Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Le fils des Vents.
Livret 1 : La foire des Grands Calmes.
Chapitre six : La bataille de la Foire. (2)
Les Hommes Gris s’éparpillèrent dans le dédale en petites unités de trois combattants. Ils convergèrent vers l’endroit où les attendait l’imposteur, bousculaient avec rudesse le moindre obstacle ou l’impertinent qui se serait dressé sur leur passage. Ils ouvraient des brèches là où le fouillis humain devenait trop labyrinthique à leur gout. Rien ne leur résistait. Un tollé de jurons, de malédictions et de cris s’éleva bientôt dans le sillage des géants mais personne n’osa s’interposer. Sur leurs talons naquirent l’incompréhension puis la peur et enfin la colère. Inéluctable issue à cette étrange chevauchée. Ils étaient venus abattre le sacrilège. Le vart Lorres Molduk précédait ses compagnons. Il n’avait pas daigné dégager la khanna qui tressautait contre la dossière. En marchant à grandes enjambées, il contemplait avec écœurement les logis humains. Il se laissait guider par le flux d’énergie laissé par l’imposteur. Lorres tuerait Eliathan. Pour avoir cru lui-même à ses mensonges et pour son ami, Lirsi, tombé par traitrise sous les coups du démon.
Dans une étroite allée latérale, Lorres surprit un mouvement suspect. L’individu avait la taille et la corpulence du Tisseur, vêtu de la tunique brune des Lippys. En poussant un rugissement, le vart s’engouffra dans le passage ténébreux. Il arracha des toiles qui s’accrochaient au cimier et butta contre des caisses posées à même le sol, faillit s’affaler. Derrière lui, ses compagnons accourraient, la lame brandie. Le fuyard réapparut furtivement, de loin en loin. Peu à peu, les Hommes Gris gagnèrent du terrain. A plusieurs reprises, leur proie hésita, avant de changer diamétralement de direction. Finalement, ils débouchèrent dans une petite cour intérieure bordée d’échoppes aux panneaux de bois baissés qui interdisaient tout espoir de fuite. L’Homme Gris ne quittait pas des yeux le misérable qui s’agitait en tous sens, piégé. Lentement, Lorres Molduck tira la longue lame gravée d’un lacis symbolique en lettres du Haut Langage. Avec détachement, il s’approcha sur la terre battue. Derrière lui, les varts s’écartèrent afin d’interdire la moindre échappatoire. Tétanisé, le fugitif se recroquevilla au sol. Cette servilité offusqua le guerrier.
— Place à la justice du Peuple Gris ! aboya Lorres en brandissant la khanna. Regarde-moi, maudit ! Debout lâche !
Puis l’Homme Gris vacilla, saisi d’un vertige ineffable. Devant lui, point d’Eliathan mais une jeune fille d’une quinzaine de cycles, aux boucles brunes, qui roulait des yeux affolés. Terrifiée, elle leva de maigres bras en une désuète supplique. En vain. La lame faucha cette existence offerte. Elle trancha la main fragile, s’enfonça dans la maigre poitrine, à hauteur d’épaule. Le guerrier la souleva presque du sol avant de la rejeter au loin avec dégout.
— Démon, où te caches-tu ? rugit Lorres Moldik, furibond.
A ses côtés, ses camarades attendaient impassibles, sans un regard pour la victime sacrifiée. Le trio quitta la petite place pour reprendre la traque. En d’autres endroits, sur le chemin des Protecteurs, se répétait la même tragédie. Là où le Ser Ardevaingt n’imagina qu’un subtil subterfuge destiné à retarder d’éventuels poursuivants, les Hommes Gris semèrent, eux, mort et désolation. L’idée même qu’ils aient pu être grugés par l’imposteur les rendit fous de rage. Cet aveuglement les poussa inéluctablement au massacre. Face à ce déferlement de violence, des résistances sporadiques s’organisèrent ici et là. Elles s’éteignirent comme feux de paille. Lorsque la fureur atteignit son paroxysme, l’astre était haut dans le ciel. Alors, afin d’assouvir une frustration grandissante, ceux du Premier clan organisèrent la destruction systématique du camp de toiles et de baraquements. Ils œuvrèrent durant plusieurs heures avec un acharnement obstiné.
