Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

L'enfant perdu.
Livret 2 : L'antique Forêt de Brye.

 
Chapitre 8 : Les Voyageurs.

Certains Ecrits affirment que la rencontre entre l’enfant d’Yrathiel et la Shaïa Naharashi Elivashavitara eut lieu le 47ième jour de Kolma du Cycle 737 A.M. Du moins Elyon d’Aléaléam l’a-t-il rapporté dans le Haut Récit de la Marche des Hommes. Peu importe, ce qui est sûr, c’est qu’ils apprirent là à se connaître, découvrant chez chacun d’eux d’inestimables trésors, échangeant anecdotes et confidences, le tout ponctué d’éclats de rires et de doux sourires. Ils se séparèrent à regret à la pressante demande du Mystic Mondolini, comme l’après-midi s’éternisait. Dans la soirée, la Shaïa Naharashi Elivashavitara et le Mystic Mondolini atteignirent les cairns d’Elterrad, au bord de la Lorge, sans mésaventures. Malgré la fatigue de la chevauchée, après s’être baignés puis restaurés, tous deux conversèrent dans l’intimité de la tente jusqu’au milieu de la nuit. A partir de ce jour, le temps leur fut compté. La Compagnie devait rejoindre Olt le plus rapidement possible.
Le Grand Rassemblement débuta le 1er du mois de Tevard. Il durait les soixante jours de ce mois ingrat, sujet aux tempêtes et aux pluies torrentielles. Tous les dix cycles, les Shaïas se réunissaient à Olt afin de déterminer la bonne fortune des Clans rescapés. Lesquels se disséminaient ensuite en une mosaïque de petites Compagnies autonomes à travers le continent. Depuis sa rencontre, Naharashi Elivashavitara éprouvait l’angoisse de ne pas informer la Liploca avant qu’il se disperse à nouveau. « L’Eliathan nous montrera la Voie » ne cessait-elle de répéter à mi-voix.
 
Au sud-ouest, les eaux du lac Estriange miroitaient sous la froideur spectrale de Tevard. Les Voyageurs découvrirent une multitude bigarrée de tentes et de voitures qui cernaient les ruines de l’antique Olt. Cette mer de toiles et la multitude bruyante les réconfortèrent pleinement. Ils comptèrent trente-six cantonnements. Chacun aménagé avec une rigueur militaire autour des larges pavillons de leurs Shaïas. Seulement, cinq d’entre eux n’accueillaient que quelques compagnies éparses. A chaque nouveau pèlerinage, les Clans se faisaient moins nombreux. Inéluctablement, le Peuple Gris était voué à disparaitre.
« L’Eliathan nous montrera la Voie » songea le Mystic, en se dressant par-dessus l’encolure de sa monture. Avec impatience, les Hommes Gris s’attroupèrent auprès d’une lourde remorque bâchée, protégée de sabords métalliques, dépouillée de fresques criardes comme cela était le cas habituellement pour les habitations roulantes des Voyageurs.  Ils guettèrent l’arrivée du Mystic Yvan Mondolini. De larges bracelets enserraient ses avant-bras. D’un bond, Yvan pénétra à l’intérieur. Il en ressortit presque aussitôt. Il tenait à bout de bras une hampe courte, en métal argenté, ouvragée de liserés entrelacés. A son extrémité, dissimulé sous une toile, l’étendard du Troisième Clan.
Aucun des Voyageurs présents ce jour-là ne l’avait jamais contemplé. Certes ils avaient admiré des esquisses le représentant, entendre les bardes conter les exploits qui s’y rattachaient, mais jamais ils ne l’avaient vu de leurs propres yeux flotter aux caprices des vents. Yvan abaissa la tige métallique vers eux. Délicatement, Geoffrey Timi délassa les entraves et en ôta le capuchon. Une exclamation de ravissement salua l’apparition du long drapeau triangulaire, brodé d’un dragon lové sur fond de houle bleue et grise. Le Mystic le brandit haut. Durant de longues minutes, Yvan l’agita, emporté par une sorte de vertige où se mêlaient joie, fierté et une bonne dose d’incrédulité. Alors monta un long, très long cri sublime qui résonna jusqu’à Olt en contrebas. Extatiques, les Hommes Gris se tombèrent dans les bras. Les accolades n’en finissaient plus. Leurs visages irradiaient de bonheur. Au-dessus d’eux, tel un héros de l’ancien âge, le Mystic Mondolini balançait l’emblème comme un métronome.
 
