L'enfant perdu.
Livret 3 : Galadorm.
Chapitre 11 : Trahison. (2)
Dans la Grande Salle Commune, Elie veillait, ombre solitaire. La réunion secrète, du moins espérait-elle qu’elle le demeure, s’était terminée tôt dans la soirée. Ses quatre compagnons s’en étaient allés effectuer les derniers préparatifs de l’équipée du lendemain. La Shaïa Naharashi Elivashavitara ressassait les visions oniriques observées depuis la désignation de Rhoda. Rien d’encourageant. Un doute affreux la taraudait. Pouvait-elle s’être trompée ? Même si sa santé s’améliorait, en elle brûlait l’ichor du démon qui régnait sur Yrathiel. La perception des flux qui agitaient l’Ether s’en trouvait diminuée, voire altérée. Elle s’emmitoufla frileusement dans la parure de laine qui lui servait de châle.
— Mère !
Elie sursauta. Elle prit conscience qu’elle n’avait pas entendu approcher l’indésirable. Le Mystic Mondolini se déplaçait silencieusement mais tout de même. Jadis, au sommet de sa forme, elle aurait perçu sa présence alors qu’il traversait la galerie, avant même d’entrer dans la salle.
« N’est-ce pas folie que d’entreprendre une telle aventure me sachant si amoindrie ? », songea-t-elle avec amertume.
Le géant avait quitté la tenue d’apparat pour une vieille combinaison multicolore. Un long moment, il fixa les braises en silence avant d’intervenir d’une voix où couvait la colère.
— Vous souhaitez écarter mon vart sous prétexte de le désigner à la tête du Clan pendant notre absence ? C’est une erreur. Gaëlion fera un excellent ainé pour les nôtres. Edom et Plaloisin l’épauleront avec efficacité. Lido est jeune, impétueux, trop inexpérimenté pour de telles responsabilités. Nous ne nous sommes jamais quittés depuis qu’il me fut confié à la disparition des siens.
— Je sais cela, fils des Gris. J’aurai aimé qu’il en soit autrement, concéda-t-elle en lui posant la main sur l’avant-bras qu’elle serra, lui transmettant ainsi une partie de son appréhension.
Il la dévisagea, inquiet. Les yeux d’Elie débordaient d’une peine immense. Il trembla intérieurement, une fois de plus effrayé par les redoutables connaissances de la femme-enfant.
— Si Lido nous accompagne, il mourra. Ce Devenir flamboie l’Ether !
Elle parlait avec une assurance ravageuse.
— Je ferai en sorte que cela ne se produise pas, Shaïa.
— Alors vous partagerez ce funeste sort, Yvan. Et je vous l’interdis. Eliathan a besoin de nous tous. Je t’en prie, mon enfant, c’est la survie de notre Monde qui se joue dans cette partie de dupes. L’emprise du Premier clan grandit, cela ne fait aucun doute ! Des ombres mortifères agitent la Liploca… et je ne suis pas en mesure d’intervenir !
Leurs regards se jaugèrent, s’affrontèrent en silence. Très vite, la petite Mère sut qu’elle ne réussirait pas à le convaincre. Yvan Mondolini possédait une volonté rebelle, inflexible, qui échappait à toute rationalité. C’est aussi pour cela qu’elle l’avait choisi. Et formé. Espérait-elle vraiment infléchir le cours des évènements… « J’aurai tenté ! songea-telle. »
La vaste tente des Matriarches dominait la bouillonnante cité d’Olt. Les bannières des Clans flottaient sur l’enceinte crénelée qui remplaçait la traditionnelle palissade en rondins de bois. Autour des quatre Portiques sculptés, peints de rouge, bleu et or, s’élevaient à présent d’élégantes barbacanes, closes par des portails armoriés de griffons d’argent, symboles du gardien des lieux, le Premier clan du noble Gilgerad.
Vers le milieu de la matinée, Elie pénétra à l’intérieur, échappant d’un coup au tumulte du Grand Départ. Le Mystic Mondolini et le vart Muliris l’encadraient, suivis de près par la Femme Grise, Shana Landis, et le fils des hommes, Tibelvan de Massilia. Nul doute que des yeux attentifs les observaient. Des globes à feu éclairaient avec parcimonie le corridor. Ils gagnèrent la bibliothèque des Mystics sans rencontrer âme qui vive. Une fois parmi les rayonnages, Elie retira le manteau avec soulagement. Elle dévoila une confortable tenue de voyage, de courtes bottes lassées aux chevilles et un pantalon en soie évasé, resserré au niveau de la taille par une ceinture de velours. Un corset enserrait le corps nubile sous une petite veste à manches courtes brodée de fleurs. Des anneaux garnis de perles ornaient ses poignets graciles. La Matriarche du Troisième clan s’installa sur une chaire. Le Mystic Mondolini déposa sur le pupitre lui faisant face les lourds feuillets vélin d’un registre vieux d’un millécycle.