Heureusement la majorité des résidents réussirent à s’échapper de cet enfer. Ils s’enfuirent vers la cité au bord du Tarad pour y porter la triste nouvelle. L’après-midi était déjà bien entamée lorsque la longue colonne cuirassée évacua les lieux. Alors les Hommes Gris se dirigèrent vers Esorit. En désespoir de cause, Alory finit par se persuader que l’imposteur s’y était réfugié.
 
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Le château de Chalmes dominait le Tarad. C’était une imposante construction composée d’une double enceinte fortifiée, flanquée de tours octogonales au-dessus desquelles flottait l’aigle des Eliartys. Majestueux, le donjon s’élançait en une succession de tourelles et de balcons festonnés jusqu’à défier les cieux. Au sommet de la plus aériennes des excroissances, deux hommes scrutaient depuis un long moment, interdits, l’horizon envahi par de nombreuses colonnes de fumée, à l’endroit où s’étendait la foire des Grands Calmes, invisible derrière la ceinture feuillue des collines.
Le baron Althor d’Atéïas frappa les profonds gantelets l’un contre l’autre en jurant une nouvelle fois vertement. C’était un homme de taille moyenne, large d’épaule, dont il se dégageait un sombre magnétisme. On le disait cruel, implacable envers ses adversaires comme avec ses alliés, et cupide, dévoré par une ambition démesurée.
— Regardez ! là ! dans la montée !
Un petit groupe de cavaliers empruntaient en effet la voie escarpée qui menait au château. Ils soulevaient des nuages de poussière tant leur allure était soutenue. Le baron tourna vers le Maître de Guerre Trévor sa tête étroite au nez busqué et aux lèvres fines, encadrées par une barbe noire, taillée en pointe.
— Allons accueillir nos visiteurs.
Le baron rabattit les pans de la cape doublée d’hermine, ornée des aigles des Eliartys, d’un geste volontaire. Il entama la longue descente vers les étages inférieurs de la citadelle. L’imminence d’un conflit le ravissait. Son sang bouillait d’excitation.
 
Dans la Haute Salle, la lumière du jour se déversait à flot par de larges vitraux ovales. Elle rehaussait la beauté laiteuse des colonnades, des arcades ajourées d’entrelacs et de blasons, de l’étrange dallage en damier. Au centre de l’immense pièce, surélevée d’une double marche, trônaient deux chaires imposantes, en bois de noyer sombre, rehaussées d’incrustations d’ivoire. Dans leur ombre, sur des tapis de laine épaisse, plusieurs divans, de confortables fauteuils, de basses dessertes et une multitude de fleurs dans des vases en grès rose.
Les Dames brodaient tranquillement en surveillant un garçonnet de quatre cycles à peine qui jouait avec des billes de métal colorées. Elles bavardaient à voix basse et posée lorsque les deux hommes firent une entrée fracassante par la porte principale, brisant l’harmonieuse quiétude qui régnait en ces lieux. L’enfant dressa la tête puis se releva malhabile. Son visage s’éclaira d’un sourire idolâtre.
— Pag !
Il se précipita vers le baron qui lui ouvrit grand les bras. Menaçant dans son écorce de fer, le conseiller, lui, resta en arrière, le visage sévère. Althor souleva l’enfant qui gazouillait de joie. Il le tint à bout de bras au-dessus de lui. Sa bonne humeur s’en trouva renforcée. Devant les mimiques du garçonnet, il rit à gorge déployée le bonheur d’être père.
