Chapitre neuf : La traversée des Mortes. (2) Eliathan ressentit le danger. Tout proche. Cette fois, les tâtonnements furent différents des approches putrides des Gorgys. Etrangement détachés. Une empreinte dont il émanait une curiosité sans borne et un appétit effroyable mais aucune malignité. Heureusement, les liens tissés par Sans-nom résistèrent. Au bout de quelques minutes, la présence s’éloigna puis disparut totalement. Ils demeurèrent ainsi, pressés l’un contre l’autre, jusqu’à la nuit tombée.
Mère, Eliathan réussira-t-il à combattre de telles créatures ? Je ne suis encore qu’un enfant comme vous aimez à me le rappeler souvent. Nous aurions pu périr dans les Terres Mortes ou pire mais les Ombres nous ont laissé partir. Je n’en comprends toujours pas la raison. Qu’attendent-elles de moi ? Oh, Elie, le doute me ronge ! — Etes-vous certaine de ce que vous avez vu, Damoiselle ? Les jeux de lumière sont trompeurs dans les Mortes.
— Ne me prenez pas pour une gamine, Ser Ardevaingt. J’ai de nombreuses fois accompagné mes frères dans les brumes et au-delà. Je sais ce que j’ai vu. Des Ombres du Blanc Pays. Trois pour être précise. Elles accompagnaient les Presqu’hommes.
Les paupières closes, Sigismond tira sur le long boyau qui déroulait des volutes de fumée à l’arôme boisée. Il savourait chaque bouffée avec ostentation. Une sorte de rituel qu’il appliquait afin de mieux affuter sa pensée, se plaisait-il à dire.
— Si loin du Mur, murmura-t-il. Il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Mais pourquoi maintenant ?
Son regard perçant se posa alors avec insistance sur le jeune garçon. Sans-nom sentit sa gorge s’assécher. En lui stagnaient encore les désagréables ressentis de sa rencontre avec les créatures des Autres.
— Qui sont ces Ombres ? - Le Maître-dragon ne cachait pas l’aversion qu’elles lui inspiraient. - Elles vous retournent la tête de désespérance. Elles font naître en vous une peur indicible.
Sans-nom préféra garder pour lui ce qu’il avait entrevu des perturbations observées sur les flux oniriques. La Damoiselle était suffisamment ébranlée.
— Les Ombres sont apparues à l’abord du Mur il y a déjà plus d’un décycle, l’informa-t-elle. Elles viennent du Blanc Pays. Selon Lichès, elles se chargent des Promis que leur apportent les Gorgys. Les guerriers de mon Peuple ont bien essayé de les combattre. Mais elles vous asservissent en un tour de main. Le seul choix que nous ayons, du moins pour le moment, consiste à les éviter.
— En effet, confirma le Shumiet, et c’est heureux que vous vous soyez dissimulés à leur approche. J’ai en effet entendu de sales rumeurs à propos de telles créatures. Seulement je ne pensais pas en rencontrer sitôt sur notre route. Il va vous falloir redoubler de prudence dorénavant. Plus nous approchons des montagnes et plus le risque est grand d’affronter l’une des abominations élevées par les Autres.
— La frontière franchie, nous n’aurons plus rien à craindre des Ombres, les assura Lorelanne. Lole les tient à distance.
— Oh, murmura l’enfant d’Yrathiel, alors pourquoi s’en faire ! Les Premiers règnent en maitre sur leurs terres d’adoption, j’en sais quelque chose. Enfin jusqu’au jour où ils décident de s’en détourner.
Lorelanne et Sigismond le contemplèrent, navrés. Sa voix s’était cassée sur ces derniers mots, dévoilant une blessure béante. La fille des Brumes lui tapota le bras.
— Le Vieil Homme de la Montagne ne désertera pas les Thielvériles, je te l’assure. Il attend ta venue avec impatience. Il m’a envoyée te chercher.
— Voilà qui devrait atténuer tes craintes, mon garçon.
La fille des Brumes se tourna vers le petit homme. Elle hésita un instant avant de préciser, comme une sorte de défit.
— Lole nous protège des menaces de l’Extérieur, des hommes comme des Autres, mais nos montagnes ne sont pas sans dangers. Ces derniers cycles, les Yets n’hésitent plus à quitter leurs cavernes pour s’attaquer aux voyageurs ou aux fermes isolées.
— Jamais entendu parler de ces derniers.
— Ce sont des Presqu’hommes sauvages que le Mur a chassé lors de la dernière Vague jusqu’au cœur des Thielvériles. Autrefois ils se contentaient de vivre isolément mais, à présent, ils semblent avoir acquis un esprit communautaire et chassent en groupes de plus en plus agressifs. Mon père prétend que le Mur les dresse à affaiblir les Dhats. Et Seulement au cours de la Saison des tempêtes. Je constate qu’il se trompe lourdement. Ils traversent même les Mortes.
Le Ser Ardevaingt se leva en tapotant le culot de la pipe éteinte contre sa semelle.
— Aucun de vous n’a réellement cru, j’espère, que ce voyage serait sans risques ni surprises. A présent, il est temps de songer à se restaurer. La peur s’éloigne avec un ventre plein.
Le petit homme se pencha au-dessus de la marmite dans laquelle mijotait une succulente soupe de légumes, agrémentée de généreuses portions de lard. Sans-nom et Lorelanne poursuivaient leur babillage inquiet qu’il surveillait de loin. L’irruption des Ombres le tracassait. Il devait agir avant qu’il ne soit trop tard. Sigismond ne partageait pas la naïveté des enfants. Les Ombres avaient sans doute possible repérer leurs présences malgré le Tissage. Après s’être assuré qu’on ne l’observait pas, il servit généreusement deux écuelles qu’il saupoudra d’une poudre jaune. Il remua longuement chaque portion. Ainsi fit-il disparaître le somnifère.
— Mangez ! A votre âge, il est souhaitable de ne pas rester l’estomac vide. Ensuite, un peu de repos vous fera le plus grand bien. Je veillerai cette nuit à ce qu’aucune mauvaise créature ne vienne troubler votre repos.
Le Ser Ardevaingt Sigismond attendit patiemment qu’ils s’endorment dans la chaleur protectrice du foyer. Entortillé dans un plaid aux couleurs vives, il fumait la longue pipe à tête de dragon dont il ne se séparait jamais, le bonnet plat vissé sur la tête, réfléchissant à la marche à suivre.