— Mère, cette visite est une pure folie.
— N’aie aucune crainte, Yvan. Laisse-moi à présent, il me faut des réponses. Et ce n’est pas une fois rendue à Rhoda que je les obtiendrai.
L’Homme Gris s’écarta de mauvaise grâce. Il ne partageait pas l’optimisme d’Elie. L’idée de retarder leur départ lui déplaisait royalement. Alors qu’ils étaient censés quitter Olt avec leur clan. Il s’adossa à une étagère, prêt à bondir dès qu’elle aurait trouvé une explication à ce qui la troublait. Le vart Muliris et Shana Landis bavardaient à voix basse à deux pas. Tibelvan, lui, ruminait en silence, à l’écart. Son séjour au sein du Troisième clan s’éternisait.
Ses amis occupés par les préparatifs de la migration vers Rhoda, il s’était vite senti esseulé parmi les Hommes Gris. Le jeune homme s’écarta du groupe. Il recula vers la salle principale où, d’ordinaire, festoyaient les Mystics. Cet endroit lui donnait la chair de poule. L’éther, pur et puissant en ce lieu, lui tournait bizarrement la tête. Il se sentait nauséeux. L’ombre d’un battement de cil, il regretta d’avoir suivi le Mystic Mondolini. Finalement cette vie d’aventure n’était pas faite pour lui. Il espérait retrouver rapidement Sans-nom, son ami, et vivre à ses côtés comme autrefois.
A la périphérie de sa vision, il surprit une ombre. Le souffle lui manqua. Tib se concentra sur la vaste salle encombrée de tablées de chêne, d’armoires massives et de coffres sur lesquels trônaient des perces de tonneaux. De nouveau, il surprit un rapide mouvement, puis un second, un troisième. Lentement, il recula à l’abri des étagères. Des silhouettes entièrement revêtues de noir progressaient avec d’extrêmes précautions vers les étages, les poings armés d’acier. Le jeune homme se précipita pour avertir le Mystic. Trois mots suffirent. Ce dernier lui intima le silence d’un geste. Yvan alerta Lido et Shana puis s’empressa auprès de la Matriarche. Ils s’entretinrent à voix basse quelques instants. Délaissant l’ouvrage ouvert sur le pupitre, Elie sauta au sol. Elle leur fit signe de la suivre.
— Qu’as-tu vu ? chuchota Lido en se portant au niveau du jeune homme.
Derrière lui, la Femme Grise tendait l’oreille. Le baudrier à l’épaule, le vart tenait la khanna. Shana Landis ne portait aucune arme comme l’exigeaient les décrets du Pourfendeur.
— Des Hommes Gris habillés de noir, le visage recouvert d’une cagoule. Ils tiennent de longs poignards et se déplacent furtivement comme des chats. Je crois qu’ils préparent un mauvais coup…
Le vart Muliris hocha la tête comme pour appuyer ces dires. Son visage s’assombrit.
— Des assassils. Il ne manquait plus qu’eux. Combien sont-ils ?
— J’en ai comptés huit mais ils continuaient à arriver par le vestibule. Qui sont les assassils ?
— Des tueurs sans scrupules qui font le sale boulot du Clan. A présent, Sage Tibelvan, c’est la Miséricordieuse qui nous piste. Espérons que notre Mère saura nous en préserver.
Tib jeta un regard inquiet derrière eux mais il n’aperçut aucun des terribles croquemitaines. La Shaïa Naharashi Elivashavitara les guidait d’un pas vif à travers le labyrinthe de la bibliothèque. Bientôt les rayonnages s’interrompirent. Ils traversèrent un vaste hall. Seul, un minuscule globe à feu éclairait les pas de la matriarche, suivie de près par ses compagnons. Soudain un mur de roches leur barra le passage, qu’ils longèrent quelques instants jusqu’à trouver l’entrée arrondie d’un couloir. Pour la première fois, Elie marqua une hésitation. Derrière eux, ils aperçurent alors de petites lucioles. Les loups les chassaient de près. Tib sentit la peur s’emparer de lui tant elles étaient nombreuses. Lido lui tendit un court poignard. Une arme parfaitement équilibrée. Le jeune humain la soupesa, en partie rassuré, d’autant plus que leur guide choisit finalement d’emprunter l’étroit boyau, bas de plafond, où ils progressèrent à la queue leu leu.
