Chapitre dix : La Passe du lat-Arhin. (2) Sans-nom entraîna la fille des Brumes sur la terre ferme après avoir longuement insisté. Les démangeaisons la tourmentaient au point qu’elle maintenait ses bras serrés autour de sa poitrine pour résister à l’infernale tentation de s’écorcher à vif. Les plaques bourgeonnantes viraient à un vilain lie-de-vin. Elle pesa contre son épaule. Quand Sigismond les rejoignit, il inspecta l’épiderme violacé.
— Evidemment, conclut-il contrarié. J’aurai dû prévoir ce désagrément. Attendez, j’ai ce qu’il faut pour vous soulager un peu !
Il farfouilla quelques minutes dans ses bagages.
— Tenez, jeune fille, mâchonnez ces boules d’ortez. Elles calmeront la douleur. La kirg vous a administré une forte dose d’un poison anesthésique. Il est rarement mortel mais provoque de forts désagréments. Par chance, la dose n’a pas entrainé une paralysie des muscles ni du cerveau. Vous retrouverez l’usage de votre corps progressivement.
— Je lui en suis extrêmement reconnaissante, ironisa Lorelanne en mastiquant les petites boules grises qu’il lui avait posées dans les mains.
La texture en était pâteuse, le goût insipide. Elle se retint de les recracher. Vaillamment, elle combattait la somnolence qui ne la quittait pas depuis son réveil au campement. Elle avait assisté aux difficultés des deux compères pour traverser le fleuve sans pouvoir leur prêter main forte. Des bouffées de rage l’envahissaient à mesure que filait la nuit. Le petit homme entraîna le garçon à l’écart. Il paraissait soucieux. Il jetait de fréquents coups d’œil vers la rive orientale qui se dévoilait peu à peu.
— Il faut partir à présent. Comme la petite ne peut rien porter, j’ai réparti l’indispensable entre nous. Toutefois je crains que ce ne soit pas suffisant pour atteindre le pays des Brumes. Aide-moi à remettre à flot la yole pour effacer toute trace de notre passage.
— Ce ne sera pas nécessaire, mon ami, l’assura le garçon navré. Ils savent déjà où je me trouve. Je les entends fureter à la lisière de mon crâne. Il ne leur faudra pas longtemps pour deviner nos intentions. Les gorgys approchent, leur présence se renforce. Et ce n’est pas un ridicule cours d’eau qui va les arrêter !
— Non, sûrement pas. Les ralentir à l’occasion. Alors ne perdons plus de temps.
Le petit homme se précipita vers l’embarcation. Il s’affubla d’un plaid, croisé sur la poitrine, qui lui descendait jusqu’aux pieds. Il se coiffa de l’indispensable bonnet plat qu’il orna avec coquetterie d’une brindille ramassée parmi les hautes herbes. Il se chargea d’un sac, l’équilibra dans son dos, passant les lacets de corde autour de l’épaule droite. Enfin il saisit une sacoche rebondie, la fit glisser sur l’autre épaule, empoigna deux courtes piques et grimpa jusqu’au sommet du talus en pesant avec difficulté sur ses courtes jambes. Au sommet, il s’arrêta pour souffler. Puis il s’éloigna sur la piste brune qui filait vers la haute muraille de granit. Elle obstruait d’un bout à l’autre l’horizon.
Sans-nom se chargea à son tour en regardant d’un air malheureux les provisions qu’ils laissaient derrière eux. Sigismond lui avait préparé un second paquetage qu’il tint serré entre les bras. Le fils de Tyrson fit deux pas, déplaça le havresac rebondi à en craquer d’un mouvement d’épaule puis rejoignit Lorelanne.
— Allons-y, dit-elle avec un pauvre sourire.
