Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

L'enfant perdu.
Livret 2 : L'antique Forêt de Brye.

 
Chapitre 6 : Les deux Maîtres. (2)

Sans-nom se dirigea vers l’un d’eux. Il s’assit sur le siège haut, en bois. Son regard erra sur le parchemin inachevé qui reposait sur le plan piqueté d’encre. Ronde et épurée, la calligraphie était en Glaïcque ; à sa droite reposait l’ouvrage qu’il s’obstinait à recopier depuis plusieurs lunes : un antique recueil poétique à fermoir de cuir. Il se saisit d’une plume d’oie de dimension honorable puis s’attela à la tache comme on s’échappe de la réalité pour se réfugier sous les arcades d’une occupation familière. Peu à peu, le Maître qui l’observait, assis près de la cheminée, perçut les tensions disparaître chez l’enfant. Il lisait en lui comme dans un livre ouvert. Le dos s’arrondit. Le visage mutin se plissa sous l’effort de concentration que réclamait le tracé arrondi des lettres antiques.
De son côté, le nain ôta le long manteau, découvrit une blouse précieuse, damassée et flamboyante de broderies, bordée de velours. Il sortit de la pièce pour rapporter un plateau sur lequel reposaient deux brocs d’étain. Il posa ce dernier sur une petite table basse. Il décrocha de la crémaillère qui pendait dans l’âtre une bouilloire fumante et versa l’eau bouillante dans chacun d’eux à travers un panache de vapeur. Puis, glissant la main dans l’une des multiples poches de sa blouse, il jeta quelques feuilles séchées de chalme qui répandirent aussitôt leur doux arome amer.
Sans-nom redressa la tête.
— Je t’ai aussi préparé quelques pâtisseries, de celles que tu préfères… sur un lit de crème.
Sur ce, l’hôte quitta la pièce de sa démarche chaloupée. Il fut de retour quelques instants plus tard avec une large corbeille où étaient déposés de longs gâteaux recouverts de miel. Son invité s’empressa de s’asseoir sur un petit tabouret auprès de la cheminée. Il se frotta les mains avant d’attraper une friandise qu’il porta à la bouche sans hésiter. Le vieux nain l’observait, un broc fumant entre ses mains potelées. Au bout d’un long moment, uniquement réservé à la dégustation, il demanda : « Veux-tu que nous en parlions maintenant ? »
La bouche pleine, les yeux ravis, Sans-nom acquiesça. Auparavant, il rechercha du regard un linge pour se nettoyer les mains recouvertes de crème et de miel. Il déglutit, s’essuya les lèvres puis attrapa le broc qu’il vida d’un trait.
— Ce ne fut pas aussi terrible que vous pourriez le croire, finit-il par articuler. Je ne craignais rien auprès du Gasthil.
— Je sais, mon enfant, mais nous avons pour obligation de te mettre en sécurité au moindre danger.
— Oh, alors je comprends. Toutefois notre Dame nous protège, n’est-ce pas ? Elle est puissante en Brye.
— Plus puissante encore que tu l’imagines, sois en certain. Les oégirs seront refoulés hors des futaies en un rien de temps. Seulement les pouvoirs de la Première s’arrêtent à l’orée des halliers. Je crains fort qu’il ne faille proscrire à jamais tes petites escapades à Massilia. Hors de Brye, le danger va rôder, à présent qu’ils connaissent ton refuge. A propos, je te suis reconnaissant de ne pas avoir jeté les articles de mon vieil ami Dardémon, hier. Leur perte aurait représenté un grave préjudice pour mes travaux.
Sans-nom salua en laissant glisser un index sur la couche de crème blanche qu’il porta avec délice jusqu’à ses lèvres. Une pensée le tarabustait, à présent qu’il se sentait en sécurité, mais il ne savait pas comment aborder le sujet. Sol’Déorm devina sa gêne : « Aurais-tu un problème dont tu voudrais que nous débattions ? »
— Comment les oégirs ont-ils appris ma présence, Maître ?
— Il faut croire qu’il existe une étroite relation entre ta mésaventure d’hier après-midi et leur soudaine attaque. On doit donc en déduire que le peuple des Hauts Fonds pactise avec ceux du Mur. Ce qui ne semble pas impossible. Des rumeurs ont couru ces derniers temps à propos de razzias le long des côtes attribués aux oégirs. Je ne m’en étais pas inquiété jusqu’ici. Cependant il va nous falloir redoubler de prudence. Dorénavant le jeune Tibelvan viendra jusqu’à toi si vous désirez vous revoir.
— Tib voulait que j’aille habiter chez lui. Hélas, je crains qu’il n’en soit plus question maintenant. Oh, mais, et les Voyageurs…, suis-je également obligé de renoncer à me glisser dans leur campement pour les observer ?
— Tibelvan est un gentil compagnon. J’espère sincèrement que son intervention magistrale ne lui aura pas causé trop de tords.
— Malheur, je n’y ai même pas songé. Maître, il faut absolument faire quelque chose.
— J’en parlerai à Sil’Léal et Sil’Montel. Tes petits amis adorent se rendre en catimini à Massilia. Nous serons vite fixés, ne t’en fais pas. S’il a quelques ennuis, nous l’aiderons de notre mieux. A notre façon. – Il cligna d’un œil enjoué. - Quant aux Protecteurs, il est d’autant plus urgent que tu apprennes à les connaître après ce qu’il vient d’arriver.
Quelque peu soulagé, Sans-nom dévora un second gâteau ; il avait eu peur un instant que ce projet tant désiré ne soit lui-aussi compromis après l’intervention des oégirs.
— J’ai déniché pour toi ce carnet de route, vois-tu. Il faudra en prendre grand soin et me le restituer lorsque tu en auras terminé la lecture. J’y tiens énormément.
Sur la petite table près du plateau où reposaient les brocs vides et la bouilloire, le nain saisit un carnet recouvert de cuir aux feuillets jaunis et écornés, fermé par un lacet qu’il délia précautionneusement. Puis il le tendit au garçon intrigué. Ecrit dans une écriture serrée et fine, le texte était en Loélien Ancien, une langue de Terres Légendaires aujourd’hui oubliée, que l’enfant savait en partie déchiffrer grâce à un long apprentissage auprès de l’Archiviste. Il se plongea dans la lecture. Seuls les grésillements provenant de l’âtre derrière eux et le chuintement des feuillets lorsqu’il tournait avec d’infinies précautions les pages racornies venaient troubler la concentration du lecteur. Par endroit, l’écriture était délavée, en partie effacée ; à d’autres, il ne restait qu’une moitié de feuillet. Des croquis, des esquisses rompaient la monotonie des mots écrits à l’aube de cet Age sombre.
