Chapitre 4 : Celle de la Ronde des Arbres. Allongé entre les hautes herbes folles, Sans-nom observait le sylvestre assoupi au fond de la combe. Autour de lui, l’antique forêt de Brye s’étendait avec une exubérance débridée : rien qu’un enchevêtrement de troncs, de lichens chevelus, de branches en décomposition, parmi un foisonnement d’herbes hautes, de ronciers dévorants et de fougères arborescentes. Brye dominait l’océan du haut de ses falaises découpées. Elle recouvrait la pointe la plus australe du continent, appelée le cap d’Olfert. Sur cette côte dangereuse, balayée par des vents capricieux venus du large, Brye abritait l’un des derniers Domaines des Premiers. Hors du temps et des vicissitudes de cet âge sombre. Les humains y étaient à peine tolérés aux abords des franges boisées.
Une large dépression s’ouvrait au pied de l’enfant perdu. Elle détonnait dans l’imbroglio végétal. Ici la flore était quasiment absente. Quelques rares arbrisseaux, aulnes pour la plupart, s’agrippaient comme ils le pouvaient à un sol moussu et rocailleux, couturé d’entailles et de crevasses. Ceux-là n’intéressaient pas le garçon. De misérables petits geignards. Seul, leur maître, à l’âge canonique, retenait son attention. Il l’espionnait des heures entières, en dépit des mise-en-garde fréquentes de la communauté de Brye. Au fond de la combe, les racines puisant dans une eau saumâtre, se dressait un saule majestueux à la sinistre réputation. Tous lui accordaient un caractère irascible. Sa chevelure feuillue éclipsait l’alentour. Son écorce parcheminée ressemblait à la peau d’un nain cencyclaire. Des lichens l’habillaient d’une toison vert-de-gris.
Sans-nom frissonna. Moulu, il dégagea d’un mouvement sinueux sa jambe droite qui commençait à s’ankyloser. Ce sylvestre le fascinait d’autant plus qu’il courait sur son compte de captivantes rumeurs parmi le Petit Peuple. Il y était question d’un mystérieux objet précieux, présent des Inconstants. Un ingrédient suffisamment fascinant pour un enfant de dix cycles de vie à peine. L’air était doux, empli de fragrances suaves, comme partout en Brye. Le Domaine échappait aux aléas rigoureux de la saison des Tempêtes. Ses habitants vivaient en harmonie.
Brusquement, à l’extrémité opposée de la dépression, un mouvement parmi les broussailles attira son attention. Il enfonça le menton dans l’humus. Ainsi le garçon percevait jusqu’au moindre souffle de l’entité végétale qui veillait sur lui. Depuis sa fuite d’Yrathiel, de nombreuses saisons s’étaient écoulées. Sans-nom avait forci, son corps s’était musclé et endurci et sa peau avait pris le hâle des gens qui vivent au dehors. Il portait une chemise claire, largement ouverte au col, serrée à la taille par une ceinture de cuir à large boucle, une culotte noire, courte et moulante, lacée au-dessus du genou et des bottes larges et hautes, de couleur fauve.
Un gros terril se faufila hors des immenses fougères et longea la pente rocailleuse. Dressant un mufle épointé au poil ras, l’animal reniflait sans cesse, battant la mesure de sa queue rayée de noir et de blanc. Sans-nom sourit intérieurement. Couard de réputation, le terril hésitait à s’éloigner des bosquets. Pour s’aventurer ainsi à découvert, ce triste sire fuyait un péril pressant. A plusieurs reprises, l’animal secoua sa lourde tête aux longues oreilles tombantes. Manifestement, il tergiversait quant au chemin à suivre : poursuivre à travers la rocaille ou rejoindre la sécurité des ombrages. Un grondement proche s’éleva des taillis d’où il venait de surgir. Alors le malheureux oublia jusqu’à la plus élémentaire des prudences. Il piqua au plus court. Droit devant. Vieux Saule n’aimait pas qu’on s’aventure sous ses frondaisons. Venant des tréfonds de la terre, il sentit l’ire s’éveiller. L’enfant éprouva une once de pitié pour le fâcheux qui se jetait dans les bras de l’ogre végétal.
La tentation d’intervenir l’effleura - Ravir à ce hideux vieillard le malheureux étourdi avait de quoi le séduire. - mais Vieux Saule ne lui en laissa pas le temps. Lorsque le terril prit conscience de la menace, il était déjà trop tard. Les branches s’agitèrent malgré l’absence de vent. Puis elles fondirent sur lui. Elles s’enroulèrent autour du corps roux, l’arrachèrent à la rocaille malgré les couinements affolés et cinglèrent l’espace avec une rage aveugle. Elles fracassèrent l’animal sur la roche avant de le projeter, au loin, par-dessus la cime de la forêt.
Cet épisode ne dura que quelques minutes mais Sans-nom n’en perdit pas une miette. Les yeux fixés sur la masse feuillue qui frissonnait encore de colère, l’enfant se félicita de n’avoir pas tenté de pénétrer plus avant dans la dépression comme il en avait d’abord eu l’intention. Il lui faudrait imaginer un moyen moins dangereux pour accéder au trésor dissimulé entre les racines tordues. Du moins si les dires des lutins se révélaient exacts. Ses appétits s’aiguisèrent. Hors de question de renoncer. Plissant les yeux, il se lança dans un nouvel examen minutieux des abords de la combe.
— J’en étais sûr ! Hé ! hé ! On’n’me la joue pas à moi. Not’jeune ami nous fait de p’tites cachotteries. Mais Sil’Léal n’est pas né de la dernière pluie. Il en a connu plus d’un d’ces garnements humains. Y n’faudrait pas le sous-estimer !
Un lutin d’à peine trois pouces bondit de la branche basse d’un charme. Il s’approcha de l’enfant qu’il dépassait tout juste du bout de son bonnet vert pomme. La petite frimousse en pointe, criblée de taches de rousseur, se fendit sur un large sourire malicieux. Deux immenses yeux en amande dévoraient son visage éternellement juvénile.
— Bah, après tout, ça n’regarde que lui si y veux s’faire démolir par ce vieux barjot de Saule. Moi, à ta place, j’éviterai d’m’y frotter d’trop près… Il est complétement cinoque, c’lui-ci !
— Oui, mais tu n’es pas moi, Sil’Léal.
— Oh ! Et bien m’en porte. Par ailleurs, la Dame désire voir son p’tit protégé. Elle m’a envoyé t’chercher.