Elle s’accrocha à lui pour monter le talus. Là, il l’entraîna à la suite de leur camarade. En cette fin de la saison des Grands Calmes, la rive droite de la Salèze se couvrait de tapis floraux d’une rare diversité. Un magnifique tableau coloré dont les arbres étaient absents. Autant les Terres Mortes ne présentaient que désolation et solitude, autant la frange qui séparait le fleuve du Lat-Arhin se parait d’une végétation foisonnante, déversant des fragrances musquées. Des nuées d’insectes bourdonnaient à proximité. On entendait les trilles joyeux de quelques volatiles invisibles. La large voie de terre rouge était creusée d’ornières, de roches mises à jour et pulvérisées, et de sillons profonds taillés par d’anciens convois. D’abord, ils avancèrent lentement dans la grisaille d’une aube qui annonçait une journée radieuse puis leur allure se renforça au fur et à mesure que la fille des Brumes retrouvait un peu de sa vigueur.
La paroi verticale scintillait sous les rayons célestes. Elle dévoilait un flanc lisse et inaltéré. A la mi-journée, ils s’octroyèrent enfin un court repos. Ils se rassasièrent de galettes de méteil qui s’effritaient sous les doigts, faute de pouvoir les couvrir de miel, de crème ou de beurre frais. Ils parlèrent peu. Chacun économisait forces et énergie pour la longue marche qu’il leur restait à accomplir. Sigismond sortit de nouvelles boulettes d’ortez du paquetage. Cette fois, Lorelanne reprit la laborieuse mastication sans aucune hésitation. Les démangeaisons s’estompaient ainsi que l’insupportable torpeur. Son regard irisé retrouvait un brin d’assurance. Un ciel azuréen veillait sur leurs pas. Lorsqu’ils reprirent la route, Sigismond crut apercevoir des éclairs d’acier loin derrière eux, du côté de la Salèze, alors le petit homme accéléra discrètement l’allure. Enfin ils distinguèrent le bandeau gris qui tranchait verticalement la muraille de granit.
— La Passe, s’exclama la Damoiselle, l’espoir retrouvé.
Au même moment, Sans-nom plissa les paupières, la main en visière, pour mieux distinguer le nuage de poussières qui grandissait à leur poursuite.
— Vite, cria-t-il en l’empoignant par le bras, ils arrivent.
Et malgré l’épuisement, les fuyards s’élancèrent vers la Passe.
Le Référent Shitar-She dirigeait un Lenkras qui s’élevait à quatre-vingt-quinze individus, mâles et femelles confondus. Trente-sept d’entre eux l’accompagnaient au cours de cette chasse. Les autres avaient dû rester au comptoir de Doïl pour s’occuper du troupeau des Convertis et gérer les affaires courantes. Cinquante mercenaires suppléaient à cette absence. La proximité des humains le mettait toujours mal à l’aise. Leur chef, Temlyn, lui obéissait avec une servilité qu’il appréciait à sa juste valeur, c'est-à-dire à la hauteur de la prolixe générosité du Négus. Le Toroch était un combattant hors pair, cruel et amoral, mais d’une loyauté sans faille envers ces généreux employeurs. Le reste des mercenaires lui vouait un véritable culte. Ainsi en allait-il au royaume de l’Empereur Shimèses XIX, parmi les Seigneurs de guerre.
L’homme au crâne rasé montait un magnifique mult-liot à la robe fauve. Il inspectait depuis un moment le débarcadère des Gris avec attention. Rien n’échappait au regard incisif, ni les voitures retournées, ni les marques de décrépitude sur les installations, ni même les multiples objets répandus, en partie dissimulés parmi les broussailles.
Shitar-She guida le liot commun au côté du mercenaire qui le dominait de deux bonnes têtes. Comme pour ses congénères, un curieux harnachement ceignait le bas de son corps fuselé. Impossible de chevaucher à la manière des humains à cause de ses pattes trop courtes qui pendaient, inutiles, hors de la selle. Il était bien calé entre le pommeau et le troussequin surdimensionnés. De larges sangles croisées l’empêchaient de basculer lors de la chevauchée. Le Référent s’impatientait. Derrière eux, les deux troupes attendaient, en silence, séparément.