— Puis-je le conserver quelques jours, Maître ?
— Garde-le à ta convenance. Celui qui a écrit ces pages serait fier qu’il te soit confié. C’était un nain de grande valeur, quoiqu’un peu têtu.
— Vous parlez de lui comme si vous l’aviez bien connu…
—  En effet. Nous avons passé de nombreuses lunes ensemble à Lhasso. J’étais jeune alors et loin de me douter de ce que l’avenir me réserverait.
Sans-nom écoutait sans broncher car le Maître Archiviste s’épanchait rarement sur lui-même. Sol’Déorm s’agita contre le haut dossier droit, décoré de magnifiques rosaces entrelacées de lierres.
— Las, vois-tu, mon Peuple n’a jamais accepté de quitter les Montagnes d’Elevram, les hautes cimes enneigées d’Elgéger qui abritaient nos nombreuses cités souterraines. Nous y vivions paisiblement, recherchant les Savoirs, creusant la roche et bâtissant nos cités de pierres. C’était un endroit magnifique. Lorsque les Premiers mirent en garde nos Anciens contre la menace grandissante du Mur Flamboyant, bien après la Troisième Vague, les miens se moquèrent de la couardise des Intendants. Ils prétendirent résister à l’envahisseur. Puis ils se réfugièrent dans les Citadelles de l’Elgéger que l’on disait imprenables. Celui qui a écrit ces pages faisait partie de ces insensés, trop orgueilleux pour ne pas appréhender l’ampleur du péril qui les menaçait. Seuls certains de mes frères qui voyageaient alors loin de la Blanche Céleste s’en sortirent indemnes. Les nains disparurent, victimes de leur propre entêtement, à l’image de nombreux peuples d’Alors. Je me trouvais à Galadorm à cette époque ; parfois il me semble que ce fut pour mon plus grand malheur. 
La voix s’altéra, la douleur toujours vivace malgré les cencycles écoulés. L’incrédulité dominait chez Sans-nom.
— Mais cela s’est passé il y a près de huit cents cycles, vous ne pouvez être…
— Aussi vieux. En effet, quel triste paradoxe ! La miséricordieuse semble m’avoir oublié. Vois-y plutôt, mon jeune ami, le don de Vie qu’octroie notre Dame de la Ronde des Arbres lorsque nous vivons auprès d’elle. Brye n’est pas un refuge uniquement pour l’enfant d’Yrathiel. Elle le fût également pour le nain errant qui échoua sur ses rives après de nombreuses pérégrinations il y a très longtemps. Le Temps s’écoule différemment sous les ramures d’or et d’argent. C’est pourquoi mon histoire s’étire davantage qu’elle ne le devrait afin que ma tâche puisse s’accomplir. Mais, assez parlé de moi, si je t’ai confié ce carnet, c’est pour que tu comprennes le Peuple Gris. Dans ces pages, tu trouveras les récits de voyages effectués par mon ami Sal’Daras à Thiel, à Liest et Thielmiel, où il fut question des Gris Protecteurs au temps de leur gloire, bien avant la triste débâcle de Marsangs. Je t’ai marqué certains passages qui te permettront de les connaître mieux.
Sans-nom referma le carnet qu’il conserva entre ses mains jointes. Il porta son attention sur la flambée. Brusquement, un voile de tristesse obscurcit le visage aux traits enfantins. Sol’Déorm l’observait sans un mot. Finalement, l’enfant s’épancha à voix basse.
— Quel espoir me restera-t-il une fois notre Dame partie ? Le Gasthil prétend que certains serviteurs du Mur sont mille fois plus dangereux que les gorgys ; comment pourrai-je leur échapper ? Ceux que j’aime meurent ou me quittent sans que je puisse empêcher cela !
 
Ses mains se crispaient sur le petit carnet. Des larmes roulèrent sur les joues. Maître Sol’Déorm sauta de la haute chaire, trottina jusqu’à lui et le serra affectueusement dans ses bras : « Allons, allons, rien n’est jamais vraiment perdu tant qu’il nous reste un souffle de vie. Que t’ai-je donc rien n’appris ? Tu as échappé aux gorgys, c’est là un véritable exploit. Honnêtement, repousser leurs rets psychiques, je ne pensais pas que tu en sois capable. Il y a davantage en toi que tu ne soupçonnes. »
Sol’Déorm berçait tendrement l’enfant qui sanglotait. Un long moment s’écoula. Puis Sans-nom s’essuya les yeux rougis. Le nain remplit de nouveau les brocs, tendit l’un d’eux, fumant, à son jeune disciple. 
— Il te suffira d’être prêt, voilà tout, poursuivit-il sur un ton volontairement léger. Les Voyageurs te protègeront mieux que quiconque. Jadis, les Premiers administraient les royaumes divins et les Protecteurs Gris veillaient à l’exécution de leurs décrets. Dans la lignée de ses ancêtres, le Mystic Mondolini est un brave au cœur d’or. Si nous l’avons choisi, c’est qu’il ne peut être corrompu, notre Dame en est persuadée. C'est un seigneur d’autrefois qui vit selon un code d'honneur qui lui est très personnel. 
— Mais si les Hommes Gris refusent de m’accueillir, qu’arrivera-t-il ? Vers quelle baronnie suis-je censé me tourner pour chercher protection ? Selon Tibelvan, certaines pactisent déjà avec les Autres. Ce Mystic me trouvera-t-il digne de confiance ? J’ai peur, Maître Sol’Déorm, peur de ce qui m’attend au-dehors.
— A mon avis, notre champion est assez rigide d’esprit, un rien pointilleux. Peu flexible. Ce qui, par les temps qui courent, est une marque de valeur, tu dois en convenir. Sois toi-même et il ne pourra que t’aimer.
Sans-nom renifla en essuyant ses pleurs.
— N’oublie pas non plus que tu devras tenir compte de la présence d’une Shaïa au sein de la compagnie. Nous en avons déjà longuement discuté ensemble. Les Mères des Clans possèdent de nombreux Savoirs. La plupart exercent une influence à l’intérieur des Clans. Elles voudront sûrement, à travers toi, saisir l’opportunité de faire renaître une certaine gloire passée. Les Mères adorent se mêler des affaires du monde et conspirent à longueur de cycles.
Affectueusement, sa main caressa les cheveux drus du garçon.
— Pour réussir dans la tâche qui t’aie dévolu, il te faudra suivre la voie du Cœur comme je te l’ai enseigné. Ne pas te laisser bercer par de fausses promesses ou d’illusoires succès. Tu ne ressembles à aucun autre, Sans-nom. Fie toi à ton bon sens.
