Le fils des Vents.
Livret 3 : Le pays des Brumes.
Chapitre onze : Le chant des Vents. (2)
A la hâte, ils s’approchèrent du bloc, posé au-dessus du vide. Sa surface fluctuait bizarrement comme si la roche elle-même palpitait d’un souffle de vie. Ils étaient arrivés à quatre foulées des trois marches permettant d’accéder au pont lorsque les gardiens à quatre pattes leur coupèrent la route, les oreilles basses, les babines retroussées, l’échine hérissée. Yvan confia la khanna d’Elia à la Femme Grise. Il s’avança, les bras écartés en signe d’humilité, mais les Loups Rouges grondèrent à son approche. Brusquement ils relevèrent leurs longs museaux et hurlèrent d’une seule voix, puissante et sauvage.
« Ils m’appellent » réalisa alors Sans-nom. Obéissant à cette intuition, le garçon se précipita auprès de l’Homme Gris. Les loups cessèrent immédiatement leur concert. Du groupe, celui qui les observait du haut du monticule surgit d’un bond. Sans-nom tendit le bras droit. Alors l’animal vint frotter son museau au creux de la paume offerte. Ses yeux d’un jaune solaire fixaient l’adolescent. Le garçon entendit dans son dos des exclamations de surprise. Il caressa la large tête au pelage de feu.
Puis Luhan s’éloigna sans plus de cérémonie, suivi de près par le reste de la meute. Sans-nom les regarda disparaitre, songeur. Ils étaient venus saluer Eliathan comme, par le passé, le fit Arth dans les bois de Galadorm. Quelle mystérieuse fraternité le liait à de si nobles compagnons ?
Mère, vous étiez présente. Vous avez vu et nous en avons depuis conversé nombre de fois. Les Loups Rouges se rallieront-ils à Eliathan lorsque l’heure de la bataille finale sera venue ? Il semble que oui et cette certitude me réconforte. Je ne saurai fédérer combattants plus valeureux !
Lorsque le garçon se retourna, il se retrouva soudain au centre d’une agitation étourdissante, chacun y allant de son commentaire. Heureusement, la shaïa Naharashi Elivashavitara rétablit rapidement le calme.
Lorelanne glissa sa main dans celle du garçon. Apparemment, tout ressentiment oublié. Elle lui serra les doigts en lui glissant un regard de braise. Le groupe grimpa sur la large dalle, traversée par des vagues d’ombre et de lumière. Le vent rugissait en surgissant du gouffre. Serrés les uns contre les autres, ils traversèrent, les yeux rivés sur les brumes qui stagnaient à proximité. Alors qu’ils posaient le pied sur l’autre bord, heureux de s’en être sortis à si bon compte, une dizaine d’hommes surgirent de la Frontière. La fille des Brumes courut à leur rencontre en riant.
— Vous n’avez rien à craindre, ce sont des frontaliers. Ils viennent pour nous secourir.
Les guerriers portaient de chaudes pelisses d’un blanc immaculé et des bonnets en cuir durci. Ils n’étaient pas armés. Certains s’appuyaient sur de longues cannes en bois, habilement ciselées. Lorelanne se jeta au cou de l’un d’entre eux. Une fois les effusions terminées, elle leur fit signe de s’approcher. Sans-nom détaillait les montagnards avec curiosité. Ils étaient trapus, athlétiques, arboraient de généreuses moustaches retombantes. Leurs traits étaient fins et volontaires. Leurs cheveux clairs cascadaient, libres et bouclés. L’homme dont la fille des Brumes tenait la main paraissait le plus âgé. Une profonde cicatrice lui tranchait la pommette gauche. Son regard d’acier avait la froide limpidité des lacs de montagne.
Il les salua d’un simple hochement de tête, les dévisageant tour à tour.
— Mon Père, le Pasteuris Dhat Longtoin, le présenta la jeune Damoiselle, avec une pointe de fierté. Le Vieil Homme de la Montagne l’a informé de notre présence dans le lat-Arhin. Ils nous cherchaient pour nous mener à Dhat-Avalone. C’est grâce à Lome que nous avons franchi la déchirure qui protège la terre des brumes.
Elie s’adressa au Pasteuris dans cette langue inusitée, rocailleuse, pour le remercier. Ce dernier lui répondit brièvement. Ensuite, sans plus de formalités, il les invita à s’enfoncer dans le brouillard. Les frontaliers surveillaient avec nervosité les flancs de la gorge. Encouragée par la jeune Damoiselle, ils pénétrèrent dans les brumes glacées qui gelèrent immédiatement la moindre parcelle de peau découverte. Mais ils n’eurent pas le temps de s’en soucier. Les Vents hurlèrent autour d’eux puis le sol se déroba sous leurs pieds.
Magyar-Vehr assista à la rencontre des fuyards avec les Loups Rouges du lat-Arhin. Pour sa part, il se réjouissait secrètement que le fameux flair de ces redoutables prédateurs leur fasse finalement défaut en ce qui le concernait. L’apparente soumission des Loups Rouges envers le démon le laissa pantois. Il s’attendait à assister à un combat féroce, à voir certains d’entre eux périr sous les crocs des sauvages créatures. Au contraire, Elie et ses amis gagnèrent sains et saufs les brumes avant d’y disparaitre.
Son regard dériva jusqu’à la faille. Magyar-Vehr se redressa d’un bond, estomaqué. Le pont avait disparu. Un long moment, il refusa l’évidence, jusqu’à ce que le Fol se penche sur son épaule. Le Néogrine le gardait à l’œil depuis l’incident de la Passe. C’était lui/elle qui avait écarté les Loups de sa route. Manipuler ce pauvre diable, un jeu d’enfant pour le Dieu fantasque. Le Fol renvoya le laquais à son maitre. Libre au Premier-né, ensuite, d’agir à sa guise. Ainsi, selon une logique toute personnelle, la Flamme Blanche veillait à maintenir l’Equilibre coûte que coûte !
Chapitre douze : La Toile.
Emergeant du sommeil, Sans-nom s’étira comme un bienheureux. Vêtu d’une courte chemise, il reposait sur un matelas de plumes douillet, sous un monceau de couvertures. Il se laissait bercer par la moiteur des draps, savourant l’instant. Dans les hauteurs de la demeure de Maîtresse Livéal, le lit occupait plus de la moitié de la chambre. Le mobilier restreint à une commode, richement peinte de motifs floraux, et à un tabouret en bois. Des patères accueillaient des tenues festives et plusieurs manteaux.
Quatorze jours déjà qu’il vivait à une sorte d’intermède oisif à Dhat-Avalone. Il sauta sur le plancher de bois ciré et, pieds nus, gagna le rideau en cuir. L’enfant d’Yrathiel repoussa l’étroit ventail aux petits carreaux de verre teintés. Il s’avança sur le balcon protégé par un garde-corps ouvragé. Une fois de plus, l’émotion le submergea devant la beauté sauvage du paysage. La cité s’étendait sur les deux versants d’une vallée encaissée, au centre de laquelle scintillait une rivière impétueuse au le nom imprononçable.
