Chapitre 5 : La visite à Massilia. (2) L’officier acquiesça d’un air convaincu. Sa main gantée de cuir blanc caressait le bois lustré.
— Le Mestre prétend que les Lions refusent aux gorgys d’œuvrer à Opham. Ils s’en prendraient même aux caravanes de Promis qui empruntent la route de Khoms. Rien de bon ne peut découler de ce contentieux. Voyez-vous, les Rats ne se laisseront pas dicter de nouvelles restrictions sans réagir. Surtout maintenant que le baron Rashag les accueille à sa table.
— Un allié de poids que ce méchant sire.
Dardimon essuya les verres épais de ses lunettes. L’officier surenchérit sur le ton de la confidence.
— Hier, lors du conseil de Quaine, le Mestre a déclaré qu’à l’instigation du baron Goshaque, certaines baronnies se liguent pour interdire le juteux commerce des robes jaunes. Seulement, voyez-vous, Sage Dardimon, à Parrès, les sept Familles se sont acoquinées avec un Négus du nom de Shéhoshar la saison passée. Ce démon réclame toujours plus de convertis.
Le marchand essuya le bois lustré du comptoir en adressant un sourire au garçon qui feignit l’indifférence. Le gros homme poursuivit en baissant le ton légèrement. De son côté, Sil’Léal sauta de son épaule et lui faussa compagnie.
— A moins que les sept Familles ne se dérobent une fois de plus. Ces couards ne s’élèveront pas contre les baronnies si elles marchent unies derrière la bannière du dragon Moesmihr. Hélas, des troubles au nord empêcheront la fluidité des échanges et compromettront de façon permanente les saisons à venir, conclut le marchand en réajustant ses lunettes.
Après une chaleureuse poignée de main, l’officier se saisit d’un paquet et s’éloigna. Quelques secondes plus tard, le son cristallin du carillon indiqua qu’il avait quitté la boutique. Le gros marchand fourgonna derrière son comptoir, rangeant de petits sacs en cuir qu’il soupesait avec satisfaction. Puis il jeta un regard malicieux vers son jeune visiteur avant de le rejoindre en se frottant les mains. Son crâne dégarni brillait de sueur.
— Ah, mon garçon, quel plaisir de te revoir parmi nous. Comment se porte mon vieil ami l’Archiviste ?
Sans-nom leva vers lui une bouille épanouie. Il aimait beaucoup le gros commerçant ; il se sentait en confiance chez Dardémon. Ce dernier s’imaginait avoir à faire à l’apprenti d’un vieux fou de scribe qui habitait un castel dans les Terres Sèches, dont personne à Massilia n’avait jamais entendu parler. Le secret le plus absolu perdurait quant à la présence de l’enfant d’Yrathiel sous les ombrages de l’antique forêt de Brye. Le stratagème jusqu’ici fonctionnait parfaitement. L’enfant s’accouda au comptoir, en souriant de toutes ses dents.
— Il se porte comme un charme et vous salue bien, Sage Dardémon. Ces recherches le retiennent à Elviq alors il m’a chargé de plusieurs commissions. Mon maître aurait besoin de vos précieuses marchandises pour achever ses travaux.
— Hum ! hum ! ponctua l’homme en plissant les yeux derrière les verres épais. Il se pencha par-dessus la large planche cirée. Qu’est-ce que ce bon Dardémon peut pour toi ?
Le garçon sortit un papier roulé de sous sa chemise pour le tendre à Dardémon qui s’en empara prestement. En le dépliant, il découvrit deux fines feuilles d'Hélium qui brillèrent instantanément à la lumière des lampes à huile. Prestement, il les fit disparaître dans une poche puis il lut, ponctuant de temps à autre d’un « hum, hum » sonore, l’inventaire de Maître Sol’Déorm.
— Parfait, parfait, attends-moi quelques instants. Je pense te trouver ces marchandises au fond de mes réserves.
Et il disparut par l’ouverture basse dans l’arrière-boutique. Sans-nom s’installa sur le tonneau désigné par Dardémon. Il croisa les bras, sagement, en promenant un regard curieux sur les merveilles qui encombraient la vaste salle. Face à lui, des cordages pendaient aux patères crochues ; des dizaines de couvertures en laine bariolées s’amoncelaient près de hauts coffres ferrés contre lesquels reposaient fourches, fléaux, houes côtoyant piques et javelots. L’espace semblait trop restreint pour la multitude d’objets qui attendaient là un éventuel acquéreur. Mais le regard de l’enfant vira rapidement vers une série de bocaux en grés qui trônaient derrière le comptoir. Il repéra rapidement celui qu’il convoitait, une bonbonne dans un écrin rose, fermée par un énorme bouchon de liège. Ses doigts se refermèrent sur les gals, confiés par le Maître des Ecritures. Ainsi il attendit avec impatience le retour du marchand.
Dardémon rapportait une gibecière à bretelle, agréablement brodées de couleurs vives. Il s’arrêta un instant à la vue de l’enfant qui jonglait avec une balle rouge. Sans-nom l’avait toujours intrigué, comme son mentor, le nain Sol’Déorm. Ses vêtements étaient propres, soignés bien que communs, de coupe ancienne ; les cheveux coupés courts, la peau halée. Il se dégageait de l’enfant une juvénile bienveillance teintée d’espièglerie. Dardémon se sentit fondre en dedans.
« Celui-ci est bien plus qu’il ne veut paraître et ce vieux renard d’Archiviste un fieffé enjôleur, songea-t-il sans vraiment préciser sa pensée. »
— Voilà, voilà, s’exclama-t-il pour se dépêtrer de l’étrange sensation qui l’envahissait. De quoi ravir mon vieil ami !
Il étala consciencieusement chaque emplette.
— Deux manuscrits à fermoir de cuir, des parchemins en peaux de mouton de la meilleure facture, des plumes d’oie, de corbeau, biseautées et, regarde ces merveilles mon enfant !
Sans-nom s’approcha après avoir rangé la balle dans la poche de sa culotte, du moins Dardémon finit-il par s’en persuader. Quelques instants plutôt, la petite boule rouge avait spontanément disparu dans les airs.
—Vois, de véritables plumes d’aigle de la Haute Elcia. Je les ai mises de côté pour ton maître. Avec les troubles, elles sont devenues des denrées rares.
Il caressait trois longues plumes grises, au tuyau exceptionnellement large et long, cerclé d’un anneau d’argent, dont les barbes du côté droit se déployaient du double de celles du côté gauche.
— Elles sont magnifiques, Sage Dardémon, l’assura l’enfant qui, d’un œil connaisseur, détaillait les qualités des outils. Mon Maître sera ravi.