Lachia d’Atéïas était l’unique héritier du baron, du moins le seul encore en vie. Ces derniers cycles, un sort funeste s’acharnait sur l’ancestrale maison des Eliartys. Lachia était le cinquième rejeton de la lignée. Son frère ainé, Liofrun, avait trouvé la mort dans une embuscade lors des troubles avec Opham, cinq cycles plutôt. Il n’avait pas quinze cycles révolus. Une mauvaise fièvre avait emporté Shali et Berine, ses deux sœurs. Quant à Lys la dernière, elle n’avait pas survécu à sa venue au monde. Tous les espoirs du baron résidaient en Lachia, si jeune et si fragile.
Finalement, le père déposa son fils. Le garçon courut vers la Dame du château qui approchait dans un concert de soie. D’une froide beauté, Elchéal, Dame de Chalmes, se déplaçait avec majesté. Un bonnet de tissu épais couvrait le dessus et l’arrière de sa tête, orné de rangées de grosses perles. Elle portait une robe élégante, d’un vert profond, qui trainait au sol, et un corsage crème fermé, brodé de fils d’argent et de larmes de nacre. Une lueur de plaisir brilla dans le regard sombre du baron quand elle le rejoignit. Il la salua avec solennité.
— Chère amie, nous attendons des visiteurs, dit-il en attirant de la main l’attention de son fils.
— Primès, Lidéliam, emportez Lachia dans mes appartements, s’exclama la Dame d’une voix mélodieuse.
Les dames de compagnie à peine sorties avec l’enfant, elle se tourna vers le maître de la citadelle. Joignant les mains, elle intima : « Expliquez-moi ! ». Le baron eut un sourire ironique, ménagea son effet, et lui tendit une main pour la mener jusqu’à l’estrade. Une fois chacun confortablement installé, il s’exécuta sans tarder. Il décrivit ce qu’il avait observé de la tour de guet. Puis silencieux, il attendit, confirmant tacitement ce que certaines rumeurs colportaient insidieusement. Que la Dame régît d’une main de fer la domesticité du château et, plus encore, que son époux ne prenait de décision sans avoir auparavant requis son avis. Que Dame Elchéal régnât sur Chalmes au même titre qu’Althor, certaines mauvaises langues prétendaient même qu’il n’y avait qu’un seul maître au château…
Les visiteurs étaient au nombre de quatre. Althor connaissait trois d’entre eux, des notables influents d’Esorit, des proches du Mestre Dullois. Le quatrième, par-contre, lui était inconnu. Un étranger dont la vêture l’intrigua au point qu’il fronça imperceptiblement des sourcils à leur approche.
— Ami Galamoid, vous voilà bien essoufflé ! les accueillit le baron sur un ton moqueur. Quel méchant vent vous a mené jusqu’à nous ? Et vous, Honorable Graver, il faut que ce vent soit conséquent pour vous faire chevaucher par cette chaleur ? Honorable Pontrian, j’ai appris pour votre fille. J’espère qu’elle s’en sortira sauve. Si mon mire Da Literry peut vous apporter son secours, je le ferai mander sur le champ. Hélas, il s’est rendu au Val Dormant. Il ne reviendra que d’ici deux bonnes quaines.
L’homme auquel il s’adressait se plia en deux en bafouillant des remerciements, les yeux larmoyants. Le baron se tourna alors vers l’étranger. Le regard qu’ils échangèrent fut bref. Chacun évalua l’autre avec curiosité. Seulement il n’y eut pas de présentation, au grand dam du Maître de Guerre. Tenant à deux mains un chapeau rond qu’il froissait nerveusement, le meneur de ce quatuor improbable coupa court aux civilités d’usage. Le marchand suait à grosses gouttes. Les autres notables aussi d’ailleurs, excepté l’inconnu, un gaillard énergique qui demeurait en retrait.
— Le Mestre Dullois réclame votre assistance, mon seigneur. Ce sont ceux de la Commanderie ! ils sont devenus comme enragés. Ils ont attaqué la foire ce matin. Ils brulent et massacrent à tour de bras…
Les époux échangèrent un regard complice puis le baron se dressa, la voix forte, serrant les accotoirs, le buste en avant.
— Par les Dieux Inconstants, quelle folie a donc saisi notre monde !
