Le fils des Vents.
Livret 3 : Le pays des Brumes.
Chapitre douze : La Toile. (2)
Puis l’instant de félicité prit fin. Lorelanne s’écarta avec grâce. A présent, elle le couvait d’un regard assurément possessif.
— Père, je ne connais d’âme plus pure et de cœur plus noble. Je t’implore de l’accueillir au sein de notre Famille. Mère, voici celui avec qui je désire partager mon existence, mon âme-cœur devant Lole, notre Père à tous. Qu’il devienne votre fils et reçoive votre amour.
Alors d’une voix forte où perçait l’émotion, le Pasteuris Longtoin prit à témoin ses concitoyens comme l’exigeait la coutume en pareille occasion. Son visage buriné, barré d’une cicatrice, s’adoucit d’un amour infini.
— Si tel est ton désir, mon enfant ! si ce garçon accepte l’engagement indéfectible, qui demeurera, même par-delà la mort, alors qu’il en soit ainsi. Que cette noble assemblée soit témoin de votre serment éternel ! Lole, entends la parole de tes fils…
— Non, père ! Vous ne pouvez pas accueillir le Nohr-dhat au sein de notre communauté sans qu’il nous apporte les preuves de sa valeur.
Un brouhaha indescriptible suivit l’intervention du jeune homme à la mine familière. Il s’était glissé entre le Pasteuris et les deux promis sans que personne ne le remarque. Un visage convulsé de rage toisait Sans-nom avec un dégout évident.
— Je ne laisserai pas accomplir une telle perfidie. Moi, Pavel, fils du Pasteuris Longtoin, je te défie de me rejoindre sur la toile, Nohr-daht. Que chacun puisse juger si tu es digne de devenir l’un des nôtres.
— Pavel !
La voix haut perchée de Lorelanne vibrait dangereusement.
— Ma petite sœur n’est sûrement pas difficile à séduire. Une âme enflammée qui n’aspire qu’à entendre de belles paroles creuses mais qu’en sera-t-il de notre peuple ?
Pavel ricanait en couvant sa sœur d’un air satisfait. Soudain Sans-nom craignit que cette dernière ne se jette à la gorge du trublion mais Lorelanne s’adressa à ses parents. Ses yeux imploraient leur soutien. Elle se tordait les mains. Avant même que le Pasteuris ne prenne la parole, le Mystic Mondolini intervint posément.
— Maître Longtoin, Maîtresse Livéal, Eliathan ne se bat pas comme un vulgaire chiffonnier pour régler un différend d’ordre familial. Permettez-moi de me proclamer son champion pour donner la leçon qu’il mérite à ce jeune paltoquet.
Sans-nom retint sa respiration. Son cœur battait très fort. Affronter le frère de Lorelanne, il ne se faisait guère d’illusion quant à l’issue d’un tel combat. Même s’il ignorait ce que le rencontrer sur la Toile pouvait bien signifier. Le Pasteuris salua la proposition de l’Homme Gris. A ses côtés, Lorelanne et sa mère dévisageaient Sans-nom qui sentit le sol se dérober sous ses pieds. Dans le regard de la Damoiselle, il lut comme une attente exaltée. Elle n’espérait tout de même pas qu’il accepte la confrontation…
« Si, songea-t-il soudain avec stupeur, et elle ne me laisse pas le choix. »
— Votre proposition vous honore, Mystic Mondolini. Nous savons combien ce garçon vous est précieux mais il n’est pas en mon pouvoir d’interférer dans le choix du combattant. Je n’approuve pas le tempérament impétueux de mon ainé, sachez-le, Porteur d’espoirs. Ce n’est pas ainsi que nous nous comportons habituellement avec nos invités – Sa voix frémissait d’une colère froide et contenue. – cependant le défi doit être relevé. Telle est notre Loi.
— Père, …
— Silence, ma fille, cette affaire relève du Domaine des Hommes de Dhat-Avalone. Alors, Sans-nom, que décidez-vous ?