— Hum ! Hum !
Dardémon sortit de petits godets fermés par un couvercle en métal noirci qu’il déposa les uns à côté des autres. Il y en avait dix, tous identiques.
— Les pigments sont plus difficiles à recueillir mais j’ai là l’essentiel de la commande : sureau, noir de vigne, Pernambouc, malachite, minium, lapis lazuli et safran.
Il désigna les trois derniers d’un œil complice : « voici trois godets d’encre, d’une admirable densité et sépia à souhait. »
A cet instant, un vacarme, provenant de la réserve, interrompit l’énumération du marchand. Ce dernier hésita à s’y précipiter puis y renonça, visiblement excédé.
— Satanées bestioles ! On a beau exécuter les directives du Mestre, Massilia pullule de rats et de souris. Tout le monde s’en plaint mais il n’y a rien à faire. Pas l’ombre d’une queue, aucun piège efficace. Ces sales voleurs à quatre pattes semblent protégés par les Inconstants eux-mêmes, finit-il par déclamer en se frappant la poitrine pour en appeler à la clémence des divinités de Jadis.
— Il me semble, rétorqua l’enfant qui avait beaucoup de mal à cacher son amusement quant à l’identité de la prétendue vermine, que c’est un mal assez répandu, même au-delà de votre belle cité, Sage Dardémon. Au castel, nous combattons un fléau semblable… sans le moindre succès.
— Hum, hum ! Ce qui est pour le moins étrange, c’est que ces maudites bestioles ne s’en prennent pas qu’aux biens consommables. J’ai eu beau acheter à un prix tout à fait extravagant un pur chat noir des Terres Sèches, geignit le marchand, le pauvre ne semble pas en mesure de régler le problème. Rien qu’il y a treize jours de cela, je l’ai retrouvé enfermé dans une de mes réserves parmi les barriques de nectar d’Oïl, un vrai mystère. Un véritable chat noir des Terres Sèches qui m’a coûté une petite fortune !
Un nouveau tapage, ponctué d’éclats de poteries brisées, résonna comme pour donner plus de poids à ses récriminations. Le vieil homme remit précipitamment les marchandises dans la gibecière. Il la tendit par-dessus la table à Sans-nom qui la passa à l’épaule.
— Bien, mon garçon, au plaisir, le salua Dardémon, impatient de fondre sur les fauteurs de trouble.
Il s’interrompit en voyant l’enfant lui tendre la dextre, sur la paume de laquelle reposaient quelques piécettes trouées.
— Hum, Hum, bien-sûr, sourit-il avec bienveillance.
Il alla chercher sans hésiter la bonbonne de grès rose. Il en sortit une poignée de sucreries en forme de longs bâtonnets torsadés dont l’enfant s’empara promptement, les yeux brillants de convoitise.
— Merci, Sage Dardémon, c’est chez vous que l’on trouve les meilleurs bâtons de sure.
— Souhaite santé et prospérité à ton Maître. Comme à l’accoutumée, les feuilles d’Hélium couvrent largement les achats que tu viens d'effectuer. Remercie-le pour cette prodigalité qui l’honore.
— Je n’y manquerais pas, Sage Dardémon. Au revoir.
Cher Dardémon, a-t-il survécu aux tristes évènements qui ont secoué le littoral depuis mon départ de la forêt. Je l’espère car je l’aime bien. Si un jour, mes pas me ramènent du côté de Massilia, je lui rendrai visite en souvenir du bon vieux temps. Il fut toujours aimable avec moi. Un jour viendra où je devrai rejoindre l’Océan, je le sens au plus profond de mon être, malgré le temps écoulé, c’est là-bas que s’achèvera ma quête, en Yrathiel... Sans-nom quitta promptement la boutique. Aussitôt il s’élança vers le port. En chemin, il s’arrêta pour acheter deux tranches de pain blanc, un petit fromage roulé en boule dans des feuilles racornies et quelques pommes qu’il glissa dans ses poches. Adossés à la jetée de pierres, des pontons en bois accueillaient une petite dizaine de simples embarcations à un mat qui dansaient au gré de la houle.
Sur la plage, des hommes, le torse nu, raccommodaient leurs filets. Plus loin, des enfants jouaient, couraient, s’éclaboussaient, poursuivaient les grands oiseaux blancs qui protestaient en piaillant. En allant vers le promontoire, la plage de galets noirs laissait place à des rochers parmi lesquels des femmes collectaient des coquillages dans de petits paniers d’osier. La cité s’ouvrait largement sur la baie, autrefois source de prospérité. Sans-nom choisit un endroit un peu à l’écart pour déjeuner. Il sortit le pain, étala dessus le fromage granuleux et observa autour de lui en mangeant. De temps à autre, il disposait de petits morceaux de fromage sur sa cuisse, morceaux qui disparaissaient immédiatement comme par magie.
— Salut, mon vieux, alors quoi de neuf ? Y’a un moment que j’espérais une petite visite. Sûr que tu dois être fort occupé à jouer au jeune savant pour en oublier les amis.
Le grand gaillard s’effondra près de Sans-nom. Le fils de Tyrson poussa un petit cri de surprise puis bondit sur le nouveau venu. Ils roulèrent ensemble sur les galets dans un grand éclat de rire. Sans-nom étreignait Tibelvan. Ce dernier l’écarta avec un peu de mal, s’assit en secouant une exubérante tignasse rousse. Il était l’ainé de deux cycles, faisait deux têtes de plus que son vis-à-vis, taillé dans un bloc du meilleur roc. Un jeune hercule déjà. Mais son visage ouvert, criblé de taches de rousseur, atténuait l’impression de force brute qui se dégageait de sa personne.
— Ah, Tib, je savais bien que tu saurais me retrouver. Comme je suis content !
— Eh moi alors. J’allais justement à la pâture rentrer les moutons de Père quand je t’ai aperçu baillant aux corneilles. Une chance.
Et il cligna des yeux avec malice.
— T’en veux un ? demanda Sans-nom en brandissant un bâtonnet de sure, strié de couleurs rouge, verte et jaune.
— Pour sûr, répliqua le garçon. Il saisit la friandise qu’il entreprit aussitôt de sucer consciencieusement. Sans-nom s’empara d’un second. Savourant la joie de leurs retrouvailles, ils dégustèrent un long moment en silence les gourmandises du marchand Dardémon.