A petites gorgées, Sans-nom vida le broc empli d’une tisane apaisante, au goût douceâtre fort agréable. Il préférait ne plus y penser.
 
Chapitre sept : Eliathan.

En Onirie, l’orage bouleversait la Trame. Quelques heures plutôt, deux colonnes, composées d’une cinquantaine d’oégirs chacune, se présentèrent aux abords de l’antique forêt de Brye. Au pied du promontoire d’Olfert, la première émergea sur une plage de galets noirs, découverte par la marée descendante. Ruisselants et silencieux, de longues piques maintenues dans le dos par de simples lanières en cuir, les hommes-poissons entamèrent l’escalade de la paroi criblée d’anfractuosités. Tels de filiformes insectes, les oégirs progressèrent le long du mur vertical avec agilité. L’autre groupe foula l’étendue marécageuse du delta avant de rejoindre les prairies qui ceinturaient le Domaine boisé, au nord. Ceux-là portaient des torques de bronze, des guerriers du Shawat Ras Lighors. Ils empruntèrent la Grand Route en direction de Massilia. Par bonheur, ils ne croisèrent aucun voyageur car personne ne sait ce qu’il serait advenu alors. Certains yeux globuleux brillaient de lueurs assassines. Ces prédateurs des Hauts Fonds quittèrent la Voie à une lieue de la cité marchande. Ils gagnèrent la lisière des bois. Là, ils attendirent le signal. Alors que l’après-midi s’étirait agréablement, les grimpeurs terminèrent leur escalade. L’air, jusque-là surchauffé, devenait plus respirable sous la brise océane. Enfin les oégirs pénétrèrent simultanément à l’intérieur des boisées.

Brye ne s’opposa pas à l’intrusion comme on aurait pu s’y attendre. Elle facilita même leur progression. Elle leur ouvrit un réseau d’allées larges et ombragées qui, par monts et par vaux, les maintenaient éloignés de la Ronde des Arbres. Durant plus d’une heure, les intrus errèrent sous la voute arborée. Finalement, l’un des pisteurs qui courait au-devant de la colonne venant de la Pointe s’arrêta brusquement, alerté par une odeur familière. Il s’accroupit, huma longuement les lichens et les mousses avant de déceler une infime trace de présence humaine. Une longue plainte s’échappa de sa gorge. Cette clameur de triomphe fut reprise à l’infini par ceux qui, en d’autres endroits de la forêt de Brye, recherchaient le fugitif.
L’audacieux modula une nouvelle plainte puis le groupe se fraya un passage dans l’imbroglio des halliers. De leurs épieux, les créatures fauchèrent les jeunes rameaux et les verts feuillages, maltraitant, brisant, déchirant, écrasant sans vergogne la Sylve. Un instant, la Première ignora ce brusque changement d’attitude. Puis l’ire de la Dame s’éveilla à travers les ramures. Inconscients de la tempête à venir, les oégirs suivaient les traces laissées par l’enfant perdu. Un souffle d’humeur agita la canopée tandis que, des quatre coins du royaume sylvestre, accouraient une myriade de créatures prêtes à en découdre, de chairs, d’écorces et d’aubier. Malgré leur nombre et leur férocité, les envahisseurs furent submergés par le flot. Des plaintes lugubres résonnèrent un temps encore tandis que la vie s’éteignait des corps démembrés, écrasés, broyés. Aucun n’échappa au piège végétal. Longtemps le peuple sylvestre festoya sur les restes des guerriers surgis de l’océan. Les grondements de l’antique forêt de Brye semèrent le trouble en la libre Cité marchande de Massilia. Les soirs suivant l’intrusion, d’anciennes légendes se murmurèrent dans les foyers et les tavernes. Elles parlaient à mot couvert de la puissance des Premiers, d’un Temps Ancien révolu que les hommes avaient oublié pour beaucoup. Dont ils ne souhaitaient pas voir ressurgir le spectre. Un Temps d’avant la venue des Humains.
Le surlendemain, en début d’après-midi, les Voyageurs dressèrent un campement sur une vaste étendue herbeuse nommée le Haut Champ des Lunes Rousses. Ils disposèrent leurs chariots ventrus près des cairns, hauts de huit coudées, installèrent différents ateliers où s’activaient les lippys, ces Hommes Gris qui ne portaient pas l’anni-khanna. Le fer résonnait sur l’enclume. Près du plus grand des monticules de pierres, des femmes s’affairaient à dresser la tente de la petite Mère des Clans. L’atmosphère était paisible, entrecoupé de chants et de rires parmi lesquels flottait le son bourdonnant des inévitables tambours à timbre. Le cœur des Gris.
Habituellement, le Mystic Mondolini appréciait ces haltes qui rompaient avec la monotonie de l’interminable voyage. Seulement, au sortir des marais, les éclaireurs croisèrent la piste déjà ancienne d’hommes-poissons. Elle remontait vers le Nord, ce qui ne présageait rien de bon. Et Yvan Mondolini abhorrait l’imprévu. A la suite de cette découverte, il aurait préféré poursuivre la route pour atteindre les cairns d’Elterrad, au bord de la Lorge. Seulement la Shaïa ne voulait rien entendre. Il eut beau discuter, argumenter, protester, la Matriarche maintint leur plan de route initial : le campement s’établirait aux cairns des Lunes Rousses. Depuis leur arrivée, une sensation troublante l’habitait : celle qu’on les surveillait de près. Mondolini avait appris à faire confiance à son instinct. Autrefois, le guerrier conseillait le roi Shen le Troisième, bien avant que le royaume d’Antiwas ne soit anéanti par les Autres. Aujourd’hui, il avait en charge les quarante-cinq âmes de la Compagnie. La présence de la Shaïa Naharashi Elivashavitara renforçait ses craintes ; les dangers ne manquaient pas sur la Route.
Préoccupé, il s’éloigna des longues voitures auprès desquelles les siens préparaient les feux du soir. Il longea la masse sombre de l’antique forêt de Brye. Du regard, il sondait le sous-bois. A cet endroit, des buissons de ronces aux baies noires et d’églantiers en fleurs formaient un mur infranchissable. A plusieurs occasions par le passé, la Compagnie avait emprunté cet itinéraire pour se rendre à Olt, au Grand Rassemblement, sur le site de l’ancienne cité sainte des Hommes Gris. Mais, jamais auparavant, la Première n’avait montré une telle hostilité. L’avant-veille, tôt dans la soirée, une tempête de haine et de rage avait brusquement affecté l’Ether. Pris dans la tourmente, le Mystic s’était soudain retrouvé au bord d’un précipice sans fond où une main invisible tendait à l’y précipiter. Depuis quelques temps, les bouleversements de la trame l’affectaient tout particulièrement.