Troublé, le garçon les regarda tour à tour. Imperceptiblement, Elie opina de la tête mais se garda d’intervenir. Shana Landis et les varts du Quinzième clan l’entourèrent, hérissés, prêts à tirer leur khanna pour l’extraire de la coupole s’il sollicitait leur aide. Puis son regard s’arrêta sur son accusateur. Le garçon était plus vieux que lui, et habitué aux rixes de toute évidence. Il faisait une tête de plus, le corps musclé, les épaules larges. De longues moustaches torsadées prouvaient qu’il soignait sa personne. Ses yeux foncés brillaient d’un amusement railleur qui emporta la décision. Sans-nom saisit le Mystic par le bras.
— Ce ne sera pas utile, Yvan. Je combattrai selon les traditions du pays des Brumes.
— Voilà qui est sagement parlé, conclut le Pasteuris, apparemment soulagé. - Sa décision parut contenter l’assistance. Sans-nom se sentit soudain très seul. - Que l’on prépare la Toile. Quant à vous deux, allez-vous équiper. Votre duel débutera les Festivités.
Plus tard, assis sur un banc dans la cellule aveugle, à l’austérité spartiate, il attendait l’heure fatidique avec résignation. Les paroles de la fille des Brumes résonnaient, impitoyables, à son oreille. Comme le présage de futurs ennuis.
— Ne me déçois pas !
Comme si la jeune fille pensait pertinemment qu’il pouvait triompher de son détracteur. On lui avait fait revêtir un simple pantalon bouffant, les pieds nus, et une tunique ornée de deux bandes verticales, attachée avec une ceinture. Il conservait les canons en cuir cloutés qui protégeaient ses avant-bras et observait, dubitatif, le râtelier qui lui faisait face. La galla était une canne de marche utilisée par les montagnards dans leurs pérégrinations sur les sentes des Thielvériles. Celles qu’il découvrait rangées avec soin lui paraissaient subtilement différentes. Bien que d’une longueur analogue, un peu moins de trois pieds en moyenne, le bâton en bois de châtaignier était plus épais, certains sculptés, d’autres gainés de cuir, quelques-uns incrustés de brillants. Les pommeaux en argent ou en ambre se déclinaient de la simple boule à des formes plus élaborées. Certaines représentaient des têtes humaines ou animales. A l’autre extrémité des cannes, un embout en métal, en forme de pique. Les plus longs mesuraient près d’un pouce.
Sans-nom se prit la tête entre les mains. Il n’avait aucune idée de la manière d’utiliser cette arme exotique. Et pas le temps d’apprendre. Il marcha jusqu’au râtelier, caressa les pommeaux du bout des doigts. Ils se figèrent sur la tête d’un dragon stylisé. Sans-nom jongla quelques minutes avec le bâton décoré d’un simple filet de nacre sur sa longueur. La canne était d’une trompeuse légèreté. De plus, elle épousait parfaitement le creux de la paume. Il voyait en la présence du seigneur des airs comme une promesse de bon augure. A cet instant, des pas approchèrent de la tenture qui isolait la pièce. Rapidement, il regagna le banc en tenant serré contre lui cette nouvelle alliée.
L’homme qui entra était la copie conforme du Pasteuris Longtoin, en plus jeune. Sans-nom le connaissait pour l’avoir rencontré à de nombreuses reprises. Le frontalier s’excusa, en s’asseyant à son tour.
— Je suis vraiment désolé par la conduite de Pavel, ami Sans-nom, car c’est habituellement une bonne nature, un peu près du bonnet certes, mais un gentil garçon tout de même. Seulement Lorelanne n’aurait pas dû blesser à ce point son orgueil. Il se croit obligé de se venger aux yeux de ses camarades et de notre famille, tu m’en vois navré.
— Je sais, reconnut le garçon dépité. J’aurais aimé qu’il choisisse un autre exutoire à sa colère.
— C’est que les premiers temps de son retour ont été difficiles. Père ne lui a pas pardonné d’avoir laissé notre sœur lui filer entre les doigts. As-tu déjà manié une de nos gallas ?
Sans-nom contempla l’objet qui reposait sur ses cuisses.
— Le Porteur d’espoirs n’est pas un guerrier. Il n’a pas la prétention d’en devenir un. Autrefois j’ai eu un maître des Arts Combattants mais le pauvre n’a réussi qu’à m’enseigner quelques bases. Toutefois je possède certains talents de Tisseur dont Pavel pourrait bien souffrir.