Sans-nom repensait à ce matin de Jarad lorsque, pour la première fois, leurs routes s’étaient croisées. Drôle de rencontre pour une amitié étonnante. Ce jour-là, Sans-nom s’égara du côté du quartier des tanneurs, à l’est de la ville. Un endroit plutôt sinistre qui se composait d’un réseau de ruelles dégorgeant d’odeurs pestilentielles. La poussière de tan était omniprésente et les rez-de-Lorge, ouverts à tout venant. Dans les eaux tumultueuses de la rivière souterraine, les manœuvres nettoyaient les peaux en provenance des Monts d’Olfert et des Thielvériles. De jour comme de nuit, l’activité était intense autour des fosses à ciel ouvert et des cuves contenant les bains de chaux.
Dans sa hâte pour fuir ces tristes lieux, Sans-nom emprunta une venelle coincée entre de hautes maisons à quatre niveaux. Malheureusement, trois loqueteux - comme les avait désignés par la suite Tibelvan – l’attendaient dans l’ombre propice au larcin. Sans-nom frissonna, rien qu’au souvenir de cette mésaventure qui aurait pu lui coûter la vie. Ils surgirent d’une porte aveugle, le renversèrent contre les dalles humides. Sonné, Sans-nom se retrouva paralysé autant par la peur que par les rustres. Cloué au sol. L’un d’eux lui enfonçait un genou dans le ventre. Un autre enserrait sa gorge à le faire étouffer. Dans son souvenir, il se débattit à peine, incapable de raisonner.
Puis, Tibelvan surgit de la tannerie voisine. Il se jeta sur le petit groupe, grondant de terribles imprécations. Sous la poigne de fer, les trois efflanqués ne pesèrent pas lourd. Ils volèrent carrément dans les airs avant d’heurter le mur opposé dans un bruit sinistre. Un seul se releva. Le misérable revint à la charge, les yeux exorbités. Il sortit de dessous les loques une lame courte qui jeta un éclair. Toujours allongé, Sans-nom essayait de retrouver un fil de respiration. Des étincelles dansaient devant ses yeux. A travers un brouillard, il aperçut le jeune colosse bloquer haut la main armée. Avec une facilité étonnante. Tibelvan ne recula pas d’un pouce. Son agresseur grimaça de douleur comme il lui portait un coup à la face, éclatant dans une gerbe écarlate l’arête nasale. Un terrible uppercut plia en deux le pauvre hère puis un dernier coup de masse sur la nuque l’envoya rejoindre ses compagnons au royaume des songes. Alors son sauveur s’approcha de lui, le visage visiblement inquiet.
Sans-nom n’oublierait jamais cet instant. Avec douceur, Tibelvan l’aida à se remettre sur pied puis réajusta la longue blouse d’apprenti. Sans-nom n’en menait pas large. Il toussota, esquissa un pas malhabile, balbutia quelques mots de remerciement. C’était seulement la seconde fois qu’il se risquait seul à Massilia. D’ailleurs il se garda bien, à son retour, de narrer sa mésaventure. La Dame n’aurait plus accepté de nouvelle visite. Par la suite, Tib s’était occupé de lui. Chaque fois qu’il se rendait à Massilia, le fils de Tyrson espérait croiser la route de son sauveur.
« Mon ami, songea avec émotion l’enfant solitaire. »
— Mon père dit que les sucreries, c’est pour les petits, commenta le jeune Tib, en interrompant un instant sa dégustation. C’est pourtant sacrément bon. Je ne vois pas pourquoi je devrais m’en priver !
— Elles viennent de chez Dardémon, le bocal rose, précisa Sans-nom. Elles m’ont coûté quinze gals.
— Eh bien, mon Seigneur, éclata de rire son aîné. Voilà du bel argent admirablement dépensé. Alors, quoi de nouveau du côté du royaume de la Dame ?
Sans-nom n’avait jamais cherché à cacher sa véritable identité à son nouvel ami malgré les recommandations de sa tutrice et les protestations unanimes de ses professeurs. Au cours de leurs deux premières rencontres, l’une des occupations favorites du duo consista à lui trouver un nom. Pour Tibelvan, s’appeler « Sans-nom » était inconcevable. Seulement, chaque tentative se terminait toujours par d’incoercibles fous-rires.
— La Dame de la Ronde des Arbres va bientôt quitter ce monde. Brye ne sera plus un refuge sûr. Je vais devoir partir. Ce n’est pas juste. Elle refuse que je l’accompagne là où elle se rend, question d’incompatibilité organique. Du moins, c’est ce que j’ai compris.
— Alors bon vent à elle, rétorqua Tib en croquant fermement le bâton de sure. Les Premiers ont toujours de bonnes raisons d’agir autrement, c’est Père qui le dit. Et la Dame doit en avoir d’excellentes pour t’obliger à rester. En fait, ce n’est pas si dramatique, tu vas pouvoir enfin agir à ta guise. Choisir ta propre route.
Sans-nom soupira pour la seconde fois, beaucoup moins enthousiaste à l’idée de cette soudaine liberté. Il n’avait plus faim. Il déposa sur un caillou le bâton consommé aux trois quarts. L’instant d’après, ce dernier s’était volatilisé. Les sourcils froncés, Tibelvan réfléchissait intensément. Sans-nom lui jeta un regard étonné. Finalement le grand garçon se tourna vers lui, empruntant un air solennel : « Si tu ne sais pas où aller, viens habiter chez moi. Là où il y en a pour sept, il y en a pour huit, c’est Père qui l’affirme. Je lui ai déjà parlé de toi. Il n’y verra aucune objection et puis Suzy sera ravie, ajouta-t-il en clignant de l’œil. »
Sans-nom se sentit rougir sans savoir vraiment pourquoi. Tibelvan avait une nombreuse famille : deux grands frères, Atel et Léonard, et deux sœurs cadettes, Solia et Suzy. Cette dernière l’accompagnait régulièrement, en ville ou dans la forêt. Selon Tibelvan, elle avait apparemment le béguin pour lui, ce qui mettait le pauvre garçon mal à l’aise mais amusait beaucoup l’ensemble de la fratrie.
— Tu m’accueillerais chez toi ? Vraiment ? - Sans-nom n’en croyait pas ses oreilles. L’idée lui parut tout d’abord des plus alléchantes. - C’est vraiment, vraiment, vraiment trop gentil ! continua-t-il, les larmes aux yeux.
— Normal, tu es mon ami. Et puis vivre là-bas dans les bois, ce n’est pas une vie. Pour un humain, je veux dire, s’excusa-t-il en voyant Sans-nom se crisper.
Le gaillard tripota le long bâton ferré, un peu gauche.