Subjugué, il contemplait l’enchevêtrement des demeures aux nombreux étages et aux toits de petites tuiles en bois, extrêmement pentus. Des loges étroites garnissaient les façades dont les enduits entre les colonnades étaient peints de couleurs vives et joyeuses, surchargées de décors extravagants. Dhat-Avalone comptait plus d’un millier de foyers, cernée par la forêt dense, dominée par les crêtes enneigées des Thielvériles.
Un instant, son regard s’arrêta sur le dôme conique qui abritait l’Arène. L’édifice détonnait par la sobriété de son architecture. Ventru, d’un jaune orangé délavé, surmonté d’une flèche argentée qui pourfendait le plafond bas des nuages. Malgré une curiosité qui le poussait à approcher du sanctuaire, il n’avait pas pu y pénétrer. Si les montagnards se montraient courtois, il n’était qu’un simple Nohr-dhat, un étranger au Pays des brumes, toléré par la volonté de Lole et de la Damoiselle. A cette pensée, l’enfant soupira. Empêtrés dans leurs Traditions, les humains ne manquaient jamais de le décevoir. Rapidement, Sans-nom rentra dans la chambre. Frigorifié, il se frotta le corps avec énergie. Pour rien au monde, il n’aurait renoncé à ce rituel instauré depuis le premier jour.
Dès qu’ils pénétrèrent dans les brumes, des Vents furieux les emmenèrent jusqu’aux portes de Celle qui garde le Sud. A l’intérieur des Couloirs, seule une pensée, chétive, subsistait. Absente la sensation d’exister, évaporés les moindres repères, les brumes du Premier, qu’en ces lieux on nommait familièrement Lole, vous réduisaient à une simple étincelle, un fragment de conscience. De la Frontière, il ne se souvenait que des lacis d’ombres et… des Vents. Une aventure exaltante, moyennement appréciée par ses compagnons. Il s’assit sur le lit, souriant intérieurement au souvenir du visage blême de Tibelvan. Le grand rouquin s’était juré ne pas réitérer l’expérience de sitôt. Pourtant, six jours plus tard, il fallut bien qu’il se livre de nouveau aux artifices du Vieil Homme de la Montagne.
Tib s’en été allé, Sigismond également. Dès le second jour, le Ser Ardevaingt évoqua son départ au grand dam de son ami qui appréciait beaucoup la compagnie du petit homme au nez pointu. Ses efforts pour esquiver la Shaïa Naharashi Elivashavitara amusaient beaucoup Eliathan. Ainsi lorsque Tib l’avertit qu’ils quitteraient ensemble le pays des Brumes avant les premiers frimas, il essaya de cacher au mieux sa déception.
Le benjamin du Sieur Gallard avait changé. De leur complicité d’autrefois subsistaient d’agréables souvenirs, des serments indéfectibles, une chaude amitié que les épreuves endurées ne réussirent pas à écorner. Souvent, Tibelvan se montrait absent et rêveur. A l’évidence, la disparition du vart Lido Muliris le marquait profondément. Mais il y avait plus que cela. Comme si quelqu’un ou quelque chose lui dérobait une part de son ami d’enfance. La perspective de devoir demeurer trois longs mois calfeutrés à Dhat-Avalone expliquait également leur départ précipité. Tibelvan comptait rejoindre au plutôt Massilia au bord de l’Océan. Comme à son habitude, Sigismond restait très évasif sur ses destinations futures.
— N’importe où plutôt que dans ce pays de rabat-joie, affirma-t-il en préparant ses affaires. Les femmes d’ici ne sont guère commodes, mon garçon !
Et il lui adressa un clin d’œil complice qui rendit le Tisseur mal à l’aise.
Je n’imaginais pas alors les tragiques évènements qui jalonneraient la route de Tib avant d’atteindre Massilia, la Libre Cité, ni par quel désastreux hasard, Sigismond viendrait à mon secours, une fois de plus. Mère, je comprends que vous teniez à respecter à la lettre le mythe du Porteur d’espoirs. Mais est-il nécessaire de mettre en danger la vie de ceux que j’aime !
Certes, Maîtresse Livéal, accueillit les voyageurs avec une extrême gentillesse. Elle était même au petit soin pour le protégé de sa fille dès que cette dernière brossa un pathétique tableau de son enfance en Yrathiel puis en forêt de Brye. Qu’il soit orphelin paraissait profondément troubler cette adorable Dame qui lui ouvrit son invraisemblable demeure composée d’une multitude de salles, d’étages, d’alcôves et de retraits, et d’un lacis imbriqué d’escaliers vertigineux, sans aucune réticence.
La petite Mère des clans prétendait qu’il s’apitoyait trop sur son sort. Facile à dire, elle n’était pas à sa place, la blâmait-il intérieurement. Demain, après les cérémonies, de toute manière, il se retrouverait seul. Une fois encore. A leur tour, Elie, Shana et Yvan partiraient pour Rhoda, une forteresse perdue aux confins d’un désert, aux portes des Montagnes Blanches. Quand le garçon évoqua l’éventualité de les accompagner, il se heurta à un ferme refus.
— Pour l’instant, ta place demeure parmi les fidèles de Lole. Nous nous retrouverons ensuite, aie confiance. Et souviens-toi des paroles du Pourfendeur : « Celui qui porte l’espoir mènera les peuples réunis là où résident les Dieux Bienveillants des Temps Heureux. » Tu dois convaincre les Pasteuris des quatre cités de te suivre sur cette voie périlleuse. Voilà pourquoi tes pas t’ont mené jusqu’à eux !
— Mais c’est une tâche trop ardue. Je ne sais même pas moi-même comment atteindre les Portes de Thiel !
— Cela viendra en son temps. Je n’ai jamais prétendu que ce serait aisée. Tes ennemis sont nombreux. Certains se cachent encore dans l’ombre, attendant leur heure.
— Pour la majorité des montagnards, je ne suis qu’un étranger dont ils se méfient, sans doute avec raison. A les écouter, ceux du dehors ne leur ont apporté que misère et douleurs.
— Alors ce sera à toi de changer cet état ? Lorelanne t’y aidera. Tu ne voudrais pas chagriner notre adorable petite Damoiselle, hein, mon Sans-nom…
Il se retrouva sans voix devant le ton acidulé qu’elle employait fréquemment à son égard. La Mère des Clans était présente chaque jour, le pressant de questions. Sa curiosité paraissait insatiable. Peu d’omissions lui échappaient. Toutefois il se gardait bien d’aborder certains sujets. Et la fille des Brumes était l’un d’eux. Depuis son arrivée à Dhat-Avalone, ils ne s’étaient vus qu’à trois reprises, et de façon trop fugace à son goût. N’échangeant que des banalités. Un vrai crève-cœur.