Finalement, assuré qu’ils dormaient profondément, le Shumiet rangea la bouffarde dans une petite sacoche en peau qu’il laça avec application. Puis il se tassa sur lui-même, la tête posée entre les bras sur les genoux relevés. De loin, il s’était assoupi durant sa veille. Seulement sa poitrine se figea l’instant suivant. Et son cœur cessa de battre. Une fois de plus.
L’Autre filait vers le nord, zéphyr légèrement ombré qui se jouait des distances et des obstacles. Il survola les terres ingrates noyées de nuit où seule la mort rodait puis franchit la Salèze, atteignit la falaise granitique du Lat-Arhin. Sans perdre de temps, il engloutit les milles qui le séparaient du Mur. Sa clarté chassait l’obscurité à perte de vue. Des cascades de rideaux vaporeux embrasaient l’espace d’une multitude de brillances. Le Mur ronronnait tel un chat sous la caresse. Indéniablement, la chose dressée face aux miettes du dernier continent pulsait d’une vie propre. Elle exhalait lumière et moiteur. L’Autre s’y glissa avec ce délice que seuls éprouvent les voyageurs au long cours de retour au foyer.
Une sensation de brulure éveilla Sans-nom. La morsure échauffait sa poitrine, à l’endroit où reposait le médaillon de Gildéas, le tonnelier. La douleur devint intolérable. Elle le tira des limbes où l’avait précipité la drogue de l’Autre. A proximité, la fille des Brumes dormait profondément, enroulée dans une couverture. Sigismond, lui, était assis contre un tronc, visiblement assoupi. Des braises rougeoyaient dans le foyer central. Il se leva pour y jeter quelques morceaux de bois, provoquant une envolée d’étincelles. Une pléiade d’étoiles ornait le dôme céleste. Il s’éloigna vers le bord de l’eau. Précipitamment, il retira le bijou de sous sa chemise, le maintenant à hauteur des yeux au bout de sa chaine. Le médaillon des Maitres-dragon luisait d’une clarté azurée, étrangement scintillante. Sur la tranche, les fins caractères glaïcques se détachaient faiblement ainsi que la silhouette du dragon en son centre. Le garçon le contempla avec un étonnement grandissant.
A son zénith, une présence s’imposa à lui. Un pan entier du ciel s’occulta au-dessus de la rivière. Tout d’abord, il craignit que les Ombres ne soient de retour, prêtes à les réduire à merci. Mais le médaillon brillait de mille feux. L’Ether tissait des vagues à l’infini sans aucune perturbation. Alors l’enfant d’Yrathiel réalisa soudainement la nature de l’ombre gigantesque qui se détachait sur la toile de nuit endiamantée. Elle planait en décrivant de larges cercles. Le Tisseur éleva le médaillon vers le Seigneur des Airs pour le saluer. Une joie extrême l’envahit. La reconnaissance d’un chevaucheur à la venue des coursiers d’antan. Cet instant de pure félicité dura de longues minutes.
Quand le dragon s’éloigna vers le Royaume des Gris, par-delà la Salaize, le médaillon perdit progressivement de son éclat pour finalement se ternir. Extatique, le garçon resta immobile à le fixer sans vraiment le voir, digérant le tourbillon de sensations qu’il éprouvait. Et ce qu’il imagina ensuite le bouleversa. Plus tard, il revint à petits pas vers leur camp de fortune. La jeune fille dormait paisiblement. S’approchant d’elle, Sans-nom tendit la main. Il caressa un instant la douce aura opaline qui enveloppait la fille des Brumes, aux prises avec un maelstrom d’émotions.
Cette fois encore, aucune aura ne nimbait la silhouette du Shumiet. Déterminé, Sans-nom détourna les yeux. Sigismond Ardevaingt demeurait une énigme. Il préférait s’en tenir à l’explication donnée au début de leur voyage. Une vérité bancale certes mais acceptable. Le sommeil fut long à venir.
Peu à peu, le relief se modifia comme ils franchissaient les contreforts des Thielvériles. Ils contournèrent des ravines encaissées au fond desquelles courait le filet d’eau glacée d’un torrent, grimpèrent des collines aux pentes raides et rocailleuses. Le lit de la Salèze s’étrécit encore et se creusa. Il leur arrivait de la perdre de vue un long moment. Dans ce décor de garrigue sauvage, les vents balayaient méchamment les crêtes rougeâtres. A leur grand soulagement, ils n’avaient plus croisé la route de l’une de ces créatures venues du Mur. Sans-nom et Lorelanne choisirent d’un accord tacite de ne pas les évoquer comme si cette précaution permettait de les tenir au loin. La fille des Brumes se montrait toutefois curieuse des talents du Tisseur autant que de son enfance dans la cité d’albâtre, au cœur de l’océan. Sujet que le fils de Tyrson n’abordait qu’avec beaucoup de réticences.
— J’aimerais bien visiter ta cité un jour. Vivre au cœur de l’océan, quelle étrange idée ! mes montagnes me manqueraient trop. Ainsi, l’Onirie nous entoure avec générosité. Ces énergies nous frôlent, nous enlacent sans que nous en ayons conscience, s’exclama la jeune Damoiselle pour la énième fois, sur un ton dépité. Mélina des Pierres Vives ne m’a enseigné que quelques Arts mineurs, hélas, et avec beaucoup de bienveillance pour ma maladresse.
— Hum ! hum !
— Rien à voir avec tes Talents. Juste la connaissance des herbes médicinales que les Shashanes utilisent pour soigner les maux du commun. Je sais aussi écouter les Couloirs et jeter quelques sorts mineurs mais je n’en ai pas eu l’usage. A deux ou trois reprises, au dispensaire, pour soulager la souffrance de nos malades.
Sans-nom hocha de la tête.
— Pour ma part, je n’ai aucun mérite. J’ai grandi en Yrathiel où les façonneurs de Rêves sont nombreux. Sais-tu que jadis, sur le continent, les Tisseurs, aussi, étaient légions. Pour ma part, je vois l’Onirie quand j’en exprime le désir. Certains naissent avec ce don, d’autres non. Les Shaïas le possèdent également, mais différemment.
Lorelanne s’arrêta brusquement. Elle plissa des yeux, les poings sur les hanches, dans une attitude de défi.
— Alors, si je comprends bien, à Galadorm, le dragon Moesmihr, c’était ton oeuvre et, toi, tu juges que ce n’est rien. Moi, je l’ai trouvé si réel, si merveilleusement vivant. Je ne sais pas ce que je donnerai pour contempler à nouveau ce Seigneur des Airs.
— Oh, vraiment ! Que ton vœu soit exaucé, Damoiselle Lorelanne de Dhat-Avalone !
