Le fils des Vents.
Livret 1 : La foire des Grands Calmes.
Chapitre quatre : La condamnation.
Un crachin persistait sur la Cité des Miroirs. Pourtant deux silhouettes solitaires bravaient les éléments du haut du chemin de ronde. Le convoi du baron Osvald s’éloignait entre les statues ruisselantes du dragon Moesmihr, sous la protection d’une escorte forte d’une trentaine de gardes galarais.
— Reviendront-ils un jour à Galadorm, Nashie ?
— Lorsque leur peine se sera atténuée, sans doute. La mort d’une enfant est la plus terrible douleur qu’un parent puisse ressentir. Une détresse qui ne s’efface jamais.
La Damoiselle Lilia se serra contre la lourde houppelande de la Mère des clans qui, protectrice, l’enserra de son bras.
— Moi non plus, je n’oublierai jamais ma Gallia. Si j’avais refusé de descendre dans ce maudit souterrain, mon amie serait encore en vie. Je ne me le pardonne pas.
La Shaïa Malahirava Nashiréa caressa les cheveux luisants de la jeune fille. Quatre jours s’étaient écoulés depuis la triste nuit durant laquelle les trois amis rencontrèrent le Négus dans les souterrains du Palais. De longues journées d’affliction et de colère. La Matriarche s’était installée à demeure et n’avait pas quitté la jeune fille. De leur côté, Dame Lustre et Vif Alban se montraient inconsolables. Dame Lustre s’était retirée en ville alors que Vif Alban, depuis le départ précipité de Sans-nom, refusait de sortir dans son logis dans l’aile sud.
— Rentrons, souffla doucement la Femme Grise, sinon nous risquons d’attraper la malemort. Un triste temps pour de tristes adieux.
— Encore un instant, réclama la jeune fille.
Elle s’essuya le visage.
— Est-ce que le baron Tilmervert nous quittera lui aussi ?
— Non, je ne crois pas, à présent qu’il est devenu ton unique Tuteur. Il s’est empressé de prendre des mesures lui permettant d’administrer Anfert en la personne du Maître de Guerre Hubert. Galadier est un homme de grande valeur, à la une droiture exemplaire. Il faut vous montrer forte, la gronda gentiment Nashie. Le Galad a besoin de vous. Vous êtes la dernière des Goshaques encore en vie, exceptée Dame Gilles bien sûr, mais son esprit folâtre loin de cette réalité. Votre famille a toujours régné entre ces murs. Votre avenir est à présent tout tracé, Damoiselle.
Sans enthousiasme, la jeune fille opina du chef. La Matriarche saisit l’ombre qui voilait depuis le drame son habituelle espièglerie. Lilia avait trop vite vieilli en quelques heures. Une obscure mélancolie la hantait à présent.
— Nous nous sommes déjà trop attardées en ce lieu. Ce brave Allélian doit nous maudire.
Avec fermeté, elle la poussa vers la petite poterne qui s’ouvrait sur l’escalier de la tour mais la Damoiselle Lilia ne renonçait pas aussi facilement.
— Est-il vrai qu’il a renié son clan pour rester parmi nous ?
La Shaïa lui saisit le visage entre ses deux mains et approcha sa bouche de son oreille : « Voilà une affaire qu’il vaudrait mieux éviter d’évoquer en sa présence. En effet, il s’est déclaré Nesn-Lces auprès du Mystic Alory Amidiel. Et sans m’avoir concertée d’ailleurs. »
La jeune fille plongea son regard incisif dans les yeux bleus de la Mère.
— L’en auriez-vous dissuadé ?
Nashie prit un temps pour répondre dans un souffle.
— Sans aucun doute… car s’affranchir des Clans, c’est se retrouver seul, orphelin et apatride. C’est un choix terrible pour un Homme Gris. Mais il s’occupe de la défense de la cité auprès du Capitaine Liard. Cette tâche devrait l’absorber et lui faire oublier son exil. Allélian n’est plus un enfant. Nous respectons son choix.
Elle fit volter l’enfant qui la dominait de quelques pouces et, vigoureusement, l’entraina à l’abri. Au pied de la tour, l’ancien Mystic les attendait, stoïque sous la pluie. Vêtu de sa longue combinaison bariolée qu’il portait alors qu’il était encore Voyageur du Clan des Eaux dormantes.
Des globes à feu voltigeaient entre les arcades en pierre de taille, surchargées de motifs floraux. Dans l’âtre, un feu joyeux pétillait. Il répandait des ondes de chaleur réconfortantes dans le petit salon. La Shaïa servit une chaude infusion de chalme au miel. Lilia en adorait le goût légèrement amer. Elle s’était changée, séchée, et portait une robe longue, toute simple, d’un bleu pastel, resserrée à la taille par un énorme nœud. Les cheveux peignés et rattachés en chignon en forme de boule à l’aide d’épingles. Lilia tendait vers le feu ses petits pieds en remuant les orteils. Nashie lui tendit une tasse fumante. Puis elle se saisit de la seconde avant de s’assoir dans un fauteuil tapissé d’étoffes cramoisies.
— Mon enfant, il est temps que nous parlions de cet avenir que nous évoquions tantôt sur la muraille. Même si le baron Tilmervert est votre Tuteur pour les cycles à venir, vous devrez toutefois administrer en personne, sur ses conseils, la cité et les bourgades qui en dépendent. Une tâche ingrate et fort exigeante.
— Comme j’aimerais que Paul soit là. Avec lui, tout semblait si simple. Père disait toujours qu’il ferait un meilleur baron que lui. Comme ils me manquent tous les deux !
— Je sais, je sais mais, point de regrets, ma petite. On m’a demandé, entre autres, de m’occuper de votre éducation que le baron Goshaques, soit dit en passant, a trop longtemps négligée. Votre père n’imaginait sûrement pas les malheurs qui se sont abattus sur cette maison quand il nous a quittés…
— Nashie, pourquoi notre Maître-dragon s’en est-il allé ? Et en compagnie de cet épouvantable Homme Gris !
La Damoiselle repoussait manifestement l’heure où il lui faudrait endosser le costume exigeant de baronne de Galadorm, faire face aux responsabilités et aux devoirs qui s’y rattachaient. La Shaïa but longuement, les yeux mi-clos. Elle regrettait le départ précipité du fils d’Yr’At’Thiel mais le comprenait. Au plus profond d’elle-même, Nashiréa s’en voulait de n’avoir pas su prévenir l’intrusion funeste du Négus au cœur même du palais.
— En quittant Galadorm, Sans-nom pense nous préserver des machinations du Négus Shéhoshar. Du moins c’est ce que prétend le Capitaine Liard.
— Croyiez-vous qu’il ait bien agi ?