Allongé sur le dos, les yeux fixés au plafond, il en venait presque à regretter les heures passées ensemble dans la vastitude des Terres Mortes.
Sans-nom aurait pu retrouver le Mystic mais Yvan n’était pas d’une compagnie très agréable. Et la Femme grise le suivait comme son ombre. Shana Landis intimidait l’adolescent. Elle était si triste, comme résignée à subir une fatalité qu’elle se refusait à affronter. Il s’était confié à la Mère des Clans à propos du Mal qui rongeait le Mystic. Pourtant cette dernière ne parut pas inquiète, seulement agacée qu’il puisse l’importuner à ce sujet.
— Ne t’en fais pas pour ces deux-là, rétorqua-t-elle comme il insistait, ils finiront par obtenir ce qu’ils recherchent sans le savoir vraiment. Malheureusement, le Peuple Gris se complait à souffrir mille tourments.
— Mais Yvan va-t-il guérir du mal qui le ronge ? C’est pour le soigner que vous l’accompagnez à Rhoda, n’est-ce pas ? Là-bas, les Matriarches vous y aideront.
Tous deux étaient installés dans une grande salle aux murs lambrissés, peints d’azur et d’étoiles. Des lanternes répandaient une clarté fluctuante sur les divans et les sofas soyeux, les tapis épais, les vases garnis de fleurs blanches. Un feu ronflait dans l’âtre d’une profonde cheminée au linteau en bois sculpté. Elie lui saisit les mains. Maternelle jusqu’au bout des ongles.
— Le Mystic Mondolini ne périra pas du poison du Groll si c’est ce que tu veux savoir. Son Destin le mène à Rhoda et je ferai tout mon possible pour qu’il s’accomplisse. Shana m’y aidera. Il y a du sang des Fey-varts d’Antan en elle. Sa grand-mère maternelle chevauchait au côté de Gilgerad.
— Une guerrière des Premiers Ages ?
— Elle ne le revendique pas encore mais il se peut que nous assistions au retour des Porteuses de la Lame. Il est grand temps que cet Interdit du Pourfendeur soit lui aussi aboli !
Sans-nom fronça des sourcils sans répondre cette fois.
— Et si je demandais au Pasteuris de me confier le Bâton de Pouvoir que les frontaliers ont rapporté hier des Terres Mortes ? J’aurai besoin de toutes les aides possibles pour réussir ma mission, vous ne croyez pas ?
— Hum, très mauvais choix. Un Bâton de Pouvoir n’est pas un jouet à mettre entre les mains d’un non-initié. Et puis, il ne te procurerait que des ennuis comme à son ancien propriétaire. Aujourd’hui, il n’y a que les Rats ignorants pour oser manipuler ces antiques reliques. Les artefacts ne sont pas de simples objets comme tu as pu t’en rendre compte toi-même en éveillant la flûte d’Elyssandre. Ils possèdent… « une âme » dirons-nous, un fluide vital qui les rend corruptible au contact de mauvaises personnes. Leur magie s’en trouve alors pervertie. Rien de bon ne peut, hélas, advenir d’une telle union.
— Mais Eliathan attirera à lui des Puissances qui l’aideront à franchir les obstacles, c’est vous-même qui me l’avez certifié.
— Hors de question, tu m’entends ! Pour ouvrir les Portes de Thiel, tu auras en effet besoin des aides les plus improbables. Et elles se présenteront à toi sans que tu aies à les chercher. Surtout ne cède pas à la facilité.
— On voit bien qu’il ne s’agit pas de vous, morigéna le garçon, la mine renfrognée.
Elie l’attira à elle et caressa les mèches rebelles.
— Les Dieux en ont décidé ainsi. Nous ne pouvons pas nous soustraire à leur diktat. Oublie le Bâton de Pouvoir. De toute manière, le Pasteuris refuserait de te le confier. Plus vite il sera envoyé au Val de Lune et plus vite nous n’aurons rien à craindre de sa malveillance.
On frappa discrètement à la porte puis le battant de bois s’entrouvrit.
— Je t’y prends à rêvasser alors que les cérémonies vont bientôt commencer. Mon garçon, debout… et plus vite que ça.
La shaïa Naharashi Elivashavitara attrapa le pantalon et la chemise qui pendaient à une patère et elle les envoya sur le lit. Sans-nom se redressa brusquement, les yeux écarquillés. Puis il bascula en arrière, sur les coudes, en bougonnant comme un malheureux.
— Elie, elles ne débuteront qu’à la quatorzième heure. Et je n’aime pas l’idée de parader devant les habitants de Dhat-Avalone. Si on pouvait…
— N’y songe même pas. Cet après-midi sera un moment très important pour la petite. Tu ne voudrais pas lui gâcher sa fête ; elle a insisté pour que nous soyons tous réunis… et nous y serons, crois-moi. Devrais-je t’y traîner par le col !
Il se leva en se grattant les cheveux, visiblement contrariété. Elie s’assit sur le bord du lit. Elle lissa les plis de sa robe en laine dont le col, rigide, était garni d’une myriade de perles. Par-dessus, elle portait le traditionnel mantelet sans manches, immaculé, brodé de petites fleurs, qu’elle affectionnait tant.
— Lorelanne n’aura pas la partie facile, tantôt, murmura-t-elle. Le Pasteuris n’est pas décidé à lui pardonner sa petite incartade dans le monde du dehors et, même s’il adore sa fille unique, il risque de ne pas apprécier son choix cette fois.
— Son choix ? questionna Sans-nom en décrochant un pourpoint vert-olive.
Elie redressa la tête. Il put lire sur le visage poupin une surprise non feinte. Il boucla les lacets de l’habit cintré avec une lenteur exagérée.
— Si notre fille des Brumes est revenue à Dhat-Avalone, c’est qu’elle a achevé sa Quête de Larhal’Dhat’Malh. Elle en rendra compte dans quelques heures à la cité réunie pour l’occasion. C’est la tradition chez les futures Maîtresses.
— Ah, ça ! Personne ne m’a révélé en quoi elle consistait, cette fameuse quête. Sigismond s’est contenté de ricaner bêtement et Lanne évitait le sujet comme un brûlot. C’est à n’y rien comprendre. Qu’est-elle allée chercher hors du Pays des Brumes de si important pour y risquer sa vie ?
— Assieds-toi près de moi. Il est peut-être temps que quelqu’un t’informe des Traditions du Peuple des Brumes.
Sans-nom obtempéra. Elle glissa un bras dans son dos puis le colla contre elle avec douceur. Elle parlait à voix basse, sans lui laisser l’occasion de l’interrompre.