— M’oui, ce serait formidable… seulement ma Dame a d’autres projets pour moi. Elle veut que je rencontre les Voyageurs et …
— Quoi ? s’exclama Tibelvan en se redressant sur un bras, mais tu n’y songes pas. Les faces terreuses transportent le malheur avec eux. Mon Père dit que ce ne sont que des mendiants qui n’ont que ce qu’ils méritent pour avoir renié leur Serment jadis et réduit notre monde à une peau de chagrin.
Sans-nom détourna la tête vers la rade pour ne pas afficher sa réprobation. Son ami avait la fâcheuse habitude de ne penser qu’à travers la sacrosainte parole paternelle. Certes il avait le cœur sur la main mais son jugement était entièrement conditionné par le Sieur Gallard, éleveur et équarrisseur de son état, un colosse au verbe haut et au caractère excessif. Sans-nom en avait un tout petit peu peur. Toutefois il n’en avait jamais touché mot à Tib pour ne pas le blesser car le jeune garçon adulait son père.
— Je dois les rencontrer dans deux jours. Pour la suite, on verra. De toute manière, il est possible qu’ils ne veuillent pas s’encombrer d’un jeune garçon comme moi. Autrefois ils étaient les Protecteurs des Grands Royaumes.
Toujours sous le coup de la surprise, Tibelvan continuait sur sa lancée sans s’apercevoir du malaise grandissant : « Tu parles d’une protection qu’ils ont apporté à Marsangs. Aujourd’hui ce ne sont plus que de vulgaires brigands. Même pas capable de maintenir l’ordre sur leurs propres terres. Mon père raconte qu’Olt la Sainte n’est plus qu’une cité fantôme. Ils traînent avec eux la guigne, que je prétends. On raconte de drôles d’histoires sur leur compte. Suis mon conseil et évite ces tristes sires. Viens loger à la maison. De toute façon, vivre à Massilia est une bénédiction des Inconstants, c’est mon père qui l’affirme. Moi, je le crois ; tu ne trouveras pas mieux ailleurs. Réfléchis-y ! »
Sur ce conseil, il se leva, s’appuya des deux mains jointes sur le long bâton et jeta un regard admiratif vers la cité.
— Bon, content de t’avoir revu. A part si tu comptes rester là jusqu’à la nuit, tu peux m’accompagner. Je t’aiderai à sortir des murs par la Voie de Brye, cela t’évitera d’emprunter tes couloirs à chèvres habituels. Ces temps derniers, la milice est devenue plus virulente. Il ne fait pas bon attirer son attention.
Comme Sans-nom se levait à son tour, il ajouta d’un air entendu : « C’est rapport aux troubles dans les Terres Sèches. Encore de sales rumeurs. »
— Raconte, le pressa Sans-nom, soudain tout ouïe.
Les deux compères s’éloignèrent du rivage en papotant. En flânant, ils rejoignirent le raidillon qui menait à la Croisée des Routes, cachée derrière les collines. A quelques dizaines de coudées de la dernière demeure s’élevait un muret de pierres à mi-hauteur d’hommes. La belle voie pavée le franchissait entre deux poteaux en bois au sommet desquels flottaient des oriflammes aux couleurs de la Libre Cité Commerçante, le jaune et le bleu. Deux miliciens étaient assis sur l’herbe à l’intérieur de l’enceinte. Ils regardaient les passants entrer et sortir. Arrivés presque à leur hauteur, Tibelvan fit un petit signe de la main aux gardes. Il donna un coup de coude discret à Sans-nom en désignant du menton l’homme à la tunique capitonnée d’un bleu flamboyant.
— Celui-ci, c’est le fils Filbert, un méchant des plus coriaces. Il vaut mieux l’avoir à la bonne. Heureusement ce drôle connaît mon Père. Sais-tu qu’Atel et Léonard se sont engagés dans la milice en Jarad. Ils doivent seize journées par mois à la ville en échange de quoi, ils disposent du gîte et du couvert au fortin. Mon père dit qu’il me faudra attendre. Ils n’acceptent pas les volontaires avant leurs quinze cycles révolus. Pourtant je suis plus grand et plus fort que Léonard. Mais c’est une question de maturité, parait-il. Enfin, moi, je trouve cela absurde.
Une seconde, Sans-nom songea qu’il ferait peut-être bon vivre à Massilia avec Tibelvan puis la pensée de côtoyer au quotidien l’autoritaire patriarche balaya le désir. Au-delà du muret, la Voie de Brye grimpait en direction de l’antique forêt.
Dans les pâturages d’herbes hautes, des troupeaux de moutons paissaient sous la garde de jeunes pâtres et de gris léovards aux bonds étonnants. Des oiseaux volaient haut dans le ciel. L’air bourdonnait du petit monde des insectes qui butinaient des myriades de fleurs multicolores. Le garçon respira à plein poumon. Devant eux se dressait la barrière verte de l’antique forêt de Brye. Ils y seraient dans moins d’une demi-heure s’ils ne traînaient pas en route. Remplie des emplettes du Maître Sol’Déorm, la besace pesait à son épaule. Sans-nom jeta un regard complice à Tibelvan. Il décida, ma foi, qu’il serait heureux, même loin d’Yrathiel. Cela ne dépendait que de lui seul.
D’abord les garçons entendirent le son aigrelet des clochettes tintinnabuler puis les fifres berçant le pas de la procession qui descendait d’un chemin latéral. Il y avait là une trentaine d’individus en longues robes jaunes à cagoules retombantes. Ils avançaient en chaloupant au rythme des harmonies. Sur leur passage, la foule s’écartait vivement. Peu à peu, une haie se forma du sommet de la butte jusqu’à l’intersection avec la voie menant à la cité. Précipitamment, Tibelvan accéléra le pas en traversant la route pavée.
— Manquait plus qu’eux, grinça-t-il entre ces dents en courant presque.
De toute évidence, son intention était de rejoindre le croisement avant le groupe de pénitents. Sans-nom tressautait derrière lui sans en perdre une miette. La mélodie primesautière s’intensifia. Elle formait un étrange contraste avec la foule muette et hostile. La procession progressait lentement, les cagoulés imprimant à leur marche des mouvements latéraux dans un ensemble hypnotique. Sans-nom remarqua soudain qu’il n’y avait pas l’ombre d’un instrumentiste parmi eux. Un désagréable pressentiment l’incita à revenir à hauteur de Tibelvan.
— Qui sont-ils ? demanda Sans-nom, inquiet, lorsqu’ils s’arrêtèrent devant le mur de spectateurs qui leur barraient l’accès aux prés.