— Ce que je pense importe peu, jeune fille. J’espère simplement que nous profiterons de l’opportunité qu’il nous a offerte pour nous préparer au pire.
Lilia plia ses jambes. Elle se tourna vers la petite Mère des Clans. Se trouver auprès d’elle la rassurait. Elle lui sourit avec un brin de timidité.
— Pourquoi les Clans lui demeurent-ils hostiles ?
— Oh, les choses ne sont pas toujours telles qu’elles le paraissent. Depuis que la Shaïa Naharashi Elivashavitara l’a désigné Eliathan, des bouleversements irréversibles agitent mon Peuple. Sans-nom est sans nul doute un Porteur d’espoirs. Là où il passe, les évènements s’accélèrent en bien comme en mal. Rien ne perdure après sa venue. Tel est l’espoir ! autour de lui, la vie s’anime en conséquence. Le désespoir, lui, incite à l’immobilisme, la négation, la mort. Songez-y avant de ressasser de tristes pensées. Elles entraveront votre jugement. Le passé doit nous aider à préparer l’avenir et non restreindre nos initiatives.
— Je ne comprends pas, Nashie. S’il est vraiment cet Eliathan que les vôtres réclament, pourquoi le traiter comme le pire des mécréants ?
Comme à son habitude, il lui fallait comprendre afin d’accepter. La Matriarche lui adressa un long regard affectueux puis eut un petit geste de la main résignée. Cette fois, elle ne s’en tirerait pas par une simple pirouette.
— Les guerriers sont ainsi. Humains, Gris, nains, ils se complaisent à brouiller la plus limpide des vérités jusqu’à ne plus savoir l’interpréter. C’est comme un jeu, un peu puéril certes, mais un jeu dont ils raffolent. N’oubliez pas cela, Damoiselle Lilia, les hommes restent de grands enfants qu’il faut écouter pour agir de sorte à satisfaire leur appétit démesuré. Jadis, le Peuple Gris possédait d’immenses Territoires administrés par des Ainés, sous l’égide d’un Premier. Les Mères servaient l’Ordre Etabli sans état d’âme. Servilement, si vous voulez mon avis. C’était bien avant Marsangs et la dernière Vague du Mur. Alors notre monde s’en trouva littéralement pulvérisé. Dans l’Ylliad, au second livre, et à la fin du Cinquième si je ne m’abuse, le Pourfendeur prédit qu’un Prédestiné offrira un nouvel avenir aux Protecteurs Gris qui retrouveront alors le rang qui fut le leur à l’Aube des Temps…
— Sans-nom…, murmura l’enfant, le menton sagement posé sur ses mains jointes.
— Peut-être… Seulement notre Tisseur se heurtera à ceux qui veulent voir l’Ordre Ancien rétabli. Les Clans sont divisés à présent, plus que jamais.
— Saviez-vous que Gallia était amoureuse de lui ? Nous en plaisantions souvent quand nous étions seules. Ma pauvre amie…
— Et vous, Damoiselle, que ressentiez-vous ? demanda Malahirava Nashiréa, soudain attentive à ce qui tourmentait sa protégée.
— Oh moi… je l’aime aussi, mais pas comme elle. Sans-nom est mon ami, un peu comme un frère. A ces côtés, je me sens en sécurité. De toute façon, l’amour, ce n’est pas pour moi. Inutile de l’évoquer en ma présence !
Elle parlait avec une infinie tristesse. Sa poitrine menue se souleva soudain sous un long soupir. La Mère des Clans dégustait la chaude tisane en réfléchissant.
« Se peut-il, jeune fille, que votre âme aspire après un autre ? songea Nashie. Attention l’amour est un oiseau volage qui fait souffrir plus qu’à son tour les cœurs trop tendres. »
La nouvelle baronne de Galadorm plongeait son visage dans la tasse, les yeux mi-clos.
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La Sagesse Eliléa Glashahadi se tenait immobile depuis de longues minutes, perchée sur un marchepied de bois. Par un œilleton dissimulé dans le mur, elle regardait leur invité faire les cents pas. L’obscurité emplissait la pièce, en tout point identique à celle dans laquelle elle retenait Sans-nom prisonnier. Le Mystic Amidiel attendait près de la porte entrouverte, les mains jointes dans le dos. Elle détacha son visage de la cloison, perdue dans une intense réflexion. Tant de cycles à attendre cet instant. Près de trois cent cinquante cycles depuis le début d’un noviciat éprouvant dans les îles d’Argiat, balayées par les vents et les tempêtes. Par deux fois, la Femme Grise à la maigreur maladive retourna à son poste d’observation telle l’araignée, tapie dans son trou, prête à fondre sur le chétif moucheron empêtré dans la toile. L’émergence de ce nouveau Prédestiné précipitait les évènements mais, en fine politicienne, rouée des complots et des manœuvres souterraines, elle tirait profit – oh combien – des luttes intestines qui agitaient les clans. Et elle touchait enfin au but.
Pourtant, d’étranges appréhensions la hantaient depuis peu. Certains clans lui étaient hostiles. Des Mystics parmi les plus honorables protestaient, véhéments, contre le rétablissement de l’Ordre Ancien. Il en était de même parmi ses sœurs, encouragées par cette vipère d’Elivashavitara. Avec perplexité, elle examinait l’adolescent. A l’encontre de certaines Matriarches, elle ne possédait pas le Talent de lire les Devenirs dans l’Ether. Ne pouvant pas se confier à l’une d’entre elle, il lui fallait avancer à l’aveugle et risquer de tout perdre.
Elle venait à peine d’arriver à la Commanderie d’Esorit et n’avait pas pris la peine de retirer le manteau de voyage, trop épais pour l’intérieur. A son front perlait un fin film de sueur. Elle s’approcha du Mystic avec autorité. Son regard rapace fouilla les traits harmonieux de l’émissaire.
— Je vous l’ai écrit, votre Sagesse, ce n’est qu’un misérable rejeton humain que ce soi-disant Prédestiné. Il s’est livré à nous sans résistance. Alors qu’il aurait pu rester bien à l’abri derrière les forces amassées sur le seuil du palais. Vous n’avez rien à craindre de ce mécréant si vous voulez mon avis !
— Voyez-vous ça, mon cher Alory ? La Shaïa Naharashi Elivashavitara a pourtant distingué ce malheureux parmi une floppée de prétendants, il y a plusieurs cycles de cela. Puis elle l’a éduqué, sans relâche, malgré sa santé vacillante. Aurait-elle perdu tout ce temps s’il n’y avait pas une possibilité qu’il soit ce qu’il prétend être ? Ne sous-estimez pas les facultés de votre prisonnier.
Amidiel renifla avec humeur, son visage s’empourprant.
— La petite Mère du Troisième clan se trompe, votre Grandeur, comme toutes celles qui l’assistent depuis lors. Ce Sans-nom n’est pas Eliathan, c’est un humain !