—Comme tu as dû t’en apercevoir depuis que nous sommes arrivés, cette communauté fonctionne selon le principe du partage. Les hommes protègent la cité et le domaine de Lole, pratiquent le commerce entre les quatre vallées et avec l’extérieur, exploitent la montagne. Les femmes organisent la Cité. Elles sont les Maitresses de l’Intérieur et sont secondées dans cette noble tâche par les Shashanes. Chacun des rôles est parfaitement établi depuis une éternité, le Premier y a pourvu.
— Hum, hum ! Maîtresse Livéal régente la maisonnée avec bienveillance mais aussi fermeté. Elle a un cœur d’or. Je ne connais personne qui oserait élever la voix en sa présence.
Elie rit franchement en le serrant contre lui.
— Oh que oui, et même le Pasteuris Dhat Longtoin évite de la contredire en ce domaine.
— Mais, et cette Quête qu’a entreprise Lorelanne ?
— Ne sois pas si pressé, j’y arrive. Il est de tradition que les jeunes gens se voient désigner ou choisisse un promis ou une promise lors de leur quinzième anniversaire. Généralement, ce n’est qu’une formalité entre les vallées et les hameaux dans la montagne, parfois des alliances politiques entre les quatre cités. Même si de nombreuses rivalités persistent entre elles. Rarement, il arrive qu’un d’entre eux entreprenne sa propre Quête afin de trouver l’âme-sœur à travers le vaste monde. Ainsi régit la Quête de Larhal’Dhat’Malh.
— Alors Lorelanne a choisi son promis, constata-t-il, non sans une petite pointe de regret dans la voix.
Soudain il lui sembla que le monde autour de lui perdait de ses couleurs.
Les bains se situaient dans les soubassements de la maison. L’heure qui suivit le mit au supplice, livré à deux servantes qui ne lui laissèrent pas une seule seconde de répits pour repenser aux révélations d’Elie. Lorsqu’il fut propre comme un sou neuf, l’épiderme à vif, fleurant bon le pin et la bruyère, une seconde séance aussi éprouvante l’attendait sous le regard d’une matrone peu amène à écouter ses jérémiades. Il se plia donc de mauvaise grâce à un habillage en règle. Il découvrit avec effarement la multiplication des étoffes à endosser. Vers la fin de la dixième heure, la shaïa Naharashi Elivashavitara le rejoignit dans la petite antichambre cossue, aux murs aveugles, recouverts de tentures colorées. Don du Vieil Homme de la Montagne, une lanterne éternelle trônait au centre de la pièce, haute comme un garçonnet de cinq cycles, les faces triangulaires rougeoyantes d’un feu joyeux.
— Mère, geignit le garçon dès qu’il l’aperçut, est-ce vraiment nécessaire ? J’ai l’air déguisé dans cet accoutrement. Après tout, je ne serai qu’un figurant à la fête. Pourquoi m’infliger un tel calvaire ?
— Mon cher, il va falloir t’y habituer. Etre Eliathan ne consiste pas uniquement à vagabonder au gré du vent comme un sauvage dans les Terres Mortes. Tu vas rapidement t’apercevoir que cela implique de nombreuses contraintes, des tonnes de civilités astreignantes.
Elle gloussa devant son dépit affiché puis elle plissa des yeux, tourna plusieurs fois autour de lui et inspecta chaque détail vestimentaire avec une cruelle malice. Sans-nom restait immobile dans une pose assez ridicule. Bras écarté du corps, raide comme un piquet, l’air affreusement malheureux. Ses cheveux indisciplinés tirés en arrière et noués à la manière des Gris, sous la nuque. Sous un pourpoint somptueux sans col, il portait une chemise écarlate dont on apercevait la fine dentelle, un pantalon moulant et de hautes bottes à larges rabats fourrés. Les avant- bras étaient protégés par des canons en cuir cloutés et une large ceinture lui enserrait la taille. Un bonnet rond, cramoisi, penchait sur le côté droit de son visage. Le médaillon du Maître-dragon se détachait clairement sur les rayures blanches et prune du pourpoint. Comble du raffinement, Elie insista pour qu’il endosse une lourde cape, longue et bordée d’hermine, lacée sur le devant. Les manches, trop longues, le mettaient en difficulté. Sous l’imposante vêture, il étouffait. Son épiderme approchait la teinte de l’étoffe.
— Parfait ! si tu y mets un peu du tien, cela conviendra pour l’occasion. Les Dhats ne sont pas très raffinés mais ils apprécieront cet effort vestimentaire. Redresse-toi, voyons. Marche un peu… plus lentement… menton haut. Mon garçon, nous n’y arriverons jamais. Veux-tu bien abandonner cet air de chien battu. Ils attendent Eliathan, le maître-dragon de Galadorm, celui qui leur a ramené leur enfant chérie saine et sauve.
— Pour ce que cela me rapporte, marmonna le garçon en s’exécutant avec un sourire crispé.
La Matriarche fit semblant de ne point entendre. Elle l’entraina dans un corridor qui décrivait des méandres. Les murs étaient recouverts de marqueteries peintes. Des listels ajourés couraient à la limite du plafond bas. Sans-nom suivait sans un mot.
— Avant que nous ne rejoignions nos amis, j’ai quelqu’un à te présenter. Il tenait absolument à te rencontrer car, malheureusement, il ne sera pas des nôtres aux Festivités.
Par une porte basse, elle le poussa dans une alcôve capitonnée de vert. Dans la pénombre, un vieillard sommeillait sur une haute chaire sculptée de motifs sylvestres. Immensément âgé, le visage en longueur sillonné d’une infinité de rides, aussi décharné qu’un parchemin. Les cheveux, la barbe abondante d’un blanc immaculé. Un large manteau de laine grise recouvrait son corps. Quand l’inconnu ouvrit les yeux, Sans-nom ne put retenir un hoquet de surprise. Des yeux d’une éternelle jeunesse. D’un bleu vif, ils le scrutèrent avec une incroyable acuité.
La voix n’était qu’un zéphir mais assurée, amusée et curieuse. Le garçon n’eut aucun mal à reconnaître l’étrange personnage. Dans un coin de son esprit, il nota également qu’il n’y avait dans la pièce aucune lanterne. Pourtant le vieillard brillait d’une auréole accueillante qui réchauffait le cœur et apaisait l’âme.
— Voilà notre Eliathan, Seigneur, s’exclama la shaïa Naharashi Elivashavitara, sur un ton révérencieux.
— Je te remercie, Mère des Clans. Mon garçon, approche.
Sans-nom s’avança jusqu’au siège monumental. Le regard azur le détaillait avec insistance mais il se sentait en confiance, comme lorsqu’il se trouvait en compagnie de la Dame de la Ronde des Arbres.