Avec respect, l’Homme Gris tendit les paumes à frôler le fouillis végétal. Il se concentra, les paupières baissées, l’esprit conciliant.
— D’opmcha xigha mhigalgois ey sip jan Eccoeslan Esloassan ! (J’implore votre Protection au nom des Alliances Anciennes !)
Le Voyageur roulait à la perfection chaque intonation de la mélodieuse Langue Antique, avec déférence.
— Ellihjaw siyn c’rinmogecoga e xin bhisgoahan, sigha Jepa ! 
Le silence pesant, seul, lui répondit. Puis un frisson parcourut le hallier aux feuilles lustrées. La Trame se dérobait à lui mais il insista : « Accordez nous l’hospitalité à vos frontières, notre Dame ! »  Sensible à l’animosité de l’hydre végétale invoquée, il attendit, avec humilité. En d’autres temps, il aurait baigné dans un nimbe affectueux. La Première savait reconnaître les âmes nobles et les célébrait à sa manière. Cette fois, il en fut autrement. Finalement, dépité, Yvan Mondolini s’éloigna à grands pas, espérant malgré tout avoir été entendu par la Dame de la Ronde des Arbres, fermement résolu à protéger les siens envers et contre tous.
 
Au nord du campement, un troupeau d’ortas laineux paissait en toute tranquillité. A deux pas, des Voyageurs s’entraînaient à la seule arme que leur accordaient les Saints Livres de l’Ylliad. A la suite du désastre de Marsangs, le Pourfendeur, Anathan Gilgerad du premier Clan - devenu à demi fou selon certains, élu des Inconstants selon d’autres - proféra une terrible proscription, avant de se livrer au Haut Mal. Parmi d’obscures directives coercitives, le Capitaine de la Coalition prôna le rejet du Khanna, le sabre traditionnel en acier bleui que les Protecteurs portaient jadis avec fierté, – Interdire aux guerriers gris de brandir le fer dorénavant, c’était les condamner à une lente déchéance, à une agonie certaine. - jusqu’aux temps brumeux de la Rédemption et du Pardon. Un long bâton plat, l’anni-khanna, légèrement courbé, d’une demi-coudée, remplaça l’arme emblématique au cours du décycle suivant.
Ils étaient sept, le torse nu. Une simple culotte de toile drue à rayures verticales enserrait leurs corps musclés. Malgré leur taille dépassant allègrement la toise, le Mystic Yvan Mondolini dominait l’assemblée d’une bonne tête. Lorsqu’il s’approcha, les assauts cessèrent bruyamment. Sous l’effort, certains soufflaient avec vigueur. La sueur perlait la peau cendrée, soulignait l’absence de pilosité, les membres secs, presque squelettiques.
— Alors Yvan, as-tu remercié la Dame des Arbres pour son hospitalité ?
Celui qui l’interpelait d’un ton chaleureux se détacha du groupe. Les longs cheveux blancs laissés libres couvraient sa nuque et ses épaules. Il paraissait plus jeune que son seigneur et portait un anneau d’argent ciselé au lobe droit. Le regard espiègle, clair comme l’eau de roche, se noyait dans le bleu ardent des cieux.
— De sinistres évènements nous ont précédés, Lido. Je n’aime pas cet endroit. Il me tarde de passer le Gué de Lesly et de traverser les Terres Mortes. Nous aurions dû remonter le cours de l’Ilstra pour gagner les collines du Venant par Hienl comme je le préconisais. Certes nous aurions perdu une quaine mais nous n’aurions pas eu à approcher de l’océan.
Le reste du groupe les entourait, se tenant fraternellement par les épaules. Lido Muliris plaça l’anni-khanna en travers de sa nuque, dans le creux de ses bras.
— Ne te préoccupe pas autant des oégirs. Mes chasseurs sont revenus sans nouvelle alarmante. - Il désigna du menton deux Hommes Gris qui hochèrent la tête, affirmatifs. Le Mystic Mondolini connaissait leurs compétences. Il leur rendit le salut la main sur le cœur. – Les hommes-poissons ont pénétrés, les Dieux Inconstants seuls savent comment, la forêt à une lieue plus au nord. Que l’Ancêtre ait accepté de leur ouvrir ses portes paraît déjà bien étrange. Mais s’ils en sont ressortis, ce n’est pas de ce côté qu’il nous faut chercher.
— Stupéfiant en effet, mon frère. Je préférerais que chacun se tienne sur ses gardes cette nuit. On doublera les veilleurs, je n’aime pas les mauvaises surprises.
—  Bah ! Nous n’avons rien à craindre de ces chiens à écailles… Nous saurons les rosser s’ils leur venaient la malencontreuse lubie de s’en prendre aux guerriers du Troisième clan. Qu’ils y viennent, nous avons de quoi les recevoir !
Les autres l’approuvèrent bruyamment en brandissant les armes en bois que certains avaient peintes et ouvragées de belle manière. Le métal noble, seul, était proscrit.
— Nous saurons les combattre, Mystic, les hommes-poissons ne nous font pas peur ! surenchérit l’un d’entre eux avec bravache.
Yvan le regarda sévèrement. Au prix de quelques efforts, il dissimula la fierté que lui inspiraient ses compagnons mais l’heure n’était pas aux fanfaronnades.
— J’en suis persuadé, vart Terrin, mais nous ne sommes pas seuls. Nous ne pouvons risquer de mettre en danger vos compagnes et les enfants. J’aimerais éviter la moindre altercation au cours de ce voyage, sachez-le. Pensons à la protection de notre petite Mère. Sa présence parmi nous impose une vigilance redoublée.
 
Il parlait avec autorité. Un respect indéfectible se lisait dans leurs yeux azuréens. Avec passion, les Voyageurs portèrent à leur poitrine l’anni-khanna, Odrien Terrin le premier, pour lui rendre l’Hommage. Le Peuple Gris avait l’âme fondamentalement romanesque, féru d’Honneurs et de Serments. Un peuple errant, prisonnier d’un passé légendaire. Avec l’espoir insensé de le voir renaître de ses cendres.
« Mes Guerriers ! » Yvan ne pouvait penser à eux autrement en dépit des Interdits édictés.  