Une main fine, portant des bagues étincelantes, se posa discrètement sur celle du baron. Une simple pression suffit à ce qu’il retrouve un calme apparent. Il les dominait le regard sombre, l’expression mauvaise, dévisageant tour à tour chacun de ses visiteurs. Le dénommé Galamoid recula d’un pas, tremblant comme une feuille.
— C’est que le Mestre craint qu’ils s’en prennent à la cité ensuite, ces démons ! intervint le Magister Pontrian, dans la fleur de l’âge, propriétaire de nombreux entrepôts sur le port et d’une flottille de chalands.
L’Honorable réconforta son malheureux confrère d’une petite tape dans le dos. La démonstration de colère ne l’impressionnait pas face à l’urgence dramatique des évènements.
— Nous avons recueilli les malheureux qui ont fui cette tragédie. Et tous nous ont rapporté le même récit. Les Protecteurs Gris ont envahi la foire dans la matinée pour y déverser le malheur. Aidez-nous, la milice à elle-seule ne parviendra pas à les arrêter s’ils franchissent nos murs. Nous nous battrons à vos côtés si vous nous le demandez. Sinon Esorit connaitra sous peu le même triste sort que Tavos.
— Honorables, voilà qui ne peut ni s’excuser ni perdurer, rétorqua le baron en forçant de la voix.
Il se rassit, solennel.
— Sieurs, retournez assurer votre Premier Magistrat de notre entière sympathie. Le baron d’Atéïas ne laissera pas les faces terreuses s’en prendre à la belle cité d’Esorit, si chère à son cœur. Nous serons à pied d’œuvre d’ici une heure. Quant à vous, rassemblez vos braves. Ces démons n’entreront pas en ville, je vous en fais la promesse.
Comme les délégués ouvraient de grands yeux étonnés, le baron s’expliqua volontiers avec un brin de condescendance : « L’incendie n’est pas passé inaperçu. Voilà plusieurs heures qu’il nous intrigue. Le Maître de Guerre Trévor a envoyé préventivement des courriers aux troupes battant la campagne. Il a aussi préparé les hommes qui séjournent en nos murs. Mes bons amis, l’aigle châtiera les mécréants à la hauteur de leur crime. Notre foire est sacrée. Que le Mestre m’attende au mur d’ici la quatorzième heure. Nous vous y rejoindrons. »
Les membres de la délégation partis, Althor d’Atéïas se tourna vers sa Dame en quête de son assentiment. Une fois le courroux passé, l’affaire ne lui plaisait qu’à moitié. Les Hommes Gris représentaient de redoutables adversaires. Si les rapports de la veille étaient exacts, les Protecteurs seraient en nombre. Six cycles auparavant, le Mystic Tathaniel Ariti avait reçu en charge la nouvelle Commanderie. Ce n’était pas l’un de ces arrogants Voyageurs que l’on côtoyait parfois dans les cours du Nord. Il faisait preuve d’un pragmatisme policé qui convenait au maître de Chalmes. Grâce à son soutien, ce dernier conserva même titre et château au grand dam des jumeaux d’Opham. Seulement le Mystic du clan des Vents d’Ouest avait quitté Esorit avec les siens pour rejoindre le Liz Ard, la saison passée. Althor regrettait les longues soirées occupées à débattre de stratégie guerrière ou à jouer aux checs en buvant un clairet.
— Vous ne pouviez pas vous dérober. Nous avons besoin d’Esorit, mon bon ami.
— Mais les Hommes Gris risquent de poser des problèmes. Glatiens ne sera pas là avant la nuit. Je l’ai envoyé inspecter les vergers à l’est.
— Alors utilisez le muret comme vous avez si bien su le faire pour repousser les ravageurs. Trévor, combien pouvons-nous aligner d’archers ?
Le Maître de Guerre sortit de l’ombre de la chaire où il s’était tenu tout au long de l’entretien. Il grimaça avant de répondre, le front soucieux.