— Vous êtes le Vieil Homme de la Montagne, n’est-ce pas ? demanda-t-il pour briser le silence. - Il rabattit ses manches sur les bras en souriant gauchement. - Lorelanne m’a beaucoup parlé de vous. Elle vous aime énormément.
— En effet ! appelle-moi Lole, c’est ainsi que mes Dhats me nomment. Cette petite m’est précieuse, Eliathan. Comme tous les natifs de mes chères Montagnes. J’espère que tu les protègeras lorsque l’heure de l’Exode sera venue.
— Les protéger ? Moi ? Si je le puis, je le ferai. Je vous le promets, Seigneur Premier.
Amusé, le regard d’azur le quitta pour se porter vers la Mère des Clans, demeurée en arrière. Ils échangèrent en silence un contentement manifeste.
— Il me plait cet enfant !
Puis il reporta son attention sur Sans-nom qui, soudain, fronça les sourcils.
— C’est vous, s’exclama-t-il, qui nous avez permis de franchir la gorge dans l’ahlt- Farleg !
— As-tu admiré ma création ? Et j’ai chargé Luhan et ses frères de veiller sur vous durant votre longue marche. Tu ne t’es pas fait que des alliés parmi les Protecteurs. Le Premier Clan te souhaite la malemort, la Matriarche Glashahadi en particulier.
Ses yeux brillaient d’une petite lueur mutine. Il ricana dans sa barbe en la caressant avec douceur. Sans-nom haussa les épaules. Il n’avait que faire de cette horrible mégère.
— Je ne l’aime pas non plus. Elle pervertit tout ce qu’elle approche.
— Elle est dangereuse. Son influence s’étend bien au-delà du Premier Clan. Mes Vents m’ont averti que des Assassils parcouraient le plateau depuis Tolvege à votre recherche. Méfie-toi d’elle.
— Nous sommes en sécurité à présent. Et les Inconstants protègent Eliathan. Le Néogrine est venu à ma rescousse par deux fois depuis mon départ de Brye. Et vous-même, vous êtes intervenu pour me guider jusqu’aux Lisières, n’est-ce pas ?
— Comment peux-tu être certain que je ne prépare pas quelque odieuse traitrise ?
— Oh, vous n’êtes pas de ceux-là. En posant le pied sur le pont, il m’a semblé reconnaître une résonnance familière mais, sur le moment, je n’y ai pas prêté attention. J’ai passé mon enfance auprès de l’une des vôtres en Forêt de Brye. Nous l’appelons la Dame de la Ronde des Arbres. Son empreinte imprègne l’Ether de la même manière, du moins il me semble.
Un large sourire barra le visage fripé, lui offrant une nouvelle jeunesse.
— Cette chère Elyssandre. Que devient-elle, dis-moi ?
Sans-nom ne put dissimuler la peine que l’évocation de cette dernière lui procurait.
— Elle nous a quittés le dernier soir de l’Appel et… depuis, tout va de travers. J’ai dû fuir Brye à la recherche d’un asile sûr où les séides de Ghaisus ne peuvent m’atteindre. J’aurais aimé qu’elle m’accompagne.
Le Premier caressa le bois lustré de l’accoudoir, embarrassé.
— Je suis vraiment désolé que tu le prennes ainsi. Si Elyssandre a gagné l’autre bord, c’est qu’elle estimait avoir achevé sa tâche. Dis-moi, t’a-t-elle confié… non, ce n’est pas le moment. Nous aurons tout le temps plus tard. C’est sans doute déroutant à tes yeux mais nous ne sommes que les humbles participants d’une comédie qui a débuté il y a bien des éons avec la maladresse de quelques-uns. Nous ne pouvons hélas réparer les torts de ces insensés, seulement en adoucir les effets dévastateurs.
Sans-nom ne comprenait goutte à tout ce charabia. En ce jour de festivités, l’indulgence du garçon ne résista pas longtemps à la rancœur qui couvait en lui depuis une certaine annonce, plutôt dans la matinée. Il releva les épaules. Sa voix se gonfla de reproches. Ce gentil vieillard avait beau être l’un des Régisseurs des Temps d’Avant, il n’en était pas moins lui aussi responsable des déboires qui l’accablaient depuis la disparition de Tyrson.
— Moi, je n’ai rien demandé à personne ! Choisissez quelqu’un d’autre : un Protecteur gris ou un seigneur des baronnies. Et pourquoi ne pas endosser, vous-même, cette responsabilité ? Vous vous y prendriez sûrement cent fois mieux ! Un Premier saurait comment réunir les peuples et les mener jusqu’à l’autre bord sans perdre la vie d’un seul innocent. Vous, ils vous écouteraient sans tergiverser ni vous chercher querelle. La Dame de la Ronde des Arbres est partie alors que j’avais besoin d’elle… elle m’a … abandonné ! Et vous, vous ferez pareil, hein, une fois je ne sais quel labeur accompli.
Il parla dans un souffle. Toute la peine, toute l’aigreur retenue de ces dernières quaines ne demandaient qu’à s’épancher. Lorsqu’il s’arrêta, soudain conscient d’avoir peut-être blessé son auditoire, Elie esquissa un geste. Mais un léger signe de la main du Premier la retint. Cyriens souriait toujours avec cette bonhommie bienveillante qui soulageait la souffrance.
— Jadis un enfant est né en Yrathiel. Malgré son jeune âge, il est parvenu à échapper aux griffes de Ghaisus, l’enfant-dieu déchu, puis à celles de nombreux ennemis lancés à ses trousses. Il a réveillé l’âme des Gris qui l’ont nommé Eliathan, le Porteur d’espoirs.
— Avant de l’accuser de forfaiture !
— A Galadorm, il s’est vu attribuer l’honorable distinction de Maitre-dragon, tombée en désuétude depuis la disparition des Seigneurs des Airs. Et le voici devant nous qui décline ces honneurs et ces titres ! Loué sois-tu, jeune Sans-nom, nous ne pouvions espérer champion plus digne de porter le titre d’Eliathan que toi.
Sans-nom soupira ostensiblement. Elie réprima un sourire.
— Je pourrais refuser ce fardeau et m’enfuir ?
— Par le passé, quatre champions ont foulé le sol de ce monde. Il était alors si vaste qu’une vie entière ne suffisait pas à le parcourir. L’un était un illustre Protecteur Gris, deux autres des guerriers vénérés de leurs concitoyens. Pourtant, ils ont échoué, affligeant de nouvelles blessures à la terre qu’ils étaient censés protéger. De nombreux prétendants se sont levés entre temps, qui aspiraient à endosser l’habit de Porteur d’espoirs. Ils n’ont connu que mort ou affliction. Nous ne choisissons pas notre destinée, mon garçon, car elle s’amuse de nos aspirations et de nos désirs. En quittant ta cité marine, tu as déclenché des mécanismes qui peuvent, peut-être, offrir une espérance aux races survivantes. Nul doute que tu es l’un des Prédestiné ! Accepte cette évidence.