Lorsqu’ils pénétrèrent à l’intérieur de l’immense communauté, les trente guerriers de la compagnie tenaient de la main gauche leurs étendards qui claquaient sèchement sous les rafales d’un vent glacial. Un attroupement se formait déjà sur leur passage. La Shaïa Naharashi Elivashavitara désirait marquer les esprits afin de précipiter les évènements. Une manière de rendre certaines décisions irréversibles. Elle craignait de nombreuses réticences voire des oppositions au sein même de la Liploca. La désignation d’Eliathan ne se ferait pas sans heurts. Les regards de stupéfaction, d’effarement et de colère qu’Yvan apercevait sur les bas-côtés confirmèrent les inquiétudes légitimes d’Elie. Tout le camp accourait pour apercevoir ceux qui, en brandissant d’antiques bannières, violaient délibérément les Interdits de l’Ylliad. Un silence lourd de reproches accompagnait leur progression. Alors les sourires s’effacèrent peu à peu du visage des cavaliers car chacun sentait peser la réprobation unanime.
Lorsqu’ils parvinrent à l’embranchement qui menait au site du Troisième clan, la compagnie se scinda en deux. La Shaïa et son escorte enrubannée poursuivirent vers le cœur de la mégapole alors que le reste des voitures, contenant lippys, compagnes et enfants, rejoignaient le lieu de repos, proche du Lac Estriange, où déjà plusieurs compagnies avaient installé les haies de roseaux tressées. La foule, elle, accompagna le véhicule de la Shaïa, protégée par vingt cavaliers. Sur une éminence, bordée par une palissade en rondins, s’élevait la tente cérémonielle, réservée à la Liploca des Matriarches. Occupant l’intégralité de la vaste esplanade, l’édifice éphémère présentait de multiples dépendances en toiles ou en bois.
Ils s’avancèrent jusqu’à l’un des portiques. Peints de couleurs vives, sculptés, ils démarquaient les Quatre Directions Fondatrices. Hostile, la foule s’immobilisa à trois pas. Le Mystic installa la bannière au dragon lové à un anneau de bronze fiché dans la palissade. Il exécutait ainsi un geste oublié depuis la funeste bataille de Marsangs. Un geste d’allégeance proscrit par les édits du Pourfendeur. Quand il se tourna face à la foule, son regard brulait d’une lueur de défit. Le silence s’opacifia à l’apparition de la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Yvan Mondolini lui présenta le poing droit fermé sur lequel elle s’appuya pour franchir les quelques toises qui la séparaient de la demeure des Matriarches.
Les regards se braquèrent sur le reste de l’escorte. Parmi ces derniers, Lido Muliris souriait à tout va. Son regard extasié fixait l’unique étendard qui claquait au vent. Après un long soupir, le vart plaça le sien à l’anneau suivant, aussitôt imité par chaque porteur. Disparus depuis une éternité, les longs drapeaux flottaient majestueux. La populace les contemplait avec un mélange d’étonnement et un soupçon de crainte. Crainte qui s’exprima en la personne d’un vart du quinzième Clan, un dénommé Eloi Longtin, au verbe haut et à la démarche chaloupée en raison d’une vieille blessure de chasse. Réputé pour son dogmatisme exalté. Il admonesta le pauvre Lido en s’extrayant du premier rang : « Par les Dieux Inconstants, seriez-vous devenus fous à lier, vous autres du Troisième clan ? Sacrilèges ! les bannières des Clans ne se dressent plus dans le vent, ainsi a décidé le Pourfendeur, l’auriez-vous oublié, malheureux ! clama-t-il en brandissant les bras. » Et il s’avança avec la ferme intention de jeter bas l’objet de son opprobre.
Le Troisième clan fit bloc autour de son vart, prêts à en découdre. Déstabilisée, la foule observait, silencieuse. Quelques encouragements peu flatteurs fusèrent çà et là mais, dans l’ensemble, les Hommes Gris se tenaient dans l’expectative, trop perturbés par l’ampleur du blasphème. Lido Muliris sentit grandir une étrange exaltation. Cet instant lui appartenait. A lui seul. D’un geste impérieux, il barra la route à l’importun.
— Les Temps sont venus pour Eliathan de montrer la Voie aux Protecteurs ! 
Avec un plaisir inouï, il répéta plusieurs fois cette prophétie. Comme une trainée de poudre, elle se répandit dans le campement. Tout d’abord, Eloi Longtin vacilla, sonné par l’énormité de la révélation. Son visage n’exprimait plus que stupeur. Puis il s’approcha du jeune vart, les yeux exorbités et le souffle rauque : « Tu ne te moques pas de nous ? ».
— Non, Compagnon, la Shaïa Naharashi Elivashavitara a rencontré le nouveau Porteur d’espoirs. Tel que je te voie à cet instant.  Je te le répète : les Temps sont venus pour Eliathan de nous montrer la Voie ! Les Gris marcheront enfin en pleine lumière.
Le colosse poussa alors un rugissement. Il l’étreignit avec rudesse. Il pleurait. Puis il se tourna vers ceux de son clan qui l’accompagnaient. D’une voix de stentor où transparaissait une forte émotion, il clama : « Que l’on m’apporte notre porte-flamme. Il ne sera pas dit qu’il demeurera une seconde de plus prisonnier du passé. »
 
Le Mystic Yvan Mondolini pénétra sous le dais. La Shaïa Naharashi Elivashavitara glissait à deux pas devant, chaloupant dans le long corridor tendu de toiles évanescentes. De minuscules globes à feu, pas plus gros que des têtes d’épingles, voltigeaient au-dessus d’eux, créant des halos de lumières éphémères. Des fragrances exotiques embaumaient les lieux dont l’immensité n’avait aucune commune mesure avec l’édifice de toiles entrevu de l’extérieur. Yvan n’était venu que deux fois auparavant – la première le jour de son élévation au titre de Mystic soixante-quatre cycles plutôt, la seconde lors du dernier Rassemblement, à la demande d’Elie – mais le guerrier n’aimait pas côtoyer les Cercles Ethérés. La shaïa l’obligea à stopper net.
— N’oublies pas, Yvan, la partie n’est pas gagnée d’avance. N’écoutant que leurs misérables intérêts, certains chercheront à mettre en défaut les prétentions du petit. Dès à présent, nous devons les convaincre qu’il n’est pas un imposteur. C’est à toi que revient la tâche la plus délicate. Crois-moi, il en va de la survie même du Peuple Gris. »
— Oui, ma Shaïa. Il sera fait comme vous me l’avez demandé.
— Bien, bien, j’ai toujours su que je pouvais compter sur toi. Alors, allons porter la sainte nouvelle.
Le petit visage rond se plissa sous un sourire espiègle puis elle fila, laissant le Voyageur, inquiet.
 