— Une petite cinquantaine, ma Dame. C’est trop peu face aux Protecteurs. Toutefois, nous avons suffisamment de réserve, d’arcs et de flèches pour plusieurs rideaux. Mais cela signifie que nous ne pourrons pas compter sur l’appui de piquiers lors de l’assaut.
— C’est sans importance, la milice fera office, déclara Alichéa Elchéal d’un ton sec. Pourquoi ne pas utiliser les armes que nous ont livrés les Thaumaturges ? L’occasion nous est offerte d’apprécier leur supposée supériorité au combat, qu’en pensez-vous ?
Le baron Althor d’Atéïas approuva bruyamment comme à son habitude. Ce problème résolu, la Dame arqua un sourcil, signe d’un léger agacement.
—  Qui était l’homme qui accompagnait nos notables ?
Trévor secoua la tête, marquant ainsi son ignorance. De son côté, le baron, bouleversé par les nouvelles, avait totalement occulté cette présence inhabituelle. La Dame leur sourit avec indulgence. Elle tapota la main de son époux.
— N’avez-vous pas remarqué le collier qu’il portait sur son pourpoint ? poursuivit-elle d’une voix douce. Non ! Un bien étrange bijou. Frappé de deux cercles concentriques.
Interloqué, le baron la dévisagea puis il frappa dans ses mains. Le regard qu’il lui lança était empli d’une admiration enflammée.
— Oui, mon époux, un de ces Ecarlates dont on nous rabat les oreilles. Et si vous voulez mon avis, ce n’est pas un simple couteau. Un homme dangereux que celui-ci… qu’il va falloir surveiller à l’avenir si l’idée lui prenait de s’installer au sein de notre belle cité.
 
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Dans le Haut Récit de la Marche des Hommes, Elyon contera qu’en ce quatrième de Kolma s’affrontèrent les Protecteurs Gris et les braves de Poigne de Fer, le baron Althor d’Atéïas, ainsi qu’il le surnomma plus tard lors de l’Exode dans nombre de ses écrits, rédigés à la gloire des Sept Compagnons. Qu’ils fussent alors près d’un millier de combattants sous les murs d’Esorit dont peu survécurent à la férocité des combats. Peu importe ce qu’il advint réellement. Le conteur n’a que faire de la vérité.
Cependant, aucune des Annales du Peuple Gris ne mentionne ce triste épisode. Mais peut-il en être autrement ! Evidemment, rien de bon ne découla de cette bataille. Ce fut là un jour sanglant où seules triomphèrent la haine et l’absurde entêtement d’un malheureux qui bascula dans la folie, le Mystic Alory Amidiel.
 
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Lorsqu’ils atteignirent la croisée des routes, les Protecteurs dominaient la cité, son port et le long ruban azuréen du Tarad. Une pente raide suivie d’une douce déclinaison les séparait du muret en pierres taillées, de trois pieds de haut, qui, comme il était coutume à cette époque, délimitait les Libres Cités. Un vaste espace d’herbe rase, pierreux, s’étendait ensuite sur dix arpents jusqu’aux premières demeures d’Esorit. Sous le portique peint aux couleurs, blanche et turquoise, de la cité fluviale, les portes monumentales étaient closes. Derrière le muret, les rayons de l’astre diurne embrasaient le fer des armures et des piques. Le Mystic estima le nombre de la piétaille à presque deux cents individus. Un large rictus carnassier souligna son appétit grandissant de carnage. Un ridicule comité d’accueil, censé arrêter les meilleurs combattants de cette Terre d’affliction. Les doutes d’Alory s’envolèrent. Une seule raison possible à ce déploiement de force inattendu : ils protégeaient le Prédestiné.
Puis le guerrier aperçut les aigles déployés à l’arrière, flottant librement. Ainsi le baronnet de l’endroit était là, lui aussi. Ce détail lui importait peu. Les Protecteurs balaieraient cette chienlit humaine. Pour débusquer le misérable, dussent-ils raser la ville. Sur un ordre du bras, les cavaliers se disposèrent en trois lignes au sommet de la bute puis, lentement, ils se déversèrent sur la pente.