Le visage osseux, ingrat, de son interlocutrice se figea, signe de réprobation. Immédiatement, le Mystic s’effaça en ouvrant grand la porte. La Sagesse sortit dans le corridor désert et s’éloigna de quelques pas avant de lui faire face. Malgré sa petite taille, pour une Femme Grise s’entend, il se dégageait de sa personne une autorité naturelle et une menace latente pour qui oserait s’opposer à elle. Alory Amidiel en avait conscience.
— Ne soyez pas si naïf, Mystic ! ne laissez pas vos préjugés prendre le pas sur votre réflexion. Ce jeune homme a réussi à fuir sa patrie. Il a échappé aux hordes de l’océan lancées à ses trousses. Une Première l’a éduqué durant de longs cycles en forêt de Brye. Les nôtres ont également armé son bras et son esprit. Dernièrement il s’est opposé à la Mhapoaha Paha avec succès. Ce garçon, si insignifiant peut-il paraître, l’a emporté à deux reprises lors d’une confrontation directe avec le Négus Shéhoshar qui n’est pas le premier venu, vous en conviendrez. Cet enfant tisse l’Ether. Vous m’entendez Mystic Amory, il possède un Talent, pauvre humain qu’il soit, et les Inconstants seuls savent quelles autres surprises il nous réserve. Alors ne venez pas m’assurer qu’il n’y a rien à craindre de lui. Prouvez-le-moi !
L’émissaire vacilla sur place. Il maudit en secret son arrogance coutumière. L’inquiétude que montrait la Sagesse lui semblait hors de propos mais il préféra faire profil bas.
— Nous devons rester vigilants. L’ennemi est parmi nous. Il endosse bien des apparences trompeuses. La Cérémonie est-elle prête, comme je vous l’ai demandé dans ma dernière missive ?
Alory retrouva un peu de contenance.
— Il nous reste quelques détails à régler mais demain au plutôt. Quand désirez-vous rencontrer l’enfant ?
La Sagesse réfléchit avant de répondre. Elle jeta des regards furtifs vers la chambre où était enfermé Sans-nom. Elle hésitait. Une fois la confrontation accomplie, elle ne pourrait plus faire marche arrière.
— Deux jours. Deux jours conviendront parfaitement. Vous convoquerez l’ensemble de la communauté résidant à proximité. Qu’ils assistent à la déchéance de ce prétendu Eliathan. Ensuite débrouillez-vous pour qu’ils aillent clamer haut et fort ce que leurs yeux auront vu. Cette farce a assez duré.
Le Mystic s’inclina. Il s’apprêtait à partir, ragaillardi mais la Matriarche le retint.
— Réduisez les doses d’Ellagone. Il faut que le garçon paraisse parfaitement maitre de lui lors de la cérémonie.
— Bien, votre Sagesse, il sera fait selon vos désirs.
— Oh, Mystic Amidiel, si notre entreprise réussit alors je n’oublierai pas votre part. Vous recelez en vous les qualités dans lesquelles se forgent les plus hautes destinées.
Alory Amidiel sembla sonné sur le coup. La Matriarche le couva d’un petit air satisfait puis elle l’abandonna à ses rêves de grandeur, parfaitement consciente des graines qu’elle semait.
Ce soir-là, Eliléa Glashahadi s’assit en soulevant les lourds replis veloutés de la robe couleur de nuit. Sans-nom frémit en la découvrant. D’une maigreur incroyable, la peau crayeuse tendue à l’extrême sur une ossature d’oiseau de proie. Ses yeux gris, teintés d’ivoire, se posèrent sur l’enfant sans la moindre bienveillance. Ils le fouillèrent avec une évidente jubilation. Alors elle s’adressa au Prédestiné d’une voix haut perchée afin que l’assemblée, acquise à sa cause, puisse se délecter de ses paroles.
— Ainsi nous nous rencontrons enfin, enfant perdu d’Yr’At’Thiel. Sois le bienvenu parmi les nobles représentants du peuple gris ! Avant de t’ouvrir les portes du Royaume, nous devons vérifier certaines allégations te concernant. Approche en confiance, même si, pour notre part, nous ne partageons pas les croyances de notre malheureuse sœur Naharashi…
Des gouttes de sueur dégoulinaient dans le dos du garçon. Des chuchotements excités l’environnaient, qu’il distinguait à peine. Une appréhension soudaine le submergea. En jetant autour de lui des regards inquiets, il rompit le lien perfide qui le liait à son hôtesse. Le ton devint menaçant. Brusquement.
Bas les masques !
— En quoi serais-tu un Porteur d’espoirs, imposteur ?
Déconcerté par ce brusque changement d’attitude, Sans-nom se racla la gorge avant de répondre. Dans la solitude forcée de sa chambre, il avait maints fois imaginé la scène, rodé un discours qui lui permettrait dans un premier temps d’arrondir les angles, d’apaiser les tensions, en un mot, de leur prouver sa bonne foi. Mais sa voix dérailla dès la première syllabe.
Cette Mère-là, il ne l’aimait pas. Pas du tout même. Comment pouvait-elle se déclarer Mère des Clans au même titre que la malicieuse Naharashi Elivashavitara ou la douce Malahirava Nashiréa ! Elle n’en était que le sombre reflet au sein duquel bonté et compassion ne trouvaient pas leur place. Un profond sentiment d’injustice naquit dans son esprit éreinté. Oubliant les sages recommandations de Bonne-amie, le fils de Tyrson riposta.
— Je ne prétends rien, clama-t-il d’une voix plus forte qu’il ne l’aurait fallu. Si l’on m’attribue cet honneur, c’est que les faits et mes actes semblent le suggérer. D’autres parlent pour moi ! Et je n’ai à répondre de ma qualité de Porteur d’espoirs qu’en présence des Clans. Que l’on me conduise devant eux. Nous verrons ce qu’il en est !
Dans le regard de la femme-enfant, une petite lueur de satisfaction luit une fraction de seconde. Défigurée par les nombreuses incisions superficielles qu’elle s’infligeait elle-même pour atteindre à la pureté de l’âme, son visage afficha une joie cruelle. Décidément, cet humain réagissait comme elle l’espérait. Elle le mènerait facilement là où elle le désirait, c’est-à-dire à sa perte.
— D’autres, oui, en effet… Notre chère sœur Naharashi Elivashavitara, dont tu as corrompu l’entendement. Elle a sombré dans cette dangereuse obsession. Pauvre créature, si faible, si influençable. Heureusement, la Source se montre miséricordieuse pour les plus fragiles d’entre nous. La mort est venue soulager ses souffrances. Oh ! tu l’ignores donc… Notre sœur Naharashi Elivashavitara ne parvenait plus à affronter les souffrances qui perduraient après sa rencontre avec le démon, celui qui garde la cité interdite dont tu te prétends natif. Elle a fini par se livrer au Haut-Mal. Que les Inconstants la tiennent en miséricorde. Pauvre petite Mère, voilà où vous mènent certaines chimères. Une perte inestimable pour notre peuple !