L’espace, strictement réservés aux Hommes Gris, s’étageait sur plusieurs niveaux sous une coupole lointaine. Peu nombreux étaient les Mystics présents. Face à lui, de lourdes tables, surchargées de flacons et de victuailles, invitaient au repos et au festin. Le sol était dallé de granit bleu ; au sommet de colonnes, des globes à feu déversaient une lumière crue sur une maîtresse table de chêne, étroite, bordée de bancs, à la rustre simplicité. Yvan se faufila vers un palier annexe auquel il accéda grâce à quatre marches, palier réservé à la bibliothèque. Il choisit un manuscrit enchâssé dans un écrin de métal et le déposa sur le plan incliné, l’ouvrit délicatement puis, après avoir ôté son manteau de voyage, fit mine de s’absorber dans la lecture du texte ancien. Les ouvrages de la bibliothèque dataient d’un temps de paix et d’opulence. Bien avant la venue du Mur et l’effritement des grands royaumes. Ils traitaient pour la plupart du noble art de la guerre, études des techniques et philosophies guerrières, traités de politique ou de stratégie militaires d’un autre temps, récits de campagnes et de batailles tombées dans l’oubli. Un pan entier était réservé aux écrits du noble Gilgerad.
Comme l’avait prédit Elie, très rapidement, de nombreux Mystics arrivèrent par petits groupes dans la salle basse. En partie dissimulé aux regards, l’Homme Gris les observait s’agiter avec une certaine véhémence.  Chaque nouvelle entrée donnait lieu à d’interminables palabres. Pourtant Yvan attendit qu’ils fussent assez nombreux. De mémoire, il notait les visages connus, ceux qu’il redoutait de rencontrer comme ceux dont il espérait la présence.
Lors du précédent rassemblement, dix cycles plutôt, le Peuple Gris dénombrait soixante-trois Clans, composés de quatre à dix compagnies pour les plus importants, lesquelles rassemblaient, sous l’autorité de leur Mystic et de leur Shaïa, une cinquantaine d’âmes en moyenne. Ainsi que l’exigeait l’Ylliad.
A présent, près de deux cents Hommes Gris palabraient dans une attente fiévreuse. Qu’il faudrait convaincre que Sans-nom était bien Eliathan. Majestueux dans sa cuirasse brune pourvue de larges épaulières en métal, dorées et cloutées, le Mystic Mondolini s’avança jusqu’à les dominer. Les visages se tournèrent dans sa direction. Il ressentit l’immense attente qui animait ses pairs.
« Bientôt, songea-t-il, bientôt ».
Suivant à la lettre les directives de la Shaïa Naharashi Elivashavitara, Yvan se rendit à la salle d’arme. La galerie déserte était visible de la salle commune qu’elle surplombait. Rapidement, il traversa la travée où étaient disposés de nombreux râteliers, surchargés d’armes, des lourdes masses d’armes aux larges épées à dentelures, des longs arcs d’if aux haches et aux piques interminables. En ce lieu, le métal était roi. Le Peuple Gris y entreposait ses trésors interdits. Le Mystic gagna le sanctuaire. Là flottaient dans l’air les écus lustrés des Clans d’antan.
En cet endroit, les khannas des Protecteurs reposaient sur de larges stèles. Cela depuis la débâcle de Marsangs. Sept cencycles auparavant. Frémissant d’excitation, il contempla le bloc au-dessus duquel resplendissait le dragon lové du Troisième clan. Avec solennité, il empoigna la garde au pommeau orné d’une perle unique, laiteuse, et retira l’arme de son socle. Son regard caressait le fil de l’acier. Il parcourut l’inscription gravée : « nahxoh ag xeoslha », « Servir et vaincre ». Par deux fois il murmura la devise prophétique. Rapidement, Yvan récupéra également le baudrier de cuir, le ceignit et fit glisser l’arme dans son dos, la garde dépassant de son épaule.
Alors, seulement, il retourna vers la salle basse. Un silence pesant l’accueillit. A son approche, les premiers rangs s’entrouvrirent. Le Mystic avançait d’un pas résolu.  Devant la table principale, trois Voyageurs l’attendaient. Trois frères de lame du Troisième clan. Il se félicita de leur présence. En s’asseyant, il déposa la khanna à plat devant lui. Livry Torèsy se plaça à sa droite, Léonard Palmy et Tarad Lam à sa gauche. Ensuite le reste des guerriers présents cherchèrent place en se regroupant par clan. Lorsque les bancs furent occupés, les malchanceux s’agglutinèrent derrière leurs compagnons.
—  Au nom des Inconstants, moi, Yvan Mondolini, Mystic du Troisième clan, je revendique pour mienne la khanna d’Elia, notre Père Fondateur. Compagnons, je la porterai dans l’Honneur et la Justice.
Yvan parla d’une voix forte, claire. Il dévisageait les plus proches avec hardiesse.
— Et qui t’autorise une telle requête, frère des Clans ? Les Ecrits sont formels. Aucun d’entre nous …
— Eliathan m’a montré la Voie ! trancha Yvan d’un ton sec.
Des exclamations fusèrent aussitôt. Le tumulte s’amplifia.
— Mes amis, mes amis, - Un Homme Gris se leva à l’extrémité de la table. Il souriait mais son regard demeurait glacial. - Mes amis, mes amis…
Il obtint aussitôt une attention respectueuse. Le Mystic Tathaniel Ariti était le doyen de cette assemblée. Il avait combattu à Marsangs, connu la honte de la défaite. Dernier survivant des Quatre-vingt-un Fondateurs à avoir résisté au Haut Mal, cette étrange langueur qui saisissait les Voyageurs jusqu’à les pousser à souffler sur leur Flamme de Vie.
— Mystic Mondolini, explique-nous la signification de ces allégations surprenantes. Cet après-midi, les tiens ont répandu d’étranges rumeurs et, te voilà, nous annonçant la plus incroyable des nouvelles – Sa voix tremblait d’émotion. – Eliathan, Compagnon, Eliathan dis-tu ?
Yvan respectait l’honorable personnage. Il acquiesça, sa main caressant la lame tant convoitée.
— La Shaïa Naharashi Elivashavitara a désigné le Porteur d’espoirs au cours de notre long voyage. Ce n’est encore qu’un enfant, mais le doute n’est pas permis. Il est temps que les Protecteurs redeviennent ce qu’ils ont été. Que l’acier brille à la lumière du jour et que nos étendards fleurissent de nouveau sur les terres délaissées par les Inconstants. Un nouvel Eliathan s’est levé.
Tathaniel se passa une main sur le visage. Ses lèvres tremblaient.
— Enfin, murmura-t-il en un souffle, sans aucune hésitation.
— Où est-il, compagnon ? Pourquoi ne t’accompagne-t-il pas ? Fais-le chercher et nous lui témoignerons allégeance !
— Oui, oui, qu’il vienne…
Des cris fusèrent de toutes parts. La passion emporta cette noble assemblée dans une flambée. Tout d’abord, Yvan ne détermina pas l’auteur de l’intervention mais il nota avec inquiétude l’ironie tendancieuse qui s’en dégageait. A l’évidence, le trouble-fête appartenait au Premier clan, celui du Pourfendeur, le plus puissant parmi le Peuple Gris. Petit et sec, le trouble-fête réclama le silence en frappant des poings sur la table. Yvan reconnut le Mystic Alory Amidiel, réputé pour son impétuosité. Manifestement ce dernier se contenait avec peine. Autour de lui, les siens affichaient ouvertement leur hostilité. Des voix l’exhortèrent à se rasseoir mais l’Homme Gris ne semblait plus en mesure de se maîtriser. Alory pointa un index accusateur vers Yvan : « Ne serait-ce pas, par hasard, l’un des vôtres, ce providentiel Porteur d’espoirs ? Il est unanimement connu que la Shaïa Naharashi recherche désespérément le prédestiné depuis une éternité, qu’elle est comme obsédée par cette quête. »
Un lourd silence succéda à l’accusation à peine voilée. Tout d’abord, Yvan ne comprit pas le sens caché de cette violente diatribe. Le sang lui chauffait. Ses doigts se crispèrent sur le bois usé. La main apaisante de Tarad Lam l’empêcha de bondir à la gorge de l’accusateur.
— Il recherche l’affrontement, lui souffla ce dernier. Tu as mieux à faire, n’oublie pas.
— Eliathan ne nous a pas accompagnés à Olt, finit par reconnaitre Yvan, concentrant son attention sur le Mystic Tathaniel Ariti.
Il écartait ainsi délibérément du débat ces détracteurs, placés à sa droite. Cette nouvelle provoqua un léger remous. Le visage étroit, osseux, d’Alory Amidiel s’épanouit sous un mauvais rictus puis il éclata d’un rire cinglant, prenant ses pairs à témoin.
— Voilà qui est plaisant. Vous semez le trouble en cette noble assemblée sur de fumeuses révélations pour lesquelles vous êtes incapable d’apporter la moindre preuve. Avouez, Mystic Mondolini, qu’il aurait été plus simple de le conduire à Olt, afin que nous statuions sur les prétentions de votre soi-disant Eliathan. Cela nous aurait évité de perdre notre temps.
 