Maryn le jaugea du regard. Sans-nom décida qu’il aimait bien le frère cadet de Lorelanne.
— Je n’en doute pas. Pourtant je te mets en garde. Les Shashanes enseignent aux jeunes frontaliers plusieurs sorts mineurs destinés à se défendre des misérables de l’Extérieur. Même si leurs connaissances n’égalent pas celles des Shaïas, Pavel n’est pas sans ressources. Et les Dhats n’apprécieront pas forcément que tu esquives le combat. Mon peuple admire la force, la puissance brute, à l’image du pays qui l’a protégé durant tant de cencycles. En dehors de Lole, bien évidemment.
— Alors je dois me laisser battre.
— Si telle est la volonté du Vieil Homme. Je viens te conseiller pour que la partie soit un peu plus équilibrée et forcément plus passionnante.
Sans-nom l’assura de sa bonne volonté. Le frontalier se saisit d’une galla à la crosse figurant une tête de loup. Durant un long moment, il s’ingénia à lui enseigner quelques rudiments de combat. Il lui expliqua avec force détails les petites manies de son frère, les feintes qu’il prisait et les passes qui faisaient la réputation du jouteur. Eliathan écoutait, concentré. Avec application, il reproduisait chaque demi-volte, les positions offrant une meilleure couverture et les engagements faits de fentes et d’esquives. A plusieurs reprises, la galla lui échappa des mains. Il poussait alors un cri de dépits mais Maryn, avec beaucoup de tact, l’encourageait à poursuivre.
Sans doute ferait-il illusion quelques minutes. Seulement inquiéter le montagnard qui s’entrainait depuis l’enfance, était une autre affaire. Finalement, un jeune garçon vint les chercher.
Lorsque Sans-nom découvrit la Toile, il fut impressionné par l’ingéniosité de ses concepteurs. Un large tissu épais, de forme hexagonale, maintenu à une toise du sol par de robustes filins qui s’entrecroisaient jusqu’au sommet des podiums en briques. Des filets étaient disposés en périphéries dont les mailles lâches tournaient en ridicule les déboires du malheureux éjecté de la Toile. Deux échelles de corde pendaient jusqu’au sol. Pavel l’attendait près de l’une d’elle. Il avait le torse nu, exposant une puissante musculature. Il tenait une canne torsadée surmontée d’une énorme boule scintillante. Dès qu’il aperçut son adversaire, il grimpa lestement les échelons de corde et accéda à la Toile qui frémit à peine sous sa masse. Au premier salut, la foule l’applaudit à tout rompre. Pavel en frissonna de plaisir. L’ainé des Longtoin se tourna vers les loges des Dames. Alors il exécuta une extravagante révérence qui s’adressait exclusivement à sa petite sœur. Puis il guetta l’apparition du Nohr-dhat avec impatience. Savourant sa revanche, il avait bien l’intention de s’amuser un peu au détriment de l’infortuné.
Sans-nom évita, lui, de regarder vers les loges où il imaginait ses amis dans l’incertitude. « Ne me déçois pas ! », ces paroles tournaient en boucle dans son esprit. Il se rétablit maladroitement sur la Toile. Ses pieds nus en sentaient la moindre fibre tressée. Un contact râpeux et désagréable. C’était comme marcher sur la terre fraichement retournée. Le garçon s’avança vers le centre de l’hexagone comme le lui avait recommandé le frontalier. De son côté, Pavel paradait et les spectateurs en raffolaient. Puis, lentement, le champion de la cité décrivit avec la galla de larges moulinets qui se voulaient menaçants. Sans-nom étreignit le bâton en écartant les jambes. Il ne quittait pas Pavel des yeux.
En réalité, le début de l’affrontement se déroula comme le prédisait le frontalier. Le montagnard s’avança droit sur lui en pointant la férule en métal. Il ne prenait aucune précaution, n’échangea pas le moindre mot. Dès qu’il fut proche, le Dhat frappa sèchement en direction de la poitrine, pointe en avant. Sans-nom esquiva aisément d’un petit bond de côté. Feu le Gasthil aurait été fier de lui. Comme Pavel le pressait, Sans-nom balaya l’espace avec la canne afin de chasser la tige gainée de métal. Leur contact sonnait étrangement dans un silence étourdissant. Chaque attaque avortait sans que cela entame la suffisance du duelliste. Petit à petit, les antagonistes se déplacèrent vers le bord de la Toile. Sans-nom demeurait sur la défensive.