Les yeux toujours rivés sur la silhouette hirsute, l’enfant hocha la tête, machinalement.
— Comme tu l’sais, elle n’aime pas attendre.
— C’est bien toi qui m’as raconté que le sylvestre possédait un présent des Dieux. Là – La voix dériva rêveuse. – entre ses doigts crochus. Tu ne t’es jamais demandé à quoi il ressemblait. Imagine : un artefact des Temps Légendaires. Tu n’as pas eu envie de le ravir à Vieux Saule !
Comme Sans-nom ne bougeait pas d’un iota, Sil’Léal haussa les épaules. Puis il ajouta, en persiflant : « Voilà qu’c’est d’ma faute si tu traînes dans ce coin. J’suis pas à ce point inconscient pour m’frotter à un Premier Né. Et pas n’importe lequel ! Mais Môsieur imagine qu’il a sûrement mieux à faire qu’à s’rendre sur l’heure à la Ronde des Arbres. J’m’en vais de ce pas porter ta réponse à not’charmante hôtesse… »
Sans-nom fit mine de s’enfoncer le visage dans la mousse, dissimulant le fou rire qui le gagnait devant l’insistance de son minuscule compagnon.
— Bon, tu as gagné. Je t’accompagne. Après tout, cette affaire peut attendre. Maître Saule n’a guère le goût au voyage. Allez, saute !
Le lutin atterrit dans la paume du garçon qui s’éloigna discrètement. Ils s’enfoncèrent dans un bosquet de charmes, zigzaguèrent entre les troncs élancés, sans presser le pas toutefois. Le temps ne comptait pas à l’abri des hautes futaies de Brye. Comme à son habitude, la gracieuse petite créature se percha sur l’épaule de Sans-nom. Il agrippa d’une main l’un des lacets en cuir, libre d’attaches, du col largement ouvert. L’enfant palabrait avec insouciance. Sil’Léal approuvait de temps à autre d’un grand « ha ! ha ! ».
L’antique forêt s’entrouvrait devant eux pour se refermer après leur passage, en un fouillis inextricable. Il en était ainsi depuis le temps déjà lointain où le moëton l’y déposa. Protecteur, le Domaine gardait toujours un œil sur son protégé. Sur ce point, Voile de Nuit s’était montrée intraitable. Seulement, après neuf saisons écoulées, Sans-nom en arrivait presque à oublier les circonstances qui l’avaient poussé à quitter la cité d’albâtre pour échouer sous ces ramées. L’enfance innocente reprenait ses droits. Au fil des mois se renforça un trompeur sentiment de sécurité. Ils parcoururent des vallons où chantaient des ruisseaux sous les taillis de tilleuls sauvages et de troènes aux feuilles vert sombre. Parfois l’ombre se faisait plus dense dans les hêtraies. Ils grimpèrent des talus herbeux, couverts d’aspérules odorantes aux petites fleurs blanches, d’anémones et d’euphorbes qui embaumaient ces champs secrets d’effluves délicates. Sittelles, geais, mésanges, pinsons et autres grives, égayaient de leurs cris et de leurs trilles les vastes arpents boisés.
Finalement, le duo pénétra un sous-bois au couvert si dense qu’il empêchait la lumière du jour de pénétrer en profondeur. Ils marchèrent dans une semi-obscurité. Instinctivement, la voix du garçon devint un murmure feutré qui cessa lorsqu’ils perçurent le chant céleste. Le lutin se dressa sur l’épaule du garçon. Sans-nom voulut poser une question mais Sil’Léal le bâillonna d’une main en agitant la tête de gauche à droite. Ses yeux brillaient d’une vive émotion. Sans-nom l’avait rarement vu aussi excité. Puis le lutin plaça un index sur ses lèvres. Il sauta au sol et s’éloigna sans se retourner. Curieux, son ami le suivit en prenant mille précautions.
Apparut soudain un puits de lumière éblouissant. Une simple trouée. Des voix cristallines provenaient de cette oasis. Ils redoublèrent de prudence, approchant lentement en se dissimulant derrière les troncs, devenus complices. Là, un espace, large d’une vingtaine de foulées seulement, dégorgeait de feux célestes. Des fleurs aux larges corolles blanches couvraient le sol en un parterre pratiquement uniforme. Au-dessus, des myriades de papillons multicolores tourbillonnaient entre les rais lumineux. Parmi eux, Sans-nom découvrit les plus merveilleuses créatures que ce monde n’ait jamais enfantées. Il les contempla, bouche bée. Son cœur s’emplit d’allégresse. Avec une grâce exquise, les libelunes formaient plusieurs rondes dans l’air surchauffé. Elles virevoltaient de charmante manière, enchaînant d’étourdissants balais acrobatiques à une vitesse vertigineuse. Elles chantaient une ode à la vie, à la joie, au plaisir, entremêlaient les harmoniques avec une dextérité féerique. Les Elémentaires partageaient cet éblouissant bonheur avec la multitude qui papillonnait dans leur sillage. Sans-nom n’osait bouger de peur de les effrayer. Les contempler et les écouter étaient déjà une grâce. Les translucides créatures ailées étaient à peine plus grosses qu’un poing. Leurs longs cheveux flamboyaient de multiples tons. De courtes tuniques d’argent révélaient des corps aux formes parfaites et souples. De la distance où il se trouvait embusqué, Sans-nom ne distinguait pas leurs visages. De simples taches de lumière dans ce tableau à couper le souffle.
Peu à peu, Sans-nom en oublia toute prudence. Il s’avança à découvert. Le chant cessa aussitôt. Dans une affolante envolée, les libelunes et leur cour ailée s’enfuirent vers les cieux.
— Quelles adorables créatures ! s’exclama Sil’Léal en rejoignant son compère. Nous sommes bénis par les Inconstants. Tant de beautés, j’regrette pas d’avoir dû quitter l’nid fleuri pour m’lancer à ta recherche.
— Une fois, Maître Sol’Déorm m’a entretenu à propos des fées des sous-bois mais je n’avais pas imaginé qu’elles pouvaient être aussi belles. Leurs voix sont magnifiques, Sil ! Pourquoi se sont-elles enfuies ? Elles n’ont rien à craindre de nous ; j’aurai aimé les féliciter.
Le lutin grimaça avec fatalisme. Il se gratta la touffe qui lui servait de chevelure. Sil’Léal contemplait la trouée d’un air songeur.