La tempête faisait rage sur la cité d’albâtre. L’océan déchaîné montait à l’assaut des murailles. Il balayait les jetées de déferlantes aux crêts d’écume. Le pâle soleil de Tevard baignait d’une aura blafarde les coursives extérieures désertées. Pourtant Elie contemplait avec délice le lacis des courtines, des jardins et des tours épointées, des dômes et des arches arachnéennes de la cité blanche. A mi-distance du continent, la Shaïa Lavineshagiva Larahashi du Premier clan souriait avec le même émerveillement. Les Cercles de Ligneuses, réunies à Olt, l’utilisaient comme relais afin de permettre à la petite Mère du Troisième clan d’atteindre l’océan et au-delà. Flottant au zénith des remparts, la projection astrale ne craignait pas le déchainement des éléments. Reliée à ses sœurs par un infime fil d’Ariane étincelant. Depuis de longues minutes, ainsi, la Liploca se rassasiait d’une vue plongeante sur Yrathiel.
Les Ligneuses formaient deux cercles d’énergie, se tenant par la main. Elles étaient assises sur de petits tabourets rembourrés, les paupières baissées, le visage tendu sous l’effort. Autour d’elles des novices surveillaient le moindre signe de faiblesse, prêtes à bondir pour que les liens ne se brisent pas. Au centre de chaque ronde, les Matriarches, Elie et Lavie, reposaient sur une couche moelleuse, les bras le long du corps. Par leur entremise, les Ligneuses entrevoyaient également celle que tant des leurs avaient désespérément recherchée au cours des derniers cencycles. En désespoir de cause, certaines Matriarches avaient même osé pénétrer les rideaux de feu qui protégeaient le Blanc Pays dans l’espoir de rejoindre Thiel, la cité des Dieux.
Yr’At’Thiel, les Portes de Thiel. La cité légendaire se dressait telle que l’Ylliad la décrivait. Une réplique parfaite de la cité chérie des Inconstants.
Nombre des matriarches n’osaient y croire. Le garçon de Brye, ainsi qu’on le nommait pour ne pas utiliser prématurément un autre qualificatif, ne mentait pas. Yr’At’Thiel existait bel et bien, à l’écart des côtes. Hélas, une telle découverte confirmait les obscures prédictions du Pourfendeur. Aucune d’entre elles, à cet instant, ne doutait qu’il s’y déroulerait l’ultime affrontement. Entre ces murs, les Hommes Gris embrasseraient la Rédemption au prix d’un suprême sacrifice.  
 
Contrairement à ce qu’elle craignait, la Shaïa Naharashi Elivashavitara réussit à convaincre la Liploca de la présence d’Eliathan auprès de la Dame de la Ronde des Arbres. Le fait qu’un enfant humain du nom de Sans-nom puisse être le Porteur d’espoirs ne présenta pas un obstacle, du moins en apparence. Qu’il soit né en Yrathiel, que la Première l’ait recueilli, plaida largement en sa faveur. De plus, de nombreuses shaïas partageaient le même enthousiasme juvénile et un optimisme à toute épreuve. Du moins Elie le crût-elle, naïvement, car les saisons qui suivirent lui prouvèrent le contraire.
Elle se livra en toute confiance à ses sœurs. Lors de ces échanges, la parole devenait inutile. Les shaïas des Clans Gris s’ébattaient dans l’Ether comme des enfants dans l’eau cristalline d’une cascade. Chacune vécut la rencontre du Haut Champ des Lunes Rousses, entrevit l’enfant accompagné de son escorte scintillante, suivit l’entretien et les interventions du Mystic Mondolini. Le débat qui s’en suivit alors fut courtois et jovial. Euphoriques, les shaïas flottaient au sein d’un maelström irisé de rose, de bleu et d’orangé. Des vagues de flammèches les frôlaient et magnifiaient leurs traits séraphiques. Dans un élan unanime, pressée par Elie, les Matriarches décidèrent de vérifier les dires de l’enfant. Et Yrathiel leur apparut, solitaire, brassée par la folie tumultueuse des eaux marines. Ce qui n’était d’abord qu’un fol espoir se transforma en réalité tangible sous leurs yeux ébahis. Déjà mille conjectures s’offraient à elles. L’avenir s’emballait. Enfin.
 
Les nuées s’obscurcirent et noyèrent la cité d’albâtre. Des roulements d’orage les assommèrent au point qu’une majorité de Ligneuses faillirent rompre le contact. Une noirceur à la purulence infernale balaya l’euphorie de la découverte. Plusieurs suffoquèrent, quatre d’entre elles s’évanouirent, immédiatement relayées. Des novices évacuèrent les malheureuses au bord de la rupture. Les rondes s’élargirent afin de renforcer la solidité des liens. Prise au dépourvue, la douleur terrassa Elie qui n’eut qu’une fugace vision de l’effroyable faciès de l’enfant-dieu. Avide, Ghaisus agrippa l’audacieuse. Il tenta de sectionner le fil de lumière. Déjà Ghaisus incluait l’audacieuse à son sombre projet. Fort heureusement, dans sa précipitation, il se montra négligent. L’enfant-dieu méprisait trop les mortels. Qu’ils soient d’Yrathiel ou du continent.
Maintenant fermement la Ligne qui la reliait à Elie, la Shaïa Lavineshagiva Larahashi l’affronta avec un courage digne des plus grandes épopées. Sans hésiter, Lavie canalisa la puissance de la Liploca. Elle projeta sur leur agresseur un flux d’énergie, puissant et pur. Lors d’une fraction d’éternité. Certes, hors de question de le vaincre, mais la riposte inattendue suffit à rompre l’emprise que Ghaisus maintenait sur la malheureuse Elie.
La petite Mère s’abima au sein de l’Onirie, emportant avec elle l’image des immenses puits de braise brûlant d’une haine insatiable. Ghaisus batailla contre les courants qui bousculaient sa geôle-réalité. Il n’avait pas la liberté de poursuivre sa proie à travers l’Ether. Yrathiel était son fief, mais aussi sa prison. Vaillante, la shaïa Lavineshagiva Larahashi guida Elie jusqu’à Olt. Las, la malheureuse s’y consuma, corps et âme. Malgré leurs pharmacopées et de nombreux artifices, les Matriarches ne réussirent pas à tirer Elie de la léthargie dans laquelle cette rencontre la plongeait.
 