Devant les yeux stupéfaits de sa compagne, Sans-nom gesticula bizarrement, le visage concentré sur un point focal situé au centre de ses mains appliquées à modeler l’Invisible. Emerveillée, Lorelanne retint son souffle car, peu à peu, y naquit un adorable dragon vert émeraude. La petite créature battit des ailes. Le long cou écailleux se dodelina puis elle s’envola et voleta autour de la fille des Brumes. Cette dernière essaya de le caresser mais le minuscule dragon se dérobait à chacune de ses tentatives. Alors naquit l’exaspération jusqu’à ce qu’elle remarque l’amusement du Tisseur et y renonce en éclatant d’un rire frais et joyeux.
— Quel dommage que les dragons aient disparus ! se désola-t-elle comme ils reprenaient leur route côte à côte.
Sans-nom fut tenté de lui révéler le doute qu’il entretenait à ce sujet depuis une certaine nuit. Mais il se retint, indécis quant à ce qu’il avait entrevu sur la toile du firmament. Peut-être avait-il simplement rêvé ce soir-là. Il avait beau tenir le médaillon entre les mains et se concentrer, il demeurait désespérément inerte.
Sans-nom posa le menton sur les genoux, repliés contre sa poitrine. Il ne quittait pas des yeux la silhouette allongée de son énigmatique ami, le Ser Sigismond Ardevaingt. Contre toute attente, cette dernière baignait d’une froide aura pourpre, à peine discernable dans l’obscurité profonde. Tard dans l’après-midi, les cieux se voilèrent de lourds nuages gris. On ne distinguait aucun des scintillements célestes habituels. Des bourrasques soudaines attisaient les braises du foyer, y dérobant de minuscules lucioles rougeoyantes.
« Parfois, il respire à peine. J’ai vérifié. Alors il est comme mort… comment cela est-il possible ?
— A quoi t’attendais-tu ? Tu auras mal interprété certains signes. C’est un apprenti Enchanteur, après tout. Même si ton ami a choisi une autre voie. Il t’a tiré des griffes du Mystic Amidiel. Et puis, certains hommes sont ainsi. Leur Flamme de Vie se dérobe parfois à notre surveillance. Tu le qualifies toi-même… d’excentrique.
— Bonne Amie, je sais cela. Je m’inquiète juste pour lui. Est-il souffrant ?
Il s’abandonna à l’étrange conversation silencieuse qu’il menait avec sa chère visiteuse.
— Je suis heureuse que tu te sois trouvé de si loyaux compagnons. Votre décision de rejoindre le Pays des Brumes me remplit d’aise. Tu y seras en sécurité, du moins s’il reste en ce pauvre monde un lieu que la malveillance ne puisse atteindre. As-tu d’autres nouveautés à m’apprendre ?
— Oh, rien qui vaille la peine de s’y arrêter. – Sans vraiment savoir pourquoi, le garçon ne désirait pas mentionner l’éveil du médaillon comme lors de leurs premières discussions, il avait omis l’étonnant présent du Vieux Saule et son drôle de pouvoir sur le monde minéral. Sans-nom aimait à croire que ce n’était pas important. - A moins que vous puissiez m’expliquer ce que signifie le Larhal’Dhat’Malh, par hasard. Sigismond s’y refuse et Lanne change chaque fois de conversation lorsque j’aborde ce sujet ?
Un long silence auquel il s’habituait difficilement suivit sa demande puis la Voix, légèrement troublée, surgit dans son esprit.
— Mon garçon, ce serait dévoiler des Mystères auxquels je crains que tu ne sois pas préparé. Ainsi cette Damoiselle réalisait la Quête, comme c’est intéressant. Et sur les conseils du Vieil Homme de la Montagne. Celui-ci se nommait autrefois Cyriens et non Lole. Etonnant, non. Comme tu l’as deviné, en effet, c’était alors l’un des Régisseurs des Divins, fort réputé et fort puissant. Un Sage aux premières aubes.
— Un Premier, je m’en doutais.
Il lui semblait que sa protectrice était troublée par ces dernières révélations.
— Et elle t’a choisi, toi. Je te conseille, Sans-nom, de prendre grand soin de ta nouvelle amie. Elle me parait parfaitement convenir…
— Mais à quoi… tenta d’intervenir le garçon.
— Tu le sauras bien assez tôt. Promets-moi de ne pas t’exposer inutilement. Te réfugier au Pays des Brumes, c’est aussi te rapprocher dangereusement du Mur.
Sans-nom soupira, résigné. Qu’importe si le monde entier connaissait la vérité sur cette maudite quête. Il finirait bien par l’apprendre.
— Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas ? Lorsque je pénétrerai à l’intérieur des Lisières, vous serez avec moi pour me conseiller. Je ne veux pas commettre d’impair devant la famille de Lorelanne, elle ne le supportera pas.
— Tout ira bien, soit toi-même et ils t’adoreront. De mon côté, de fâcheux évènements me retiennent en Yrathiel. Les Oégirs quittent les Hauts-Fonds car l’enfant-dieu les appelle à lui. Je dois le surveiller de près !
— Eliathan peut-il vous aider ? demanda l’enfant, alerté et soudain inquiet. - Le silence succéda à son cri du cœur, une absence qui accentua son trouble. - Bonne Amie, répondez-moi, je vous en prie !
— Tu m’es déjà d’un soutien inestimable, mon cher enfant, soupira la Voix sur un fil si ténu qu’il craignit d’avoir rêvé. Je te l’ai maintes fois répété. Mon devoir est en Yrathiel mais, peut-être qu’un jour, nous nous trouverons réunis. A la fin de tout ceci. Comme je suis heureuse que tu acceptes finalement d’endosser les habits étriqués du Porteur d’espoirs.
— De toute manière, je n’ai guère le choix ! Je chercherais à me cacher au fin fonds de la terre qu’ils me retrouveraient. Je veux bien devenir ce qu’il faudra si mes amis n’ont pas à en pâtir. La Shaïa Malahirava Nashiréa m’a confié plusieurs textes de l’Ylliad. Certains évoquent l’Eliathan mais le Pourfendeur délire dans la plupart.
— Elle a fait cela, l’interrompit la Voix. Quelle étonnante initiative de sa part ! Te confier, à toi, un humain, des textes sacrés. Sais-tu qu’elle a pris là un terrible risque ? J’espère que tu n’en as parlé à personne.