— Vous m’aiderez alors ?
— Telle est bien mon intention. Promets-moi de te rendre au Val de Lune.
Sans-nom réfléchit quelques minutes puis : « Promis, je viendrais, acquiesça-t-il spontanément. »
— Pour te guider, je t’enverrai un messager. Et tu le suivras… sans aucune réserve. Ne proteste pas. On m’a mis en garde, il semble que tu ne sois pas toujours très… conciliant. Je suis bien heureux de t’avoir rencontré. Pardonne-moi de te retenir ainsi alors que tes amis t’attendent. Je sais que cette journée est très importante pour la communauté de Dhat-Avalone. Je ne voudrais pas t’en priver.
Résigné, Sans-nom baissa la tête, étonnamment calme. Il porta la main à hauteur du cœur à la manière des Gris. La présence du Premier éloignait les sombres pensées qui l’accablaient depuis le début de la journée.
— J’attendrai un signe de votre part, Vieil Homme. Avec impatience.
Sur un ton mystérieux, Lole se pencha légèrement en avant.
— Oh, un dernier conseil, fils d’Yrathiel. Mes Vents m’ont vanté tes mérites, ce dont ils ne sont pas coutumiers à propos des humains. Si le besoin s’en fait sentir, appelle-les à la rescousse. Souviens-toi, l’esprit domine toujours la force, non le contraire.
Sur ces dernières paroles sibyllines, le Vieil Homme de la Montagne sombra à nouveau dans la somnolence. Elie tira son élève par la manche. Avant que la porte se referme, le garçon glissa un dernier coup d’œil derrière lui. La pièce était obscure et vide.
— Qu’a-t-il voulu dire par l’esprit règne sur la force ?
Ils remontaient l’interminable couloir, enchainaient les coudes, descentes et montées, sans rencontrer âme qui vive. Des lanternes éternelles pendaient au bout de suspensions en métal emboitées dans le mur et dispensaient une douce luminosité à leur approche pour s’éteindre derrière eux.
— Rien qui ne doive te mettre martel en tête. Tu sais, Cyriens devient un peu gâteux avec le temps. Une solitude prolongée dans les hauteurs des Thielvériles ne vous arrange pas forcément les méninges. Pense plutôt à te montrer à la hauteur des évènements. Il est indispensable que les Dhats voient en toi le Champion des Races Libres.
— Pour qu’ils acceptent de me suivre lorsque la Cinquième Vague dévastera leurs vallées. Qu’ils combattent ceux du Blanc Pays et meurent au nom des chimères que je suis censé leur vendre.
Il s’était arrêté, les poings sur les hanches. D’un geste brusque, il tenta de rejeter en arrière le bonnet qui s’affaissait un peu plus. Elie le contempla quelques instants. Une lueur de satisfaction brillait dans son regard.
— Exactement ! « Il appellera les peuples à lui pour leur montrer la Voie jusqu’à Thiel. Ceux qui refuseront de le croire périront sous les coups du Blanc Pays. » Tu vois, moi aussi, je cite le Pourfendeur quand il me sied.
— Je ne saurai, Mère, mentir aux Pasteuris…
— Qui te parle de mentir ? L’Espoir se sème et se cultive, mon enfant, autant que l’Amour et la Haine. Tu apprendras à travers les épreuves. D’ailleurs, tu ne t’en es pas si mal sorti depuis Brye.
— J’ai eu de la chance, objecta Sans-nom.
— Cela fait partie du jeu, Porteur d’espoirs. Ton labeur ne fait que commencer. As-tu réfléchi à ma demande ? La Saison des tempêtes est d’un ennui mortel. Me raconter par le menu tes aventures nous ferait gagner un temps précieux. Sans rien omettre de ce que tu as vécu depuis tes premiers pas en Yr’At’Thiel, c’est capital.
Je devinais derrière cette requête d’obscures raisons que vous désiriez alors me dissimuler pour ne pas fausser la véracité de mon récit. Le blizzard et la neige me clouent ici pour plusieurs quaines encore. Les Dhats s’accommodent de ces rudes conditions d’existence mais, moi, j’ai besoin du vent sur mon visage. Les grands espaces me manquent. Heureusement Lorelanne est là ! Ma sœur-âme, comment ai-je pu douter un instant ?
— Maintenant pressons, on nous attend.
En effet, dans un grand hall, décoré de fresques champêtres, un comité d’Hommes Gris piétinait d’impatience. Douze d’entre eux revêtaient l’armure dorée des Protecteurs d’antan, coiffés de casques grimaçants qui enserraient de leurs crocs les joues blafardes. Les redoutables khannas leur barraient le dos. Ils étaient attentifs au moindre écho que leur renvoyait l’immense demeure. Leur taille impressionnante et la force brutale, guerrière, qui s’en dégageait avaient fait fuir la domesticité qui hantait habituellement le rez-de-chaussée. Le treizième était le plus grand d’entre eux. Un bandeau arborant trois Pierres de Vie lui ceignait le front. Lui portait la combinaison bariolée des Voyageurs même si, au-dessus de son épaule, surgissait la garde au pommeau orné d’une perle unique, laiteuse, d’une lame célèbre parmi les siens, celle d’Elia, le Père Fondateur du Troisième clan.
Lorsqu’Elie et Sans-nom poussèrent l’une des quatre portes qui permettaient d’accéder à la vaste rotonde, tous les regards convergèrent vers Eliathan. Le Mystic Mondolini s’avança à leur rencontre. Dans un serrement de cœur, Sans-nom surprit le voile de tristesse qui ne le quittait plus désormais. Le garçon aurait aimé aider son ami si seulement ce dernier lui permettait de partager son tourment. Mais l’Homme Gris déjouait chacune de ses tentatives.
- Necyg e gio, Acoegres ! – Puis Yvan poursuivit de sa voix rauque en langage commun. – Ces braves du Quinzième clan viennent d’Orsand pour escorter notre chère Elie lors de son voyage. Ils nous accompagneront jusqu’à Rhoda.
Le garçon affronta les regards d’aigle des guerriers. A son grand étonnement, ces derniers mirent un genou au sol en retirant leur casque au panache de feu et inclinèrent la tête pour le saluer. Sa gorge se serra brusquement. Il n’osa faire le moindre geste de peur de les froisser. Devinant son embarras, Mondolini entama les présentations.
— Premier Vart Eloi Longtin, Vart Chargy Torrès, …
A l’annonce de leur nom, les Hommes Gris se redressaient en prononçant la phrase rituelle : « Mihgayh j’Anmioh, da ga necya ! » « Porteur d’espoirs, je te salue ! », puis ils s’effaçaient pour laisser la place à un compagnon d’arme. Cela dura un temps exagérément long pour le garçon. Il glissa un rapide coup d’œil vers Elie qui s’amusait beaucoup. Comment diable devait-il se comporter ensuite ? Les guerriers fixaient sur lui des regards interrogateurs.