Brusquement Pavel changea de tactique. Il faucha Eliathan à hauteur des mollets. L’énorme boule scintillante accéléra le mouvement descendant mais rata la cible. De bien peu. Sans-nom bondit, pliant les genoux. Un effort qui lui fit perdre l’équilibre. L’instant suivant, il roulait désespérément sur la surface rêche pour échapper aux coups assénés par le frère de Lorelanne. Le pommeau s’abattait comme un métronome, le frôlant, toujours plus proche. Déchainant l’hilarité générale, le Tisseur se tortillait pour esquiver les coups assassins.
Soudain, à peine plus gros qu’une orange, plusieurs globes à feu virevoltèrent autour de la tête de Pavel qui les chassa de sa galla, exaspéré. Quand il touchait l’un d’eux, une petite explosion l’éclaboussait de particules aveuglantes. Alors le montagnard grognait et se protégeait du bras. Il recula de quelques pas afin de mieux anéantir les derniers globes. Sans-nom profita de ce répit pour se relever.
— Si c’est là tes seules ressources, Nohr-daht, alors il ne te reste plus qu’à invoquer notre père Lole. Il est grand temps que tu tâtes l’excellence de mon bois. Apprête-toi à rejoindre les rampants.
Le montagnard s’égosillait, le visage couvert de sueur. La foule l’exhortait à châtier l’étranger. Des rires, des plaisanteries douteuses fusaient ici et là. Sans-nom fut le premier étonné par cette diversion. D’une pensée furtive, il remercia Elie. Elle seule osait ainsi s’inviter subrepticement dans la partie. Toutefois il ne se faisait pas d’illusions. C’était reculer pour mieux chuter. Il se déplaçait lentement, les yeux fixés sur le Dhat, et serrait la galla contre lui à deux mains. Des conseils de Maryn lui revinrent en mémoire.
— Il y aura un bref, un très bref instant, où tu devras attaquer. Te forcer à agir. Lorsque l’exaltation submergera mon idiot de frère. Il laisse trop facilement ses émotions le gouverner. Pour le repousser hors de la toile, sers-toi de ta canne comme d’un bélier. Comme cela !
Et il se prêta aussitôt à une mimique des plus convaincantes. A ce souvenir, Sans-nom calla la galla contre son côté droit et s’élança. Il visait le ventre de Pavel qui s’arrêta net dans sa harangue. Même pris au dépourvu, l’ainé des Longtoin n’en était pas à son premier duel. Il se débarrassa de sa canne afin de saisir à pleines mains la tête de dragon, parvenue à un doigt de sa chemise. La foule retint son souffle. Pavel résista, bien campé sur ses jambes. Puis, lentement, le montagnard souleva le dragon, la canne et le Porteur. Les muscles tendus à l’extrême, il les maintint en l’air, à plusieurs pouces de la toile, avant de les projeter au loin, à l’extrême bord de l’hexagone. Sonné, Sans-nom eut à peine le temps de s’assoir que Pavel fondait sur lui, porté par une immense clameur.
Ce qui sauva Sans-nom d’une issue ridicule, ce fut le besoin qu’éprouvait le frontalier d’humilier Lorelanne. Il n’avait aucun grief contre le Tisseur, au contraire. De prime abord, Eliathan lui était sympathique. Seulement il ne résistait pas à l’occasion qui se présentait d’effacer la honte ressentie à son retour au pays. Alors Pavel empoigna le malheureux à moitié étourdi, le jeta en travers de ses épaules comme un vulgaire sac. Puis il traversa la Toile avec son fardeau pour se placer face au podium couleur d’albâtre. Et il perdit ainsi un temps appréciable.
— Désolé mon vieux, Lanne est la seule à blâmer !
L’Onirie les environnait d’un chapelet de brillances féériques. A demi assommé, Sans-nom se résignait fatalement : jamais il ne rivaliserait avec le montagnard. Bizarrement, il songea au conseil du Premier, si mystérieux sur le moment. Derrière les voiles de l’Ether, sa pensée appela à lui les Vents. A peine avaient-ils traversé les deux tiers de la Toile que déjà des tourbillons fantasques soulevaient le sable endiamanté. Trop occupé à fanfaronner, Pavel ne s’aperçut de rien.