Ma chère Elie, à cet instant, votre protégé ne soupçonna pas la perfidie, dissimulée derrière la contrition de cette femme monstrueuse. Je le sais aujourd’hui, mais, alors, je ressentis seulement une terrible douleur. Vous perdre m’était inconcevable. Les affres de ce malheur me livrèrent pieds et poings liés comme vous le savez déjà.
La nouvelle inattendue de la mort d’Elie le frappa au cœur. Le visage pâle, il accusa le coup en serrant les poings. Cette révélation fit écho aux doutes qu’il entretenait sur son sort. Perdu dans la tourmente, il entendit à peine la Femme Grise quand elle lui demanda une nouvelle fois de s’approcher. L’une des Matriarches le poussa en avant. Comme un automate, il monta les marches, les lèvres tremblantes, des larmes plein les yeux, la colère éteinte, la tristesse au cœur. Seule existait la peine, sincère et ravageuse.
A ce moment, il y eut un mouvement au fond de la salle. Une clarté nouvelle envahit les bas-côtés. Le Mystic Alory Amidiel approchait, accompagné des Protecteurs Gris de la Commanderie. Somptueusement vêtu, le front cerné d’un cercle d’argent. Il s’assit avec désinvolture auprès de la Matriarche. La courte cape violine couvrait en partie un magnifique surcot piqueté de pierreries. Des diamants brillaient à ses lobes. Des bagues précieuses ornaient chacun des doigts fins, manucurés. Une lueur triomphale dans le regard, il dévisagea l’enfant affligé, flanquée de deux matrones. Des lippys déposèrent des lanternes au bord de l’estrade avant de se retirer. A présent, dans la vaste salle se tenaient réunis près de cent cinquante représentants du Peuple Gris. Tous fixaient avec un mélange de curiosité - et d’aversion pour la plupart - l’enfant humain lorsqu’il s’arrêta, écrasé par la douleur, devant Eliléa Glashahadi. Le poids de la culpabilité ployait ses épaules. Une fois de plus, l’une de ses amies payaient chèrement ses folles prétentions. Son apparente soumission en réjouit plus d’un, persuadés qu’enfin l’odieuse tromperie apparaissait au grand jour. La drôle de Shaïa lui attrapa les poignets qu’elle serra avec force. Elle marmonnait d’une voix si basse que même Alory, assis en retrait, ne put l’entendre. Des mots, perfides, destinés à Sans-nom et à lui seul.
— N’aie crainte, ta peine guérira avec le temps. Ouvre-toi à la Mère des Mères qu’elle puisse mieux te connaître. Dérobe-toi et tu souffriras inutilement.
Affamée, elle se penchait vers lui, si proche qu’il en eût un haut-le-cœur, comme une brève tentative pour se soustraire à l’étreinte. Lorsqu’Elie ou Nashie communiaient de la sorte, ces instants de partage l’inondaient de joie et de bonheur. Pourtant, cette fois, l’ombre remplaçait la lumière, l’angoisse l’ivresse. Alors la volonté rayonnante du fils d’Yr’At’Thiel s’opposa fermement à la voracité de l’intruse. Un affrontement qui ne dura que quelques secondes, que la Mère rompit en grelottant, les yeux hagards. Un léger filet de bave coulait à la commissure de ses lèvres. Elle le repoussa si brusquement qu’il s’affaissa à ses pieds, soulevant un murmure de ravissement derrière lui. Sa main farfouilla les replis de sa robe, à la recherche de l’habituelle bourse de simples. Elle en retira une petite fiole dont elle renversa précipitamment le contenu au creux de sa paume. Sans-nom suivait ces préparatifs avec une légère appréhension.
— Cet enfant prétend être Eliathan. Celui qui nous montrera la voie. Assurons-nous de cela afin qu’aucun de nos frères ni qu’aucune de nos sœurs n’aient dorénavant à souffrir par sa faute.
La Sagesse approcha la main osseuse au creux de laquelle reposait la petite poudre orangée à hauteur de sa bouche. Brusquement elle souffla. Tout d’abord Sans-nom fut aveuglé. Puis il éternua, inspira une sorte de frimas glacé. Et l’univers chavira. Une multitude de larmes scintillantes en noyèrent la texture. L’air lui manqua. Il toussa à s’en arracher les poumons, le corps agité de convulsions. Au sol, il n’était plus qu’un brandon de souffrance. Le Mystic Alory Amidiel savourait la scène. Des échardes de glace s’insinuaient dans la chair, les organes, les os. Elles y répandaient un fiel extrêmement douloureux. Puis il hurla. Longuement. Un cri animal à la limite de l’audible. Et, dans un ailleurs proche, ce cri spectral implora une conscience spectatrice de la scène. Ravie de son effet, la Matriarche le domina puis s’adressa d'une voix exaltée à l’assistance conquise.
— Nul ne s’oppose à la Sagesse des Gris, déclamait, péremptoire, la Mère des Clans en désignant l’enfant en boule à ses pieds. Contemplez ce prétendu Eliathan ! Voilà la triste réalité ! Dévoilée la fourberie de ceux qui osent nous indiquer la voie de Thiel ! Contemplez le perfide !
Enchanté, Amidiel applaudit en s’adossant au dossier. Seulement le cri primal cessa brusquement et son sourire fit long feu. Devant l’assistance médusée, Sans-nom disparut sous un flamboiement immaculé. Plusieurs varts tirèrent leurs khannas des fourreaux. Des Mères reculèrent en se bousculant. Eliléa Glashahadi contemplait le brasier, visiblement atterrée. Le Mystic du Premier clan, lui, s’arma d’un court stylet, les yeux exorbités. Chacun se figea dans l’attente que cesse ce prodige. Puis, dans le secret de son âme, ressentit une poignante affliction. Noyés sous des vagues d’amour. La Flamme Blanche ronflait une ode à l’éternelle jeunesse. Des fers churent au sol, soulevant des tintements sinistres. Des visages se couvrirent de larmes. Des Shaïas s’étreignirent, éperdues d’émotions. De longues minutes d’une communion sans retenue, pleines de démesure.