— Oh, ceux-là – Il cracha ostensiblement au sol. - ce sont des Convertis du Mur, répondit l’ainé en exprimant son mépris d’une grimace. De la racaille, comme le dit mon père. On en voit de plus en plus ces dernières quaines. Voilà comment le Mestre vide à bon prix les geôles de Massilia.
— Mais certains sont enchaînés.
— Evidemment, qu’est-ce que tu croyais ? Qu’ils endossaient le costume d’or de bon cœur ? Plus de la moitié d’entre eux sont des prisonniers vendus par les cités ; même les barons font commerce avec les séides du Mur, tant que cela peut leur rapporter des bénéfices.
— Les malheureux… que vont-ils devenir ? murmura l’enfant.
Il ne quittait pas des yeux les pénitents qui marchaient en cadence, le pied droit entravé par un anneau auquel était attachée une fine chaine en métal noir.
— Va savoir ! Mon père dit que chacun de nous doit assumer les fautes commises dans cette vie avant de rejoindre la Source. Si les Autres veulent se charger de ces misérables, bien leur fasse !
Soudain une pensée furtive emporta le Tisseur vers un pan de son passé. Là-bas, en Yrathiel. Spectateur, Sans-nom se rappela avec tristesse les îliens qui plongeaient dans les volutes de l’Onirie. Eux aussi n’avaient guère eu le choix. Sans le savoir, ils s’offraient à l’appétit des goules de l’océan. Un frisson l’agita. D’ordinaire, le fils de Tyrson bannissait la moindre évocation de la sorte. Il blêmit, mal à l’aise. Tib lui adressa un regard interrogateur. De la procession surgirent de petites silhouettes. Sur le chemin, l’air de musique cessa. La vague fangeuse submergea l’imprudent sans prévenir. Putride, avide, elle englua le garçon de terreur, s’insinua dans son esprit, pourchassa sa conscience terrorisée. Sans-nom tremblait de tout son corps, le regard atone. Il essaya de reculer, en empoignant son visage, mais il se heurta aux badauds attroupés qui protestèrent bruyamment. Certains le repoussèrent sans ménagement. Tibelvan les menaça avant de l’attirer à lui.
Pour la première fois, j’affrontais le souffle des Gorgys. Leur volonté d’annihiler mon libre arbitre et me lier à ces immondes créatures. Oh, Petite Mère, à cet instant précis, prit fin la paisible existence que je menais auprès de la Dame de la Ronde des Arbres dans la Forêt de Brye. A la terreur succéda bientôt la révolte. Du plus profond de son être s’éleva une volonté pugnace de combattre le souffle. Dans un premier temps, elle chassa les miasmes avec une autorité qu’il ne se connaissait pas.
— Non, hurla Sans-nom, les yeux écarquillés.
Le visage du fils de Tyrson se tordait de souffrance autant que de rage.
— Non, hurla-t-il de nouveau.
Il brandissait le poing vers les petites créatures qui s’agitaient en tête du cortège.
— Laissez-moi tranquille !
L’une de ces dernières pointa une griffe effilée dans sa direction. A ce signal, les autres dévalèrent la pente. Une nouvelle vague aux remugles pestilentiels s’empara de ses sens aux abois. Avec effroi, Sans-nom entrevit les corps fuselés, enserrés dans des justaucorps de cuir, les pattes longues et griffues sous des robes sombres, les museaux velus, les billes luisantes sous une broussaille de poils dont émergeaient des oreilles pointues. Des hommes-rats, pensa-t-il dans un éclair. Plus rat qu’humain, tels étaient les Gorgys, affidés du Mur. Prédateurs dans l’âme, les créatures accouraient vers lui. Sans-nom entendait leurs piaillements aigus, surexcités, et devinait l’impatience monstrueuse qui les animait. Lui ne bougeait toujours pas, tétanisé ; sa volonté entière accaparée par une seule tâche : repousser les flux immondes destinés à l’asservir. Cela lui demandait plus d’efforts que ne pouvait alors fournir l’enfant d’Yrathiel.
Heureusement, Tibelvan avait l’esprit vif. D’un simple regard, il perçut l’origine du danger qui menaçait son camarade. Il réagit en se dressant de son imposante carrure afin de le protéger. Ainsi, sans le vouloir, il rompit les liens visuels qui liaient Sans-nom aux créatures.
— Fuis, cours vers ta protectrice. Je m’en charge de ces Rats de malheur, par les Dieux Inconstants !
Tibelvan brandit le bâton ferré d’une main ferme. Il s’avança d’un pas au-devant des gorgys. Auparavant il poussa l’enfant au sein de la foule qui s’écarta sans protester cette fois. Des mains anonymes aidèrent même Sans-nom à s’extraire de la haie humaine. Balloté ainsi sans ménagement, il tituba sur quelques pas avant de retrouver ses esprits. Aussitôt il s’élança, la peur au ventre. Jamais il ne courut aussi vite, – même lors de sa fuite pour échapper à la meute en Yrathiel - soufflant et pleurant, poussé par l’insidieux relent qui s’accrochait à lui. Sil’Léal l’encourageait dans sa fuite. L’enfant trébuchait. A plusieurs reprises, il manqua de perdre l’équilibre dans les hautes herbacées qui le fouettaient au visage. Sur son passage, un sillon se traçait, visible de la route. Des dizaines de têtes, interloquées, suivaient sa progression.
Appuyés sur leurs longs bâtons de marche, les pâtres le regardèrent passer, indifférents. Des moutons relevèrent la tête, interrompant un instant leur rumination. L’orée de Brye se rapprochait lentement. L’infection s’évanouit brusquement. Sans parvenir à chasser la terreur. La précieuse gibecière lui battait le flanc, il n’en avait cure. Pour l’encourager, Sil’Léal s’agitait comme un beau diable sur son épaule. Un léovard l’accompagna quelques instants parmi les boutons d’or en jappant joyeusement. Enfin Sans-nom atteignit sain et sauf la verte frontière. Aussitôt des ronciers pourvus d’épines démesurées dressèrent une muraille au maillage inextricable derrière lui. Retrouvant son souffle, Sans-nom chercha à maîtriser les battements de son cœur. Soudain il comprit, sans se l’avouer, que, désormais, rien ne serait plus pareil.
L’enfant écarta les broussailles réticentes des deux mains à la recherche d’un éventuel traqueur. Apparemment, Tibelvan avait réussi à endiguer toutes velléités de poursuite. Brusquement Sans-nom se sentit submergé par un affreux sentiment de culpabilité. Il avait laissé son jeune ami affronter seul les séides du Mur.