 
Le baron de Chalmes contempla la vague létale qui déferlait sur leurs maigres défenses. Son corps se tétanisa brusquement. Il connaissait bien cette sensation étrange qui précédait l’action. Ce n’était pas la première fois qu’il participait au combat. Il se crispa sur la poignée de la longue épée afin d’en interdire les tremblements. Autour de lui, la peur était palpable. Le Maitre de Guerre abreuvait les gardes d’un flot tonitruant où se mêlaient indistinctement encouragements et injures. Ces aboiements furieux eurent pour effet de galvaniser les plus frileux. Le baron inspecta les abords du mur où attendait accroupie la milice, revêtue de cuirasses et de casques ronds. Groupés par binôme, les citoyens tenaient de longues perches d’acier dont les pointes effilées reposaient pour l’instant sur le rebord du muret. Elles mesuraient une toise et demie, bardées de crocs sur la partie supérieure.
L’ironie de la situation frappa le stratège avec violence. En compagnie du Mystic Ariti, ils avaient mis au point cette tactique lors de longues soirées d’oisiveté en vue de résister à la charge de la cavalerie d’Opham. Jamais il n’aurait imaginé l’expérimenter contre les lourds destriers de la Commanderie. Le grondement s’amplifia comme les assaillants parvenaient à mi pente. Le baron examina la troupe silencieuse des Ecarlates, dans leurs longs manteaux cramoisis. Il s’interrogea sur leur nombre conséquent. Sans doute avait-il sous-estimé l’influence de la Première Mère à l’intérieur de ses Domaines. Le heaume plat leur conférait une force mystique. Impassibles, les Ecarlates attendaient en retrait des piquiers, étreignant de longs coutelas à large lame. Des armes de brigands plutôt que de guerriers, jugea Althor avec répugnance. Leur chef se détachait par sa stature athlétique. Leurs regards se croisèrent un instant. Chacun reconnaissait en l’autre un danger, même si leurs intérêts convergeaient sur le moment.
 
L’intrigant personnage s’octroyait le titre de Premier-maître de l’occulte Confrérie. Le Supérieur Maho était arrivé à Esorit à la suite des troubles qui agitèrent la baronnie de Galadorm. Les rumeurs les plus folles couraient sur les soi-disant évènements survenus dans la cité des miroirs. Le baron d’Atéïas les avaient ignorées jusque-là, les considérant par trop farfelues – Des Gorgys et les Ecarlates alliés pour abattre l’ordre établi, un dragon vengeur et un mystérieux Maitre-dragon. – mais, à présent, Althor se demandait s’il n’y avait pas un fond de vérité. Ils vivaient un âge de déraison. Le maître de Chalmes serra les mâchoires.
Le Maître de Guerre aboya un ordre clair par-dessus le tumulte de la cavalcade. Les grands arcs d’if s’inclinèrent vers les cieux. Les cordes vibrèrent à l’unisson alors que les cavaliers atteignaient le bas de la pente. La nuée de flèches noires assombrit les cieux. Alory encouragea des genoux et des bras sa monture à avaler l’espace. Puis l’ondée de fer se déversa sur eux. Aveugle, la Miséricordieuse frappait au hasard, avec une incroyable prodigalité. Les dards des enchanteurs de la lointaine Shumahs pénétraient les lourdes armures aussi aisément que de légères cuirasses de cuir. Le vart Lorres Molduk fut parmi les premiers à succomber.
Un second, un troisième essaim clairsemèrent les rangs avant qu’ils n’atteignent le muret. Ils le franchirent avec vélocité malgré la masse que représentaient les monstrueux destriers porteurs des géants bardés d’acier. Puis ils franchirent la forêt hérissée des longues perches sur lesquelles ils s’empalèrent. L’horrible stratagème fonctionna à merveille avant de se briser par endroits. Là où les porteurs plièrent, consumés par la peur. Des quatre-vingt-quinze qui participèrent ce jour-là à l’assaut d’Esorit, seuls une dizaine réussit à franchir la herse humaine. Ils semèrent alors la désolation dans les rangs des défenseurs.