Au centre de cette ferveur, le Fol magnifiait les traits du Prédestiné. En soulignait la noblesse, l’ovale volontaire du visage et l’innocence du regard. Ce même Néogrine qui, là-bas dans la clairière, l’avait tiré d’un mauvais pas pour d’obscures raisons égoïstes. Sans-nom se releva. Il souriait aux visages ravagés d’effroi. Tendue, droite comme un I, la Matriarche étreignait les bras de sa chaise avec violence. Elle fit face crânement à l’indicible. Quand la Flamme Blanche prit congé, chacun le regretta sincèrement, dépossédé d’une richesse qu’ils ne soupçonnaient pas quelques instants plutôt.
— Mère, Sans-nom s’exprimait avec une douceur qui émut fortement l’assistance, pourquoi vous en prendre à moi ? Je ne suis pas votre ennemi. Je ne réclame que votre appui. Ensemble, nous accomplirons de grandes et belles choses. Car telle est la volonté des Dieux Inconstants.
Il suffit à Eliléa Glashahadi de ces quelques minutes pour retrouver ses esprits. Elle n’ignorait pas les ravages accomplis par l’apparition inopinée de la Flamme Blanche. Pour l’heure, il lui fallait reprendre la main avant que les dégâts ne soient irréversibles. Elle descendit au-devant du garçon et l’étreignit. Un soupir unanime accompagna ce geste de réconciliation. Enfin elle le maintint à bout de bras, radieuse, bienveillante en apparence.
— Mon enfant, quel merveilleux cadeau ! Nos cœurs se réjouissent. Sois persuadé que je ne désire nullement t’infliger de souffrance inutile. Tu as réussi avec succès l’épreuve qu’il me fallait absolument t’infliger. Je me prêtais, hélas, à cette tragique comédie afin que tu nous dévoiles la pureté de ton âme. Mon Peuple réclamait une Révélation. C’est chose faite. Loués soient nos Créateurs.
Puis, reprenant une phrase répétée maintes fois par sa rivale, la Shaïa du Troisième clan, Naharashi Elivashavitara, elle déclama avec une feinte ferveur : « Eliathan nous montrera la voie. » Sans-nom perdait pieds, encore bouleversé par la communion partagée avec le Dieu Fol. Il fixait la Femme Grise, n’osant trop y croire. Lorsque cette dernière reprit la parole, c’était comme si rien ne s’était passé, parée d’une souveraine sérénité.
— Nous proclamons que les portes du royaume sont ouvertes à celui que l’on nomme Sans-nom. De hautes luttes, il a réussi l’épreuve à laquelle nous l’avons soumis.
Puis, s’adressant tout particulièrement au Tisseur, sur un ton badin : « Nous reprendrons cet entretien lorsque tu arriveras à Olt. Tu dois être épuisé. La route est encore longue jusqu’à la Sainte Cité. Fils d’Yr’At’Thiel, nos sœurs vont te conduire à ta chambre. »
Elle fit un geste en direction des Mères qui entourèrent le jeune garçon avec une déférence nouvelle et quelques signes d’appréhension. Tout étourdi, Sans-nom laissa les blanches Shaïas l’entraîner hors de la salle. Le Néogrine lui courait encore à fleur de peau. Il/elle l’auréolait d’une pâle aura qui souleva des commentaires passionnés parmi les Mères des Clans.
Figée derrière une immobilité de façade, Eliléa Glashahadi attendit que la salle se vide de ses occupants. Seul demeura un Mystic Alory Amidiel à la mine défaite, tassé au creux de son siège. Alors elle plongea son regard de nuit dans les yeux fiévreux de celui qu’elle avait choisi comme son bras armé. Et elle y lut un doute dangereux. Ce trouble suffit pour qu’elle agisse au plus tôt.
— Ce garçon ne mettra pas un pied sur la Terre des Gris. Il doit disparaître. Disparaître, m’entends-tu, Alory !
— En êtes-vous certaine, Mère, après ce que nous venons de vivre ? Je croyais qu’il était parvenu à vous convaincre du contraire…
— En effet, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, c’est un Porteur d’espoirs. Un Eliathan… ce misérable bâtard humain.
— Mais alors, râla le Mystic désappointé, pourquoi ne pas le gagner à notre noble cause ? Il ferait un formidable allié.
— Il doit mourir, Alory !
Elle ferma les yeux pour donner plus de force au mensonge.
— Je l’ai vu avant qu’il ne me rejette : qu’il disparaisse et nous triompherons de l’adversité. Dans le cas contraire, ce démon nous détruira. C’est lui ou nous ; il ne peut y avoir deux pouvoirs à Olt, comprends-tu ? Il n’y a pas une seconde à hésiter.
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Dans l’armurerie de la Commanderie, la Sagesse observait inquiète le doute transparaitre furtivement sur le visage soigné d’Alory Amidiel. Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis la Cérémonie. Des heures passées à le convaincre d’agir. Et son comparse réchignait encore. Les mâchoires crispées, le Mystic fixait les shagors, posés sur une table de bois.
« Nulle tromperie n’entachera l’honneur du Premier clan ! Mais se peut-il qu’il soit pur ? Une opportunité de vaincre les Autres. Sommes-nous certains de ne pas nous fourvoyer ? J’étais là. J’ai ressenti cette chaleur, cette foi inébranlable, cette promesse de glorieuses destinées. Me serais-je à ce point trompé ? Suis-je donc si faible ? »
Eliléa Glashahadi se rapprocha dans un froissement d’étoffe. Attendant le moment propice pour pourfendre cette intolérable défaillance. Jamais l’enfant d’Yr’At’Thiel n’entrerait dans Olt, la cité sacrée des Gris. Un serment qu’elle s’était faite bien avant de le connaître, dès les premières rumeurs de son existence. Elle ne lui permettrait pas de détruire ce qu’elle avait eu tant de mal à construire, en dépit des résistances et de l’obstination de certaines sœurs perverties par sa jeunesse, en dépits de ces misérables merveilles qu’il était capable d’enfanter. Elle soupçonnait des fourberies. Des illusions de Tisseur, prêt à tout pour lui voler la place qui lui revenait de droit.
— Si nous anéantissons cet espoir, que nous restera-t-il ? N’avez-vous pas contemplé la Flamme de son âme alors qu’il gisait à terre, réduit à l’impuissance ? Avez-vous ressenti la plénitude qui s’en dégageait ? Oh sublime extase ! Mère, attendons. Débusquons d’abord la malice si elle existe réellement !
— Tu voulais un signe : cette faiblesse qui t’accable à l’instant d’agir suffit à effacer les doutes. Il a semé le trouble en toi, pour mieux te réduire à merci. C’est ainsi qu’il agit : séduction et innocence. Veux-tu que le Peuple Béni ne soit que poussière de l’Histoire ?
Alory tremblait, les yeux rivés sur les capuches des Assassils. La Mère distillait lentement le poison du déni. Elle étreignit son bras avec force. Alory Amidiel aurait aimé hurler son doute, la bousculer et s’enfuir mais l’heure n’avait que faire des indécis.