— On peut toujours rêver. Mon gars, faudra t’transformer en gentil lépidoptère et apprendre à t’servir parfaitement de tes quat’e-z-ailes – et il mima, les bras collés au corps, un insecte volant – pour rencontrer ces fantasques demoiselles. Méfiance, la beauté dissimule souvent bien des maux. On raconte par chez nous qu’elles sont versatiles, capricieuses et excessivement rancunières. Bienheureux celui à qui elles accordent leurs faveurs mais, hélas, l’issue en est parfois fatale. Pour ma part, c’est la s’conde fois que j’leur vole quelques instants d’intimité. J’me sais verni, tu peux m’croire. De mon avis, les libelunes n’sont pas fréquentables. Comme la grande majorité des fées, d’ailleurs.
Comme Sans-nom s’avançait dans la lumière, le petit lutin lui barra la route fermement.
— Surtout pas, malheureux. Entre là et tu vivras les derniers instants d’ta courte existence. Ces merveilleuses lyséas, dans leurs parures virginales, dégagent un puissant parfum qui t’plongerait dans l’sommeil éternel. Contournons la clairière en évitant d’nous trouver sous l’vent.
Le garçon jeta un regard en biais vers l’enclave mortifère. Il pressa le pas pour rejoindre Sil’Léal.
— Sil, j’ai besoin de ton aide, dit-il au bout d’un moment sur un ton cérémonieux qui arracha un grommellement soupçonneux à son compagnon. Tu pourrais aussi en parler à Sil’Monir et à Til’Ovar. Ils ne te refusent rien ces deux-là.
— Pour sûr ! J’voudrais les y voir essayer. J’ai mon honneur, pardi !
Les poings sur la taille, le lutin regarda le garçon, la tête penchée en arrière. Il affichait une trompeuse gravitée.
— Alors ? j’t’écoute. D’quoi as-tu besoin ? Au nid, j’ai tout c’qu’y faut : des beignets au miel, des myrtilles, des noisettes et même des p’tites brioches d’chez Landerm. Sinon j’ai aussi du tabac venu tout droit de Galadorm. Il est excellent, tu sais. Voyons, si c’est une gentille compagnie que tu veux que j’t’trouve, pas d’problème ! – Il lui adressa une œillade égrillarde. – Peut-être avec la p’tite Lil’Lila. J’ai bien remarqué qu’vous passiez beaucoup d’temps ensemble ces jours-ci. Oh, ne rougis pas, c’est des choses qui s’comprennent, tu sais.
— Non, non, tu n’y es pas du tout. Lila m’apprend à reconnaître les chants mélodieux des oiseaux. Ils l’adorent, c’est à ne rien y comprendre. Auprès d’elle, j’ai un peu l’impression d’appartenir à la grande famille des ailés. Elle serait fâchée si elle t’entendait !
— Hum, hum, si tu le dis ! Alors, quoi de spécial ?
Le garçon dissimulait difficilement un embarras qui grandissait à vue d’œil. Cette fois, le lutin arqua un sourcil. Ce n’était pas dans les habitudes de son ami humain de tergiverser de la sorte.
— Allez, vide ton sac, p’tit !
Et il ricana pour alléger l’atmosphère.
— Je m’étais dit que vous pourriez m’aider à le récupérer. En nous alliant tous les quatre, nous réussirions sûrement…
— Récupérer quoi ? J’n’y vois goutte !
— Eh bien, l’objet des Premiers Ages que garde précieusement Vieux Saule. Attends, attends, à nous quatre, reprit-il précipitamment en s’agenouillant devant un Sil’Léal pétrifié qui ouvrait des yeux grands comme des soucoupes, on doit pouvoir détourner son attention, se faufiler jusqu’aux eaux et le subtiliser. Bien sûr, il serait préférable que tu m’expliques de quoi il s’agit – Il parlait sans reprendre son souffle. – si c’est trop lourd ou trop massif… Mais ça m’étonnerait, dans le fouillis des racines, il ne doit guère y avoir de place. Alors qu’en penses-tu ?
Le lutin ne bougea pas d’un long, très long moment. Puis il jeta des regards suspicieux autour de lui. Enfin il s’approcha du garçon en l’invitant à se baisser jusqu’à le frôler. Il lui chuchota dans l’oreille de façon à peine audible : « JA…MAIS. Oublie-ça, jeune inconscient. Tu veux qu’Brye s’fâche contre nous. »
Puis il éleva la voix sur un ton courroucé qui ne lui ressemblait guère.
— Vieux Saule est un sylvestre qui nous a vu naître et grandir, enfant d’Yrathiel. Nous lui devons un immense respect. S’il désirait partager ce qu’il garde en devers lui d’puis si longtemps, nous l’saurions. Voler un invité d’la Dame ! Je n’ose croire qu’une telle pensée t’soit venue à l’esprit…
Stupéfait, Sans-nom protesta avec véhémence, en dépits des signes discrets que lui adressait son interlocuteur.
— Mais c’est Sil’Monir lui-même qui, pas plus tard qu’il y a deux jours, me racontait comment vous aviez mis en colère ce vieux ronchon de Saule. Il disait aussi…
— Oh, c’était il y a bien longtemps, intervint Sil’Léal en gesticulant comme un beau diable, nous étions alors d’jeunes écervelés. Suis mon conseil, oublie cette histoire. Cherche-toi un autre souffre-douleur. Les sylvestres étaient là dès l’enfance du Monde ; leurs Pouvoirs dépassent notre compréhension. A présent, la majorité d’entre eux ont quitté l’continent dans les valises des divins. Mais ceux qui demeurent sur cette terre n’ont rien perdu d’la puissance d’Autrefois. La Dame n’aimerait pas que nous l’importunions. Elle lui a offert l’Hospitalité. Si les p’tits gars de la Sylve adorent le chahuter de temps à autre, il ne leur viendrait jamais l’idée saugrenue d’essayer d’lui dérober son bien. Mal leur en prendrait !
Sur ces mots, il grimpa de nouveau sur l’épaule du garçon.
— Pressons, jeune écervelé, la Dame nous attend. Nous n’avons qu’trop traîné. Tu sais qu’il est impoli d’la faire languir.