— Non, répondit précipitamment le garçon mais il n’était sûr de rien. Des heures, des jours et des nuits passées sous l’emprise de l’Ellagone, il ne restait hélas que de confus souvenirs. Voyez-vous, il y a un passage … il semble écrit à mon intention … ça commence ainsi : Et Celui qui doit porter l’Espoir marchera…
— Parmi les peuples du Continent. Il saura s’entourer des plus étranges compagnons et les plus inattendus soutiens lui viendront en aide aux heures sombres de son périple, poursuivit la Voix à son grand étonnement. Il saura ouvrir les Portes, une à une, et mènera les Peuples Réunis là où résident les Dieux Bienveillants des Temps Heureux. De bien belles promesses, Eliathan !
Chapitre dix : La Passe du lat-Arhin. La Dame de Chalmes contemplait le Tarad avec une pointe de nostalgie, elle dont le cœur se languissait parfois des rivages de Glenn. En ce cinquante-huitième jour de Kolma, les pluies annonciatrices de la saison des Tempêtes laissaient la place à un jour blafard. Des bourrasques glaçantes balayaient les bois d’Antien. Derrière elle, de la foire des Grands Calmes, lui parvenaient des clameurs de liesse et d’ivresse. Plusieurs jours, de nuits surtout, de festivités endiablées avant que les derniers marchands prennent la route et qu’Esorit s’assoupisse dans une longue, très longue, somnolence avant le retour des premières chaleurs.
Depuis le retour du baron, la soldatesque des Eliartys menait une chasse impitoyable. Jamais les citadins n’avaient connu une purge de cette ampleur. Dénonciations et arrestations s’enchainaient sur un rythme soutenu. La Première Mère voyait ses membres et ses sympathisants disparaitre les uns après les autres. Les geôles du château ne suffisaient plus. Le Tourmenteur n’en finissait pas d’expédier sous la hache du bourreau des tombereaux de malheureux qui clamaient haut et fort leur innocence. Mais, comme on le murmurait, la justice du baron Elthor Atéïas était expéditive et impitoyable.
La Dame désapprouvait cette frénésie morbide. Elle resserra frileusement les pans de la pelisse velouté autour de son corps sec comme un sarment. Autrefois, la petite Damoiselle Elchéal aimait se laisser bercer par les langueurs de Silmever. Alors elle vivait une enfance insouciante sur les rivages de Reldegard où l’océan se teintait de chevelures d’écume. Des brides de ce passé révolu lui rappelaient de temps à autre que la puissance n’est qu’illusion, qu’il faut se battre à chaque instant contre les vents contraires, de perfides trahisons et de cruels revers. Les récents évènements prouvaient avec une flamboyance prémonitoire combien la baronnie des Eliartys était bâtie sur des fondations d’argile.
Le fer racla sur la roche. S’arrachant à ces chimères, elle accueillit les hommes qui émergèrent de la poterne. Le premier était vêtu de guerre, la main posée sur la poignée du long coutelas qu’il portait à la hanche. Le capitaine Glatiens s’inclina avant de s’effacer devant l’autre personnage qu’elle dévisagea avec curiosité. Comment pouvait-on survivre sans aucune nourriture terrestre ? Elle n’aurait pas cru à cette fable si elle n'en était pas le témoin privilégié. Silencieux, le soldat recula jusqu’à la ceinture fortifiée, prêt à bondir au moindre geste menaçant de leur prisonnier. Mais l’était-il vraiment ? Son époux l’affirmait avec véhémence. Pourtant, jusque-là, il se refusait à le rencontrer. Un Eliartys ne s’abaisse pas à de si viles fréquentations. Jour après jour, la Dame doutait, là aussi, de sa pertinence. Un pressentiment la poussait, elle, vers l’étrange personnage que le Ser Castevaingt leur avait livré avant son départ. La peur de tout perdre, comme jadis. Fascinée, elle assistait à la métamorphose du voleur en un être de glace dont l’âme n’était plus réellement humaine. Et la prémonition se renforçait au fil des rencontres.
— Mage, approchez !
D’un geste gracieux, elle invita le nouveau venu à la rejoindre puis elle posa ses mains gantées sur la pierre froide du merlon. Le voleur s’arrêta près d’elle. Son regard insondable plongea vers la couverture rouge et brune des toits d’Esorit, pressés tels une vaste marqueterie autour de l’Hôtel du Mestre Dullois. Jadis il avait vécu sur les quais du fleuve. Mais ce temps-là était terminé. Jamais il ne retrouverait sa liberté. Jamais, dorénavant, il ne vivrait parmi les hommes. Isac, fils de Fargue, n’existait plus. Le poison agissait en profondeur. Il était devenu les yeux, les oreilles et la voix de Shums. Il se nourrissait à la Source primale, abordait des contrées inaccessibles pour un simple mortel et interférait dans les affaires du monde à la demande des Erudits, reclus au sein de l’Eternelle.
— Ma Dame ! - La voix sifflait légèrement, basse et rauque. - ne m’appelez pas ainsi. Je n’ai aucunement la prétention d’appartenir aux Chapitres. Je ne suis ni Erudit, ni Enchanteur, encore moins l’un des couteaux de la cité aux cinq colonnes. Mais vous m’avez mandé ? En quoi puis-je vous être utile ?
Même son phrasé se métamorphosait. De sombres connaissances s’imposaient à lui. Aucune infamie ne lui était épargnée des agissements des thaumaturges. — En effet, qui que vous prétendiez être, j’ai besoin de vos précieux conseils. Lors de notre dernière rencontre, vous avez mentionné un ouvrage dans lequel le passé, le présent et l’avenir se dévoilent à qui interpréte les Mots.
— Le Livre. Il fut offert aux Shumiets par la Déesse des Mirages, lorsque les Inconstants quittèrent définitivement nos rivages. De ce côté du Continent vous la nommez la Flamme Blanche, certains le Néogrine. Un cadeau qui est devenu au fil du temps un fardeau pour mes maitres. Car le Livre renferme l’Ultime Révélation. Voilà trois millécycles que des générations d’Erudits se relaient afin d’en interpréter les mystères. Un Savoir unique, préservé de l’avidité humaine. Prendriez-vous le risque d’en parcourir les pages ?
Le guetteur de Shumas croisa les bras. Le charme envoutant du voleur n’avait pas totalement disparu. Il se dégageait de sa personne la même attirance magnétique. Son visage rayonnait, d’une beauté soyeuse. Dans son œuvre de déstructuration, le poison effaçait les imperfections qui firent autrefois de lui un homme charmant. La Dame lui pressa le bras avec impatience.