— Les voilà. Alors plus de tergiversations, Alory. Que les lames s’aiguisent ! Dès mon retour à Olt, je me mettrai en quête de notre Eliathan. Il vit parmi les nôtres, dans l’une de nos cités reconstruites. Je donnerai l’ordre aux Matriarches de le rechercher. Mais, d’abord, finissons-en avec ce furoncle.
Cinq Hommes Gris entrèrent dans la salle voutée. Le visage soudain inexpressif, le Mystic se contint pour les accueillir. La Matriarche se retira en silence dans l’ombre d’un pilier. Les varts étaient jeunes et inexpérimentés. Ils s’alignèrent de l’autre côté de la table. Ils saluèrent leur ainé, le poing sur la poitrine. Alory dévisagea chacun d’eux avec insistance.
— Les inconstants réclament le sang du faux Prédestiné, déclara-t-il en désignant les shagors. Je vous ai choisis mais libre à vous d’accomplir ou non leur Volonté. Cette nuit sera effacée des Mémoires – Il prononçait le rituel en s’exaltant peu à peu, impatient d’en finir. – et nul ne vous tiendra grief des actes accomplis en leur Nom.
Sans aucun état d’âme, trois d’entre eux attrapèrent l’étoffe moirée de ténèbres. Le quatrième hésita une fraction de seconde, ce qui n’échappa pas au regard averti de la Matriarche, mais s’en saisit à son tour. Le dernier salua une seconde fois, le poing sur le cœur, et se détourna. Alory le regarda s’éloigner sans réagir. L’Homme Gris se nommait Gilendir Amondi, un transfuge du Cinquante-cinquième clan moribond, Celui de l’aurore, comme ces compagnons d’infortune.
— Nul ne doit savoir. Eliathan se sera enfui, renonçant à son Destin. Soyez implacables, Assassils !
Les meurtriers s’éloignèrent. Seulement alors, ses mains tremblèrent sans qu’il puisse intervenir.
— Qu’ai-je fait ?
— La Justice, fils des Gris, seulement la Justice.
Gilendir Amondi survécut à la bataille de la Foire des Grands Calmes. Pourtant, il disparut mystérieusement au cours du mois de Tevard. Bien plus tard, son corps fut découvert sur la rive orientale de la Salèze, dardé de nombreux coups de poignard.
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Elie n’était plus. Sa chère petite Mère avait succombé au Haut Mal. Longtemps le chagrin le terrassa puis il s’endormit, épuisé. Bien plus tard, un souffle glacé le réveilla. Un vent espiègle qui s’attarda à jouer avec les boucles qui lui cernaient le front. Audacieux, il s’infiltrait dans la chemise, lui tirait de longs frissons. Au-dehors la mi-nuit approchait déjà. Sans-nom s’aperçut enfin que la porte de la chambre était entrouverte. Un profond silence régnait à l’étage. La peur l’envahit aussitôt.
Quelle était cette nouvelle farce ? Pourtant il n’hésita qu’une fraction de seconde. Evitant le moindre bruit, il saisit ses affaires dont il ne se séparait jamais. Puis il s’approcha de l’entrée qui baignait dans la pâle coulée du globe à feu. Il écouta au-dehors sans percevoir de présence. La raison lui soufflait la prudence mais un souvenir le hantait depuis son réveil. Celui de la Matriarche Eliléa Glashahadi penchée au-dessus de lui, la haine bouleversant ses traits scarifiés. La frayeur éprouvée le poussa à franchir le seuil. Il s’avança à pas feutrés dans le couloir.
Chapitre cinq : La fille des Brumes.
Alors que la Shaïa Nashiréa et sa protégée quittaient les remparts, la Lhat Lorelanne, elle, sortait par la porte sud au petit trot de son liot, protégée de la bruine glacée par une capeline. Deux lourdes sacoches reposaient devant elle. Elle montait à crue, un simple tapis épais la séparant du robuste animal. D’une humeur morose, elle avait perdu beaucoup de temps à découvrir la direction empruntée par l’escorte puis, plus encore, à préparer son départ. Heureusement, le bon Touloin se montra d’une efficacité redoutable. Une seule obsession la motivait : rejoindre le Maître-dragon.
Elle n’eut aucun mal à suivre la piste du convoi qui ne passait pas inaperçu. Sa bonne mine, ses manières raffinées inspiraient la sympathie. Quelques mots bien choisis et les langues se déliaient comme par magie. Elle grignota l’avance prise par les Hommes Gris pour finalement les rejoindre alors qu’ils franchissaient la Sina sur l’étonnant ouvrage de rondins et de pierres. Elle aperçut le garçon traverser à pied, soutenu par un Homme Gris élégamment vêtu. Eliathan paraissait souffrant. Malgré une inquiétude grandissante, elle préféra attendre le lendemain pour s’engager à son tour sur le Gué Vert.
Les ennuis commencèrent lorsqu’elle s’engagea sur le tronçon de route qui longeait les Bois du Hurlant. Jusque-là, voyager seule ne lui avait causé qu’un seul désagrément, si l’on peut dire. Depuis qu’elle avait entamé la Quête de Larhal’Dhat’Malh, la Lhat avait ignoré ou feint d’ignorer les regards libidineux et les propos obscènes de certains hommes, particulièrement grossiers ou avinés. Il en fallait davantage pour déstabiliser la Damoiselle. Grâce aux quelques sorts rudimentaires enseignés par la shashane Mélina des Pierres-Vives, elle se sortit sans dommage des situations les plus épineuses. Et elle se fondait dans la foule quand le besoin s’en faisait ressentir. Seul écueil durant son périple, la malencontreuse rencontre avec le Négus Shéhoshar qui la poursuivit jusqu’à l’intérieur du Labyrinthe où il annihila sa volonté avec une déroutante facilité. Il lui arrivait encore de trembler en y repensant.
A l’ombre de la futaie, des hommes la regardaient approcher sur la voie en lacets qui longeait la lisière des Bois. De véritables trognes de ruffians. Le Hurlant avait la sinistre réputation d’abriter la lie des baronnies. Leur chef était une sorte d’hercule, bouffi de graisse et bardé de cuir, qui sentait le bouc à dix pas, comme ses associés de rapine. Il portait un bandeau sale sur l’œil droit. Une barbe inégale envahissait ses joues creuses. En surveillant l’approche du cavalier, il jouait avec une bipenne au tranchant émoussé. Il n’avait guère eu de chance ces derniers temps. Son ventre criait famine. Le matin même, la petite bande avait regardé passer avec frustration une caravane forte de trois voitures et cinq chariots qui regorgeaient de marchandises, en route pour la Foire des grands Calmes. Huit cavaliers Torochs l’escortaient. Une proie inaccessible pour de simples détrousseurs de grands chemins. Gloihoc engloba le reste du groupe de son œil unique.