Vêtu d’une simple tunique échancrée de couleur jaune vif, en soie, et d’un gilet de peau, agrémenté de disques d’argent, d’un pantalon serré et de bottines courtes, le Mystic était d’une beauté à couper le souffle, comme surgi des anciennes ballades que contaient les bardes, aux veillées, lorsque les chants s’éteignaient. La longue chevelure tressée par des rubans de cuir rouge coulait jusqu’à la taille. Chacun d’entre eux le vénérait. Il était leur seigneur. Sans la moindre hésitation, ils l’auraient suivi jusqu’au bout des mondes connus, par-delà le Mur, au cœur même du Blanc Pays.
— Les Loups rouges ne sont pas inquiets, intervint son lieutenant, le vart Muliri, en désignant de l’index la meute au repos.
Les géants se tournèrent vers la longue étendue d’herbes fauves, piquetée de massifs d’épineux et d’arbres solitaires. La meute se prélassait sur une petite butte. Seul, Gosh, assis, les oreilles bien droites, surveillait les alentours. Des chasseurs, célèbres pour leur férocité et leur pugnacité. Jadis, des bandes importantes peuplaient ce continent, libres. Puis vinrent les Hommes qui les décimèrent jusqu’à ce que ne survivent que les Loups Rouges du désert sans nom. Jadis ils s’étaient alliés. Deux puissances luttant contre l’extermination. De les voir ainsi, somnoler au soleil, le Mystic Mondolini se sentit rasséréné.
— Et si tu partageais nos jeux, lui lança le vart Muliri en saisissant cordialement son bras. Un rien d’efforts fouette les sangs et épuise autant l’esprit que le corps. Je te sens tendu, compagnon, alors que dirais-tu d’une petite joute ?
Un instant, Yvan faillit accepter. Les séances d’entrainement physique quotidiennes lui manquaient depuis le départ du village d’Orsheirias, lieu de vie du Troisième clan pendant les Cycles Dormeurs. Une bonne suée lui ferait le plus grand bien puis il entrevit la vaste barrière végétale de Brye et y renonça, rattrapé par ces tourments.
— Non, mon ami, il me faudra patienter jusqu’à ce que nous franchissions la Salèze. Mais n’aie pas de craintes, je n’oublierai pas ta proposition. Une fois à Olt, nous verrons qui, de nous deux, posera le premier un genou à terre. 
Yvan éclata d’un rire clair qui se communiqua à l’ensemble du groupe.
 
Autour des puits à feux, la soirée s’éternisait au son des flûtes aériennes et des tambours ; une douce mélancolie imprégnait les voix entremêlées qui contaient les poèmes d’autrefois. La Compagnie s’était regroupée près du plus grand des cairns. Des couples enlacés, des enfants endormis dans les bras de leurs mères, des hommes réunis par petits groupes fumant la pipe de nacre. Les feux éclairaient violemment les trois musiciens assis sur des billes de bois et coloraient les visages alanguis. L’assemblée chantait, en solistes, en duos ou en chœurs, égrenant la douce complainte aux accents langoureux des instruments.
En retrait, debout dans l’ombre de la voiture, le Mystic appréciait la beauté magique de cette communion vespérale. Son cœur saignait comme chaque fois qu’il écoutait évoquer les amours tragiques de la belle Locéane et du mystérieux Mochelli, la flamme de leur jeunesse, l’espoir insensé, la trahison, l’inévitable tourment mortifère. Il enviait l’admirable union des deux jouvenceaux. Yvan Mondolini vivait seul par choix. Il aurait pu rencontrer l’Ame-Sœur et se lier à une sémillante Femme Grise, les occasions n’avaient pas manqué. Seulement, il aspirait à un destin qui pourrait se révéler funeste. Avec cette étrange fascination pour le sacrifice propre aux Gris, le Mystic refusait d’y associer une âme féminine.
 
Même si les chansons tissaient des mailles dans son esprit tourmenté, l’indéfinissable malaise n’en finissait. On les épiait. Une présence étrangère à proximité du camp. Une nouvelle fois, il fit le tour du campement, conversa quelques instants avec les sentinelles qui ne paraissaient pas partager ses craintes. Les Loups Rouges les avaient quittés au crépuscule pour chasser à leur guise. Après bien des tergiversations, Yvan se résigna à en informer à la Shaïa Naharashi Elivashavitara.
Résolu, il gagna la magnifique dépendance écarlate. La vaste tente de la petite Mère formait un octogone, composée d’une suite de chambres séparées par des pans de soie opaques. Il passa sous le dais central, pénétra dans une première antichambre juste éclairée par une lanterne accrochée à mi-hauteur. Sur une commode marquetée de motifs floraux, rehaussée d’étain, brûlaient des bâtons d’encens piqués dans une magnifique vasque. Il ralentit le pas presque inconsciemment : la présence des Matriarches le rendait souvent nerveux. Il n’aurait su expliquer les rapports qui le liaient à Elie mais ils se révélaient parfois si complexes qu’il en perdait nombre de certitudes. Sur le seuil du vaste dôme, il s’arrêta net. Au milieu d’une multitude de voiles pastel, la Shaïa lévitait à dix pouces du sol. Inévitablement elle l’attendait. De petits globes à feu, pas plus gros qu’une orange, voletaient parmi les tentures. Des tapis moelleux, bleu azur, couvraient le sol sous un foisonnement de coussins brodés. La petite Mère des clans chérissait son confort.
—  Entre, Yvan. Assieds-toi donc près de moi.
La voix était douce et caressante, affectueuse. Le grand Mystic salua en s’inclinant bien bas avant de répondre à l’invitation. Il croisa ses longues jambes devant lui puis attendit qu’elle prenne l’initiative. Il ne pouvait détacher les yeux de la fragile silhouette dissimulée sous les replis du traditionnel mantelet sans manches, immaculé, brodé de petites fleurs. La longue robe, à la simplicité virginale, en laine, couvrait un corps d’enfant ; son col était garni d’une myriade de perles. Dans l’ombre du capuchon pointu, il devinait le visage étonnamment poupin aux joues rebondies, aux larges yeux rieurs, les lèvres pulpeuses, la petite fossette boudeuse qui désarçonnait ceux qui cherchaient assistance auprès de la Matriarche.
—  Moi aussi, j’ai éprouvé l’orage qui agite l’Ether, fils des Gris. Pourquoi t’inquiéter de la sorte alors que la Compagnie n’est pas menacée ? Sur la prairie des Lunes Rousses, nous bénéficions de la protection de la Première, comme à chacune de nos visites.
—  Pourtant, reprit au vol l’Homme Gris en détournant la tête, je ne peux ignorer ce que me dicte mon instinct. La Dame est courroucée ; nous ne sommes pas les bienvenus, cette fois. Quittons les Champs au plus vite. Quelque chose rôde cette nuit alentours !