Seulement ils furent trop peu pour inverser le sort de la bataille.
 
Les Ecarlates se précipitèrent au-devant des colosses abattus. Au sol, blessés ou sonnés, la majorité des Gris furent proprement égorgés, lardés de coups par des créatures bondissantes et ivres de haine. Les quelques géants qui se relevèrent se retrouvèrent bientôt cernés à distance par les piquiers, embrochés comme de vulgaires volailles. Le sang ruisselait sur les plastrons vermeils, sur les lames et sur la terre écorchée.
Alory Amidiel parvint à se dégager. Il frappait d’estoc et de taille. Bientôt un espace vide s’élargit autour de lui. Le Mystic souffla, l’arme dressée vers les cieux. Il rejeta la ventaille de son casque au cimier décoré d’un dragon accroupi puis jeta un regard halluciné sur la scène de désolation. Autour de lui, il ne contempla que mort et souffrance. Quelques-uns des varts tentaient vaillamment de s’opposer à la marée humaine. Des braves qui emportaient plus que leur pendant de vie avant de connaître une mort infâme sous la lame des bouchers de la Mhapoaha Paha. Son cœur pleurait ces dignes compagnons. Dans un râle, il maudit le méchant vent qui les avait menés là. L’Homme Gris éclata d’un rire hystérique, incitant le premier rang de la milice à reculer.
 
Ainsi le sort en était jeté. Il périrait sur cette glaise, pour avoir voulu s’opposer à l’enfant d’Yr’At’Thiel. Cette pensée le foudroya. La Sagesse Eliléa Glashahadi se trompait. L’enfant perdu était Eliathan, le Porteur d’espoirs. Sinon quelles bonnes raisons donner à ce carnage. Pourtant il ne laisserait pas la lie s’en tirer à si bon compte. Sa mort serait digne des Protecteurs d’antan. Une folie meurtrière l’embrasa alors qu’il étudiait la muraille mouvante à travers un brouillard vermeil. De leur côté, les miliciens piétinaient sur place, intimidés par le géant dans sa cosse ciselée et niellée d’or fin. Personne n’osait se risquer à l’affronter.
 
Puis les rangs s’écartèrent. Le Supérieur Maho s’avança avec une lenteur calculée. Il ôta son heaume pour que ses comparses puissent l’admirer. Oubliés les affres de Galadorm, la fuite honteuse, l’infamie. Il savourait sa revanche. Une lourde masse hérissée de pointes pendait au bout de son bras. La chevelure blonde abondante, plaquée sur le front par la sueur, auréolait un visage volontaire, massif mais harmonieux. Le cercle de fer s’élargit encore autour des combattants qui s’apprécièrent du regard.
Devant l’inertie de son adversaire, une joie furieuse s’empara du Premier-maître. Sans aucun avertissement, il s’élança, brandissant de haut en bas l’énorme fléau mais Alory se déroba de justesse, d’une demi-volte. Un masque déterminé figeait le visage blafard aux yeux flamboyants. La khanna jaillit à son tour dans l’espace libéré. Elle trancha dans l’étoffe cramoisie. Maho recula prudemment. Le Gris en profita pour porter une brève attaque qui se heurta à l’acier. A tour de rôle, les combattants tentèrent de prendre l’avantage, Maho par la force brutale de ses engagements et le Mystic par sa technique confirmée de bretteur. L’esquive et la feinte comme credo. A plusieurs reprises s’offrit à lui une ouverture. L’homme n’était qu’un lourdaud aux instincts primaires. Pourtant le Mystic se contentait d’aiguillonner la rage qui gagnait son adversaire, retardant l’inévitable échéance. Autour d’eux, les Ecarlates, les miliciens et les gardes de la baronnie grondaient de mécontentement en voyant ainsi leur favori mis à mal par l’exécrable géant gris.