Sylvain le long, un sac d’os, et son frère, Alvin Beau-Gosse, ainsi dénommé pour la superbe estafilade qui lui barrait le visage et ajoutait à sa laideur naturelle. Deux fripouilles mais des bretteurs d’expérience. Ils s’invectivaient à voix basse. Gloihoc en avait pris son parti. Les frères se chamaillaient à la moindre occasion. Assis en retrait sur la butte, de l’autre côté de la route, Mal’Géol, un nain difforme, affutait une courte hache au manche peint. Coiffé d’un casque cornu cabossé sur l’arrière, sa cuirasse en cuir était déchirée à plusieurs endroits. Quelle tristesse, songea le colosse en jetant un coup d’œil rapide à leur proie qui approchait sans le moindre soupçon. L’endroit était propice aux embuscades. Ils n’en étaient pas à leur premier coup d’essai mais, là, la providence les favorisait enfin. Un seul individu.
— Pulg, va te percher dans la descente. Si d’aventure, il nous échappait, tu l’abats. Ne te montre surtout pas.
— Compte sur moi, s’exclama le petit archer à la maigreur maladive.
Son teint était cireux. Le crâne rasé, il endossait plusieurs épaisseurs de haillons qui dégageaient des remugles de sueurs et d’urine. Pulg s’éloigna en courant. Le chef de la bande reprit sa surveillance. Ce voyageur ferait l’affaire. Il n’était pas regardant, étant donné la dureté de cette époque troublée.
Lorsque le brigand lui barra le passage, la Lhat des Brumes intima à sa monture l’ordre de passer au pas puis de s’arrêter à trois bonnes foulées du colosse. Elle observa dans l’ombre de son capuchon ourlé de fourrure les bordures de la Voie. Deux truands à la sinistre prestance se tenaient en arrière. Dans son dos, elle surprit un mouvement. Et de quatre, il n’y avait apparemment pas d’autres rufians dans les parages. Un sourire ironique fleurit sur les lèvres pulpeuses. Dès l’âge de sept cycles, elle accompagnait ses frères dans les Brumes pour chasser les intrus de l’Extérieur. A neuf cycles, elle tuait son premier homme, un montagnard des Basses-Thielvériles, égaré sur les glacis de la Lisière orientale. Puis s’en suivirent de nombreuses traques, les longues veilles et les expéditions dans les cavernes des Yets ou dans les Terres mortes au côté du Pasteuris Dhat Longtoin et de ses cinq frères, plus âgés qu’elle. Régulièrement, ces derniers la provoquaient dans l’arène au grand dam de leur mère, Maîtresse Livéal. Alors quelques gueux ne lui inspiraient qu’une profonde répugnance. Elle flatta l’encolure de la monture inquiète dont la crinière, dressée en crête, était teinte de bleu et de jaune.
Méfiant par nature, Gloihoc scrutait le cavalier immobile. Il aurait dû montrer des signes de panique, tenter de s’enfuir ou l’implorer. Au lieu de cela, il demeurait d’un calme inquiétant. Derrière lui, les frères se partageaient déjà un hypothétique butin. Alors, relevant son capuchon, l’inconnu dévoila un visage gracieux. Gloihoc ne put retenir un hoquet de stupeur. Un feu infernal lui embrasa le bas ventre.
« Une femme, non, une jeune donzelle, de la chair fraîche d’à peine seize cycles ! » rugit-il en lui-même. De plus, une sacrée gueuse, comme il n’en aurait jamais rêvé posséder dans le plus lubrique de ses fantasmes, digne des cours libertines de Parrès. Il se reput de la peau cuivrée, de l’ovale parfait du visage, des yeux en amande d’un bleu trop limpide, des lèvres sanguines qu’il imaginait déjà s’écraser sur les siennes. A cet instant, une petite langue pointue glissa sur les dents blanches, parfaites, lui retournant les sangs. A l’arrière, un petit bonnet rond, brodé de perles en bandes colorées, masquait de longs cheveux. La donzelle se redressa avec une effronterie calculée, dévoilant une poitrine hardie sous une chemise bordée de dentelles dont le col dévoilait une gorge exquise. Il aperçut des reflets de métal dans le cuir du corset qui enserrait la taille fine mais n’y prêta pas plus d’attention. Avec un étonnement croissant, il constata qu’elle montait à crue, sans l’habituelle selle haute qu’utilisaient les Damoiselles des baronnies. Son regard s’arrêta alors avec stupeur sur l’arc qui pendait à la sacoche de droite, ridicule par sa taille, en os et en cornes. Une arme insolite pour une bien étrange cavalière. Derrière lui, les frères se gaussaient à son propos. Il grogna pour les faire taire, se promettant de garder pour lui ce magnifique présent.
— Alors bougresse, qu’attends-tu pour rejoindre le gentil Gloihoc ? J’ai ce qu’il te faut afin de combler tous tes désirs !
Le sourire de la cavalière s’élargit. Aiguillonné par les pics de ses compères, le ruffian sentit la colère monter en lui, doubler du désir primaire de posséder l’audacieuse. Il s’ébranla en se grattant le menton sous les encouragements libidineux des frères. A peine vit-il la lueur amusée dans les yeux bleus avant que l’acier ne s’enfonce dans son torse en donnant naissance à une fleur sanguine qui s’épanouit rapidement. Le second couteau de jet l’atteignit à la gorge et trancha la carotide. Il était mort avant même de toucher le sol.
Le liot bondit par-dessus le corps, renversant et piétinant le plus proche des frères. Il réduisit le côté gauche de son visage en un magma bouillonnant. Sylvain le Long n’avait jamais brillé par son intelligence. La bouche ouverte, il fixait avec stupeur les corps au sol sans réagir. Le court couteau s’enfonça dans son front bas pour éteindre à jamais le souffle de vie. L’attaque se déroula si rapidement qu’elle laissa Mal’Géol sans réactions. Il trottina jusqu’aux cadavres en suivant d’un regard songeur la cavalière et sa monture. Puis, sans davantage d’état d’âme, il se pencha sur Gloihoc pour le soulager de ses maigres biens.
La flèche la frôla d’un doigt. Heureusement, la course de l’animal empêcha le tireur de soigner son tir. Se saisissant de l’arc, Lorelanne sonda le sous-bois en intimant d’une pression des cuisses à sa monture de ralentir. Un reflet d’acier lui suffit. La riposte fit mouche du premier coup. Elle avait toujours préféré l’arc. Ses talents qui s’étaient affirmés au cours des expéditions, faisaient la fierté des siens. Un cri suivi d’une chute lui confirma son succès mais elle maintint un trot soutenu pour éviter de nouvelles rencontres malencontreuses.
