteindre Esorit dans les plus brefs délais.
La Matriarche hocha de la tête en signe d’assentiment. Par instants, des éclairs de colère brillaient derrière les longs cils.
— Si vous ne prenez pas plus de précautions, faites au moins preuve de commisération. Tuez-le de suite au lieu de le livrer à ces atroces tourments. L’Ellagone est un puissant poison. Recommencez à agir avec cette légèreté et c’est ce qu’il adviendra.
Alory ricana ouvertement. Il jeta un regard peu amène vers le garçon inerte et dévoila le fond de sa pensée sans retenue, caustique.
— Ne me tentez pas, Shaïa Aliléa. Nous tenons à annihiler les pouvoirs démoniaques de l’imposteur. Ce garçon est un monstre, un blasphème quoi qu’en disent certaines de vos sœurs. Une fois arrivé à Olt et démasqué, il mourra, de toute manière.
— La Liploca…
— …Obéit à l’Ordre Ancien, ma chère. Il est temps que soit rétablie l’hégémonie du Premier Clan. Le Pourfendeur l’a prédit en rédigeant les Livres Saints. Vous vous êtes ralliée à nous, il est trop tard pour hésiter, à présent. Vous savez ce que cela signifierait pour vous et ceux de votre clan, Mère Aliéa Shalipihanogua. Je tiens juste à ce que vous mainteniez cette raclure humaine dans un état de prostration. Il manipule l’Onirie, comprenez-vous ce que cela signifie ! Et ses soutiens sont nombreux parmi les humains.
— Alors suivez point par point mes prescriptions. Personne n’y verra à redire. Je vous prépare suffisamment de fioles pour que vous puissiez atteindre la cité portuaire sans qu’il reprenne connaissance.
Le Mystic agissait comme le Commandeur de la place et la petite mère du Neuvième clan une simple subalterne. Aussi inconcevable qu’il y paraisse.
— La Matriarche Glashahadi sera informée du zèle que vous déployez pour la réussite de notre sainte entreprise. Finalement, nous partirons à l’aube d’ici deux jours. Voyez, je prends en considération vos avertissements. Mais qu’il soit en mesure de poursuivre d’ici là. Prévenez également le Commandeur Gallières que cinq de ses varts se joindront à nous jusqu’à Olt. La prudence est de mise en traversant les baronnies.
Ils sortirent sur ces mots. Sans-nom entendit le pêne du verrou coulisser à l’extérieur.
— Bonne-amie, supplia-t-il finalement à voix basse, aidez-moi, je vous en prie…
 
Jamais je ne ressentis pareille faiblesse. Ce furent de sombres moments d’errance. Mon univers s’écroulait autour de moi. Cette foi profonde placée dans le Peuple Gris était battue en brèche. Devant ma misérable impuissance, je me persuadais alors qu’un autre méritait le titre d’Eliathan ! J’aspirais presque à disparaitre pour éteindre la douleur !
 
La nuit s’égrena sans qu’il ne reçoive de réponse à sa supplique. A la quatrième heure, la Shaïa Aliéa Shalipihanogua entra dans la cellule, accompagnée de serviteurs en tuniques brunes. Les lippys tenaient un baquet en bois d’où s’échappaient des fumerolles aux agréables fragrances florales. Ils plongèrent l’enfant dans l’eau chaude. Puis l’un d’eux le frotta énergiquement à l’aide d’une pierre ponce. Sans-nom ne manifesta pas le moindre intérêt comme si ce corps lui appartenait à peine. Les Gris l’observaient avec curiosité. Ils opéraient avec ménagement, évitant qu’il ne se cogne sur les rebords de la cuve. La Mère des clans s’absenta quelques instants. Dès qu’elle eut quitté la pièce, le serviteur qui le maintenait debout émergea de son indifférence. Il approcha les lèvres de son oreille.
— Seigneur Eliathan, les Inconstants vous protègent. Fuyez ! Ne les laissez pas vous conduire à Olt. Il n’y a plus que peine et misère là-bas. Aidez-nous ! Protégez-nous !
L’écho des pas dans le couloir interrompit la prière de l’Homme Gris qui redevint muet en une fraction de seconde. Il s’empara d’un grand drap. Aliléa Shalipihanogua enduisit le corps du prisonnier avec délicatesse. Sans-nom ne se faisait plus aucune illusion sur son sort. Innocemment, il s’était livré pieds et poings liés au Premier clan alors qu’il espérait échapper au Négus. Au moins ses amis n’auraient pas à pâtir de sa présence à Galadorm. De temps à autre, la Shaïa lui jetait de brefs coups d’œil intrigués. Selon elle, l’Ellagone n’expliquait pas entièrement l’état de l’enfant. Mais, pour rien au monde, elle n’aurait partagé ses doutes avec le Mystic Amidiel. Cet insupportable Protecteur méritait une leçon.
Lorsqu’il fut propre comme un sou neuf, les cheveux luisants, la peau rougie, elle le revêtit elle-même, faisant preuve d’une douceur étonnante. Puis ils l’abandonnèrent dans un état de bien-être proche de la béatitude. Les sels et les huiles produisaient leur effet salutaire. Sans-nom resta assis à somnoler, appuyé contre le mur.
« Mon enfant, le temps presse. Cet Amory Amidiel est aussi vil qu’un serpent mais bien plus dangereux. Les Matriarches n’interféreront pas en ta faveur. Apparemment l’une d’entre elles convoite le titre de Sagesse. Par nos Pères Créateurs, une Sagesse… comme si la dernière n’avait pas fait assez de mal ! Mais nous n’avons pas le temps de nous lamenter, peux-tu te lever et marcher ? » 
 