La petite voix rétorqua, amusée : « Et que te soufflent tes sens exacerbés, Mystic ? »
— Je sens une présence proche. Une présence humaine.
— Hostile ?
—  Je ne saurais l’affirmer, reconnut-il en s’agitant nerveusement.
Elie lui cachait quelque chose d’important. Rien n’échappait aux Shaïas, prétendait la rumeur.
— Comment l’ignorer, il en va de votre sécurité, petite Mère, et de celle de la Compagnie. Mon devoir est de vous protéger des malfaisants !
La Shaïa Naharashi Elivashavitara glissa dans l’air sans qu’un seul pli du somptueux costume ne frémisse. Un instant, une petite lune tournoya autour d’elle. Elle dévoilait par intermittences son regard empli de compassion à l’égard des affres qui oppressaient l’Homme Gris.
— Bien entendu, bien entendu. Il doit en être ainsi…
Elle mit une telle douceur dans ces mots qu’il se sentit presque confus. Elle savait. A présent, il en était convaincu. Evidemment, elle percevait mieux que personne les remous à peine décelables de l’Ether. Perplexe, il fixa la mince silhouette assise dans le vide à quelques pas de lui.
— Mère…
— En effet, il est souhaitable qu’il y ait une présence parmi nous ce soir.
Le pouls d’Yvan s’accéléra. Un vertige le saisit. Voilà pourquoi, malgré ses protestations, Naharashi Elivashavitara tenait tant à respecter l’itinéraire établi.
— Rassure-toi, Yvan. Elle ne nous menace pas, bien au contraire. Elle nous apporte ce que nous avons si longtemps souhaité au fond de nos cœurs. A propos, il t’en a fallu du temps pour te résigner à venir demander conseil.
Emis avec toute l’affection voulue, le reproche l’atteignit de plein fouet. Il blêmit, imagina une excuse mais ne s’en trouva aucune.
—  Je suis heureuse que tu aies ressenti sa présence. Il t’appartiendra d’agir bientôt sur la trame qu’elle esquisse. Maintenant, nous ferions mieux de décider… ensemble… de la marche à suivre. Cette nuit, plusieurs Devenirs s’offrent à nous…
La femme-enfant s’adressait à lui comme à un gamin capricieux. Etonnamment, l’Homme Gris l’acceptait. Lui, le Mystic qui comptait plus de deux cents cycles de vie. Elle parla longuement, souleva un coin du mystère. Fasciné, il écoutait sans desserrer les lèvres.
 
Sans-nom s’étira avec délice. Il fit rouler les muscles endoloris par la longue veille nocturne. Ses articulations protestèrent un temps. Il s’accroupit à maintes reprises, se secoua en tous sens, le sourire aux lèvres. La soirée avait été des plus instructives. L’astre diurne le réchauffait un peu. Une couverture de laine reposait à ses pieds. De la pointe de sa botte, il l’envoya atterrir dans l’herbe en contrebas de l’imposant cairn de pierres au sommet duquel il s’était installé pour observer à loisir les Voyageurs. Autour de lui, les fils du tissage embrasaient encore l’espace d’un faible halo palpitant. Un à un, ils se consumaient lentement. Espiègle, l’enfant s’amusa avec eux, nouant et dénouant les banderilles pétillantes. L’ouvrage lui avait demandé d’importants efforts. Toutefois cela en valait la peine. Il gonfla ses poumons, fier d’avoir mené à bien cette délicate entreprise.
Une petite heure plutôt, la Compagnie s’en était allée vers le nord mais il avait jugé plus prudent d’attendre encore. Un temps qu’il employât à ressasser ce qu’il avait appris du haut de son perchoir. Une fois de plus, l’ouvrage onirique s’était révélé parfaitement clos et indécelable. Finalement, la petite troupe leva le camp sans qu’on le débusquât, perché sur son rocher. Maître Sol’Déorm serait satisfait de lui, et la Dame de la Ronde des Arbres également…
Sans-nom sifflota entre ses dents en poursuivant les mouvements d’assouplissement. Lorsqu’il se jugea suffisamment affuté, le garçon entreprit la lente descente. Il s’appliquait à ne pas déchirer le nouveau pourpoint qu’il affectionnait particulièrement. Le cairn culminait à deux toises du sol. Les pierres brutes étaient juste ajustées les unes aux autres, sans liant. A plusieurs reprises, il sentit l’une d’entre elles branler sous la prise. En équilibre précaire, il maintenait son visage et son corps à quelques pouces de la paroi composite, les muscles tétanisés sous l’effort. Finalement son pied droit foula l’herbe. Il souffla de soulagement en s’écartant d’un saut de carpe du cairn. Les mains sur les genoux, il inspira, les yeux mi-clos. C’est à cet instant qu’il remarqua la présence silencieuse des grands prédateurs. Sans-nom connut une bouffée de panique. La meute l’encerclait. Pourtant assis sur leur derrière, les Loups Rouges l’encerclaient, sans montrer de signe d’hostilité.
En dépits du danger, il admira la puissance tranquille des limiers des Hommes Gris. L’un d’entre eux le dépassa à le frôler et s’éloigna vers la rivière Tarad. Le loup tourna vers lui sa tête triangulaire. Deux zones de poils blancs partaient de la pointe du nez jusque sous les yeux. Le message était des plus explicites. Le Loup Rouge voulait que l’enfant le suive. Cependant ce dernier hésita. Il jeta vers l’orée de la forêt un regard incertain. Là-bas, de sous la futaie, une multitude de brillances émergea. Les Loups prirent, eux aussi, conscience de la présence des Elphérides. L’arrière-garde qui lui barrait le passage se mit en marche et, par la même, le força à suivre leur meneur.
Sans-nom traversa la prairie des Lunes Rousses escorté par quinze Loups Rouges, eux-mêmes pourchassés par une turbulence de petites étincelles survoltées. De leurs longues foulées régulières, les Loups le guidèrent vers un bosquet de charmes à l’épais feuillage. Loin d’être effrayé, l’enfant brûlait d’excitation. Et la Dame de la Ronde des Arbres veillait toujours sur lui. Il éprouvait un certain plaisir à côtoyer de la sorte les féroces prédateurs. Soudain, une folle griserie l’incita à pousser un petit cri enthousiaste. Puis il courut à leurs côtés en ménageant son souffle.
En approchant du groupe d’arbres, il aperçut deux silhouettes très dissemblables. Gosh allongea la foulée pour venir se placer à la droite du Voyageur. Immédiatement Sans-nom reconnut l’un des géants gris entrevus la veille au soir dans le campement.  L’euphorie de la course s’évanouit brutalement. Le regard d’azur le transperça, glacé. Intimidé, l’enfant ralentit le pas. La meute le dépassa tranquillement pour se regrouper derrière l’étrange duo.