Après une longue marche silencieuse, chacun ruminant dans son coin, ils débouchèrent dans une clairière parfaitement circulaire, délimitée par des hêtres au fût droit et à l’écorce grisâtre, au centre de laquelle s’élevait un tertre d’herbe rase. Sur ses flancs, des roches grises et lisses miroitaient sous les feux célestes. Au sommet, adossée au plus imposant des monolithes, une femme les regardait approcher. Sa longue chevelure auburn se rehaussait d’un fin treillis de perles ; son front haut s’ornait d’un cercle d’or finement ciselé ; une jupe longue en lourd velours vert enserrait une taille parfaite. Une redingote scintillante soulignait des formes généreuses. Un large sourire adoucissait les traits hiératiques de la Dame. L’enfant se précipita dans sa direction. La Première lui ouvrit les bras et l’étreignit avec force.
En quelques bonds, Sil’Léal rejoignit la Ronde des Arbres où brillaient, jour et nuit, une multitude de petites lumières multicolores au sein des feuilles d’un vert profond. C’était un endroit de paix. Comme si l’immensité de l’antique forêt n’existait que pour préserver le Domaine. Assis sur une branche, le petit lutin lançait des œillades enflammées aux minuscules créatures qui voletaient autour de lui. Un peuple étonnant l’entourait, le saluait, s’amusait à voltiger de branche en branche et babillait sur leur hôte, le fils des hommes. Ils appartenaient à toutes les races et toutes les espèces que la Sylve avait enfantées en abondance depuis la création des Mondes. Certains tenaient plus de la plante que de l’animal et mélangeaient avec bonheur d’étonnantes hybridations. Ils étaient nombreux à accourir sur l’herbe rase ou à descendre des roches-miroirs par de minuscules filins qui s’entrecroisaient comme d’immenses toiles d’araignées.
La femme et l’enfant restèrent serrés dans les bras l’un de l’autre. Leur bonheur faisait chanter la forêt environnante. Puis Sans-nom releva la tête et cligna des yeux avec espièglerie.
— Ma Dame, je suis venu dès que j’ai su que vous m’appeliez, commença-t-il gaiement. - Les grands yeux gris le jaugèrent. Il sentit fondre son assurance. - Enfin presque. Bah, de toute manière, je suis là.
D’un optimisme désarmant, Sans-nom évacuait le plus souvent les problèmes d’un simple haussement d’épaule, renvoyant ses soucis aux calendes grecques. A vivre parmi les peuples de la Sylve, Sans-nom en avait adopté la philosophie.
— Mon enfant, - La voix était profonde et chaleureuse. - assieds-toi, il faut que nous parlions. Je ne t’ai jamais caché qu’un jour, nos routes se sépareront… – Au regard inquiet qu’il lui jeta, la Première le rassura. – Mais l’Appel ne résonnera pas de sitôt, sois tranquille.
A demi rassuré, Sans-nom s’assit sur l’herbe rase parsemée de spirées crémeuses et de lunaires discrètes. La Dame se plaça près de lui. Elle allongea les jambes et le laissa reposer sa tête contre sa poitrine. Elle glissait une main dans les cheveux bruns. Sans-nom ferma les yeux avec délice. La Dame de la Ronde des Arbres possédait des Savoirs dont elle tenait absolument à l’instruire. Sous les ombrages, chacun s’ingéniait à lui en transmettre des brides. Au fil des cycles, il réussit à surmonter la disparition de Tyrson, son maître-façonneur de père. L’insouciance de la jeunesse fit le reste.
Je poursuivais sans le savoir un apprentissage commencé auprès de mon père. Un apprentissage qui se perpétuerait encore de nombreux cycles durant. Serai-je prêt lorsque sonnera l’heure de l’affrontement ? Suis-je vraiment Celui qui porte les espoirs des Races libres ? Elie, suis-je celui que vous semblez tous appeler de vos vœux ? — Maître Sol’Déorm loue ta patience, ton écoute et la réflexion dont tu fais preuve lors de vos conversations. Il semble que tes copies correspondent dorénavant à son attente. J’ai eu le loisir de parcourir tes derniers travaux. Ton tracé glaïcque a gagné en régularité même si, à mon avis, il manque un brin d’élégance à la rotondité du graphisme.
Sans-nom avait les yeux qui brillaient de satisfaction et de reconnaissance.
— C’est tellement passionnant d’apprendre le langage commun des baronnies ainsi que les différents idiomes des terres boréales. J’aime la musique de ces mots étranges. Ils transpirent l’espoir, la joie, la vie, l’aventure. Maître Sol’Déorm connaît d’innombrables récits légendaires…
Bienveillante, la Dame leva la main pour interrompre le flot de paroles : « Déchiffrer les langages des Hommes ne signifie pas en connaître le cœur. Mais je suis heureuse que tu apprécies notre petit professeur. Il le mérite bien. Ta venue a déposé un baume sur de vieilles blessures. Lorsque tu parcourras le monde des hommes, son enseignement te sera précieux. »
Sans-nom baissa les yeux. Habituellement il se refusait à envisager l’avenir loin de Brye. Tous lui prédisaient d’illustres lendemains. Il était le seul à trouver ces Devenirs terrifiants. Comme son mutisme s’éternisait, la Dame poursuivit.
—Cela ne sert à rien de t’angoisser à l’avance. S’il le faut, je repousserai l’Appel jusqu’à ce que tu sois prêt. Maître Sol’Déorm affirme que tes progrès sont spectaculaires. C’est un nain de bien, qui se trompe rarement, seulement – Comme la petite lueur bienveillante au creux du regard gris s’effaçait, Sans-nom sentit le vent tourner. – j’aimerais que tu montres autant d’application auprès du Gasthil. Son instruction t’est, elle aussi, nécessaire. Tu dois posséder d’autres armes que celles de l’esprit. Les baronnies recèlent leur pendant de périls dont tu n’as qu’une faible idée !
— Oh ça !
Visiblement soulagé, le garçon se gratta le menton. Ne sachant quelle contenance adopter, il leva vers la Dame un regard contrit. Pour rien au monde, il n’aurait voulu la décevoir.
—Le Maître des Arts Combattants n’est jamais satisfait et il crie tout le temps. Je ne serai jamais un guerrier, ma Dame. Moi, l’enfant sans nom. A quoi bon maîtriser les techniques des combattants ! Je suis un tisseur de l’Onirie, comme mon père.
— Et pourtant, mon jeune ami, tu as intérêt à fournir des efforts. Et dès maintenant… Non, non, je ne veux pas entendre un mot de plus à propos de cette affaire. Le Gasthil est un excellent instructeur auprès duquel tu excellerais si seulement tu y mettais un peu de bonne volonté !