Sans-nom se redressa sur sa couche sans éprouver de vertiges. Les maux de tête, évanouis. Il fit quelques pas dans la minuscule cellule sous la pâle clarté du globe à feu. Il s’observa avec étonnement, habillé comme un serviteur humain des Matriarches d’Olt. Une tunique brune de bonne texture, serrée à la taille par un ceinturon, une culotte traînant au sol, trop grande pour lui, des sandales lacées sur les chevilles. Dans cet accoutrement anonyme, on l’imaginait sans difficulté au service de la Shaïa Aliéa Shalipihanogua. Il découvrit le havresac, dans un coin de la pièce. Jusque-là la pénombre avait suffi à masquer sa présence. C’est avec un grand soulagement qu’il constata que rien ne manquait de son précieux contenu ; ni le livret de Nashie, ni la flûte de Vieux Saule, encore moins l’écusson des Maîtres-dragon. Il le caressa avant de glisser la chaine autour de son cou. Sentir cette présence contre sa peau nue lui apporta un certain réconfort.
« Sans-nom, trouvons un moyen de fausser compagnie à ces tristes sires avant d’atteindre la cité d’Olt. C’est crucial. Tu n’es pas encore prêt à affronter le Premier clan. Connais-tu une plante que l’on nomme « Caliandre » ou « tapis veineux » ? »
Sur une pensée négative de la part du prisonnier, Bonne-amie poursuivit : « C’est une mousse assez commune que l’on trouve fréquemment au pied des feuillus, dans les boisées du Continent. Ses ramifications sont complexes, d’aspect touffu. Ses feuilles vertes et raides se terminent en petites pointes rouge sang, reconnaissables entre toutes. Un tonique parfait qui contrecarre les effets de l’Ellagone. Dès que l’occasion se présentera, tu en ramasseras. Il suffit de la mâchouiller lentement. Le gout est un peu désagréable mais supportable. Avale avec parcimonie ce que l’on te donnera d’ici-là, je te le recommande. Il existe de nombreux moyens d’administrer l’Ellagone. Le mieux serait de t’abstenir de boire l’eau-de-nifoil que ce démon te propose avec tant de largesse. L’Ellagone doit être administrée régulièrement pour maintenir le sujet dans un état végétatif qui l’empêche de percevoir l’Onirie.
— J’essaierai, promit l’enfant au bord des larmes. »
Tromper la vigilance des Protecteurs et fuir alors qu’il tenait à peine sur ses jambes, il s’en sentait incapable.
« Ne pouvez-vous pas m’aider ? songea-t-il, larmoyant.
— Réfléchissons. D’abord, offre-leur ce qu’ils sont venus chercher à Galadorm : un imposteur, pleutre et vil à souhait. L’ombre d’un Porteur qu’ils mépriseront sans mal avant de le rejeter. Nous allons les battre à leur propre jeu. »
Le garçon manifesta son incompréhension.
« Joue-leur la comédie, ça ne devrait pas être trop compliqué – un léger silence amusé – Sois odieux, geignard, misérable. Plains-toi d’un rien et, surtout, confirme-leur que l’Ellagone agit au-delà de leurs espérances. Ils ne doivent pas soupçonner que tu as percé leur plan à jour. Au contraire, en jouant l’idiot, persuade-les qu’ils ne se trompent pas sur ton compte. Ainsi tu endormiras leur méfiance et affaiblira leur vigilance… »
Sans-nom ne partageait pas la confiance de son interlocutrice. Il craignait le géant gris qui veillait sur lui et il n’était pas assuré de se procurer de la Caliandre en cours de route. En réalité, il aspirait au repos et à la tranquillité.
« Ecoute-moi, j’ai pensé à un petit stratagème qui te permettra de fausser compagnie à tes gardiens. Mais il te faut avant tout retrouver un peu de force physique. Oublie l’Onirie pour le moment, tu te fatiguerais en pure perte tant que l’Ellagone coulera dans tes veines. Ton organisme éliminera progressivement le poison, il faut te montrer patient… »  La Voix exposa son idée avec concision puis se tut. « Bonne-amie… » Aucune réponse, elle était partie, une fois de plus.
 