— Quand traversons-nous ? Vous savez combien il est crucial de mettre la main sur ces misérables…
— Cet endroit pue la mort !
Le gorgy pointa un museau frémissant vers le Cairn. Les petits yeux rouges l’empêchaient de voir distinctement au loin pendant la période diurne. Il portait une longue robe noire et le sempiternel justaucorps de cuir qu’affectaient ceux de sa race. Il couina de dépit. Le Mur l’envoyait aux trousses de l’enfant perdu, lui, Shitar-She, un septième de portée. Un incroyable honneur qui risquait de lui coûter si celui-ci s’échappait une fois de plus. Les Autres n’acceptaient aucun échec. En revanche, s’il réussissait à le livrer, il pourrait alors caresser l’espoir de devenir Négus des Territoires de l’Ouest. Et davantage, certainement, lorsque surviendrait la Cinquième Vague.
— Sharg ! chicota le Rat. A quoi servez-vous donc, Toroch, si nous devons agir à votre place ! Méfiez-vous que nous ne réduisions pas votre récompense de moitié !
Le visage aux pommettes saillantes se durcit. Ses yeux bizarrement rapprochés, bridés, se plissèrent dangereusement.
— Pense ce que tu veux, Shitar-She, mais un mal ancien habite ces lieux. Mes lames et moi, nous allons franchir la Salèze plus en amont.
— Pour perdre davantage de temps… hors de question. Je vais régler l’affaire … mais sois certain que je n’oublierai pas ta désobéissance, Temlyn-Djin. Je veillerai à informer la Main de ce refus dès notre retour.
L’intéressé haussa les épaules avec un mépris évident. Le mercenaire reporta son attention sur le cairn apparemment désert. Ulcéré, le Référent délaça rapidement les lacets de fixation en obligeant sa monture à s’abaisser vers le sol. Il regroupa autour de lui ses affidés. Ils entonnèrent une sourde litanie en se trémoussant d’un pied sur l’autre. La troupe de guerriers s’écarta des robes noires. Les Torochs leur jetaient des regards chargés de peur et de dégout. Soudain l’un d’entre eux poussa un cri et montra du doigt la tempête végétale qui se déchainait parmi les Pierres Dressées.
Guidée par leur Référent, la vague fangeuse investissait pouce après pouce les rocailles quand elle surprit la goule assoupie dans sa tanière. La créature n’était habitée que par une seule pensée primale : pour survivre… dévorer. Elle pansait ses plaies après la déconvenue de la nuit. L’intrusion la surprit. Elle déploya des pédoncules démesurés à la recherche des intrus. Sous les yeux effarés des mercenaires, les bras moussus de la Kirg bouleversèrent tout ce qui se trouvait à leur portée. Ils soulevèrent des roches, les balancèrent au loin, bousculèrent les monolithes et élevèrent des nuages de poussière. Ils arrachèrent buissons et arbres rachitiques, ébranlèrent les bases de l’embarcadère au point d’en pencher dangereusement l’assise. Désespérément, l’hydre végétale tentait d’atteindre les maudits bourreaux dont l’étreinte mentale broyait peu à peu sa conscience. Puis les bras de la créature se dressèrent en une ultime convulsion avant de s’écraser au sol. L’ogresse expira, sa flamme de vie soufflée par la magie des Rats.
Les gorgys regagnèrent leurs montures. Le Référent Shitar-She s’approcha du chef des mercenaires. Il retroussa les babines, dévoilant des crocs pointus. D’un œil narquois, il détailla le guerrier. Les bottes de cuir noir montaient jusqu’aux genoux. Un pantalon clair et large supportait deux fourreaux lacés, porteur chacun d’un poignard effilé à la poignée de corne sculptée. Un caftan crème, légèrement croisé, brodé et surchargé de pièces de cuir, couvrait le corps maigre, presque ascétique, dont une large ceinture colorée, en tissu, entourait la taille.