Sans-nom ne put masquer une grimace désapprobatrice.
— Si ! Si ! Plus de retard à l’heure des cours ni de bouderies pendant les entrainements. Il te faut t’entraîner dur car posséder un Talent ne suffit pas toujours dans les baronnies, loin de là. Promets-moi de t’impliquer davantage.
Elle lui prit le visage entre ses mains, longues et douces, et approcha les lèvres pâles de son front pour y déposer un baiser.
— Promis, ma Dame, ronchonna l’enfant, mais alors, est-ce que je pourrais retourner à Massilia si je travaille bien ? Maître Sol’Déorm a besoin de nouvelles plumes. Je vous en prie !
— Mon enfant, tu sais combien tu dois te montrer prudent. De trop nombreuses visites dans la cité côtière risqueraient d’éveiller l’attention de la milice. Comment expliqueras-tu ta présence là-bas si une patrouille t’accoste ? Et ne crois pas en avoir terminé avec les seigneurs des Hauts Fonds. Les oégirs sont toujours à la recherche de l’enfant perdu.
Sans-nom acquiesça avec désinvolture. Puis il saisit les mains de la Dame, les porta à sa joue. Ses yeux pétillaient de malice.
—Ghaisus n’est plus venu me visiter depuis que j’ai posé les pieds en Brye. Quant aux oégirs, ils ne s’écartent pas de la côte. Et je n’ai jamais visité les pontons au centre de la baie. Un enfant n’intéresse pas les gardes du Mestre Guerdand. D’ailleurs, je sais me faire tout petit. C’est Sil’léal qui me l’a appris. Je vous promets de faire attention.
Malgré cette assurance affichée, la Première restait indécise. A l’évocation des conseils prodigués par le lutin, elle haussa vivement des sourcils, le regard chargé de reproches. Elle se leva, essuya la longue vêture en velours rehaussée de broderies au fil d’or qui figuraient des feuilles entrelacées de silhouettes d’oiseaux en vol. Sur ses gardes, le garçon s’écarta, conscient de sa maladresse.
Comme une semonce, la voix familière résonna sèchement : « Et qu’est-ce que ce vaurien t’a donc appris d’autre ? A échapper à l’attention du Gasthil, je présume ? A chaparder dans les réserves des neuils ? ou à ennuyer ce pauvre Vieux Saule ? Quoi donc encore ? Sûrement pas des savoirs recommandables ! Les sylves ne sont pas fréquentables et Sil’Léal est le pire d’entre eux. Leurs petites lubies sont trop extravagantes pour un garçon destiné à marcher un jour aux côtés des barons et des Protecteurs gris. Il va falloir que j’aie une conversation avec ce petit drôle. »
Protester n’aurait fait qu’empirer la situation.
— Si tu me promets d’être prudent, je t’autorise à rendre visite à ton ami Tib. Par la même occasion, tu effectueras des emplettes pour Maitre Sol’Déorm chez Dardémon - Le garçon se dressa, épanoui. – mais avant, nous devons nous entretenir d’un autre rendez-vous extrêmement important. Que sais-tu des Voyageurs ?
Obéissant, Sans-nom croisa les jambes devant lui. Il se remémora ce que le nain archiviste lui avait appris sur le compte des Gris. Un jour, sa route avait croisé l’un d’entre eux, sous la Halle des Guildes, parmi la foule des badauds. Lors d’une quaine de foire, à la Saison des Grands Calmes. Une multitude cosmopolite se bousculait parmi les étals et les devantures des boutiques. Le nain s’arrêta auprès d’un marchand glennand. L’homme vendait des lames brillantes, des sabres, des épées et d’autres sortes d’outils étranges, posés à même le sol. Sans-nom attendait à quelques pas. Soudain il aperçut le géant gris qui approchait, fier et magnifique. Il fendait la multitude comme le vent agite un champ de blé. La foule s’écartait en lui jetant des regards chargés d’animosité que le Voyageur feignait d’ignorer. Il la dominait de la tête et des épaules.
Porteur de malheurs ! Voleur et Assassin ! Traitre !
Jadis, Protecteurs au service des Dieux Inconstants, Seigneurs de Guerre, Puissants parmi les hommes. Avant Marsangs !
Les Gris traînaient dans leur sillage des relents d’infamie. Les hommes les rendaient responsables de la Quatrième Vague, la dernière à ce jour, mais la plus destructrice et la plus meurtrière. Le Capitaine qui menait alors les Armées des races unies sous une seule bannière se nommait Anathan Gilgerad, le Pourfendeur. Au soir du septième jour, Gilgerad avait fui le champ de bataille accompagné de quatre-vingts Mystics. Uniques rescapés d’un effroyable carnage. D’aucuns les soupçonnaient d’avoir abandonné leurs frères d’arme humains aux hordes des Autres. L’impressionnant personnage marchait parmi les hommes, ses cousins, avec la fierté du guerrier. Sa combinaison bariolée lui collait au corps, recouverte par une longue cape d’un rouge flamboyant. Ses longs cheveux blancs noués en une tresse unique sur l’arrière de la tête. Sa peau tirait vers un gris terne, crayeux, tendue à l’extrême sur une ossature anguleuse. Comme l’exigeaient les Saints Livres de l’Ylliad, rédigés par Anathan Gilgerad du Premier clan, le Voyageur ne portait aucune arme visible, à contrario de nombreux passants. Quand l’Homme Gris s’éloigna, la foule hostile retrouva son exubérance festive. Seul, Sans-nom regretta alors de ne pouvoir le suivre.
- J’ai rencontré l’un d’entre eux à la foire de Silmever. C’est comme croiser la route d’un seigneur des Temps d’Avant. Je m’en souviens encore … Je ne comprends pas pourquoi Tib ne les aime pas. Son père les accuse de nombreux maux. Il les traite de bandits, de parjures et de voleurs d’enfants.
La Dame de la Ronde des Arbres ébaucha un sourire à cette allusion concernant le jeune garçon qui habitait Massilia, dont Sans-nom avait fait la connaissance lors d’une de ses visites et auprès duquel il passait de longues heures complices.