Le Mystic Tathaniel Ariti réclama l’attention à l’assemblée survoltée. Même le principal accusateur, Alory Amidiel, fut contraint de feindre l’entente.
— C’en est trop, Mystic Alory, j’en ai suffisamment entendu. Ce n’est pas à nous, les Mystics des Clans, de nous prononcer sur ces allégations. La Liploca décidera en son heure. Toutefois je serai d’avis d’écouter notre frère de lame. Mystic Mondolini, dévoile-nous nous les raisons pour lesquelles Eliathan n’a pu vous accompagner ?
Les regards convergèrent vers les Voyageurs du Troisième clan. Yvan réfléchit et s’appuya sur la khanna d’Elia. Il parcourut du regard les visages, pesa les mots, troublé par une peur affreuse. Celle de ne pas réussir à convaincre ces frères de lame.
— Qu’aurions-nous à lui offrir ? Ses ennemis, nos ennemis, sont nombreux. Trop à cette heure. Soyons honnête ; nous ne pouvons assurer sa sécurité. Depuis des cycles, la Dame de la Ronde des Arbres le protège et de l’éduque dans l’enclave de Brye. La Première déploie des trésors de ruse afin de le soustraire à l’attention des Autres et de leurs affidés. – Des exclamations étouffées ponctuèrent ses dires. – La shaïa Naharashi Elivashavitara souhaite qu’il demeure sous sa protection. Ce monde ne peut se permettre de le perdre, une fois de plus.
Yvan faisait allusion aux nombreux prétendants au titre de Porteur d’espoirs qui s’étaient déclarés au cours des âges passés. Ils avaient connu de tragiques destins, la majorité d’entre eux s’étant révélés n’être que des imposteurs.
— Les Premiers, dis-tu ? en effet, certains vivent encore parmi nous. J’ai rencontré l’un d’eux en torj dernier dans une vallée reculée des Thielvériles, à l’ouest d’Eléia. Mais leurs heures en ce monde sont comptées. Agissons au plus vite, avant que l’Appel retentisse. Il est de notoriété publique qu’une ultime fois, les Inconstants appelleront auprès d’eux leurs enfants chéris et leurs serviteurs.
L’Homme Gris se nommait Oshrus Montys, Mystic du Trente-quatrième clan, vêtu avec simplicité, sans ostentation. Ses proches approuvèrent bruyamment. Tathaniel le salua avec reconnaissance. Puis il reporta son attention sur Yvan, visiblement mal à l’aise. Que dissimulait-il ? Un coup d’œil vers les représentants du Premier clan confirma ses craintes.
— La Liploca décidera. Eliathan nous montrera la voie, trancha Yvan avant de se rassoir.
L’homme qui se tenait à la droite du coléreux Alory Amidiel, se leva à son tour. Sa voix était trompeusement affable : « Vous ne nous avez toujours pas révélé les raisons qui vous poussent à l’appeler ainsi, Compagnon ? Est-ce un secret trop lourd à partager ? »
Abusé par ces manières amicales, Yvan étendit les bras en un geste d’excuse. L’instant fatidique approchait. A l’intérieur de lui-même, il sentit poindre l’exaspération.
— Non, je n’en fais aucun mystère. Voilà ce que nous savons de lui. D’abord qu’il est né en un lieu prénommé … Yr’At’Thiel , les Portes de Thiel !
Un instant, il observa l’ahurissement s’afficher sur les visages. Des lèvres chuchotaient le nom de la cité mythique, décrite dans l’Ylliad. Avec une perverse satisfaction, il nota qu’Alory blêmissait.
— Ce n’est pas un guerrier mais un façonneur de Rêves. Il utilise les puissances de l’Onirie, de celle que nous appelons, nous, l’Ether. 
Précipitamment, il poursuivit, les yeux rivés sur l’ainé d’Esorit.
— Aujourd’hui, il compte dix cycles de vie. La Première veille à le préparer aux tâches qui lui seront dévolues, soyez sans crainte. Par le passé, les oégirs essayèrent de l’atteindre mais ils ont essuyé de lourdes pertes.
— A quel Clan appartient-il, Compagnon, demanda Tathaniel Ariti, que nous puissions honorer les siens comme il se doit ?
— Il n’appartient pas au Peuple Gris mais au monde des hommes communs.
— Nous y voilà ! ce ne peut être Eliathan !
Le Mystic du Premier clan Alory Amidiel s’était dressé d’un bloc. Les yeux flamboyants, il hurla son aversion.
— Jamais votre protégé ne le sera. Eliathan est l’un des nôtres, pas une vermine humaine. Jamais les Gris ne l’accepteront comme tel !
Derrière lui, les autres Mystics du Premier clan protestaient, eux-aussi, à l’unisson, dans un incoercible désordre. Les couvant d’un regard noir, Tathaniel Ariti s’exclama sur un ton sans appel : « La Liploca tranchera ! ».
Aussitôt les contestataires, furieux, quittèrent la salle avec fracas. Consterné par ce départ qui présageait de futurs ennuis, Yvan scruta autour de lui les visages effarés. Il compta, avec satisfaction, que, malgré quelques défections parmi les autres clans, le plus grand nombre l’entouraient encore. Après avoir rempli deux coupes de cristal d’un breuvage pétillant, le Mystic Tathaniel Ariti contourna la table. Il s’approcha, un léger sourire aux lèvres. Il était plus petit qu’Yvan mais de stature imposante, taillé comme un auroch. Il lui tendit l’une des coupes tandis qu’autour d’eux, l’assemblée entière s’empressait de les imiter.
— Gloire à toi, Mystic Mondolini du Troisième clan, pour la nouvelle que tu nous apportes ! Gloire au Troisième clan !
Tous l’imitèrent.
— Honneur à Eliathan ! A Eliathan ! A Eliathan !
 