— J’ai besoin de certitudes. Autour de moi, j’entends les rumeurs de guerre se répandre. Mon époux se targue d’unir les baronnies afin de combattre le Mur. Un projet insensé ! Seulement, j’ai l’expérience, hélas, de cette folie naissante. Et il n’en ressort que larmes et trépas. Mon fils, mon petit, …
— Oui ?
— Déchirez les voiles, pour moi ! Je ne veux pas perdre Lachias dans la tempête qui approche. Je sais récompenser ceux qui me servent loyalement, croyez-moi ! Je ne puis vous rendre la liberté, mais je ferai en sorte que votre emprisonnement y ressemble. Si vous fournissez à une mère inquiète les armes pour éloigner les ombres de son enfant unique !
Il la jaugea de haut, sans rien dire. Puis il s’écarta avec une froideur hautaine qui porta aux joues de la maîtresse de Chalmes quelques couleurs d’embarras. Elle allait se justifier, réitérer sa demande en y glissant cette fois une menace voilée, quand Isac s’exécuta, impassible.
— Ce que vous me demandez peut bouleverser le cours de la vie de l’enfant, ma Dame.
Brusquement le guetteur s’interrompit. Ecarquillant les yeux, il fixait un point lointain, situé au creux des nuées gibbeuses. Elchéal et le Capitaine Glatiens cherchèrent à déceler ce qui retenait ainsi son attention. Aucun d’entre eux ne distinguait d’anomalie parmi les masses nuageuses. Seul, le serviteur de Shums eut le privilège d’entrevoir la Flamme Blanche. Il/Elle dominait Chalmes, incandescente. L’évocation du Néogrine l’avait attiré en ce lieu de façon impromptue. Sa jubilation atteignait un paroxysme inégalé.
Le Jeu prenait des tournures extrêmement séduisantes. De nouvelles pièces, de nouvelles ouvertures, tant de probabilités à maîtriser. Au cœur de la Partie, Lui/Elle manœuvrait de sorte à maintenir l’Equilibre le plus longtemps possible. La Flamme Blanche sonda les trois humains qui se tenaient au sommet de la tour. D’évidence, ceux-là ne seraient que des figurants. Ils n’influenceraient pas le cours des évènements à venir. Mais méfiance car, à quatre reprises déjà, Il/Elle avait échoué à mener à son terme la divine entreprise. Ce n’était pas la première fois qu’Il/Elle assistait à l’émergence de pions, à l’insignifiance trompeuse.
L’apparition éblouit le guetteur et, à travers ses yeux, l’Enchanteur Paladune Castevaingt de retour en son Chapitre des Eaux, à Shumahs. Il/Elle s’évanouit aussi vite qu’Il/Elle était apparu. Isac – puisque ce nom était le seul qu’on lui connaissait à ce jour – s’ébroua comme émergeant d’un songe merveilleux. Il respira profondément.
— Etes-vous prête à en prendre le risque ? prononça-t-il alors dans un souffle.
La Dame le contemplait haletante, suspendue à ses lèvres.
— Le Livre conseille la patience. Les Mots se révèlent parfois de perfides conseillers ! Ils ont déjà consumé des âmes nobles et tourmenter de puissants seigneurs ! Saurez-vous déjouer les chausse-trappes qu’ils dissimuleront sous vos pas, ma Dame.
Devant sa mine implorante, il dégagea sa main droite qui tenait, serré, une simple plaquette en bois vernie, l’une de celles que contenait le coffre. Elchéal la dévora des yeux. De sous la chasuble brune, Isac tira une fine pointe de métal, pas plus grande qu’un doigt. Une exclamation de surprise fusa derrière eux. D’un geste impérieux, la Dame Alichéa prévint le capitaine de la garde. Ne pas intervenir. Isac s’écorcha le pouce à l’extrémité duquel naquit une larme de sang. Il pressa le doigt sur le bois en murmurant une supplique à peine audible.
— Mestress’, par le sang sacrifié, entendez-moi !
Il agita la plaquette puis la jeta au-delà des créneaux. L’objet lévitait à une coudée à peine. Quelques terribles palpitations d’univers s’écoulèrent avant qu’il prenne la parole. A l’instant même où l’objet se consumait intégralement sous leurs yeux. La Dame haletait, le visage pâle, les mains tremblante, accrochées à la pierre. Le soldat jura à voix basse. Il partageait la même aversion viscérale que son seigneur envers les sorciers de l’Est et leurs sombres maléfices.
— De Devenir, il n’est pas question. Cet âge arrive à son terme. Ainsi l’ont décidé les Inconstants, jadis, dans leur infinie sagesse. Cependant, je vous confie l’avertissement suivant. A vous d’en tenir compte… ou pas. Dame Elchéal, si vous voulez préserver l’héritier des Eliartys, gardez précieusement votre fils auprès de vous. Quel que soit le danger qui rode à travers le monde, ne le perdez pas de vue ! A plusieurs reprises, vous aurez à choisir une voie, au prix de larmes et de sang versés ! Des sacrifices qui vous déchireront l’âme et le cœur pour que l’enfant survive… Le Livre ne peut mentir.
Il baissa la voix afin qu’elle seule l’entende.
— Sinon il mourra.
Elle hocha la tête, réfléchissant à ce qu’il venait de révéler. Déjà elle envisageait, prévoyait, organisait, prenait plusieurs mesures en rapport avec la mise-en-garde du guetteur. Si Althor préférait ignorer les semonces de Shums, par superstition ou par orgueil, elle agirait, elle, sans attendre. Dans son ombre. Mais rien de tragique n’arrivera à Lachias d’Atéïas. L’histoire ne se répétera pas. Elle en fit secrètement le serment. Cette volonté sans faille trahissait une âme de fer.
Autrefois, elle avait fui, laissant derrière elle une enfance en lambeaux. Fuir pour ne pas connaître pire que la mort sous les coups des chiens de l’océan. Reldegard n’existait plus que dans ses souvenirs. Des ruines dans la broussaille de la lande, face à la grève. Chaque visage chéri s’effaçait peu à peu malgré l’amour qu’elle leur portait encore. Il n’en serait pas de même aujourd’hui. Elle y veillerait.
— Capitaine, - La voix trahissait une émotion contenue. - retirez vos hommes de la tour. Dorénavant, considérez Isac de Shums comme notre invité. Je l’autorise à aller et venir à l’intérieur de Chalmes comme bon lui semble. Que seule la grande porte lui reste interdite. Veillez à ce que la moindre de ses volontés soient respectées ou vous en répondrez devant moi !