—Les barons encouragent cette inimitié afin d’empêcher la réouverture des Commanderies dans leurs cités. Ils ne sont pas prêts à partager de nouveau le pouvoir. Les Gris servent de boucs émissaires. Pourtant certains changeront d’avis avant la fin de ce monde. Souviens-toi de mes paroles. Une compagnie du Troisième clan contournera Brye d’ici quatre jours. A la fin de chaque décycle, les Gris se rendent au Grand Rassemblement. L’occasion t’est offerte d’exercer tes Talents de Tisseur. Ce ne sera pas tâche aisée. Voilà ce que je te propose : les espionner une nuit entière pour mieux les connaître.
Captant son regard avec une intensité presque insoutenable, elle ajouta sur un ton prophétique : « Sans doute, je l’espère, le jour viendra où tu marcheras parmi eux ! »
Sans-nom sauta sur ses talons, ébahi par cette prédiction.
- Moi, s’exclama l’enfant suffoqué, je partagerai le feu des Protecteurs Gris. Ma Dame, dites m’en davantage. Pourquoi s’intéresseraient-ils à un non-né ?
Il était attendrissant ainsi, à se tordre les mains. La Première eut un petit geste d’apaisement.
- Mon enfant, mon enfant, tu es si jeune, si fragile. Lorsque retentira l’Appel, il te faudra trouver de l’aide au dehors. Les baronnies ne sont pas fiables ; certains humains s’acoquinent avec les Autres. Même si les Voyageurs ne sont plus que l’ombre des Protecteurs d’Antan, leur puissance n’est qu’endormie. Il suffirait d’une étincelle, d’un « espoir ».
Songeuse, la Première baissa la voix.
—Des Temps de changement approchent. Chaque jour, je le ressens davantage dans la Terre, les Eaux et les Vents. Je peux y lire désolation et souffrances mais aussi espérance et salut. Vouloir s’y opposer ne servirait à rien. Lorsque l’Appel m’obligera à quitter ce monde, il te faudra compter autour de toi des alliés puissants, prêts à te prêter main forte… Car tes ennemis seront nombreux également. Et malveillants. »
— Pourquoi les Gris s’intéresseraient-ils à moi ?
— Parce que je leur ai demandé, cher petit. Je compte parmi eux de très vieux amis même si nous ne nous voyons plus guère.
Elle lui sourit avec une indulgence toute maternelle. Il ne pouvait comprendre les rouages du drame qui prenait forme peu à peu. Et c’était peut-être mieux ainsi.
—Mon rôle sur ce rivage s’achève bientôt. Aie confiance en toi, mon enfant.
A ces mots, j’éclatais en sanglots et protestais longuement. En vain. L’enfant que j’étais alors aurait désiré par-dessus tout suivre la Dame de la Ronde des Arbres hors de ce monde moribond. Aujourd’hui, j’espère seulement la retrouver comme elle me l’a promis. Sur le rivage des Dieux. Un jour encore lointain… Cinq cycles s’écoulèrent avant que retentisse l’Appel. La Dame de la Ronde des Arbres quitta cette réalité, persuadée de la réussite de son Champion.
Chapitre 5 : La visite à Massilia. Bordée de talus herbeux, la Voie pavée, construite bien avant cet âge de déraison, se noyait dans une brume poisseuse. Sans-nom était confortablement installé au pied de l’imposant quadrilatère qui dominait la Croisée des Routes. Il examinait ainsi à sa guise les voyageurs qui empruntaient le gris ruban. Ce dernier courait d’Aléaléam sur la côte sauvage jusqu’en pays Shums, à Shumahs, la cité aux cinq colonnes. A la Croisée, la route se ramifiait vers Massilia en contrebas et s’enfonçait dans les prairies en direction des Monts. On apercevait leurs masses bosselées et lointaines lors des chaudes journées de Kolma, quelques centaines de milles plus au Nord.
A son sommet, la stèle accueillait les offrandes des voyageurs et des caravanes qui parcouraient la Voie ; elle débordait d’un bric à braque impressionnant de jarres et de paniers, de victuailles pourrissantes et d’une foison de colifichets et d’objets en passe de retourner à l’état de poussière sous les actions combinées des cycles et des intempéries.
Les premières lueurs de l’aurore perçaient avec peine la brume cotonneuse. Sans-nom attendait bien au chaud dans une pelisse doublée de fourrure fauve. De hautes chausses enserraient une culotte sombre et une blouse longue d’apprenti se devinait entre les plis du manteau. Des boucles brunes s’échappaient d’un bonnet de laine. Jusqu’ici la voie restait désespérément vide. Sil’Léal surgit d’un pan de brume. Il arracha le bonnet pointu avec lequel il entreprit de s’essuyer la frimousse.
— Quel temps horrible ! gémit-il. Fallait-il que tu décides d'ton escapade justement aujourd’hui ?
— Dans deux jours, les Voyageurs parviendront au Haut Champ des Lunes Rousses. Je dois être prêt. Maître Sol’Déorm a besoin de fournitures pour terminer son étude sur les graminées florifères. Alors autant effectuer nos emplettes dès à présent. Et puis, j’ai hâte de revoir Tibelvan pour lui raconter les dernières nouvelles. Tu le crois, toi : je vais rencontrer des guerriers des Clans Gris… ajouta-t-il d’un air rêveur.
— C’qui m’tourmente, c’est c'soi-disant départ. Moi, j’ai toujours vécu sous les ramures de Brye. J'n’y comprends rien à c'fatras.
Sil’Léal semblait vraiment désemparé. Qu’allait devenir le peuple de la Sylve si loin de la Ronde des Arbres ?
— Ne t’inquiète pas, Sil. Notre Dame prendra soin des nids et de leurs résidents. Fais-lui confiance, la Première ne vous laissera pas derrière elle. Je suis le seul dans l’histoire à ne point la suivre, du moins c’est ce qu’elle affirme.
A moitié convaincu, Sil’Léal hocha la tête. Il s’assied sur la jambe droite de son compagnon, remit le couvre-chef en place et soupira.
— Pourquoi faut-il que tu nous quittes ?
A son tour, Sans-nom exprima son amertume. Il s’adossa contre la paroi rugueuse avant de répondre.
— Je l’ignore. Les Voies empruntées par les Ainés, les Premiers ou tes congénères du Petit Peuple ne peuvent l’être par des êtres humains. Ne me demande pas pourquoi, je suis incapable de l’expliquer. J’ai même l’impression que la Dame est autant que nous peinée de cette situation. Moi aussi, j’aurais aimé vous accompagner là-bas.