La pièce était petite. Des tentures en cuir masquaient les brèches, nombreuses dans les murs. Au-dehors, les vents charriaient des trombes d’eau. Elie reposait dans un lit, la tête enfoncée au creux d’un oreiller moelleux. Son souffle n’était qu’un fil. Le mal insidieux drainait la vie du visage poupin, blanc comme cire. Une Femme Grise la veillait, assise sur un tabouret bas. Shana Landis se leva d’un bond lorsque le Mystic Mondolini grimpa les marches branlantes de l’escalier. Elle se pencha vers la convalescente et, posant une main sur le bras de celle que d’aucun considérait comme une miraculée, elle annonça le visiteur.
Elie ouvrit les yeux : « Merci Masha Landis, laissez-nous. Nous avons à parler. »
La belle Femme Grise inclina la tête. Elle se retira, non sans avoir jeter au passage un regard d’avertissement au nouveau venu. La shaïa Naharashi Elivashavitara s’était réveillée deux jours plutôt alors que cinq quaines s’étaient déjà écoulées depuis son terrible périple en Yrathiel.
— Asseyez-vous, Yvan et voulez-vous bien quitter cette mine apitoyée. Je ne suis pas morte comme cette pauvre Lavie que je sache !
Le ton était volontairement enjoué mais la flamme qui brillait dans les eaux de ses yeux trahissait leur légèreté forcée. Le Mystic nota le vouvoiement inhabituel, sans le relever. La petite Mère avait sans doute ses raisons.
— C’est déjà suffisamment pénible de subir les attentions maternelles de ma jeune garde-malade. Cette petite est la gentillesse même mais me voilà redevenue une enfant à ses yeux. Passons ! donnez-moi les dernières nouvelles. Celles que les Mères préfèrent soi-disant m’épargner.
Elle tenta de se redresser mais retomba en soupirant sur la couche. Le Mystic la dévisagea avant de répondre. Il hésitait à se confier. Les shaïas du Troisième clan l’avaient mis en garde. On devait éviter à la petite Mère toute émotion qui pourrait l’affaiblir davantage. Il choisit de biaiser avec finesse, ce qui n’échappa pas à son interlocutrice.
— Je pars pour Brye. La Dame de la Ronde des Arbres a besoin d’être informée des décisions de la Liploca…
— Et moi de même ! le coupa sèchement la petite Mère. Que cherches-tu à me cacher ? – Contrariée, Elie en oublia jusqu’au vouvoiement nouvellement institué entre eux. - Je ne suis pas idiote, seulement affaiblie par ma confrontation avec le démon.
— Les Mères ont levé des Interdits.
— Oh ! Parfait, sage décision.
— Un Conseil Permanent sera désigné avant le prochain cycle.
Elie ne réagit pas à cette nouvelle inattendue. Une telle institution n’avait pas été usité depuis bien des âges. Elle-même ne l’avait jamais connu. Jadis elle s’était substituée à la royauté, mise à mal par le départ des Dieux Inconstants. Elie ferma les yeux. Si elle entrevoyait des brides de Devenirs, ses faibles forces lui interdisaient pour le moment de déchiffrer l’Ether.
— Une assemblée d’ainés, de Mystics et de Matriarches qui résideraient à Olt, pourquoi pas ? C’est un moindre mal.
Elle dévisagea son interlocuteur, fronça les sourcils.
— Quelque chose te tourmente mon enfant ? Est-ce au sujet de Sans-nom ou des nôtres ?
Le Mystic ne voulait pas l’inquiéter davantage seulement les rumeurs allaient bon train. Il s’arrêta au pied du lit, se redressa les mains dans le dos. La petite Mère admira sa prestance. Il se dégageait de sa personne une autorité naturelle, volontaire.
— Petite Mère, je ne leur fais pas confiance. Et pourquoi pas élire un Mystic-Guide à la tête de chaque clan qui, à leur tour, désigneront un roi ? C’est de la pure folie. La majorité des Clans aspirent à demeurer indépendants. Et les barons n’apprécieront pas que l’antique pouvoir se réveille à l’ouest. Ils ne nous ont jamais pardonné la trahison du Pourfendeur.
Elie ferma les yeux. Ses lèvres tremblèrent sous l’effort de concentration mais les Devenirs se dérobaient à elle, insaisissables. Trop d’incertitudes. Dans les récriminations du Mystic, elle soupçonnait des griefs plus personnels.
— Que crains-tu en dehors d’une flambée dans les baronnies ?
— Le Premier clan s’est retiré quelques jours seulement après votre – Il hésita sur le terme. – rencontre funeste. Je crains que les héritiers d’Anathan refusent de reconnaitre l’enfant. Ils n’en resteront pas là.
— Le Premier clan se ralliera aux décisions de leurs Matriarches. Ils n’auront pas le choix. L’ainé Glavien ne les laissera pas agir autrement, c’est un brave.
— Certaines rumeurs racontent que le Mystic Glavien aspirerait au Haut Mal. Il n’était pas présent à Olt. Il laisse trop de liberté aux jeunes loups, ce n’est pas raisonnable !
Elie émit un petit rire cristallin. Elle cligna plusieurs fois des paupières.
— Allons, allons, votre légendaire prudence, Mystic Mondolini, ne doit pas nous empêcher de savourer notre succès. Vous n’avez jamais apprécié les prétentions hégémoniques du Premier clan. Ce que, soit dit en passant, j’approuve. Mais les temps changent, une ère nouvelle doit naître de ce chaos afin d’accueillir le Porteur d’espoirs.
La petite Mère souffla quelques instants avant de reprendre.
— La Liploca a reconnu Sans-nom comme étant le nouvel Eliathan. Et c’est ce que nous voulions en venant ici. A présent, laissons ces insensés à leurs tristes complots, il sera bien temps de les ramener à la raison le moment venu. Yvan, votre rôle est de préparer l’enfant à sa future destinée. Laissez-moi m’occuper de l’intendance. Rejoignez Brye. Renforcez l’éducation du garçon. Nous ne connaissons pas le temps qu’il nous échoit avant l’Appel. Eliathan doit être prêt, si toutefois on peut l’être pour une telle tâche. Quant à moi, je vais reprendre des forces ; je vous rejoindrai dès que possible. Il me tarde de revoir Sans-nom.
Yvan ne partageait pas l’optimisme sans faille de la Matriarche. Il n’était demeuré à Olt que dans l’attente du réveil d’Elie. C’était chose faite ; elle ne semblait pas avoir perdu de ses facultés. Ils échangèrent sur les récentes décisions prises par la Liploca, l’assemblée des Matriarches. Elie approuva la majorité d’entre elles d’un petit hochement de tête satisfait. Puis ils se concertèrent sur l’avenir du Troisième clan. Comme elle s’y attendait, Yvan refusa catégoriquement d’endosser la moindre responsabilité pour se dévouer à une tâche plus noble, essentielle à ses yeux : accompagner le Porteur d’espoirs.   
Six longs cycles s’écoulèrent. Des cycles emplis de tumultes et de bouleversements. Puis un soir d’Helver, l’Appel retentit à travers le dernier Continent.

Chapitre neuf : La nuit de l’Appel.
 
L’Appel cessa le seizième de ce mois ingrat. Ce jour-là, Sans-nom quittait Brye. La journée commençait tout juste. L’âme en peine, le garçon gagna les rives de la Lorge. Assis à quelques coudées de l’eau, Sans-nom se sentait d’humeur mélancolique, isolé au milieu de la forêt de roseaux quasi impénétrable. De lourds nuages bouchaient l’horizon. Il faisait frais.
Le cœur à la dérive, il se remémorait ses adieux à la Dame de la Ronde des Arbres.
— Souviens-toi, il existe des voies à emprunter pour que nous puissions nous retrouver. Agis en écoutant ton cœur. Fais preuve de sagesse, de justice et de fermeté. Et le jour où tu atteindras les rivages divins, je serai là pour t’accueillir.
— Il serait plus simple de m’expliquer ce que l’on attend de moi au-dehors, répéta-t-il une fois de plus.
Les yeux gris emplis d’un amour infini, la Dame afficha un air navré. Elle l’embrassa sur le front et la joue puis elle s’éloigna, ignorant la prière.
Son problème, c’était que chacun semblait attendre monts et merveilles de sa part mais absolument personne n’acceptait de soulever le voile des Devenirs. Il finissait par croire qu’ils n’en connaissaient pas davantage mais qu’ils s’en donnaient simplement l’air. Et s’il échouait. Après tout, il n’était qu’un adolescent de seize cycles qui n’était jamais sorti de ce nid de feuillages.
 