— Paix sur vous, Hommes des Batailles et sur vos Familles. Que votre Clan reçoive ma gratitude pour l’aide que vous apportez à mes amis en cette période troublée.
Il se tut, anxieux des effets produits par ces paroles. Les guerriers sourirent entre eux et hochèrent la tête en signe d’approbation. Celui qu’Yvan avait désigné comme le chef de la petite troupe, Eloi Longtin, confirma cette impression favorable.
— Tu nous as rendu notre honneur, Eliathan, et nos chères lames-sœurs. Nous marcherons à tes côtés, là où tu voudras bien nous guider.
— Et ce sera pour rallier la nouvelle Terre des Inconstants. Alors les Gris retrouveront la place qui leur revient de droit, celle de Protecteurs de Thiel.
— Voilà qui est justement parlé, Porteur d’espoirs, intervint la Matriarche en se glissant au côté de Sans-nom. Vart Longtin, vous escorterez Eliathan jusqu’à l’Arène. Que nul ne l’importune ni ne le provoque de quelque manière que ce soit, m’entendez-vous. Le Pasteuris accepte à ce que les Protecteurs conservent leurs khannas à l’intérieur de Dhat-Avalone alors évitez toutefois de les brandir mal à propos !
Le vart inclina la tête. Alors, satisfaite, la shaïa s’éloigna en compagnie d’Yvan et de Sans-nom.
— A présent, Sans-nom, l’heure est venue d’impressionner les Dhats. Mais, pas de dragon ni aucun tissage de ton cru. Ces hommes rudes ne sont pas amateurs de tours de passe-passe. Au contraire, tu attiserais leur ressentiment.
— Et si nous partions ensemble pour Orsand, dès maintenant. Ce n’est pas ma journée mais celle de la fille des Brumes. Je n’ai pas envie de lui voler la vedette.
Le visage poupon de la mère se nimba d’une drôle de manière. Elle lui caressa la joue, ajusta une dernière fois sa vêture puis lui murmura à l’oreille : « En es-tu vraiment certain ? Ne te fie pas autant aux apparences, Porteur d’espoirs. L’aurais-tu perdu tout à coup ? »
Et elle s’éloigna, le laissant encore plus perplexe et inquiet.
Une foule débonnaire encombrait la rue pavée qui conduisait à l’Arène. Les hautes maisons pyramidales s’étageaient sur des hauteurs effarantes, les plongeant dans une ombre perpétuelle que balayaient des risées glaciales. Sans-nom observait avec curiosité les groupes qu’il croisait, engoncés dans des pelisses claires, ornées de morceaux de laine de couleur, d’épaisses bottes fourrées aux pieds, la tête recouverte d’un bonnet enveloppant le front et la nuque, attaché sous le menton. A ses côtés marchaient le Mystic Mondolini et son impressionnante escorte. La foule s’entrouvrait vivement devant eux sans qu’ils aient à ralentir l’allure.
Puis l’Arène s’imposa à eux. Sa base était oblongue, peinte d’un jaune terne, sans la moindre fioriture, loin du foisonnement qui recouvrait les façades avoisinantes. Un dôme conique la coiffait et descendait presque au ras du sol, aménageant un espace protégé des outrages climatiques. La foule encombrait ses abords pierrées. Avec quelques difficultés, le petit groupe parvint jusqu’à l’arche d’entrée. Là les attendait un homme que Sans-nom croisait souvent dans la demeure de Maîtresse Livéal, le propre frère du Pasteuris. Il cumulait les fonctions de Conseiller Privé, de Gardien des Coutumes et de Capitaine de la Garde Civile.
— Bienvenus dans la Maison de Lole, claironna Dhat Diltoin d’une voix chaude. - Il utilisait la Langue Commune avec une aisance peu habituelle parmi le peuple des Brumes. - Le Pasteuris m’a chargé de vous mener jusqu’à lui. Les Cérémonies ne devraient plus tarder.
Ils s’écartèrent de la foule pour emprunter un couloir où la chaleur ambiante ne cessa d’augmenter. Lorsqu’il émergea à l’intérieur du Dôme, Sans-nom avait détaché sa cape et retiré le bonnet rond. Il ouvrit de grands yeux ébahis devant la magnificence du lieu. Une piste ovale en occupait le centre, recouverte par un sable à la blancheur presque immaculée, qui scintillait par endroit. Des soubassements en briques orangées s’élevaient sur une quinzaine de pieds. Aux deux extrémités de l’arène, ils formaient des demi-cercles distants d’à peine une toise, qui se faisaient face. L’un ombré de nuit, l’autre à la pâleur laiteuse, occupés par des loges somptueuses, meublées de larges fauteuils et de tables basses surchargées de victuailles et de flacons. De part et d’autre, des gradins divisés en quartiers. La foule s’installait à l’instant sur les bancs de bois. Les femmes s’asseyaient dans la section à la blancheur crayeuse. Quant aux hommes, ils envahissaient les gradins ténébreux. Sans-nom n’aperçut aucun enfant, seulement quelques adolescents, peu nombreux. Au-dessus de sa tête, le vaste dôme était partagé en une multitude de caissons constitués de compartiments colorés aux teintes fluctuantes de l’azur. Aux poutres et aux solives pendaient une infinité de lanternes éternelles qui embrasaient l’intérieur de l’immense construction.
— Les Dhats sont de sacrés bâtisseurs. Comment avez-vous réussi un tel prodige architectural ? Je ne vois ni arcs ni colonnes ni piliers d’aucune sorte.
Le vart Eloi Longtin contemplait, lui aussi, la coupole avec un ravissement bruyant. Le Conseiller désigna de la main les loges et les gradins qui bourdonnaient de vie.
— Le mérite n’en revient pas à mon peuple, je le crains. Jadis nous étions des nomades et non des bâtisseurs. Dhat-Avalone et les trois autres cités majeures sont l’œuvre de Lole, notre bienfaiteur. Et vous êtes ici dans sa Maison.
— Tout de même, souligna l’Homme Gris pendant que le Conseiller Diltoin s’éloignait vers la partie masculine de l’édifice, un sacré bonhomme que ce Lole. Même si c’est un Premier des Temps Anciens, il nous serait d’un grand secours pour remonter les murs d’Orsand.