Quand Alory attaqua en une violente série de coups droits, brefs, le Premier-maître contra difficilement. Imposante, son arme handicapait ses mouvements face à la virtuosité du bretteur. Perdant toute mesure, Maho se dressa tel un ours enragé pris au piège. Il effectua un impressionnant mouvement circulaire avec la masse épointée, s’exposant sans aucune précaution. Une exclamation de stupeur salua cette témérité. La lame bleuie jaillit, déchira le plastron sur le flanc. Cependant elle ne réussit pas à interrompre la course de l’énorme fléau qui atteignit le géant à l’épaule, provoquant un effroyable craquement d’os. Alory Amidiel chancela durant quelques secondes. Suffisamment, pour laisser à son tourmenteur l’opportunité de frapper de nouveau. Le Mystic recula en titubant sous les coups, sourd aux vivats des spectateurs.
 
Le Mystic lâcha la khanna. Il fit face à son bourreau, les bras ballants. La masse le heurta une fois encore. Alory s’écroula à genou. Le Premier-maître s’approcha, un sourire moqueur sur les lèvres. L’Homme Gris du Premier clan percevait à peine sa présence. La masse hérissée l’atteignit à la nuque et le précipita face contre terre. Il tenta de se redresser en marmonnant quelques mots indistincts. L’Ecarlate qui observait ses vains efforts avec une curiosité morbide, se pencha vers lui.
— Pourquoi protéger l’enfant ? Il détruira notre monde, soyez en assuré. Votre tour viendra…Vous… Vous ne pouvez pas l’en empêcher… distingua-t-il finalement à travers les gargouillis du mourant.
Alory Amidiel n’entendit pas la réponse de l’humain car il ne l’aurait sûrement pas aimé, du moins en aurait-il apprécié la cruelle ironie.
—Quel enfant ?
Stupéfaits, les hommes présents contemplèrent le Premier-maître des Ecarlates le saisir pour l’agiter sans retenue en s’écriant : « Réponds ! Réponds-moi, face terreuse ! De quel enfant parles-tu ? » Mais Alory Amidiel avait rendu son dernier souffle. Furieux, Maho rejeta la dépouille. Il balaya l’assemblée d’un regard halluciné puis s’éloigna en bousculant sur son passage ceux qui ne s’écartaient pas assez vite. Le baron Althor d’Atéïas et son conseiller, le Maître de Guerre Trévor, s’étaient glissés jusqu’au premier rang pour assister aux derniers instants de la confrontation. Le comportement incompréhensible du vainqueur troubla fortement ce dernier.
— Attends Glatiens. Dès qu’il sera là, qu’il emmène la troupe investir la Commanderie. Et que les corps des combattants soient charriés jusqu’à leurs murs.
— Et si des Hommes Gris y sont réfugiés ? demanda le vétéran, laconique.
— Qu’ils quittent la baronnie en emportant leurs morts. Le sang a suffisamment coulé pour ce jour. Quant à toi, retourne à Chalmes auprès de notre Dame.
— Mais vous, mon seigneur ?
Le baron lissa la pointe de sa petite barbe noire.
—Pour vaincre un ennemi, il faut en connaître les faiblesses. L’Homme Gris lui a murmuré quelque chose qui l’a mis hors de lui. Et je dois absolument en découvrir la teneur. Durant le combat, des Ecarlates ont perdu leur coiffe. Je connais quelques-uns de ces coquins. Par tous les démons des fosses, je ne doute pas qu’ils se montreront bavards si je l’exige !
 
Il regarda autour de lui les vainqueurs achever les vaincus, relever leurs camarades blessés et charger les corps des mourants sur de courtes charrettes à bras. Les Ecarlates s’étaient retirés à la suite de leur Premier-maître. Ses propres hommes attendaient silencieux dans l’ombre grandissante des façades à étages. Le crépuscule approchait. De la route arrivaient des groupes d’hommes et de femmes. L’endroit n’appartenait plus aux combattants mais aux corbeaux et aux fossoyeurs.