« Une défroque qui sied parfaitement à ce triste individu, songea-t-il. A quoi bon cet attirail d’acier si une malheureuse plantule les force à reculer ! » Il se fit un plaisir de l’humilier en public.
— La place est libre, Djin, cracha le Rat. Nous avons perdu assez de temps avec ces broutilles. A votre tour à présent ! Faites-nous traverser !
La mine sombre, le mercenaire lança la monture à l’assaut de la pente douce, suivi comme son ombre par ses hommes. Les longues épées tressautaient dans leurs dos. Leurs mains, le lobe de leurs oreilles et leur cou témoignaient d’une fascination maladive pour les bijoux ostentatoires, clinquants et rutilants. Sous les directives d’un Temlyn-Djin qui fulminait, les Torochs s’attelèrent aussitôt à la tâche. Pendant que certains remettaient à flot l’une des barges, abandonnées par les Voyageurs, trois cavaliers traversèrent la Salèze en luttant contre le courant impétueux. Ils tiraient derrière eux de solides cordages. Avec l’aide des mult-liots, ils halèrent ensuite de l’autre rive des filins d’un bras d’épaisseur. Une fois la manœuvre accomplie, les Torochs attachèrent les traverses au tambour du treuil et actionnèrent les leviers démesurés jusqu’à les tendre au-dessus de la surface de l’eau. Le transport de la troupe occupa la matinée entière. Les gorgys franchirent les premiers la Salèze. Ils maintenaient leur emprise psychique sur leurs montures qui montraient des signes de fébrilité. A peine sur la berge opposée, ils laissèrent le soin de la traversée des bêtes de bât aux humains. L’après-midi était déjà bien entamé lorsqu’ils se lancèrent finalement à la poursuite du trio. Bizarrement, le chef des Torochs prit un malin plaisir à ralentir les traversées. Il exécrait le Référent. C’était viscéral. Jusque-là, escorter des colonnes de Convertis jusqu’au Mur, à travers les Terres Mortes puis les Thielvériles hostiles, n’incommodait pas cet homme froid, pétris de certitudes religieuses. Au cœur de la Mystique, l’antique cité de Gald, le Djin fréquentait une société secrète, les Zegthars, qui prônaient de sombres préceptes et annonçaient l’Ultime Combat. Des fanatiques qui, jusque-là, n’avaient jamais réussi à pénétrer l’entourage restreint de l’Empereur Shimèses XIX, combattus par la majorité des Mains et des tribus. Temlyn, lui, écoutait leurs funestes prédictions sans toutefois y apporter crédit. Pour l’heure, les Rats rétribuaient grassement ses services. Chaque course ne présentait qu’une part restreinte de risques. Il contribuait de cette manière à la prospérité de l’Empire, son seul devoir.
Seulement, cette fois, c’était différent. Temlyn n’ignorait pas qu’ils pistaient l’enfant perdu d’Yrathiel. Les plus folles rumeurs couraient sur le compte d’un soi-disant Prédestiné. Maître-dragon pour les habitants de la cité de Galadorm, Eliathan pour certains Hommes Gris, exécrable imposteur pour les autres, ce garçon adorait semer troubles et discordes dans son sillage. Et si ces malheurs atteignaient l’Empire à leur tour ! Le guerrier de l’Est estima une fois de plus qu’il n’aimait pas cette chevauchée mais qu’il se devait de découvrir la vérité cachée derrière ce tapage. Il enfourcha sa monture, résigné à rattraper Eliathan si, du moins, le garçon qu’il pourchassait se révélait bien être ce supposé épouvantail. A l’arçon de devant pendait un casque rond en fourrure épointé, muni d’un maillage d’argent. Il fut tenté un instant de le coiffer mais la bataille paraissait encore loin. Les Rats s’étaient déjà mis en route. Les deux groupes demeurèrent à distance. Ils se rapprochèrent rapidement de la haute falaise qui marquait les limites du lat-Arhin.