Peu à peu, les rayons de l’astre diurne réchauffèrent les collines fertiles. La Voie était à présent bien visible. On distinguait, serrée dans la baie que formait l’océan au sortir du promontoire d’Olfert, la cité commerciale de Massilia d’où s’échappaient de longs rubans de fumée. A hauteur d’homme, les broussailles denses dissimulaient en partie les deux guetteurs.
Deux cavaliers franchirent le muret haut de deux pieds à peine qui servait de délimitation à la cité. Ils longèrent les pâtures puis gravirent au trot la pente en lacets menant à la Croisée. Les liots soufflaient dans l’air frais de longs nuages blancs. Leurs cavaliers étaient entièrement engoncés dans des manteaux à hauts cols. Ils prirent la direction des Monts d’Olfert, en route sûrement pour une baronnie, à moins qu’ils ne poursuivent vers Parrès, Tavos ou Galadorm. Sans-nom ferma les yeux. Avec un brin d’excitation, il s’imaginait les accompagner dans leur périple, à travers le continent, ou du moins ce qu’il en restait depuis la Quatrième Vague.
— Tu crois qu’il viendra une caravane aujourd’hui, s’exclama soudain le lutin, assis les jambes ballantes au sommet de la stèle. Il n’avait pas arrêté d’aller et venir depuis qu’ils étaient arrivés.
Quelques minutes plutôt, il s’était évanoui pour réapparaître parmi l’inextricable capharnaüm d’offrandes destinées aux Divinités Protectrices de la Grand Route. Il farfouilla longuement sans que Sans-nom n’intervienne puis vint s’assoir afin d’examiner son larcin.
— Si elle ne passe pas aujourd’hui, alors nous reviendrons demain, lui répondit l’enfant avec philosophie. Evite de nous porter la guigne en chapardant des oboles qui ne te sont point destinés.
— Hein ! Hein !
— Sais-tu que les humains déposent ces modestes dons afin d’implorer la bonne providence de les accompagner lors de leur voyage. Il est très malvenu de se servir, cela pourrait offusquer Dame la chance.
— Les Inconstants sont partis d'puis plus longtemps qu'les hommes n's’en souviennent. Ils n’ont que faire de nos p’tites manies. Même du temps de leur séjour parmi nous, ils ne s’intéressaient pas aux affaires de ce monde. Pas d’quoi paniquer, garçon !
Il disparut un instant pour resurgir à l’angle opposé.
— Et puis, il n’y a rien d'vraiment captivant à collecter, tes congénères sont passablement mesquins. A peine d'quoi intéresser un vrol.
Ce qui ne l’empêcha pas cependant de ranger méthodiquement quelques trouvailles dans la multitude de poches que comptait l’habit vert pomme.
On approchait de la mi-journée lorsque la caravane tant désirée s’annonça au loin à grands renforts de vagissements et de hurlements, de grondements et de grincements. Un lourd nuage de poussière la précéda au sommet de la colline puis apparurent les premières voitures rondes, trainées par de massifs lémoïds, cornus à souhait. Les bovins se déplaçaient avec lenteur. Un convoi de six longues voitures aux énormes roues en bois ferrées auxquelles étaient rattachées des remorques bâchées et d’un troupeau de petits vrols encadrés par une trentaine de bouviers à large chapeau, la badine à la main, qui couraient de long en large en donnant de la voix à la moindre occasion. Quelques enfants désœuvrés trottinaient près des voitures dont les rideaux de cuir rabattus dissimulaient le reste des membres de la famille. Trapus et large de torse, les hommes étaient seulement vêtus de culottes bouffantes. Ils guidaient à la longe les placides lémoïds. Sans-nom nota également la présence, inévitable par ces temps troublés, de cavaliers Torochs, une longue épée lacée dans le dos, le crâne rasé.
— Ah ! Tout d'même. Alors qu’est-ce qu’on attend pour s'joindre à eux ?
Sil’Léal sauta prestement du perchoir sur l’épaule de l’enfant.
— Laissons-les choisir leur route, lui souffla Sans-nom, accroupi au sein des genévriers.
Le convoi entama la descente en direction du comptoir de Massilia. Prestement, l’enfant se glissa le long de la pente, choisit le bon moment pour traverser la chaussée. Il rejoignit un chariot recouvert d’une bâche bariolée que trainait une voiture ronde, de dimensions modestes. Elle portait les couleurs rouge et grise du Liz Ortad. Sans-nom la suivit d’un pas léger, affichant un air innocent. Un mercenaire le frôla sans lui prêter attention du haut de son impressionnant coursier à la robe auburn. Sans-nom se pressa contre les boiseries écaillées de la voiture. Dans un concert assourdissant, soulevant des nuages de poussière, la caravane contourna la cité côtière par le nord pour rejoindre les baraquements, les parcs et les enclos aménagés à l’intention des négociants.
De légères barricades en bois, tendues de simples filins, délimitaient les vastes espaces nus bordés de baraques couvertes, pour la plupart, de paille. Les allées pavées étaient encombrées par une foule cosmopolite et bruyante de marchands, de chalands et de bouviers. Des attroupements palabraient en travers du passage, ce qui obligeait la caravane à ralentir, à s’arrêter parfois. Une fois le convoi à l’intérieur du comptoir, Sans-nom s’éloigna de l’effervescence et gagna un sentier familier qui longeait la côte. Des senteurs d’iode se mélangeaient aux forts parfums des eucalyptus et des genêts. D’excellente humeur, Sans-nom sifflotait en contemplant la rade aux eaux turquoise, qui s’étendait jusqu’au promontoire de Brye recouvert par l’exubérante toison verte. Au large, le promeneur apercevait les pontons sur lesquels s’effectuaient de fructueux échanges avec le peuple de l’océan. Des barges, surchargées, faisaient la navette entre eux et le port. Massilia était l’un des derniers comptoirs d’échanges commerciaux encore en activité. Ailleurs, bien souvent, les Oégirs et leurs détestables manières n’étaient plus les bienvenus depuis que des rumeurs de razzias les concernant avaient commencé à courir le long du littoral. De plus, les tribus interdisaient depuis peu la navigation au long cours, restreignant les échanges au peu lucratif cabotage avec les Iles des Voiles.
Sil’Léal se matérialisa sur son épaule alors qu’il n’était plus en vue des enclos. Il entreprit de s’éponger le visage à l’aide d’un immense mouchoir à rayures bleues et jaunes. Une manie qu’il renouvelait à la moindre occasion.