Lorsqu’il s’approcha de la Lorge, un reflet, vacillant et fragile, apparut à la surface de l’onde. « Ainsi te voilà, prestigieux Eliathan, magnifique Porteur d’espoirs ! songea-t-il ironique. »
Il contemplait un jeune garçon plutôt petit, le corps fluet, le visage commun, deux grands yeux bleu-gris et des cheveux coupés très courts au-dessus de la nuque. Il portait un justaucorps en cuir sur une chemise de drap souple et robuste et un pantalon sombre glissé dans des bottines lacées jusqu’aux genoux. Un lourd manteau de laine, pourvu d’un large capuchon, dissimulait un paquetage placé en bandoulière dans son dos. A l’épaule, l’anni-Khanna, dans un baudrier de cuir brut. Un cadeau du Mystic Mondolini.
« Juste un enfant, voilà ce que je suis…, et ce que je désire être, se gourmanda-t-il du haut de ses seize cycles. Pas un guerrier. Surtout pas un héros. »
A présent, il lui fallait se rendre sans tarder à Massilia auprès de la nouvelle Commanderie que les Protecteurs avaient réouverte après une éternité d’absence. Plongé dans ses pensées, il réfléchit aux nombreux changements survenus à la suite de sa rencontre avec la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Des bouleversements que certains esprits chagrins tentaient de lui incomber. Comme si Eliathan était responsable de la marche du monde. Le garçon s’extirpa peu à peu des hautes touffes couronnées de brunes inflorescences pour rejoindre la prairie fauve. Il regrettait l’absence du Mystic Mondolini qui s’était révélé, au fil des cycles, un merveilleux professeur. Même s’il se montrait parfois un tantinet rigide, prenant ce rôle de précepteur trop à cœur selon son jeune élève.
En cinq cycles, les Protecteurs avaient reconquis en partie la place qui était la leur avant la défaite de Marsangs. Les Commanderies des Compagnies Grises resurgissaient ici et là, au sein de grandes cités comme Aléaléam, Tavos ou S’Hivers. Cela ne s’était pas passé sans résistances ni sans heurts. Parfois le sang avait coulé. A Tavos plus particulièrement. Mais, désormais, nul n’osait prétendre s’opposer ouvertement à la résurgence de l’antique pouvoir.
 
Préoccupé, Sans-nom pressa le pas pour atteindre la cité avant la fermeture des portes. L’après-midi était déjà bien avancé. Finis les atermoiements. La forêt de Brye s’élevait en contrebas de la Grand Route, sur sa gauche. Lorsqu’il lorgnait dans cette direction, sa volonté faiblissait. Alors il gardait la tête droite, espérant vivement parvenir à bon port. La veille, dans la soirée, il avait attendu un long moment devant la petite porte de Maître Sol’Déorm. Celle-ci était restée désespérément close malgré son tambourinage et ses cris. Le nain Archiviste, parti sans lui dire au revoir. Cela lui ressemblait bien. Sans-nom en gardait une légère rancœur et beaucoup de tristesse. Il ne fut guère surpris, par ailleurs, de la désinvolture avec laquelle ses amis de la Sylve accueillirent la nouvelle de leur prochain départ. Une soirée durant, ils rirent, jouèrent, dansèrent, festoyèrent ensemble au cœur des nids puis chacun suivit sa propre route. Dans la matinée, Sil’Léal l’accompagna jusqu’à l’orée de Brye en badinant joyeusement. Ensuite le lutin le quitta, apparemment pressé de ne pas rater l’heure du départ. La Dame, Maître Sol’Déorm, le Gasthil, Sil’Léal, Sil’Montel…Sans-nom poussa un gros soupir.
Dans le ciel, deux rapaces attirèrent son attention. Eux étaient libres d’aller où bon leur semblait. Il les envia, une étincelle de vie. Puis la vaste rade qui abritait la libre Cité s’offrit à lui. Les basses collines couvertes de pâtures, les plages de galets noirs, la cité repliée derrière des fossés creusés à la hâte et une double barricade de rondins épointés. Au bord de l’océan, il apercevait le chantier de la nouvelle muraille qui, d’ici peu, protégerait Massilia des vicissitudes de ces temps de malheurs. Les travaux allaient bon train, menés de main de maître par les ingénieurs des Gris. Ce qui avait eu pour conséquence de radicalement modifier l’opinion de Tibelvan à leur sujet. Ce dernier n’en était pas peu fier. Régulièrement, il se chargeait d’en rapporter les avancées à son ami, reclus dans le domaine de la Dame.
Sans-Nom eut un léger serrement de cœur. Tibelvan ne serait pas là pour l’accueillir ; il ne le reverrait sans doute pas avant longtemps. Ce dernier cycle, l’ami de toujours n’était venu que par deux fois le rejoindre dans la sécurité boisée de Brye. Dorénavant, Tib accompagnait fréquemment Atel à Pertuines, à Galagorm ou à Tull, pour participer à la bonne marche de l’entreprise familiale.
Sans-nom songea qu’il devrait se montrer discret, une fois parvenu entre les murs du Mestre Guerdand. Surtout éviter le quartier cossu où habitait la famille du Sieur Gallard, en particulier la jolie Suzy qu’il n’avait pas revu depuis Silmever dernier. La Dame de la Ronde des Arbres y avait veillé. Jusque-là, la jeune sœur de Tib l’accompagnait régulièrement. Elle faisait la joie du petit monde de la Sylve. Elle était toujours gaie et pétillante. Seulement, avec le temps, l’enfant avait laissé place à une damoiselle des plus avenantes. Lors de leur dernière rencontre, elle lui avait même volé quelques baisers qui l’avait laissé pantois, charmé et rêveur. Des baisers qui avaient aussi provoqué l’hilarité de Sil’Léal, lequel entrevoyait déjà une idylle fort prometteuse. Ce qui ne fut pas du goût de la maîtresse du Domaine. Et Suzy promptement priée de demeurer loin de Brye. De toute manière, dès le retour d’Yvan, ils prendraient la route du Nord pour rejoindre Elie à Olt. La petite Mère n’était venue que quatre fois effectuer de courts séjours. Une faiblesse chronique la maintenait la plupart du temps alitée. Il se réjouissait de la revoir bientôt.
 