Les jours qui suivirent le départ de Lome se ressemblèrent étrangement. Chaque étape au sein d’une Commanderie voyait la petite troupe grossir et les chances pour Sans-nom de s’échapper s’amenuiser. Le garçon suivait à la lettre les directives de Bonne-amie. Au bout du second jour de jérémiades, Alory Amidiel, excédé, le planta là en crachant au sol pour marquer son écœurement. A présent, à tour de rôle, les varts apportaient les repas sans lui marquer le moindre intérêt. La surveillance se relâcha progressivement.
Alors qu’ils longeaient l’immensité des boisées du Hurlant, l’opportunité se présenta de ramasser la fameuse Calliandre au pied d’un chêne majestueux alors que le vart qui accompagnait le garçon hors du véhicule s’éloignait pour soulager un besoin naturel. Son apparente docilité, les incessantes pleurnicheries lui offraient une plus grande latitude dans ses déplacements. L’escorte était convaincue avoir affaire à un digne représentant de la race humaine, veule et geignard. Sans-nom recrachait régulièrement l’élixir de la Matriarche dès que son geôlier s’éloignait. Il mâchait à longueur de temps les petites mousses à la texture caoutchouteuse. Certes, par moment, des vertiges l’accablaient encore mais il ne cherchait plus à les combattre. A son grand soulagement, il récupérait rapidement des forces depuis Lome.
 
Le convoi obliqua vers le nord-est avant de longer le Tarad paresseux. La Route s’élargit. Le trafic devint de plus en plus dense. C’était un pays moutonné de vergers et de pâtures. Le Cinquième Jour de Kolma, ils traversèrent le fleuve en fin d’après-midi. Il était temps de réaliser la phase la plus périlleuse de leur plan. A cause de la foire des Grands Calmes, l’affluence était impressionnante. Une joyeuse cacophonie les assaillit dès qu’ils eurent laissé derrière eux la dernière crête pour descendre vers une vaste plage qui bordait, sur cette rive du Tarad, un passage empierré dénommé le Gué de Lesly. Sur un remblai de terre, une palissade en rondins épointés protégeait une dizaine de baraquements en pierre, des enclos et des ateliers à ciel ouvert qui fourmillaient d’activités. La bannière étoilée d’Atéïas flottait au sommet des portes. Les voitures et l’escorte, forte d’une quarantaine de cavaliers à présent, fendirent la foule qui s’écarta vivement. Après avoir réglé les droits de passage, les Protecteurs Gris entamèrent la traversée. A cet endroit, l’eau montait jusqu’aux jarrets des mult-liots qui renâclaient à avancer en secouant leurs têtes de haut en bas.
 
Dans la voiture close, Sans-nom attendait avec impatience le moment propice. Le stratagème élaboré par Bonne-amie prenait en compte deux facteurs cruciaux. L’impétuosité du courant qui entrainerait rapidement son protégé et la baisse de vigilance des gardiens occupés à faire traverser les voitures et leurs propres montures. Il attendait le milieu du fleuve pour s’élancer de la voiture. Seulement ce plan reposait sur une supposition qui, jusque-là, s’était en grande partie confirmée. Régulièrement, il vérifiait que les portières de la voiture n’étaient plus verrouillées comme au premier jour. Une heure auparavant, il avait testé l’une d’entre elles avec succès. Le moment venu, il apprêta ses affaires, ajusta le havresac et pria les Inconstants de lui apporter leur aide dans sa fuite. Puis, lentement, il poussa la portière donnant sur l’aval du Tarad. Mais celle-ci résista à l’effort, même lorsqu’il réitéra sa tentative avec plus de vigueur.  Durant quelques secondes, le garçon demeura abasourdi. L’instant suivant, Sans-nom tempêtait et donnait des coups de pieds et des coups de poings contre les parois du véhicule. Le sinistre voyage se poursuivit jusqu’aux portes d’Esorit.
 