Glatiens s’inclina. Il était visible qu’il n’approuvait pas la décision de sa Dame mais il obéirait sans broncher, en fidèle serviteur. Isac, lui, n’exprima aucune reconnaissance particulière. Sans attendre de congé, il quitta la rotonde. La Dame le regarda s’éloigner, le front soucieux. Elle comprenait mieux, à présent, les troubles éprouvés par la Damoiselle Primès. Après avoir ressentie une attirance pour le prisonnier, la dame de compagnie insistait pour ne plus venir à la Tour. La frayeur avait remplacé la passion au fil des jours et de la mutation du voleur. D’ailleurs, au château, c’était là un sentiment unanimement partagé.
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Lorsque les adolescents approchèrent du Cairn, l’après-midi était déjà bien entamée. Les ombres s’allongeaient. La première voiture ventrue gisait à deux pas des Pierres Dressées. Elle reposait sur le flanc, fracassée. Il y avait deux autres véhicules non loin de là dans un état aussi pitoyable. Sur l’un des panneaux ajourés, Sans-nom reconnut le blason du Seizième clan, le Clan des Astres. Six étoiles encadrant un disque plein. L’adolescent éprouva une soudaine tristesse. Il était de notoriété publique que les Gris payaient chèrement leurs pérégrinations à travers les Terres Mortes. Cette Compagnie s’était sûrement perdue pour échouer si loin au nord. Une multitude d’objets divers étaient disséminés alentours dans les herbes rases, parmi la rocaille. Nulle part ils ne trouvèrent trace de leurs propriétaires ou du moins de ce qu’il subsistait de ces malheureux. Ils avancèrent avec prudence parmi les débris. Un sombre pressentiment les étreignit tandis qu’ils inspectaient chaque épave avec attention. Les arceaux étaient broyés, les portes arrachées par une force phénoménale. L’une des voitures, pratiquement coupée en deux.
Ce fut Lorelanne qui, la première, remarqua l’odeur fétide flottant dans la brise. Celle d’un charnier, de chairs en décomposition. Les sens en alerte, elle encocha une courte flèche dans la corde de l’arc. Lentement, elle s’avança vers la source des mystérieux remugles. Ses pas la guidèrent vers une faille envahie de broussailles épineuses. L’odeur était à présent insupportable. Une pierre roula sous sa botte. Elle chuta par l’étroite fissure, souleva des échos lointains. La fille des Brumes inspectait les fourrés proches. Elle contournait un rocher proéminent lorsque la kirg frappa de plusieurs directions à la fois. Elle ne lui offrit aucune échappatoire. Des vrilles frémissantes cernèrent la Damoiselle, lui arrachèrent son arme et enserrèrent le corps délicat. Lorelanne eut juste le temps de pousser un bref cri de surprise. Puis elle fut trainée sur le sol. Ses bras plaqués contre le corps lui interdisaient le moindre mouvement. Des centaines de minuscules aiguilles s’enfonçaient sous la peau. Immédiatement, l’ichor engourdit les chairs. La douleur devint insoutenable. Son esprit sombra dans une réalité incandescente. Elle gémissait. Des larmes de souffrance inondaient l’adorable visage convulsé.
Puis Sans-nom surgit auprès d’elle. Armé d’une lame courte, le poing flamboyait des feux de l’Onirie. A plusieurs reprises, il hurla son nom qu’elle perçut à peine. Hors de lui, Eliathan frappa la plantule comme un forcené. Il tranchait les fins pédoncules qui se dressaient face à lui. Tissée à la hâte, la lame n’en était pas moins d’une remarquable efficacité. Très vite, il se fraya un accès jusqu’à son amie. Autour de lui, des morceaux charnus grésillaient et s’agitaient parmi la rocaille. Les jambes de Lorelanne pendaient dans le vide. Quelques minutes encore et elle disparaitrait au fond de l’antre.
Seulement Sans-nom possédait d’autres ressources qu’une simple lame. Passé l’affolement, le Tisseur contre-attaqua férocement, utilisant l’Ether, en abondance. Tandis qu’il libérait son amie de l’emprise de l’ogre végétal, Sans-nom forgea des globes à feu, les déversant dans la faille. Les lucioles multicolores illuminèrent les parois abruptes de la caverne. Elles dévoilèrent l’ossuaire qui en tapissait le sol. La Kirg ressemblait à un monstrueux buisson de tiges larges et épineuses, combinant les rouges, les orangés et les verts, d’où surgissait un foisonnement de pédoncules. Les petites boules de lumière lui infligèrent de profondes brulures. Pour parer à ce danger inattendu, les bras de la créature délaissèrent les proies à l’extérieur. Ils s’évertuèrent à broyer les intruses, toujours plus nombreuses au sein de la tanière. Chaque fois qu’elle réussissait à briser l’une d’entre elles, la lueur libérée pénétrait profondément les chairs filandreuses. La faille retentissait de l’écho de ses efforts pour échapper aux morsures ignées.
Profitant de ce répit, Sans-nom s’éloigna du gouffre en soutenant une Lorelanne groggy. Ils traversèrent le champ de ruines, dépassèrent les Pierres Dressées. La jeune Damoiselle récupérait peu à peu de ses forces. Quand la Kirg brisa le dernier globe à feu, de nombreuses lianes surgirent d’autres aspérités du sol. Les dents serrées, le garçon frappait à l’aveugle. Il serrait son amie contre lui. Leur fuite dura une éternité. Au bord de l’épuisement, Sans-nom trébuchait sur le moindre obstacle, tissait de nouveaux leurres, taillait les cirres agressives qui leur barraient le passage dans un paysage erratique baigné par un faux jour.
Les heures passées avec le Gasthil à éreinter mon corps et assouplir mon esprit, les séances d’escrime en compagnie du Mystic Yvan Mondolini, les enseignements de ma chère Nashi, ces instants de vie si éprouvants en leur temps n’avaient eu qu’un seul et unique but : me préserver de ce qui arriva ce soir-là dans les Terres Mortes. Sans eux, je n’aurais jamais réussi à échapper au traquenard tissé par l’affreuse goule végétale ni sauvé ma chère âme-sœur. Elie, chacun d’entre vous a droit à mon éternelle reconnaissance. L’obstination du Tisseur paya finalement. La Kirg renonça à poursuivre ces proies trop retords. De toute son existence qui s’étirait sur plusieurs cencycles, elle n’avait connu semblable déconvenue. Impitoyable, la fournaise de l’Ether brûlait en elle. Non qu’elle agonisât, loin de là, mais la créature se résigna à attendre une pitance moins rebelle. En fuyant, Lorelanne reprit progressivement ses esprits malgré la douleur qui lui embrasait les nerfs. Bien plus tard, ils aperçurent les flammes du feu de camp. Inquiet, Ardevaingt courut à leur rencontre dès qu’il les aperçut, épuisés, se soutenant l’un l’autre. Les adolescents s’assirent près du feu, recroquevillés par l’effroi. Le Shumiet leur servit une infusion bouillante de chalme qu’il rallongea d’un trait de liqueur. Ils burent en grimaçant puis se détendirent peu à peu. Ils jetaient fréquemment des regards effrayés vers l’obscurité environnante. Afin de les rassurer, Sigismond alimenta le brasier, ce qui fit instantanément reculer les ténèbres. Aux vêtements déchirés de la fille des Brumes, le petit homme devina en partie l’hideuse rencontre vécue par ses compagnons. Il ne montra guère d’étonnement durant leur récit.