— Cette petite furie va apprendre ce qu’il en coûte de m’humilier. La chute risque d’être rude, alors un conseil : une fois dans les filets, ne te débats pas. Laisse-toi couler entre les rets pour rejoindre la piste.
Il s’arrêta brusquement, fronça des sourcils. Sous l’immense coupole, des Vents chantaient autour d’eux. Des turbulences de tailles et d’aspects bien différents. Courants d’air furtifs et malicieuses rafales parcourues de brillances vertes et bleues, lascives tornades agitées d’ombres et bruyants alizés traversés d’éclairs et de roulements de tonnerre. Les nouveaux-venus agitaient furieusement la Toile. Pavel lâcha sa proie. Il battit des bras pour résister au souffle violent qui le chahutait, l’entravait et l’entraînait, jambes par-dessus tête, à la verticale de l’aire de jeu.
— Ne lui faites aucun mal, s’exclama Sans-nom en se relevant. Il ne cherchait pas à me nuire !
Le jeune Dhat écarquilla les yeux de stupeur. Les Vents de Lole pactisaient avec le Nohr-dhat. Il luttait vainement contre les remous qui soulevaient ses moustaches, se jouaient de ses longues franges blondes, s’ingéniaient à le bringuebaler à tout va. Il se retrouva bientôt pendu par un pied, la tête en bas, combattant des courants d’air facétieux. Puis son regard incrédule se fixa sur Eliathan qui, lui, se pliait de bon cœur à leurs extravagances. Alentours, les Vents s’extasiaient sur sa personne. Ailleurs ils s’en donnaient à cœur joie, martyrisaient les spectateurs, soulevaient les tenues et les coiffes précieuses et culbutaient plus d’un montagnard qui s’accrochaient comme ils le pouvaient aux bancs de bois.
Venu d’un lieu caché au cœur du massif montagneux, le rire de Lole se joignit au sien comme un enfant partage ses jeux.
« Alors, Porteur d’espoirs, doutes-tu encore de la fortune qui t’échoie ! Accepte ce fardeau afin que les Dieux Inconstants redeviennent Bienveillants. »
Sans-nom n’eut pas à répondre. Se couler au sein de cette débauche d’artifices lui suffisait. Jamais il ne s’était senti davantage à sa place. Dans un souffle, Lole réitéra son invitation avant de disparaitre : « Souviens-toi, j’attends ta venue au Val, fils des hommes. »
Dans la Loge Blanche, la petite Mère des clans sentit l’Ether s’épaissir autour d’elle. Légèrement en retrait, la shashane Onz fixait Elie avec insistance. Surprise, cette dernière esquissa une moue navrée. Les deux femmes s’étaient comprises. Il n’était pas convenable de s’immiscer ainsi dans la rencontre. Lorelanne, elle, suivait la progression du duel sans un mot mais son joli minois blêmissait au fil des minutes. Ses mâchoires se crispèrent quand Pavel jucha l’élu de son cœur sur ses épaules sous les encouragements des spectateurs. Puis les évènements s’enchaînèrent. Les premières apparitions venteuses, les trombes qui prirent possession de la Toile, l’emportement des élémentaires incontrôlables. La shashane Onz s’avança jusqu’au rebord lustré. Ses yeux brillaient d’une ferveur dévote. Elle tendit les mains au-devant des risées. Lorsque ces dernières daignèrent l’entourer et lui caresser la joue, des larmes coulèrent de ses yeux sombres. Elie souriait, pleinement satisfaite. Son champion s’en sortait à merveille. La grande femme maigre rattrapa sa haute coiffe conique en riant. Elle effleura de la main une guirlande de lumières qui, mutine, s’enroula aussitôt autour de ses doigts.
— Le Vieil Homme de la Montagne nous comble. Il nous a envoyé ses messagers, loué soit-il !
— Lole réprouve le duel en l’interrompant à sa manière, lui suggéra judicieusement Elie.
Elles échangèrent un regard complice.
— En effet ! voyez ! Lole a choisi son vainqueur.