A cet instant, ils furent rejoints par plusieurs montagnards, le Pasteuris en tête. Le père de la fille des Brumes esquissa un léger sourire, sans plus. Sans-nom savait de lui que c’était un homme rude à l’image du pays qui abritait son peuple mais juste et apprécié de tous. Jusque-là, ils ne s’étaient pas croisés. Sans doute, ce dernier le considérait-il comme personne négligeable, en dépits des dénégations d’Elie. Quatre Dhats l’accompagnaient, en grande tenue d’apparat, la moustache insolente. Sans-nom connaissait trois d’entre eux. Le quatrième, un jeune homme d’une vingtaine de cycles, l’intrigua immédiatement. Trapu, dégageant une force insolente, il possédait quelque chose de familier dans son allure assurée, la ligne tranchée de son visage, que le garçon n’arrivait pas à préciser. Seulement lorsque leurs regards se croisèrent, une colère virulente enflamma les yeux sombres. Sans-nom reporta son attention sur le père de Lorelanne, étonné par l’attitude hostile de l’inconnu. Après s’être entretenu quelques instants à voix basse avec Yvan et son frère, le Pasteuris s’avança au centre de la piste, à égale distance des deux podiums. Il leva les bras en tournant sur lui-même. Ce simple geste imposa le silence à la multitude.
— Peuple de Dhat-Avalone, remercions Lole, notre bien aimé berger. Adressons-lui nos plus sincères hommages.
Il se recueillit de longues minutes, les mains jointes, la tête basse. Sans-nom retint sa respiration de peur de briser l’impressionnante communion.
— Peuple de Dhat-Avalone, ma fille chérie a accompli sa Quête de Larhal’Dhat’Malh loin de nos vallées en dépits de mes recommandations. En ce jour glorieux, Lorelanne désire partager la joie de son retour avec vous.
Quelques rires ponctuèrent cette annonce. Chacun connaissait par le menu les relations tumultueuses qui existaient entre le Pasteuris et la Damoiselle au caractère bien trempé. Le Dhat Longtoin les ignora. Il se tourna vers la Porte pâle qui séparait les deux ensembles de gradins. Sans-nom sentit son courage s’évanouir. Il esquissa deux pas en retrait, se heurtant aux Hommes Gris. Comme il aurait aimé disparaitre, être ailleurs, n’importe où sauf en cet endroit, alors qu’une délégation féminine approchait, une Lorelanne exubérante en tête.
Il la dévora des yeux et son cœur se mit à saigner. Comme elle était belle en cet instant, la fille des Brumes ! Elle rayonnait d’un bonheur sans tache. Rehaussée de minuscules diamants, une fine résille domestiquait l’opulente chevelure auburn. Elle portait une robe longue, cousue de fils d’or et d’argent, au corsage court. Plusieurs rangées de perles scintillaient à son cou.
« Dans quelques instants, elle révèlera l’identité de l’élu de son cœur, songea désespérément le garçon et… rien ne saura plus comme avant. »
— Kya g’ehhoxa-g’oc, pis epo ? (Que t’arrive-t-il, mon ami ?)
Yvan s’était glissé près de lui. Sans son aide, Sans-nom se serait sûrement effondré. Il ne sentait plus de vigueur dans ses jambes. La mort dans l’âme, il répondit à voix basse. Des larmes pointèrent mais il s’accrocha à cette poigne amicale.
— Da xiyjheon jonmeheogha ! (Je voudrais disparaître.)
— Siyn s’as exisn men ca jhiog, Acoegres. Sigha gelra s’ang gahposaa. (Nous n’en avons pas le droit, Eliathan.)
Surpris, Sans-nom dévisagea le géant qui lui murmurait à l’oreille. Un instant, il partagea l’étrange nimbe qui ne le quittait plus et s’en trouva ragaillardi. Suivant des yeux son regard, Sans-nom comprit la peine qui transparaissait dans ses paroles. Là-bas, auprès de Lorelanne et de Maîtresse Livéal, derrière la shaïa Elivashavitara qu’accompagnait une grande femme maigre toute de bleu vêtue, marchait Shana Landis, magnifique guerrière dans un costume de velours adamantin résolument masculin. Une khanna pointait derrière son épaule gauche. Sans-nom réalisa alors qu’il voyait pour la première fois une Femme Grise porter la Lame ouvertement. Elie n’était pas sûrement étrangère à cette hardiesse.
Avec une grâce féline, Lorelanne salua son père qui sembla perdre de sa froide impassibilité. Puis elle virevolta en agitant une main fine, gantée de dentelle. Maîtresse Livéal saisit le bras de son époux. Le garçon admira la ténébreuse beauté de cette femme souveraine. Enserrée dans un écrin de velours noir, la première Dame de la Maisonnée Longtoin dégageait une autorité indéniable. Sa beauté s’épanouissait merveilleusement, là où sa fille unique n’en était encore qu’à ses premières aurores.
Grâce à la magie de Lole, la voix fluette s’envola jusqu’aux plus lointains bancs de bois, se confia en aparté à chaque spectateur des gradins du crépuscule et à chaque spectatrice des gradins de l’aurore. Elle s’adressait à ses parents et à tous à la fois car les Dhats étaient plus qu’un peuple. Une seule et unique famille dont Sans-nom se sentit exclu, lui le trouble-fête, l’enfant perdu. A ses yeux, la preuve flagrante en était l’indifférence affichée par son amie depuis leur arrivée.
Son visage se crispa lentement. Comment pouvait-elle lui faire cela ? Après ce qu’ils avaient vécu dans les Terres Mortes, après qu’il lui eut sauvé la vie à deux reprises. Il en oubliait l’épisode d’Esorit. Mais point de regrets, l’heure était à la colère. Ainsi il ne l’écouta pas la Damoiselle conter les péripéties de sa Quête. Et ne prit pas conscience des Gris qui s’écartaient silencieusement. Sans-nom ruminait une sombre rancœur.
« Quand tu auras terminé de te comporter comme un sale petit égoïste, tu peux peut-être revenir parmi nous ! »
Heureusement la voix de la Matriarche ne résonnait que pour lui-seul. A cet instant, il était au centre de l’attention. Le regard de la jeune fille d’abord stupéfait devint soudain suppliant. La boule au fond de la gorge d’Eliathan se durcit. Il se mit à trembler comme une feuille. Que lui voulait-on encore ?
« Qu’attends-tu pour lui tendre les bras, nigaud ? »
L’assistance le fusillait du regard. Yvan souriait étrangement. Alors il fit la seule chose qui lui paraissait sensé : suivre le conseil de la petite Mère. Il ouvrit les bras et esquissa un pâle sourire. Cela suffit. La fille des Brumes se précipita vers lui dans une explosion d’allégresse. Des cornes résonnèrent sous la coupole, étouffant cris et acclamations. Mais Sans-nom ne les entendit pas. Il serrait contre lui le corps vibrant, chaud et merveilleusement vivant, s’enivrant de son parfum. Dans un souffle, il crut percevoir un lointain, très lointain frémissement qui parcourut l’Ether. Une voix familière lui murmurait : « Sois heureux, mon fils. »