La Mère des Clans observait d’un œil critique l’ouvrage antique. L’assemblage de poulies et de cordes, de leviers et de cabestans, était construit sur un socle de pierres taillées, d’une hauteur d’homme. Assemblées sans mortier par la puissance de l’esprit créateur, songea-t-elle. Le long panier, blasonné d’étoiles-miroirs, reposait non loin. Une corde le reliait à l’édifice et s’enroulait autour d’un large tambour actionné par une sorte de grande cage à écureuil dans laquelle devait marcher un homme pour faire fonctionner le mécanisme.
— Shaïa, leurs poursuivants se rapprochent. Jamais Sans-nom ne parviendra à atteindre le Lat-Arhin sans notre aide. Laissez-nous lui porter secours avant qu’il ne soit trop tard.
Penché au bord de la falaise, Tibelvan bouillait sur place.
— Sois sans crainte, nous ne les laisserons pas faire.
Elle posa les mains contre ses tempes. La petite Femme Grise lévita à une coudée du sol. D’une voix forte, elle interpella l’invisible.
— Sans-nom ! Sans-nom, mon petit, nous sommes là. Au sommet. Ne t’arrête pas surtout. Tes ennemis te talonnent. Toujours dans les ennuis à ce que je vois. Tu dois franchir la Passe avant eux. Ils ne pourront pas y chevaucher, la pente est trop raide. Cours mon enfant, voilà. Oui, oui, c’est moi, Elivashavitara. Bien évidemment que je suis vivante, que vas-tu inventer là ! Nous allons t’aider. Mais méfiance, la montée est périlleuse.
Elle écouta un court instant. Ses lèvres s’agitèrent comme elle poursuivait l’entretien en silence. Les autres la contemplaient, fascinés. Soudain, le visage poupin se crispa de colère.
—Non ! non, je te l’interdis, tu m’entends ! Je te l’interdis !
Elle écarquilla les yeux et chuta au sol en battant des bras.
— Quel impossible garnement !
— Que vous arrive-t-il, Mère ? demanda précipitamment Tib, en l’aidant à se remettre sur pied. Elle se dégagea d’un geste sec et déversa sa colère sur le malheureux.
— Oh, vous les humains. Tu le connais mieux que moi, il n’en fait qu’à sa tête.
Elle s’arrêta soudain, parut écouter une convergence lointaine, inaudible des autres membres du groupe, puis elle se précipita vers la machinerie.
— Vite, à l’abri ! C’est insensé !
Sans chercher à comprendre, Yvan, Shana et Tibelvan la suivirent derrière le socle, à une foulée du précipice.
Le premier, Sigismond Ardevaingt atteignit la fissure, dans l’ombre de la falaise. Elle mesurait deux toises de large au sol mais se rétrécissait rapidement en s’élevant au point que le ciel n’était qu’un filet à peine visible. Une obscurité blafarde régnait à l’intérieur, une fois le seuil franchi. La pente rude, les parois striées en de multiples endroits par le frottement des voitures. Le petit homme hésitait à s’y engager. Lorelanne arriva auprès de lui, essoufflée, le visage rougi. Même ainsi, songea-t-il avec un étrange regret, elle est tellement belle. A cinq pas, Sans-nom s’était brutalement arrêté, la tête penchée en arrière. Il scrutait le sommet de la barrière granitique. Puis il se retourna vers les Rats, à présent des ombres fantomatiques au sein du nuage de poussière.
— Que lui arrive-t-il donc encore ? demanda Sigismond à la jeune fille qui grimaça d’incompréhension.
Le Tisseur approcha en riant.
— Ne me demandez pas comment je le sais, expliqua-t-il en coupant court à tout commentaire, Elie est là-haut. Elle est en vie. Eliléa Glashahadi a menti ! Ma petite Mère nous attend au sommet des falaises. J’ai peine à y croire mais c’est ainsi. J’en remercie les Inconstants.