« C’est un miracle que vous vous en soyez tirés sains et saufs, conclut-il. Un vrai miracle. »
Lorelanne se tourna alors vers Sans-nom. Ses yeux exprimaient une puissante émotion. Elle l’attira à elle et lui déposa un baiser appuyé sur la joue.
— Mon sauveur !
Le garçon rougit violemment. Il y repensait plusieurs heures après qu’ils se furent couchés et ses amis endormis. Les yeux grands ouverts, Sans-nom fixait les brèches célestes où scintillaient des myriades d’étoiles. Les pensées se reflétaient dans les cieux, chaotiques comme les chapes de nuages qui filaient au-dessus d’eux. Le sommeil le fuyait avec insistance. Ils auraient pu mourir. Une de ces tragédies ordinaires ignorées du monde. Indifférente, l’Histoire aurait alors suivi un autre cours. Une terreur froide stagnait en lui. Celle de perdre la belle Damoiselle à jamais. Il avait fait preuve d’imprudence en négligeant les recommandations du Shumiet. Abattu, il s’installa auprès de Lorelanne qui geignait dans son sommeil. La contempler amoindrissait son tourment.
Brusquement la vague putride et familière tâtonna à l’orée de son esprit puis l’envahit en exprimant une exultation effarante. Aussi brève que précise, la vision s’imposa au cœur de la nuit. Au même moment, quelque part au cœur des Mortes, une troupe nombreuse, composée de Rats et de mercenaires Torochs, galopait dans leur direction en menant un train d’enfer. A n'en pas douter, ils atteindraient la Salèze avant l'aube.
Le Ser Ardevaingt raviva le feu de leur campement en y jetant quelques brindilles. Il était de méchante humeur. De temps à autre, il jetait un regard peu amène vers le garçon attentionné, penché auprès de son amie dont il murmurait le nom. Sigismond marcha jusqu’au sac de toile qui contenait un fouillis indescriptible de vêtements bariolés. Il coiffa un bonnet plat au bord relevé à l’aide d’épingles d’argent et s’enveloppa d’un grand plaid. Puis il retourna s’agenouiller sur les talons auprès du feu.
Sans-nom s’approcha peu après avec Lorelanne. Elle s’assit sur une large pierre. A la naissance de son corsage s’apercevaient de larges plaques boursouflées et violacées. Elle se caressait discrètement la nuque, réprimant des frissons. La jeune fille ne semblait guère en forme. Conséquence prévisible de la confrontation avec l’hydre végétale.
— Résumons-nous, grogna le petit homme d’un ton revêche, tu as vu des cavaliers qui galopaient à travers le plateau supérieur des Terres Mortes. De maudits fouineurs de gorgys accompagnés de mercenaires Torochs. Par le passé, as-tu déjà eu ce genre de visions prémonitoires ? N’est-ce pas plutôt les brides d’un méchant rêve qui te poursuit depuis Galadorm ?
— Non, crois-moi, je n’ai pas cauchemardé. La vision était nette et précise. Même si c’est la première fois que cela se produit, ce n’est pas mon imagination qui me joue des tours. Ils foncent sur nous en ce moment même car ils connaissent précisément notre position.
Lorelanne frottait rageusement sa nuque. Après un temps de réflexion, Sans-nom indiqua de la main la rivière.
— Vous devez fuir, immédiatement ! Par la rivière, vous leur échapperez.
— Nous ?
— Ils n’en ont qu’après moi, expliqua-t-il précipitamment. De mon côté, je vais les attirer vers le sud. Vous en profiterez alors pour atteindre les Brumes à bord de la yole. Seul, j’ai plus de chance de leur fausser compagnie. Soyons réaliste, Lanne n’est pas en état de supporter une longue traque. Je connais bien les gorgys, ils ne nous lâcheront pas de sitôt.
A cet instant seulement, la fille des Brumes réagit à la proposition du garçon d’une voix atone. Son charmant visage se plissa sous une douleur invisible.
— Jamais ! Nous ne te laisserons pas courir de risque inutile, n’y songe même pas !
Le regard grave, Sigismond approuva. Il inspecta les ténèbres qui cernaient leur campement. Ses pensées se noyèrent dans le grondement du cours d’eau en contre bas du talus. Il réfléchissait sur cet étrange coup du sort. Hors de question de livrer l’enfant à ces brutes ! Un rien théâtral, le Shumiet leva la main pour réclamer leur attention.
— Réfléchissons ! La plateforme des Gris se trouve en aval, n’est-ce pas, derrière le coude que forme la Salèze, à environ un demi mille.
— Personne ne m’obligera à y retourner, cracha rageusement Lorelanne. Je me battrais s’il le faut. Mais pas question de s’y rendre !
— Telle n’est pas mon intention ma chère, l’assura-t-il en soulevant le bonnet plat.
Il se plia en deux, un sourire ironique au bord des lèvres.
— Mais c’est un point à ne pas négliger, ajouta-t-il, se redressant comme un ressort. Tu dis que la troupe est d’importance ?
— Il m’a semblé, confirma le garçon intrigué.
— Supposons que les Rats hésitent à nous poursuivre au sein des Terres Grises. Si nous traversons la Salèze, nous atteindrons l’embarcadère sur l’autre rive. Probable qu’il y ait une Passe à proximité. Certes je déteste l’idée de naviguer de nuit mais nous n’avons pas le choix. Une fois sur le plateau du lat-Arhin, nous aviserons si, par malchance, ces démons s’obstinent.
— Ils le feront. Combien de temps cela nous prendra-t-il pour rejoindre la falaise ? demanda Sans-nom.
— Quelques heures de marche forcée, je pense. Nos ennemis auront, quant à eux, à traverser la rivière avant de se lancer à nos trousses. Ce qui nous offrira un peu de répit. Et si j’en crois mon intuition, un comité d’accueil les attendra sur place.