Seulement les Vents sont fantasques et imprévisibles. Plusieurs lanternes se décrochèrent, chutèrent, rebondirent sur la Toile puis s’écrasèrent en mille morceaux sur la piste balayée de langues de sable. Leurs chants se renforçaient en lamentations sinistres et imprécations menaçantes. Une multitude d’objets traversaient l’espace que l’assistance tentait maladroitement d’éviter. Espérer l’aide des Vents de Lole sans quelques débordements, il ne fallait pas y songer. Sans-nom tenta de les raisonner mais il dut attendre plusieurs longues minutes avant que l’incroyable désordre cesse.
Je me devais de tirer parti de cet étonnant dénouement. Le Vieil Homme de la Montagne tenait parole. A moi donc de lui prouver ma gratitude. Sur le moment, je ne songeais qu’à cette petite phrase prononcée plutôt par Lorelanne « Ne me déçois pas ! » L’intervention des ambassadeurs du Premier m’intronisait officiellement seigneur des Thielvériles aux yeux du Pasteuris et des siens ! Mon honneur était sauf, mon prestige grandissant.
L’enfant d’Yrathiel tendit la main au malheureux Pavel, toujours persécuté par d’invisibles tourmenteurs. Sans qu’il en ait pleinement conscience, ses doigts étiraient des brillances multicolores qui tissaient des trainées lumineuses à chaque fois qu’il esquissait un geste. Sans-nom entraina Pavel vers la loge qu’occupaient les Dames de la Maisonnée Longtoin. Décontenancé, le frère ainé de Lorelanne se raidit mais n’essaya pas de résister. Il tentait de faire bonne figure. Seulement la pâleur de son visage témoignait de sa frayeur. Des exclamations feutrées, des soupirs et des cris saluèrent leur approche, portés par les élémentaires.
Maîtresse Livéal fit preuve d’une maîtrise admirable. Des souffles oniriques soulevèrent les plis de sa robe. Un instant, l’air s’agita autour d’elle. Incident qu’elle trouva absolument naturel. Un léger acquiescement fleurit sur ses lèvres puis la Dame de Dhat-Avalone s’inclina devant eux, sans rien laisser paraître. Ensuite les Vents s’éclipsèrent comme ils étaient venus, en un souffle. Le calme revint à l’instant où les jouteurs posèrent un pied sur le tapis moelleux.
Pavel jetait des regards anxieux vers sa mère. Le malheureux se trouvait tout penaud de ce qu’il avait déclenché. Heureusement, personne ne paraissait s’intéresser à son sort. La tête basse, il se réfugia au fond de la loge, redoutant par avance les réprimandes du Pasteuris. Vêtue d’une longue robe bleue cintrée à la taille, la grande Shashane s’agenouilla devant Eliathan dont elle lui saisit les mains. Puis elle les porta à son front avec la lenteur voulue par ces circonstances exceptionnelles.
— Seul, Lole maîtrise le chant des Vents ! Il nous a prévenu qu’un jour, un Prédestiné apporterait un nouvel espoir en nos cœurs, qu’il marcherait à nos côtés et combattrait les Autres. Sois le bienvenu parmi nous !
Embarrassé, Sans-nom rougit violemment. Du coin de l’œil, il entrevit la mine réjouie de la shaïa Naharashi Elivashavitara. Il tenta un geste maladroit pour échapper à la poigne de la guérisseuse mais cette dernière n’en avait pas encore fini avec lui. D’autorité, elle l’entraina au bord du podium. Alors, d’une voix forte, elle interpela les spectateurs qui se remettaient à peine de leurs émotions : « Peuple de Dhat-Avalone, saluez le protégé du Vieil Homme de la Montagne, saluez le FILS DES VENTS ! »
Lui faisant écho, une immense clameur explosa sous les arcades bleutées d’azur, des milliers de bouches reprirent ces trois mots avec exultation.
FILS DES VENTS. FILS DES VENTS. FILS DES VENTS…
L’acclamation redoubla lorsque Lorelanne glissa sa main dans la sienne. Elle se serra contre lui et posa la tête contre sa poitrine. Ainsi fut célébré le Porteur d’espoirs, Eliathan des Protecteurs de Thiel, Maître-dragon et fils de Tyrson de la lointaine Yr’At’Thiel par les hommes et les femmes du pays des Brumes.