— N’t’en fais pas pour lui, l’interpella Sil’Léal perché sur une branche basse. - La vue du petit lutin n’avait rien à envier à celle des aigles des Monts d’Olfert - Ton chaperon s’en sort avec les honneurs. Un sacré gaillard, c’Tibelvan. Y s’y connait en maniement d’bâton ! – Sur ce, il éclata de rire en mimant les mains jointes un simulacre de combat. – Si tu pouvais l’voir leur montrer de quel bois y’chauffe. Tu peux être fier d’le compter parmi tes amis. Sans son aide, nous n’aurions p’t-être pas réussi à nous en sortir sans une égratignure.
Avec calme, le fils du Sieur Gallard écarta les jambes. Il rechercha le meilleur équilibre possible comme ses grands frères le lui avaient appris. Le jeune hercule bomba le torse, étreignit nerveusement l’arme en bois. Dès le début de cette étonnante mésaventure, Tibelvan ne s’était guère posé de questions. Une seule chose comptait : la chienlit du Mur en voulait après Sans-nom. Alors il réagissait comme il en avait l’habitude, d’instinct, sans réfléchir à de probables difficultés ni de potentielles conséquences. Sa propre sécurité lui importait peu.
Concentré sur leur proie, les gorgys, au nombre de quatre, négligèrent l’adolescent en travers de leur route. La chasse seule retenait leur attention. De plus, une longue habitude de servilité de la part des humains ne les avait pas préparés à ce qui arriva, une fois parvenus à sa hauteur. Tibelvan poussa un grognement d’ours puis abattit le long bâton dont l’extrémité était recouverte d’un manchon en métal sur le premier Rat. Il atteignit ce dernier sur le dessus du crâne et l’expédia au sol, étourdi. Un filet de sang coulait de la blessure. Le second chasseur connut un sort identique avant même d’avoir eu le temps de réagir. Le jeune Gallard effectua de grands moulinets menaçants à destination des deux autres créatures du Mur. Les Rats s’arrêtèrent, hors de portée du bâton. Hésitants, ils le fixaient de leurs petits yeux chassieux. Autour d’eux, des risées goguenardes saluaient leur infortune. Provenant des spectateurs amassés des deux côtés de la route, un grondement sourd s’éleva à la vue de la longue griffe recourbée qui pointa le trublion. Le Rat chicota une suite de petits cris en trépignant sur place. Alors le bâton échappa à sa poigne. Il effectua plusieurs rotations dans les airs avant de chuter dans la poussière. Eberlué, Tibelvan esquissa un geste pour le ramasser. Une terrible nausée l’assaillit. Il vacilla sur place, s’écroula à genoux, se prit la tête entre les mains.
« L’ENFANT ! »
Il comprit à peine ce que la voix étrangère éructait à l’intérieur de son crâne mais la douleur s’intensifia à lui tordre les boyaux.
« L’enfant ! rends-nous l’enfant perdu. Livre-nous l’enfant perdu d’Yrathiel ou la miséricordieuse, elle-même, te paraîtra douce… »
— Démons ! proféra-t-il, le visage crispé sous l’effort fourni pour résister.
— Que t’arrive-t-il mon gars ? Aidez-moi vous autres.
Le forestier l’attrapa par le bras droit et le remit sur pied. Aidé par l’un de ses sept acolytes, l’homme le soutint un instant, le visage penché à l’examiner. Ses collègues s’armèrent de courtes haches d’arme. Ils portaient des tuniques en peau frangées et des capuchons de fourrure. Une barbe drue dévorait leur visage tanné par une vie rude au grand air. Les nombreux colliers de dents de sangliers qu’ils arboraient les désignaient comme un groupe de chasseurs descendu des Monts d’Olfert, appartenant sans aucun doute au clan dudit animal. Ils venaient régulièrement à Massilia vendre des peaux auprès des tanneries.
De leur côté, les gorgys sifflaient et crachaient de concert face aux manifestations hostiles de la foule, devenue menaçante. Contre le nombre, les gorgys ne réussirent pas à imposer efficacement leur pouvoir psychique. Finalement ils détalèrent sous les huées. L’emprise se retira, en lui laissant l’estomac au bord des lèvres.
L’esprit embrumé, Tibelvan s’ébroua.
— Pourrissez dans les Fosses ! hurla-t-il à leur intention.
Il se débarrassa du soutien des forestiers en quelques gestes désordonnés et ramassa le bâton ferré. La colère lui rosissait les joues et fulminait dans son regard. Au plus grand amusement de l’assemblée, l’un de ses sauveurs décocha plusieurs coups de bottes aux gorgys qui gisaient encore dans le chemin. Ceux-ci rampèrent pitoyablement pour s’échapper. Tibelvan pointa son arme dans leur direction d’un geste menaçant.
— Jamais, vous ne vous emparerez de lui. Essayez donc de vous frotter à la gardienne de Brye. Elle vous broiera sans aucune hésitation. Retournez dans votre satané Blanc Pays !
La vague fangeuse l’atteignit une ultime fois. Elle brisa sa hargne. Il se contenta de regarder la procession rebrousser chemin, vide de mots. Bientôt l’écho des clochettes et des fifres s’évanouit du côté de la Grand Route. Puis une petite silhouette se découpa en contre-jour au sommet de la colline. La voix, railleuse et revancharde, jaillit dans l’esprit éreinté du jeune bravache.
« L’enfant perdu est retrouvé ! Le Négus Shéhoshar sera ravi de l’apprendre ! Nous reviendrons, fils des hommes, sois-en persuadé. Nous reviendrons le chercher dès que le Négus nous l’ordonnera ! Et il serait préférable que tu n’interviennes pas ce jour-là. Sinon LUI, il te brisera. »
Tibelvan comprit qu’il remportait la manche. Pour cette fois. Mais que les ennemis de Sans-nom ne renonceraient pas aussi facilement. Dans les instants qui suivirent, le jeune héros se retrouva au centre de toutes les attentions. On lui tapait dans le dos ou on lui serrait la main avec vigueur. Les éloges pleuvaient de toutes parts. Venant de la cité, les miliciens de la Porte de Brye accouraient. Le jeune garçon eut un triste sourire en direction de la lisière lointaine. « A bientôt, petit ! songea-t-il en réprimant un sentiment de fierté. J’espère que tu n’auras pas d’ennuis là où tu te rends. Pour ma part, il va me falloir expliquer cette échauffourée à Père. »
Finalement, il se laissa entraîner, bras dessus bras dessous, par les chasseurs d’Olfert qui lui promirent quelques godets du meilleur clairet pour le remettre sur pied.