La longue plainte s’éleva juste devant lui, le pétrifiant sur place. Son cœur battit la chamade. Comme elle s’effilochait, cette vieille connaissance lui laissa un goût de fer rouillé dans la bouche. Puis le gémissement surgit de nouveau, de la plaine cette fois. D’un bond, le garçon plongea dans le fossé, du côté de la forêt. Avec d’infinies précautions, il risqua finalement un œil vers la voie pavée. Il l’aperçut à cent toises, courbé sur le côté, un long épieu à la main gauche. L’oégir scrutait la route avec attention. Il se baissa à plusieurs reprises, flaira et tâtonna les touffes d’herbes jaunies durant de longues minutes.
 L’enfant resta pelotonné dans les herbes hautes à réfréner une peur intense. Au bout d’un long, très long moment, il redressa la tête pour inspecter la Voie. Elle était vide. Il allait s’élancer lorsque la sinistre imploration jaillit cette fois des collines proches de l’océan. Dans le clair-obscur de ce début de soirée, il distingua les minuscules silhouettes de six oégirs au sommet de l’une d’entre elles. Rejoindre Massilia devenait impossible.
Sans se retourner, Sans-nom s’éloigna de la Grand Route, en direction de la forêt. Utilisant chaque accident de terrain pour s’y fondre, il courait, penché en avant, et tendait l’oreille au moindre bruissement. La plainte le gifla à mi-parcours. Pétrifié, il s’effondra au sol. Incapable de bouger un orteil, il respirait à peine. Il y eut d’autres hurlements désincarnés, emplis de férocité animale, mais aucun qui provenait des bois. Ce qui le conforta dans la décision de rejoindre les ombrages familiers.
 
Après plusieurs courtes haltes, il parvint indemne à l’orée des halliers. Sans-nom se fondit sans attendre dans le fouillis des fougères. A peine avait-il fait cinquante pas qu’il s’arrêta, haletant. Il observa avec étonnement autour de lui l’obscurité devenue inhospitalière de ce qui, le matin encore, abritait l’enclave de la Première. Un déchirement lui serra la poitrine. Des larmes lui obscurcirent la vue. Lentement, il réalisa ce que ses sens en alerte ne cessaient de lui crier depuis quelques instants. Ils étaient partis ! Il ne sentait plus le pouls rassurant qui marquait leur présence dans les travées forestières, ni la discrète surveillance de la Dame de la Ronde des Arbres. Seul ! L’affolement le gagna.
 
Je réalisais enfin ce que, toute la journée, j’avais tenté d’ignorer. Mes amis de la Sylve étaient partis. J’étais seul aux prises avec ce monde des hommes qui s’était montré si souvent hostile à mon encontre. Poursuivi par les limiers de l’océan. Inutile dans ces conditions de rejoindre Massilia dont les portes devaient à présent être closes. J’errais alors dans un décor devenu étranger, éprouvant les plus grandes difficultés à choisir quelle route suivre.
 
L’enfant perdu déambula parmi les arbres et les taillis. Il écartait les branches basses et les broussailles qui lui barraient le chemin. L’anni-Khanna lui servait de bâton de marche. Il s’y accrochait de toutes ses forces. Ses pas le guidèrent sur des sentes hostiles, dans des vallons qu’il ne reconnut pas, sur des monts qui le terrorisèrent au-delà du bon sens. Son esprit focalisé sur une unique pensée : il était seul. Même les longs cris suintant de désespoir des chasseurs qui investissaient peu à peu les sous-bois n’éveillèrent pas sa conscience engourdie.
Soudain une ombre gigantesque se dressa devant lui. Des mains énormes l’empoignèrent, le secouèrent tandis qu’une voix familière retentissait à ses oreilles : « Garçon, par les Inconstants, que fais-tu là ? ».
Sans-nom sentit l’étrange étau de folie s’entrouvrir. Il étreignit la fourrure roussâtre.
— Maître Gasthil !
Puis il pleura à gros sanglots.
— Mon pauvret, voilà qui n’est pas raisonnable. Viens, il ne faut pas rester là.
Le géant le souleva dans ses bras démesurés et partit au petit trot. Il choisit des pistes de sangliers à peine tracées. Sans-nom s’abandonnait avec soulagement. Peu à peu, il retrouva ses esprits. Une légère confusion l’envahit au souvenir de son errance. Que lui serait-il arrivé si, au lieu du Gasthil, il avait rencontré l’un des gorgys lancés à ses trousses ? Il n’osait l’imaginer.
 
La course se prolongea. Finalement ils pénétrèrent dans une trouée d’arbres, au centre de laquelle s’élevait une masure basse. Des piles désordonnées de buches l’entouraient. Le toit de la cabane en rondins descendait jusqu’au sol, recouvert de plaques de terres séchées et de larges pierres plates. Le Gasthil poussa de l’épaule la porte et pénétra à l’intérieur. Une forte odeur rance empestait l’unique pièce. Le plancher était branlant. Près de la porte, un coffre ouvert, deux tonneaux cerclés. Dans un coin, quelques outils posés au sol, haches, faux, faucilles, rabots et une multitude de poteries, certaines ébréchées, d’où s’échappaient des relents peu appétissants.
Un feu couvait dans l’âtre de la cheminée rustique qui s’ouvrait sur un trou béant dans la toiture. Dans une marmite mijotait le repas du soir. Le Maître des Arts Combattants déposa l’enfant sur l’unique paillasse, recouverte de toiles rêches. Puis il alluma trois bougies épaisses qu’il disposa sur une table de bois, à peine dégauchie. Il saisit une écuelle, la remplit avec une lichette du brouet qui mijotait sur le feu. Il la tendit à Sans-nom ainsi qu’une cuiller en bois et une tranche de pain.
— Mange mon garçon. Tu as sûrement faim après tant d’émotions.
Tirant à lui l’unique tabouret de la pièce, il s’assit face à l’enfant. Il l’observa un long moment dévorer le potage au chou où flottaient de petits morceaux de viande filandreuse. Il ne bougea d’un iota tandis que Sans-nom vidait avec empressement le contenu de la mixture au goût prononcé d’oignons.
— Mais, les oégirs…
— Ne t’inquiète pas. C’était à prévoir. Nous avons tous entendu l’Appel. Leur maître également. Ils attendaient que la Première quitte ses terres pour les investir. Mais, toi et moi, nous allons leur jouer un bien vilain tour.
— Oh ça oui ! s’exclama le garçon, de nouveau plein d’entrain.
— J’aimerais tout d’abord savoir pourquoi tu n’as pas rejoint Massilia comme nous l’avions convenu.
Sans-nom répondit sans malice, d’une toute petite voix.
— J’ai flâné. Je n’arrivais pas à partir alors je suis retourné au bord de la Lorge. Le temps a filé si vite aujourd’hui. J’atteignais la Croisée lorsqu’un oégir a surgi sur la route. Je n’ai eu que le temps de me jeter dans les herbes. Puis d’autres sont venus des collines proches de l’océan… Je n’avais d’autre choix que de rebrousser chemin.