— Ma foi, j'comprendrai jamais pourquoi tu t’obstines à ne pas emprunter la route des pâtures !
— Tu préférerais peut-être me voir soudoyer à la Porte les dogues du Mestre ! lui répondit tout de go l’enfant.
— Parfaitement ! Tu as assez d’fortune dans ton ventral.
L’enfant s’arrêta net et secoua la tête, désolé.
— Mais cet argent ne m’appartient pas. C’est la propriété de Maître Sol Déorm, je ne le gaspillerai pas.
— Juste une once, pour gagner du temps…
Sans-nom brandit un index accusateur en rougissant.
— Jamais de la vie ! De plus, je risque d’attirer leur suspicion, je ne sais pas me rendre invisible lorsque la situation l’oblige. D’ailleurs, la Dame est du même avis que moi. Il me semble l’avoir entendue déclarer qu’elle désirait s'entretenir avec toi à notre retour.
Le lutin eut un haut-le-corps théâtral et glissa un regard désappointé vers son porteur. Le visage pointu ne souriait plus : « Sans blague. T'en es sûr ! Tu n'me mentirais pas sur un sujet aussi grave. Converser avec moi ? la Première ? Mais j'n’ai pas commis de larcin qui puisse lui déplaire. Dis Sans-nom, c’est la vérité vraie ? »
— Foi d’humain, l’assura d’une voix grave l’enfant, en posant sa main droite à hauteur du cœur. Et elle semblait déterminée.
Sil’Léal se volatilisa avant d’avoir pu découvrir le sourire en coin de son compagnon. Après maints détours sur l’étroit sentier, Sans-nom parvint à hauteur des premières maisons. Sans être inquiété, il entra dans Massilia. Sans-nom emprunta une rue pavée, d’une propreté surprenante pour une cité de cette importance, dans l’ombre des hautes façades à trois étages, colorées de couleurs vives, ornementées de boiseries sculptées, de balcons festonnés et de toits d’ardoises pentus. Des étals s’ouvraient sur des boutiques richement parées. Des enfants jouaient sur les bas de portes. Des femmes conversaient aux balcons. Massilia comptait un petit millier de foyers. Assurément il faisait bon y vivre. Sans-nom aimait la quiétude de ses avenues, la bonhommie de ses habitants et le sentiment de sécurité qui imprégnait les lieux. Pas de cries, de cavalcades ni de fureur. Massilia avait su vivre de la Grand Route tout en se préservant de ses inconforts. Une forte milice y faisait régner un ordre de fer. Dès sa première venue, trois cycles plutôt, en compagnie de Maître Sol Déorm, il s’y était senti comme chez lui. Vêtu d’une longue blouse jaune pastel, serrée à la taille par une ceinture, il ressemblait à n’importe quel jeune apprenti trimant au sein de l’une des nombreuses Guildes.
Il préférait emprunter les rues les plus larges et pavées aux venelles, évitait les charrettes et les cavaliers, contournait les attroupements bruyants. Lorsqu’il atteignit le second cercle, à deux rues de la Grand Place où s’élevait l’Hôtel du Mestre Guerdand, Premier Magistrat de la cité, il s’engagea dans une petite rue étroite. Les toits d’ardoises qui se rejoignaient pratiquement, laissaient à peine filtrer la lumière. Les pavés avaient laissé place à la terre battue. Les façades à colombages étaient de construction plus simple, sans ornementation, badigeonnées de couleurs criardes. Il flottait des odeurs lourdes de fritures et de feux de bois. Sans-nom s’arrêta devant une échoppe discrète. Seule une enseigne, représentant un coffre de voyage, signalait sa présence. Il fallait descendre une volée de trois marches et pousser une solide porte basse pour pénétrer à l’intérieur.
Un discret carillon signala la venue du garçon. La salle possédait un plafond en poutres et lambris. Le sol, recouvert de larges dalles inégales, disparaissaient sous une multitude de caisses et de barriques qui regorgeaient de marchandises les plus diverses. Sans-nom se glissa entre des tonneaux, des jarres, des pots posés en des amoncellements branlants. Au fond de la salle trônait un long comptoir de bois lustré. Derrière ce dernier, des étagères surchargées de bocaux, de rouleaux de tissus, de parchemins et d’une infinité d’autres babioles, garnissaient l’ensemble du mur, cernant un passage vouté qui menait aux réserves. L’enfant avançait avec précaution de peur de renverser les piles de matériels. A l’autre extrémité du comptoir, deux hommes conversaient. Ils ne prêtèrent pas attention à son arrivée. Sans-nom connaissait le plus âgé : Dardémon, le propriétaire des lieux. Court de taille, l’embonpoint avantageux, le commerçant possédait cette bonhommie naturelle qui mettait immédiatement en confiance. Il parlait d’une voix douce, avec une lenteur affectée, le regard attentif niché derrière une paire de binocles argentés.
L’autre homme tournait le dos à l’enfant. Celui-ci portait avec prestance la tenue grise des miliciens, rehaussée au col d’une double broderie en fil d’or qui prouvait son grade d’officier.
Sans-nom attendit en observant les nombreux articles qui emplissaient les étagères. Cependant il ne perdait pas une miette de la conversation. Il y était question de troubles près des baronnies d’Ulivers et d’Atéïas, des prétentions hégémoniques des enchanteurs thaumaturges de Shums qui rendaient difficile la libre circulation des caravanes au-delà de l’Ilstra. Dardémon se plaignait du coût des denrées en provenance d’Aléaléam, la dernière cité connue avant la Barrière Blanche. Soudain Sans-nom se figea à l’évocation des hommes-poissons des Hauts Fonds. Une boule se forma immédiatement au fond de sa gorge.
— Les oégirs sont devenus durs en affaires. L’ensemble des négociants s’en plaignent, commenta l’officier.
— Sans doute, sans doute, mais nous ne pouvons pas nous passer de leur manne. La Saison des Grands Calmes s’achève bientôt. Nos réserves regorgent encore de marchandises. Les échanges ont ralenti depuis la mi-torj. Il se prépare quelque chose, j’en donnerai ma main à couper. Les familles côtières deviennent agressives au moindre prétexte. Des échauffourées se multiplient en Pays de Glenn. C’est une drôle d’époque que nous vivons là, croyez-moi, Mar Lyrien, une drôle d’époque.