Chapitre six : Les deux Maîtres. L’antique forêt de Brye bruissait de colère depuis que, la veille, son protégé faillit être capturé par les gorgys du Mur. Exténué, ce dernier dormit en sécurité auprès de Sil’Léal dans l’un des nombreux nids du peuple de la Sylve. Assis sagement sur une pierre plate, les mains posées sur les genoux serrés, Sans-nom percevait les tensions soulevées par sa dernière mésaventure. La clairière était étroite. L’herbe rase tapissée de couvre-sols aux coroles bleues, jaunes et blanches. Quelque part, un pic solitaire tambourinait sans relâche. L’enfant et le Maître des Arts Combattants se trouvaient au centre d’un large cercle de pierres rondes, auprès d’un banc.
Sans-nom se sentait déprimé plus qu’inquiet. Il avait beau afficher un sourire de circonstance, il ne quittait pas du coin de l’œil la massive silhouette.
Plus bougon que d’habitude, le Gasthil allait et venait, s’arrêtait brusquement pour le fixer d’un regard glacial, avant de reprendre ce manège embarrassant. Après mures réflexions, Sans-nom ne se considérait pas responsable de ce qui leur était arrivé. La faute en revenait à un malencontreux hasard. Seulement le Maître des Arts Combattants ne le voyait pas de cet œil. Lorsqu’il se planta devant lui, Sans-nom rentra davantage la tête dans les épaules, lorgnant un point situé approximativement entre les deux chausses légères.
Le Gasthil ne portait aucun vêtement. Seul un ceinturon à l’énorme boucle dorée barrait transversalement la fourrure roussâtre, couleur de bruyères et de tourbe, à la propreté plus que douteuse. Sous la broussaille hirsute, le visage était d’une laideur remarquable : le crâne en pain de sucre, le mufle aplati, la peau épaisse et velue, deux feuilles de chou écornées qui tenaient lieu d’oreilles et une bouche charnue garnie de rangées de dents inégales. Résigné, l’élève bloqua un soupir qui n’aurait fait qu’envenimer la situation.
Quand il releva la tête, leurs regards se défièrent un bref instant. Derrière la colère brûlante, il découvrit avec étonnement la présence d’une fierté presque paternelle.
— Sois plus précis, il en va de l’avenir de ce monde de malheur, sinon de ta vie.
Le Maître des Arts Combattants croisa les bras. Sans-nom sentit sa bouche s’assécher, sa gorge se serrer. Il déglutit un instant, se tortilla sur place puis il recommença le récit de ses exploits à voix basse : la course à Massilia, la visite chez Dardimon et les moments passés en compagnie de Tibelvan, enfin l’échauffourée avec les gorgys. Entre les hautes ramures, le géant se détachait clairement sur la toile azur du ciel. Pas un craquement n’interrompit le récit, même l’oiseau frappeur eut la bonne idée de suspendre son labeur pour l’occasion. Lorsqu’il eut terminé, un lourd silence s’établit entre eux. Les petits yeux luisaient férocement. Avec effarement, Sans-nom crut y déceler une bonne dose d’incrédulité.
Pourtant il n’avait rien dissimulé, partagé ses maladresses et son imprudence, ses frayeurs, les réactions de la foule de badauds, la noirceur de l’ennemi.
— Recommence ! Juste le passage qui concerne les gorgys.
Faisant preuve de la meilleure volonté du monde, Sans-nom s’exécuta aussitôt. Il s’interrompait fréquemment pour préciser un détail. Peu à peu, la peur s’éloignait. Sa voix n’était certes qu’un souffle et ses yeux ne quittaient pas le sol. Le Gasthil grognait par moment une imprécation, frappait du pied et hochait du chef. A deux reprises, il lui réclama de plus amples explications : la première fois sur le sentiment ressenti lorsque la vague de terreur s’empara de lui ; la seconde, pour connaître la nature du tissage qu’il avait nécessairement déployé lors de sa fuite à travers les pâtures. Seulement, sans-nom avait beau y réfléchir, à aucun moment, il n’avait fait appel à ses talents de Tisseur.
— Incroyable… ! Sil’Léal ne t’a pas quitté ? Tu peux me le certifier.
Le Gasthil ruminait depuis quelques minutes puis, se courbant au-dessus du garçon, il s’approcha à le frôler. Des odeurs corporelles désagréables assaillirent l’infortuné élève. Jusque-là, Sans-nom avait pris soin de ne pas mêler le petit lutin à ses déboires, suivant les recommandations de son ami. Il se mordit les lèvres.
— Absolument, Maître. Il était installé sur mon épaule, invisible aux yeux des humains.
Le Gasthil brandit les bras musculeux vers les cieux immaculés : " Sa présence aurait dû occulter leur vision. Quelque chose a sûrement attiré leur attention. Concentre-toi ! Juste avant l’apparition de cette maudite engeance, vous regardiez la procession descendre vers vous. Vous n’étiez pas seuls, n’est-ce pas ?"
Sans-nom secoua la tête :" Oh non, il y avait bien plusieurs dizaines de voyageurs. Mais nous étions au premier rang."
— Cela ne suffit pas. Les pouvoirs de Sil’Léal lui permettent habituellement de masquer sa présence au sein de la cohue. Et ce bougre est très doué. Même s’il a de nombreux défauts par ailleurs, on peut lui concéder certains talents. De quoi parliez-vous à ce moment précis ?
Sans-nom rechercha l’instant dans sa mémoire malmenée.
— Tibelvan m’expliquait qui étaient les Convertis. Connaissez-vous, Maître, le sort réservé à ces malheureux ?
Penché sur le côté, le Gasthil ne dénia pas répondre. Sans-nom poursuivit, de plus en plus embarrassé.
— Savez-vous qu’ils sont livrés aux Autres ? Quel sort leur réserve-t-on, une fois parvenu au Blanc Pays ? – Il frissonna malgré la douceur qui berçait la clairière. – Sans doute un destin proche de celui que rencontrent les Elus d’Yrathiel ? Pire encore, peut-être !
Le Maître des Arts Combattants poussa un rugissement triomphal qui interrompit l’enfant instantanément.
—Voilà ! Nous y sommes ! A proximité des Rats, tu as évoqué la cité de tes origines. Réfléchis ! Yrathiel habitait-elle tes pensées lorsqu’ils s’avançaient dans votre direction ? C’est important ! Je dois savoir !
— Oui, Maître. Et je m’en excuse. Pourquoi le monde est-il si cruel envers les plus faibles ?