Comme ils le fixaient ébahis, il éclata d’un petit rire clair puis les poussa en avant. Lorsqu’ils franchirent le seuil de la Passe, il tissa un globe à feu à peine plus gros qu’une orange qui éclairait les lieux d’une aura marine. Il le tendit à la fille des Brumes. Puis il serra la main de Lorelanne entre les siennes.
— Inutile de protester, rejoignez mes amis au plus vite. Il est grand temps qu’Eliathan donne une bonne leçon à cette engeance des Fosses. Auprès de la Matriarche Naharashi Elivashavitara et du Mystic Mondolini, vous serez en sécurité.
Comme les traits adorables se plissaient sous les prémisses d’un refus prévisible, Eliathan prit un ton enjôleur.
— L’Ether m’aidera. Je t’en prie… rien ne peut arriver au Porteur d’espoirs s’il vous sait hors de danger. Ne m’oblige pas…
— Venez, Damoiselle ! Notre bon ami a plus d’un tour dans son sac, nous pouvons nous fier à son jugement.
— Merci, Sigismond.
Le cœur serré, Sans-nom les regarda s’éloigner. Avait-il raison d’agir ainsi ? L’étendue du lat-Arhin n’était qu’un vaste reg. Une idée, folle sans doute mais séduisante, germa aussitôt cette vision entrevue, inspirée par les Mémoires Délirantes du Pourfendeur. Auxquelles il comptait bien donner une nouvelle résonnance. Jamais il ne s’était senti aussi confiant.
Ainsi certaines pièces du puzzle s’imbriquèrent une à une. J’aurai sans doute pu, Elie, en rejetant ce costume, vous retrouver au sommet du lat-Arhin. Nous aurions combattu côte à côte au risque que plusieurs ne soient blessés sinon pire. Le Sans-nom de la forêt de Brye agirait de la sorte. Mais les épreuves traversées m’ont profondément transformé. Puis l’idée de donner vie aux prédictions du Noble Gilgerad avait de quoi me séduire. Le Tisseur s’enfonça davantage dans le passage taillé par les Hommes Gris jusqu’à trouver l’endroit propice. Il s’assit en tailleur face aux étendues de fleurs qu’il entrevoyait entre les deux flancs de roche. Serein, il se prépara mentalement à l’affrontement. Le Façonneur de Rêves émergea au sein de la Trame. Autour de lui, l’Onirie déployait les fastes des premières Aubes et illuminait chaque parcelle d’artifices. Des vagues d’émotions balayèrent certitudes et calculs. Pantois devant tant de beautés, l’enfant d’Yrathiel s’émerveillait des lacis de lumières qui se déployaient bien au-delà de la faille. Sans-nom exécuta le tissage. Rien n’aurait pu le distraire. Il soigna la courbe des griffes tranchantes, la longue queue en pointe de flèche, barbelée, puis s’attacha aux reflets émeraude des écailles, ajouta quelques nuances mordorées au long cou reptilien, s’attaqua au dessin des ailes membraneuses. Bientôt, devant la porte du Royaume des Gris, un dragon de taille respectable soufflait de minces jets de vapeur blanche. L’ouvrage terminé, il s’adressa aux audacieux qui osaient ainsi lui donner la chasse. Il parla à chacun d’eux, avec sincérité, désireux d’épargner leurs vies. Mais pouvaient-ils seulement l’entendre !
— Passez votre chemin, serviteurs des Autres ! Retournez gémir aux pieds de vos maîtres ! Je n’ai de griefs envers aucun d’entre vous. Seule la Miséricordieuse vous attend en ce lieu.
« Quelle mouche te pique, mon enfant ?
La voix familière s’insinua au sein du songe éveillé. Une part de lui sourit à sa venue. Il se dissocia afin de maintenir l’emprise nécessaire aux tâches en chantier.