 
Impassible, le Mystic Mondolini observait le soi-disant Prédestiné avec une vague curiosité et une irritation grandissante. Inquiet pour la sécurité de la Matriarche, il se contentait difficilement de ses explications, trop évasives à son goût. Même si, en découvrant leur petit espion nocturne, il admit aisément que cet enfant d’humain ne représentait aucune menace. Quand les homoncules voltigèrent non loin de l’inconnu, Yvan fronça imperceptiblement les sourcils. Les hybrides de la Sylve protégeait le garçon, c’était indéniable.
Son attention éveillée se reporta sur lui. Fragile, presque malingre, des épaules étroites, un visage fin, hâlé par la vie au grand air. D’où venait-il ? Manifestement humain, il n’avait pas les traits des gens du littoral, lourds, rugueux, ni ceux des pâles rejetons des baronnies, graciles et maniérés. Exaspéré, l’Homme Gris se hérissa de plus belle. L’attente augmentait sa mauvaise humeur. Déconcerté, Sans-nom percevait l’hostilité du Voyageur. Pourtant il dévisageait le visage de marbre gris, au nez camus et à la mâchoire massive, qui reflétait une volonté rebelle et souveraine.
—  Mon enfant !
Sans-nom sursauta, prenant conscience de l’autre présence. Engoncée dans un manteau ample, on apercevait à peine le bas de la robe blanche qui trainait sur le sol. Un capuchon doublé de fourrure dissimulait les traits de la petite Mère du Troisième clan. Avec délicatesse, cette dernière se découvrit. Le garçon haussa les sourcils de surprise. Il l’avait d’abord prise pour une enfant – Ils étaient approximativement de la même taille. - mais il n’aurait su donner un âge à la Femme Grise qui lui souriait avec une infinie bonté.
— Mon enfant, approche. Mes pauvres yeux ne sont plus ce qu’ils étaient. J’aimerais te contempler.
Elie retroussa la manche démesurée de son manteau pour lui tendre une petite main délicate. Sans-nom n’hésita pas. Spontanément, il s’avança jusqu’à elle en évitant de regarder son comparse silencieux. Il se noyait dans les yeux à la pâleur cristalline.
— Ma Dame, balbutia-t-il …
— Cela fait si longtemps que je t’attends. Que la joie des Dieux Inconstants illumine cette journée. Nous voilà enfin réunis.
Taiseux par habitude, le Mystic sursauta devant cet accueil inattendu. Son sang se glaça. Une froidure mortelle lui enserra le cœur. Son regard interrogateur se tourna vers la minuscule silhouette. A quelques pas du petit groupe, les Elphérides émirent un léger bourdonnement allègre. Des milliers de voix à l’unisson célébraient la rencontre de l’enfant avec la petite Mère des Clans.
— Vous me cherchiez ?
Naharashi Elivashavitara frôla sa joue, ferma les yeux et écouta par-delà l’Ether d’inaudibles échos. Les Devenirs s’affolaient autour d’elle. Tous plus attrayants les uns que les autres. Jusque-là elle avait résisté à croire en la providence, résistant à cette incroyable tension qui la poussait vers ce lieu depuis des cycles entiers. Attentive, elle observa les visions, oubliant jusqu’aux présences à ses côtés. Quand elle rouvrit les yeux, une joie phénoménale transfigurait son visage mutin. Sous le regard éberlué de l’Homme Gris, elle serra affectueusement l’enfant contre elle. Sans-nom se laissa faire, tout aussi décontenancé. L’accolade dura une éternité.
— Comment te nomme-t-on mon enfant ? demanda-t-elle une fois qu’elle se fût écartée de lui, conservant toutefois un bras autour de sa taille.
Elle était si proche que Sans-nom n’osait bouger. Il s’enivrait du fragile parfum de chèvrefeuille et de violette qui flottait dans l’air. Il lui répondit d’une voix altérée par l’émotion : « On m’appelle Sans-nom. Là d’où je viens, il n’est pas convenable d’être célébré avant son treizième anniversaire. »
— Par les Inconstants, cela est-il possible ?
— Dans ma cité, je n’étais que le fils de Tyrson, le doyen des façonneurs de Rêves. Les oégirs m’ont appelé l’enfant perdu mais la Dame de la Ronde des Arbres n’aime pas que j’utilise ce patronyme. Sans-nom lui suffit !
Soudain Yvan Mondolini eut la tête qui lui tournait. La réalité chancelait. Un rugissement titanesque souleva sa poitrine. Ce qu’il entrevit derrière les paroles anodines échangées dépassait ses espoirs les plus fous. Le Mystic aurait aimé se joindre à la conversation. Il désirait poser la QUESTION. Seulement les consignes de la Shaïa étaient claires : ne pas intervenir. En silence, il supplia les Inconstants qu’il en fût autrement.
— Fils de Tyrson, sois donc le bienvenu. Quant à moi, je m’appelle Naharashi Elivashavitara, fille des Eléments, – De nouveau, elle le pressa entre ses bras au grand dam du Voyageur. – et mon compagnon, lui, se prénomme Yvan Mondolini.
— Heureux de vous connaître, sieur Mondolini, prononça l’enfant en glissant un regard timide du côté de l’Homme Gris, pétrifié comme un colosse d’obsidienne.
Dans son dos, les Elphérides redoublèrent d’entrain. L’instant fatidique qui devait sceller le destin de ce monde approchait. Débordante d’une joie presque enfantine, la petite Mère frappa plusieurs fois dans ses mains puis elle éclata d’un rire clair et frais. Le Mystic l’avait rarement vu aussi radieuse.
— Il est merveilleux. A présent, Sans-nom, raconte-moi ton histoire. D’où viens-tu ? Qui est Tyrson ? Un façonneur de Rêves, dis-tu ? Il me semble avoir entendu quelques rumeurs à propos des tisseurs de l’Onirie mais je ne savais pas qu’il en existait encore sur ce rivage. Il y a bien longtemps que les hommes ne s’aventurent plus à manipuler l’Ether. C’est un talent qui fut perdu sous l’égide du Mur. Aujourd’hui, seules les femmes cultivent encore cet Art spécieux, chez les hommes comme chez les Gris. Raconte voyons, je veux tout connaitre de toi !
Elle parlait précipitamment. Sans-nom n’aurait guère pu se dérober à une aussi charmante invitation.
— Autrefois, j’ai vécu en Yrathiel, la cité au cœur…
— Yr’At’Thiel, veux-tu dire !