— Voilà pourquoi et comment ils t’ont repéré parmi la multitude. Dans le lacis des représentations mentales au bord du chemin, Yrathiel s’est illuminée telle un phare brillant de mille feux. Sil’Léal n’y pouvait absolument rien. Il est plus qu’urgent de remédier à cette carence. Tu dois apprendre à dissimuler tes pensées vagabondes. Elles risquent de te trahir en présence d’un de ces démons. Les gorgys ne sont pas les seuls à pouvoir les lire. Et ce ne sont sûrement pas les plus dangereux. Au-dehors, tu risques d’attirer l’attention rien que par la simple évocation de tes origines.
Le Gasthil s’assit à côté du garçon. Des relents de terres boisées l’assaillirent aussitôt. Sans-nom plissa les narines. Dans l’ombre du géant, il se sentait insignifiant. L’enfant n’osait bouger un cil. Le Maître battait le sol de ses immenses pieds velus. Quelque chose le tracassait encore. Finalement, Sans-nom demanda d'une toute petite voix.
—Maître, les gorgys sont-ils humains ? Ils ressemblent à des rats mais ils se déplacent comme des humains, pensent et s’expriment comme nous ; ils utilisent une magie puissante. Cette horreur qui m’a envahi l’esprit m’interpelait dans le langage commun. Elle m’a appelé « l’enfant perdu ». Elle s’est faite si pressante, si autoritaire. Pourquoi m’a-t-elle appelé « l’enfant perdu » comme si elle savait qui j’étais ?
— En effet. A moins que… voilà une hypothèse à ne pas écarter trop vite. Pour ma part, je croyais cette engeance disparue à jamais. Ces démons possèdent le pouvoir de pénétrer l’esprit et de le soumettre à leur volonté. Jadis, les Premiers et les rois, eux-mêmes, louaient leurs services. A la cour de Thiel en particulier, ils suppléaient avec zèle les Magisters de justice. Je ne les ai jamais aimés. Ce sont de petits êtres vicieux et fourbes. Lorsque la troisième Vague a submergé le plateau d’Arseng, je pensais leur maudite race éradiquée à jamais mais, finalement, je me trompais. Les Autres leur ont trouvé une nouvelle utilité. Depuis peu, ce sont eux qui asservissent mentalement ces malheureux qu’on appelle les Convertis. En toute impunité car nombre de barons n’osent pas se frotter aux Négus.
Le Maître marqua une pause. Le colosse frappa l’air devant lui, apparemment peu enclin à débuter la leçon. C’est alors que, portés par les courants aériens, de sinistres plaintes s’élevèrent à travers les boisées. La panique envahit Sans-nom qui connaissait bien cette clameur désincarnée pour l’avoir autrefois entendu du haut des murailles d’Yrathiel. L’appel des oégirs !
Avec horreur, il réalisa alors que sa rencontre avec les gorgys avaient eu une autre conséquence inattendue, bien plus catastrophique. Sa présence dans les bois de Brye n’était plus un secret pour le peuple de l’Océan. Ghaisus avait finalement retrouvé l’enfant perdu.
Dès la première semonce, le Gasthil réagit instantanément. Dans la large senestre se matérialisa un court épieu au fer étroit. Il l’attrapa par le bras et ils gagnèrent l’ombre des chênes et des hêtres qui s’agitaient sous un vent furieux. Le Gasthil pressa le pas. Brye les guidait. Les ronciers se fendaient sur leur passage, les branches basses s’écartaient pour mieux s’imbriquer derrière eux. Mais la clameur les poursuivait malgré tout. A chaque foulée, le géant grondait entre ses dents : « Qu’ils y viennent, qu’ils y viennent ! ». Il brandissait alors le manche de l’arme gravée de runes anciennes.
Balloté, Sans-nom grimaçait de douleur. Sans ménagement, le Gasthil l’entrainait, à foulées de géant, vers le cœur de la forêt. Quelques branches maladroites le fouettèrent au passage. Pourtant, durant cette folle équipée, le Tisseur n’émit aucune plainte, plongé dans une confusion sans fond.
Finalement, la futaie s’assombrit, la voûte feuillée s’abaissa, les taillis s’épaissirent. Les plaintes désincarnées se firent lointaines et fugaces. A l’entrée d’un vallon encaissé, le Gasthil relâcha son protégé, se contentant de le pousser devant lui. Le murmure cristallin d’une cascade accompagna leur descente sur le flanc pentu, au milieu d’un concert joyeux d’oiseaux fantômes. Là-bas, au fond de la dépression, dans un puits de lumière chatoyante, un tumulus herbeux, recouvert par un tapis de lunaires et de spirées crémeuses abritait la demeure la plus hospitalière de la forêt, en dehors de la Ronde des Arbres bien évidemment. Pour l’heure, sa porte basse, garnie de ferrures brillantes, était entrouverte. Au pied de chaque piédroit
, une niche abritait un globe à feu en sommeil. La silhouette courtaude de Maître Sol’Déorm les attendait sur le seuil. Sans-nom s’élança à sa rencontre, assuré qu’il était dorénavant en sécurité.
Lorsque le Gasthil les rejoignit, les Maîtres se saluèrent brièvement. L’heure n’était pas aux civilités. Ils arboraient un air grave de circonstance.
— Je te le confie, gronda le Gasthil alors même qu’il s’élançait en brandissant le court épieu.
Le nain jeta un regard vers les arbres, l’air soucieux. Détail troublant, Sol’Déorm en avait oublié son habituel couvre-chef à large bord. Sa peau était ivoire, tavelée au cou comme une vieille pomme oubliée dans le fond d’un tiroir, la longue barbe blanche glissée dans le ceinturon de cuir à boucle argentée. L’Archiviste l’entraîna à l’intérieur.
—N’aie aucune crainte, ici tu es en sécurité. De toute manière, notre Dame veille sur nous ; c’est juste au cas où…
Dans leur dos, la porte en chêne se refermait sans bruit. Ils foulaient un épais tapis jaune citron. Le tunnel spacieux s’inclina légèrement. Une élégante marqueterie, au bois clair, habillait les murs et la voute sans discontinuer. Ils traversèrent plusieurs petites pièces circulaires, chichement éclairées de globes à feu, envahies par une multitude d’ouvrages, livres, parchemins, manuscrits, in-folio, entassés pêle-mêle sur des tables, des étagères, des armoires, des buffets et quantités de coffres. Puis ils entrèrent dans une vaste pièce. Dans un coin, le feu craquait joyeusement dans un âtre de pierre noire. Des lutrins en occupaient l’espace central ; chacun d’entre eux inondé de lumière par la présence d’un globe à feu enchâssé dans la voute.