— Alors en route, s’exclama la jeune fille en se dirigeant pesamment vers les bagages posés près de sa couche.
Déjà elle revêtait une tunique courte, sans manche, qu’elle serra avec force à l’aide d’un large ceinturon. Ses gestes étaient saccadés et rageurs. Puis elle glissa plusieurs lames dans les gaines en cuir clouté qui lui ceinturaient les bras et les cuisses, par-dessus la culotte noire, moulante et gracieuse. Elle attacha la boucle du manteau puis se coiffa d’un large bonnet retombant en pointe sur la nuque.
— Une fois sur l’autre rive, nous abandonnerons une grande partie de nos affaires, l’informa Sigismond en passant près d’elle. Ne vous chargez que de l’indispensable.
Sans-nom n’emporta quant à lui que le précieux havresac. Ils embarquèrent dans les grondements furieux des eaux ténébreuses. Un globe à feu surgit du néant. Il illumina d’une pâle aura leurs efforts comme ils s’éloignaient du talus raviné. Sans-nom s’empara d’autorité de la perche. Dans un équilibre précaire, il tentait de déjouer les remous nombreux et les obstacles affleurants. Lorelanne se tassa à l’avant de la légère embarcation, indifférente, le regard plongé dans la nuit.
A l’arrière, le Ser Ardevaingt plaça l’aviron de godille dans l’engoujure. Puis, avec force gestes, il le saisit à deux mains à hauteur d’épaule. La pelle, longue et étroite, plongea dans l’eau. Le fût rigide dépassait largement le petit homme. La manœuvre requise pour faire virer l’embarcation exigeait la plus haute application. Soudain, le fragile esquif manqua de déraper latéralement sous la poussée d’un contre-courant insidieux. Sans-nom se ploya désespérément sur la perche. Serrant les dents sous l’effort, il tentait d’accrocher le fond rocailleux. C’est alors qu’un intense flux éthéré les environna, contrôlé d’une manière magistrale. Instantanément, la yole se redressa avant de retrouver l’équilibre. Puis elle fila vers l’aval. Le garçon jeta un regard étonné vers le Shumiet qui donnait de rapides mouvements de poignet pour que la pelle ne soit pas soulevée par la pression de l’eau.
Autour d’eux, le Tisseur devinait une Présence à l’œuvre. Tout d’abord, il songea au Néogrine mais cette dernière était différente de ce qu’Eliathan avait rencontré jusqu’ici sur le Continent ou en Yrathiel, au cœur de l’océan. A l’inverse des enseignements suivis auprès des Maîtres-Façonneurs de la cité d’albâtre, des leçons du Gasthil et de la Dame de la Ronde des Arbres, des pratiques des Mères des Clans, la Présence évoluait dans un silence absolu, dépouillée de l’habituelle résonnance. Trop raffinée et fort complexe. Une assistance qui fluctuait en désaccord avec l’Onirie. Etonnamment, elle en modifiait la trame originelle. Elle dégageait d’énigmatiques effluves, au mépris de toutes les conventions. Un tel sacrilège ainsi que l’absence inexplicable de tonalité déconcertaient l’apprenti-façonneur. Il se souvint avoir déjà éprouvé cette sensation d’étrangeté. C’était lors de sa confrontation avec les Ombres du Blanc Pays. La gorge sèche, Sans-nom ignora ouvertement ce que la raison lui soufflait. L’immédiateté du danger suffisait pour l’heure. Il concentra son attention aux manœuvres, afin de maintenir l’embarcation à flot.
Quand la yole aborda le coude de la rivière, elle accéda à des eaux plus tranquilles. Petit à petit, ils se rapprochaient de la rive opposée, à présent décelable dans le halo du globe à feu.
— Pousse plus fort, mon garçon ! Méfie-toi, ça va secouer. Un peu plus loin, la pente s’accélère dans mes souvenirs. Nous risquons de nous échouer sur des bancs traitres.
Sans-nom se positionna, attentif aux remous. La barque frémit à plusieurs reprises mais le garçon ne s’inquiétait pas outre mesure. La Puissance qui les accompagnait maitrisait parfaitement leur trajectoire. Même si le Ser Ardevaingt feignait la difficulté dès que les eaux s’agitaient, le Tisseur était convaincu que leur étrange compagnon avait la situation bien en main. Il sourit discrètement, plongeant la longue pièce de bois en direction d’un tourbillon qui annonçait un péril. Pourtant, à la dernière minute, l’embarcation se déroba devant l’obstacle immergé, comme par magie.
« Rien ne peut nous atteindre, songea-t-il presque reconnaissant. » Il en était convaincu. Mais qui était donc cet étrange ami ? Sûrement pas le joueur invétéré, coureur de jupons, rejeton dévoyé d’un Erudit Shumiet comme il s’appliquait à le laisser croire depuis leur première rencontre ! Il renvoya ses supputations à plus tard. Pour l’heure, il s’astreint sagement à tenir son rôle.
Au-devant d’eux, la silhouette du ponton en rondin se profila dans les teintes blafardes de l’aube. Sigismond freina l’embarcation qui bifurqua brusquement. Sans-nom manqua d’être projeté à l’eau. Il lâcha la perche sous l’effet de la surprise. Le petit homme renouvela à plusieurs reprises la manœuvre. Lisse en cet endroit, le courant permit d’enfoncer le flanc de l’embarcation dans la terre, à quelques coudées en amont de l’édifice des Gris. Aussitôt le Shumiet poussa une exclamation réjouie. Puis il se tourna vers les adolescents en brandissant l’aviron d’un air triomphant.
— Belle balade, ma foi ! Sans-nom, je te remercie pour ton aide précieuse. Il s’en est fallu de peu que nous finissions au fond de la Salèze.
Le long visage en pointe se plissait de malice. Eliathan s’abstint de répondre mais il remarqua dans le regard jubilatoire posé sur lui l’ombre de la suspicion. Il esquissa un sourire et balbutia en enjambant le rebord : « Merci, mais sans toi, nous ne nous en serions pas sortis aussi bien. »
— Pour sûr ! se rengorgea le petit homme perplexe, en sifflotant gaiement.
L’ombre du doute disparut. Puis il se tourna vers le pan érodé où s’accrochait une végétation buissonnante menant à la berge. Il soupira : « Nous ne sommes pas sortis d’affaire pour autant. Pendant que je décharge, occupe-toi donc de notre Damoiselle. – Il montra du menton Lorelanne prostrée. – Elle semble avoir besoin d’un peu de réconfort. »