La Shaïa l’interrompit brutalement. Sans-nom lui jeta un regard étonné. Avec autorité, elle répéta le nom de la cité d’albâtre en séparant les phonèmes sonores, les agrémentant différemment. Une exclamation de stupéfaction surgit dans son dos. Sans-nom distingua clairement les mots « les Portes de Thiel » juste avant que la Mère adresse au géant un geste impérieux qui lui cloua le bec derechef.
— Continue. Continue, mon garçon, pendant qu’Yvan va nous chercher un petit encas et de quoi nous installer confortablement à l’ombre des arbres. Je crois que nous n’en aurons pas terminé de sitôt. Revenons-en à ton récit. Ainsi tu es né en Yr’At’Thiel qui se situe…
— Au cœur de l’océan. Mais vous connaissez Yrathiel ? demanda l’enfant, dubitatif. Vous seriez bien la première sur le continent. Même Maître Sol’Déorm en ignorait l’existence malgré les nombreux ouvrages que contient sa bibliothèque. Tib, lui, doute de sa présence au large et cela s’explique facilement. Les oégirs interdisent la navigation à plus de quelques milles de la côte. Alors vous, vous connaitriez ma cité, Naha…ra
— Shaïa Naharashi Elivashavitara, mais tu peux m’appeler Elie, ce sera plus simple. Mes proches me nomment ainsi.
— Bien, alors je vous appellerai Elie ! c’est très joli, vous savez.
— Merci, mon garçon. A mon tour, veux-tu que je t’offre un patronyme qui me parait des plus appropriés en la circonstance ?
Elle épousait un petit air mystérieux qui l’amusa beaucoup. Le Mystic réapparut de derrière le bosquet d’arbres. Il tenait à la longe deux robustes mult-liots à la splendide robe fauve, sellés et porteurs de sacoches imposantes. Taillés pour les combats et les longues courses épuisantes, les destriers étaient plus massifs que les liots communs qui servaient davantage aux marchands et aux paysans des baronnies. En jetant de furtifs regards vers le duo, l’Homme Gris déchargea le contenu des sacoches. A l’ombre des charmes, il étala une couverture, teintées de carreaux multicolores. Puis il y déposa de petits coussins rebondis et porta un panier en osier, fermé, au centre de la vaste pièce d’étoffe. Ensuite il guida les montures un peu plus loin, les libéra de leurs charges et les laissa libre d’aller et venir. Enfin il revint se placer à deux pas, les bras croisés.
— Voyons ce que nous avons là !
La petite Mère des Clans trottina jusqu'au panier, ouvrit le rabat et commença à en sortir divers trésors. Sans-nom l’observait sans rien dire. Il découvrit une large miche de pain doré, de longues tranches de viande recouvertes d’une couche de graisse fleurant bon les aromatiques, cinq belles pommes brillantes et, dans un torchon noué par les quatre coins, une magnifique tarte débordante de crème et de baies rouges. Son visage juvénile se fendit sur un large sourire. Tout à coup, la faim lui tenaillait les entrailles. Il est vrai que la matinée tirait à sa fin et qu’il n’avait rien mangé depuis la veille au soir, où il avait chichement dîné d’une fricassée de champignons. Elie rassembla plusieurs coussins. Elle s’assit avec précaution. La chaleur de cette magnifique journée de Kolma l’incommodait nullement. Elle tira plusieurs flacons du panier ainsi que deux bols en bois et tendit l’un d’eux à l’enfant.
— Lait de fraise, eau de rose, jus de pomme. Que préfères-tu ?
— Je veux bien de l’eau de rose, répondit l’enfant en s’asseyant auprès d’elle, à l’endroit qu’elle lui désignât. Mais vous m’aviez promis de m’offrir un patronyme, Elie.
— Oui, oui. En effet. Seulement à la condition que tu répondes à mes questions avec sincérité, sans rien me dissimuler. Un nom, ce n’est pas anodin, le sais-tu ?
— Promis.
— Alors voyons. Que penses-tu d’Eliathan ?
— Eliathan ? Eliathan ! Il me plait beaucoup. Merci pour votre générosité. Tib et moi, nous n’avons pas réussi à nous mettre d’accord. Eliathan… J’espère qu’il conviendra à la Dame de la Ronde des Arbres. Je l’aime déjà, vous savez, et je serai peiné qu’elle le refuse. Eliathan ! Eliathan !
Il répéta plusieurs fois ce nouveau mot qui semblait surgi tout droit d’un passé révolu.
— Veux-tu connaitre ce qu’il signifie dans le Haut Langage, enfant d’Yr’At’Thiel ?
La voix grave du Voyageur résonna derrière lui. Ostensiblement, il ignora le geste impérieux de la petite Mère.
— C’est un nom que tu ne dois pas accepter à la légère, fils de Tyrson.
— Mystic Yvan Mondolini, ce n’est ni le lieu ni le moment…
— Il doit savoir, Shaïa ! Malgré tout l’amour et le respect que je vous porte, l’enfant ne peut assumer ce fardeau qu’en toute connaissance de cause !
Sa voix se brisa sur une note d’amertume. En réalité, il suppliait plus qu’il exigeait.
— J’aimerais connaître les raisons du sieur Mondolini, Elie, intervint Sans-nom, désolé par la tournure sinistre que prenait l’entretien.
L’Homme Gris prit une profonde inspiration puis il s’expliqua lentement, avec une solennité qui impressionna l’enfant : « L’Ylliad nous enseigne que les noms revêtent une fatalité insoupçonnée. Ils déterminent très souvent nos choix futurs. Certains davantage que d’autres. Dans le Haut Langage, ceux-là résonnent pour clamer haut et fort la destinée des audacieux qui choisissent de les endosser. Ainsi « Eliathan » te plait ; il semblerait que ce soit là un choix aventureux pour un si jeune garçon, humain de surcroit, – Il éclata d’un rire haut perché sarcastique, fleurant l’égarement. – un choix vraiment dangereux et qui peut se révéler mortel ! Eliathan, le Porteur d’espoirs ! »
 
Je murmurai « Eliathan, le Porteur d’espoirs » avec déférence. A voir ainsi s’enflammer le guerrier gris, je sus qu’il me serait difficile d’y renoncer. Je ne me doutais pas alors qu’il n’était que le premier d’une longue liste de titre qu’il me faudrait assumer afin que se réalise ma Destinée. A cet instant, je désirai simplement être Eliathan, Celui par qui renaitrait l’Espoir chez le Peuple Gris.  
L’affreux doute viendrait plus tard. Avec le temps des corbeaux.