Dans l’après-midi, elle rejoignit une caravane. Cette dernière avançait à une allure de sénateurs. Elle se joignit à eux en versant au maître-convoyeur, un shumiet sec au verbe haut, le contenu d’une bourse rebondie. Elle les quitta au sortir des Bois du Hurlant. La chaussée s’élargissant, elle mena ensuite un train soutenu. Elle traversa les domaines du baron Althor Atéïas. Un ordre de fer régnait sur les coteaux d’Avranches, couverts de vignes et de vergers où, en ces chaudes journées des Grands Calmes, s’affairait le peuple des vendanges. Les arbres croulaient sous leurs lots de fruits à récolter. Avec Silmever viendraient des eaux océanes de timides tempêtes prodigues. Elles précédaient les grands froids et le blizzard qui déferleraient de l’est et du nord pendant trois longs mois.
La fille des Brumes pénétra dans Esorit le cinquante-huitième de Torj, soit cinq jours avant le Maître-dragon. C’était la seconde fois qu’elle se rendait dans la cité portuaire. Au début de sa quête, elle séjourna plusieurs jours à l’auberge de l’Oie-Qui-Dort, sur les docks. Une halte idéale dans une petite rue discrète, retirée des trois principales artères, tenu par un Invisible en affaires avec le peuple des Brumes. Quatre massifs bâtiments d’un étage entouraient une cour pavée avec son puits et son pigeonnier. Heureusement pour elle, sa première visite, très fructueuse pour l’établissement, lui permit de disposer, dès son arrivée, d’une petite chambre et d’une stalle pour sa monture. Elle s’installa donc discrètement et profita d’une première nuit de plein sommeil depuis qu’elle avait quitté Galadorm.
Le lendemain, elle se rendit à la Commanderie des Gris. Une tunique ample dissimulait parfaitement ses formes, un chapeau en feutre pointu, à large bord, son visage. Une longue lame battait le côté droit du pantalon rayé de bleu. Elle marchait tranquillement de ce pas du flâneur qui n’a aucune destination réelle sinon celle d’égrener les heures. Ainsi elle entama le tour des fortifications, s’arrêtant parfois pour s’assoir un instant parmi les herbes fauves ou suivre l’évolution d’une sittelle à l’orée du parc boisé. Un chantier d’élagage lui interdit de pousser plus avant ce repérage. Les coups des haches sur les troncs, les appels des hommes et les craquements des arbres abattus qui s’effondraient au sol emplissaient l’espace. Elle revint vers la route menant aux larges ventaux, grands ouverts. Des Hommes Gris filtraient les entrées. Pour ne pas attirer l’attention, elle s’éloigna un peu dépitée. S’introduire dans les lieux paraissait compliqué. Certes, à y regarder de plus près, les murs anciens montraient des signes de vétusté. Récemment, on y avait effectué des travaux de consolidation si on en croyait les différentes teintes de mortiers et les madriers abandonnés à proximité. Mais elle n’avait pas la moindre idée de la manière de déjouer l’attention des sentinelles.
La foire des Grands Calmes s’étendait par-delà la colline suivante. Une ville à part entière y surgissait du sol aux premiers jours d’Helver et disparaitrait dès les premiers frimas de Silmever, trois mois plus tard. De nombreuses colonnes de fumée montaient vers les cieux. En approchant, une cacophonie joyeuse guidait le visiteur jusqu’aux premiers quartiers. Le trafic incessant entre les quais du Tarad et la foire soulignait l’affluence que connaissait ce rassemblement, unique sur le Continent. De larges allées cloisonnaient les quartiers réservés aux différentes corporations et aux représentants des lointaines cités. Au sud, passé la crête des collines, les parcs à bestiaux s’étalaient à perte de vue dans l’immense prairie d’Opham. Au nord, les tripots, les cercles de jeux, les bordels s’agglutinaient dans un imbroglio de toiles et de baraquements de fortune. Il n’était pas rare de découvrir au détour d’une allée le cadavre d’un malchanceux. Aucun ordre ne régnait à l’intérieur de la foire. La soldatesque du baron Atéïas se bornait à prélever une dime aux entrées mais n’intervenait jamais dans le lacis de ses entrailles.
Lorelanne se glissa sous une tente éclairée de lanternes colorées et garnie de tables et de bancs. De jeunes garçons, en tabliers et bonnets vissés sur le crâne, servaient des plats de viandes fumants et des brassées de breuvages onctueux. Un brouhaha sympathique emplissait l’endroit, enfumé par les braseros et les grills sur lesquels rougeoyaient des carcasses désossées, luisantes de graisse. Elle dégusta la boisson aigre en laissant son attention papillonner d’un groupe à l’autre. Depuis qu’elle avait quitté le pays des Brumes, elle appréciait ces instants suspendus où, au sein de la foule anonyme, l’esprit se perd en contemplation fugitive.
Elle mit cinq jours à le trouver. Entre-temps, elle se rendit régulièrement à la Commanderie. Visites décevantes qui finirent par battre en brèche son optimisme. Un matin, le troisième, elle assista à l’arrivée d’une étonnante délégation. Assise sur une butte surplombant la route, elle observait depuis un petit moment le manège des gardes qui veillaient aux portes. Ils étaient trois. L’un d’entre eux demeurait en retrait, dans l’ombre des murs, tandis que les deux autres s’avançaient au-devant des chariots ou des visiteurs désirant pénétrer à l’intérieur. Seuls leurs congénères ne justifiaient pas de leurs allées et venues. Transportant des tonneaux, une charrette se présenta à la garde, conduite par des hommes en blouse verte. Les palabres durèrent un petit moment au point que le plus âgé commença à montrer des signes d’énervement. Il gesticulait en pointant de l’index la cité en contrebas puis les tonneaux maintenus par des lanières au châssis en bois. Finalement l’un des Gris rejoignit celui qui se tenait à l’ombre de la poterne. A son retour, la charrette franchit les portes.
Peu après, deux longues voitures du Premier clan montèrent pesamment la côte, tirées par d’impressionnants ortas laineux. Une cinquantaine de cavaliers, en armures scintillantes, les escortaient sur des mult-liots caparaçonnés de gris, d’or et d’argent. Les casques à cimier enserraient leurs visages de griffes et de crocs d’acier niellé. Plusieurs brandissaient des hampes démesurées au sommet desquelles flottait le gonfalon du Pourfendeur. La fille des Vents reconnut les voitures cylindriques, ornementées du poing brandissant une Khanna, qui transportaient le Maître-dragon. Peu après, le beffroi rappela les siens à l’intérieur des murs puis les lourds vantaux se refermèrent alors que la mi-journée n’était pas encore écoulée. Dans les coursives, elle compta davantage de sentinelles. La Commanderie prit des allures de forteresse.