En retrait à l’ombre des grands chênes, la Commanderie surplombait la cité marchande. Une muraille crénelée, munie de tourelles et de hourds, cernait la lourde bâtisse surmontée d’un beffroi. Dans la cour pavée, des appentis abritaient les ateliers des lippys, des réserves et des écuries. Quand le convoi approcha, les lourds ventaux s’entrouvrirent au son cliquetant des treuils et des chaines. Contrairement aux étapes précédentes où il avait été immédiatement conduit dans une cellule isolée, cette fois, les Shaïas transportèrent Sans-nom jusqu’à une petite chambre proprette, au troisième étage du massif édifice. Un tapis de laine recouvrait l’intégralité du plancher. Au plafond reposait un globe à feu, gros comme un poing, dans une cage de métal. Sa lumière suffisait à éclairer l’exiguïté de la pièce. Sur une table basse fumait une viande recouverte d’une épaisse gelée verdâtre, auprès d’une cruche et d’une timbale en fer. Dans une vasque creuse en bois, des grappes de raisin attisèrent son appétit. Les petites Mères des clans le contemplèrent en jacassant avant de sortir, l’une après l’autre, et de refermer la porte basse.
Le garçon délaissa l’eau de peur qu’on y ait versé de l’Ellagone. Il mangea jusqu’à satiété, le regard dans le vague. Brusquement, il se leva et s’approcha de la porte. Fermée à double tour comme il s’y attendait. Il était bien prisonnier des Gris.
Trois jours s’écoulèrent, interminables. Seules les Matriarches qui l’avaient accueilli à son arrivée s’occupèrent de son bien-être. Silencieuses, attentives et prévenantes. Elles le menèrent au bain où Sans-nom rêvassa dans un baquet rempli d’eau chaude et de mousse, l’habillèrent avec plus de prévenance, le coiffèrent et veillèrent à ce qu’il ne manqua de rien. Seulement, elles répondaient par un petit sourire contrit à toutes les questions qu’il tentait de leur poser. Au bout d’une journée, il renonça à les solliciter. Le second jour, la Commanderie, jusque-là assoupie, s’anima bruyamment avant de retrouver sa torpeur habituelle. Il ne quittait pas sa chambre. Ce qui inquiétait le plus Sans-nom, c’était que sa réserve de Caliandre s’épuisait rapidement. Malgré plusieurs tentatives, l’Onirie demeurait toujours hors de portée. Bien-sûr l’Ether regagnait peu à peu – signe encourageant - de sa brillance mais il lui était toujours impossible de tisser la moindre création.
Cet après-midi-là, ses geôlières soignèrent sa toilette. Elles remplacèrent la livrée des serviteurs par un costume élégant. Accoutré de la sorte, Sans-nom aurait pu passer pour le rejeton d’un commerçant cossu d’une baronnie humaine. D’une sobriété austère, les tissus et les velours, les lacets et les revers arboraient une confection et des finitions de qualité. Il faisait presque nuit lorsque des varts armés jusqu’aux dents le conduisirent jusqu’à une salle au plafond couturé de poutres peintes de couleurs vives. Deux colonnades en bois sculpté, ornementées d’animaux mythiques, menaient à une estrade. De larges chaises à bras, revêtues de velours richement décorés des armoiries du Pourfendeur, trônaient en son centre, entre des braseros qui dispensaient chaleur et lumière.
Encadré par les Hommes Gris, Sans-nom s’assied sur un coffre ventru placé au pied de l’estrade. Il sentait pesé sur lui le regard d’invisibles observateurs. Jouant son rôle à la perfection, il dodelina de la tête et des épaules et se gratta le nez avec application. De doucereuses senteurs infestaient l’endroit. Venant des tréfonds du bâtiment, il perçut les sourds battements des tambours, puis il surprit des glissements de pas en provenance des arcades basses, plongées dans l’obscurité. Glissant la main sous le tissu de la chemise, il saisit le lourd écusson de métal. Depuis quelques temps, lorsqu’il le portait à même la peau, il éprouvait comme une chaleur diffuse à son contact. Sa présence rassurante chassait les peurs. L’appréhension diminua.
Il n’attendit pas très longtemps. D’une petite porte aménagée à l’arrière de l’estrade, d’étranges Shaïas, vêtues de longues robes blanches resserrées sous la poitrine par une ceinture, se présentèrent en procession. Sans-nom ouvrit de grands yeux, surpris par leurs crânes rasés et les marques de scarification au front et sur les joues. Elles l’entourèrent en lui adressant des saluts courtois. Elles se déplaçaient par petits pas saccadés.
Puis parut la Matriarche Eliléa Glashahadi.