— Ma chère Elie, je m’applique à agir comme vous me l’avez enseigné. Je donne juste une petite leçon à ces scélérats. Il est grand temps que les gorgys apprennent à craindre le Porteur d’espoirs ?
— Mais tu ne peux…
— Les affronter. Qu’en savez-vous ? Le Pourfendeur a écrit : « Et le Porteur d’espoirs offrira le choix de vie à ses ennemis avant qu’advienne l’Irrémédiable. Car il se montrera charitable envers les suppôts des Autres. »
— Mais mon enfant, tu n’es pas…
— Qui ? Eliathan ! Comment pouvez-vous encore en douter ? N’est-ce pas l’habit que vous désiriez tant me voir endosser ?
— Tu n’es pas encore prêt !
Il devina le profond désarroi qui agitait la Mère des Clans. Une part de lui s’en attrista. Avait-elle donc si peu foi en son élève et … en son propre jugement ! »
Durant cet échange silencieux, les gorgys s’avancèrent aux abords de la Passe. Par précaution, il préféra mettre un terme à leur entretien. Sa mémoire était excellente, fidèle reflet des lignes parcourues sur les feuillets de l’Ylliad.
« Mais lorsque l’heure viendra, l’Eliathan déchainera des pluies de feu et de roches sur les démons qui l’empêcheront de mener à bien sa mission !
— Où as-tu … »
Il la chassa de son esprit. D’un souffle, avec fermeté. Sans-nom reporta alors son attention sur les Rats et leurs serviteurs humains. Avec méfiance, le Référent et les trente-sept acolytes observaient à distance le dragon. Une vague impure balaya le seigneur des airs. Elle ne rencontra qu’un exaspérant néant. Mal à l’aise, Shitar-She se contorsionnait sur la selle à dossière en penchant la tête de côté. Magyar-Vehr, un frère de portée, chuinta à son adresse : « Pas de vie ! Pas d’âme ! Qu’en penses-tu, ma-y-She ? » L’évocation inhabituelle de leur lien de sang révélait le trouble qui agitait le groupe face à l’impressionnant gardien. Le Référent chicota, agacé. Le Djin poussa jusqu’à lui, les yeux fixés sur le dragon qui balançait la longue tête cornue de droite à gauche.
— Il n’était pas prévu, celui-là ! gronda-t-il sourdement.
Le Rat fixa méchamment le Toroch qui se renfrogna.
— Jusqu’à Galadorm, je croyais leur satanée race éteinte. Avec celui-ci, ça devient un peu trop courant de les retrouver en travers de notre route.
— N’espérez pas encore vous dérober. Débarrassez-moi de lui et je décuplerai vos appointements. Mais méfiance, cette horreur a quelque chose d’anormal…
Une nouvelle vague s’épuisa sans découvrir la moindre étincelle de vie. Temlyn-Djin désigna trois Torochs qui tirèrent au clair leur longue lame en poussant des cris d’effraie. Ils piquèrent des deux en direction du dragon. Les fers tourbillonnaient au-dessus de leurs crânes rasés. Avec une grâce pataude, le dragon déploya ses ailes et s’éleva lentement dans les airs. Les Torochs ralentirent leur course, médusés, rendus brutalement muets par l’esquive inattendue de cet adversaire pourtant supérieurement armé.
— Je m’en doutais, couina le Rat. Ce n’est qu’un vulgaire artifice destiné à nous ralentir. Cette chimère ne peut pas nous meurtrir !
Et, joignant l’action à la parole, le Référent sauta de sa monture. Il gravit les quelques toises qui le séparait de l’entrée de la Passe.
Alors trois évènements intervinrent simultanément. L’admirable tissage se volatilisa sous leurs yeux, une joyeuse fugue s’échappa de la déchirure de la roche et la voix de l’enfant perdu, péremptoire, surgit dans l’esprit de chacun.
« Fuyez malheureux, il est encore temps ! Fuyez … ou bien périssez ! »
La ritournelle légère se jouait avec désinvolture de leur effroi.