Ils croisèrent plusieurs intersections noyées de nuit. Certaines balayées de miasmes peu engageants. A chaque fois, Elie et Yvan se concertaient à voix basse pendant que les autres surveillaient leurs arrières. Tib était totalement déboussolé. En ces lieux, l’Ether se faisait de plus en plus présent. Son corps réagissait vivement. La Femme Grise qui le suivait de près, le poussait en avant en l’encourageant. Ses compagnons paraissaient moins affectés que lui. Cependant il surprit un léger duvet de sueur sur le visage de Shana. Au sortir du couloir, les fuyards débouchèrent dans un espace immensément vaste, violemment éclairé par une multitude de globes à feu incrustés dans des piliers gigantesques dont les pinacles se perdaient sous des nuées d’orage. Tibelvan ouvrit de grands yeux étonnés. Jamais il n’aurait imaginé qu’un tel endroit puisse exister. Le sol était inégal, hérissé de stalagmites. Ils grelottaient sous un froid glacial. A peine s’étaient-ils éloignés d’une demi-lieue que leurs poursuivants surgissaient du corridor. Si nombreux, entièrement revêtus d’une combinaison sombre, le visage voilé, sans aucun des signes d’appartenance clanique. Des ombres létales.
— Lorsqu’un clan décide d’accomplir un forfait peu honorable, l’Ainé nomme parmi les siens des assassils. Une totale impunité leur est alors promise. Les assassils n’ont de compte à rendre à personne, pas même à la Liploca. C’est ainsi qu’un Peuple Honorable se décharge des basses besognes, expliqua avec une certaine amertume Lido. Nous n’avons aucune pitié à attendre d’eux.
— Ils ne peuvent tout de même pas s’en prendre à Elie, murmura le garçon en désespoir de cause. C’est une Matriarche !
— Ils vont se gêner. Rien ne leur est interdit, une fois coiffés du shagor… - Il réfléchit un court instant et, devant l’expression affolée du jeune humain, précisa toutefois. – seulement ils ignorent à qui ils ont affaire…
Ils se tournèrent vers la petite Shaïa et son Mystic.
— Je suis désolée, mes pauvres amis J’ai mis vos vies en péril. Le Premier clan a décidé notre perte. J’aurai dû suivre vos conseils, fils des Gris, et renoncer à cette stupide recherche.
— Le Premier clan regrettera cette décision. Nous nous en sortirons. Par le fer, s’il le faut.
Le robuste guerrier extirpa la khanna de son fourreau. Ses gestes étaient fluides et calmes. Yvan surveillait la progression des assassils en décrivant quelques moulinets gracieux avec la lame. On l’aurait cru à l’entrainement sur la plage de sable fin du lac d’Estriange.
— Mère, partez ! Eliathan a besoin de votre aide. Avec Lido, nous retiendrons ces chiens le plus longtemps possible. Peut-être trouverez-vous le moyen de leur échapper. Emmenez Shana et le garçon avec vous.
Persuadé que sa parole ne serait pas contestée, Yvan se détourna. Le vart Muliris se posta à sa gauche.
— Il n’est pas question que je vous laisse les affronter seul, Mystic Mondolini, s’écria la Femme Grise avec colère.
Son visage flamboyait sous l’outrage. Surpris, Yvan la dévisagea. Il lut dans son regard un reproche plus intime, personnel.
— Donnez-moi votre seconde lame. Je vous montrerai de quelle manière je vous suis utile.
Shana tendait la main. Tout en elle implorait un geste. Mondolini ne laissa rien deviner de ses pensées secrètes mais il secoua la tête. L’Homme Gris s’exprima avec une incroyable douceur aux vues des circonstances : « Vous m’avez mal compris, Masha Landis. Loin de moi l’idée de vous déshonorer en vous contraignant à fuir. Mais il faut protéger notre Shaïa. Je vous charge de sa sécurité car sa vie m’est précieuse. »
La Femme Grise sourit malicieusement. Un instant, elle hésita, pesa le poids des mots puis acquiesça sans répliquer. A ce moment, Elie agrippa le bras gauche du géant pour le contraindre à la regarder. Elle fronçait des sourcils comme si elle s’apprêtait à gourmander un enfant turbulent. Puis elle frappa du pied. Derrière eux, le vart Muliris s’impatientait, lui aussi. Une cinquantaine d’Assassils approchaient dangereusement.
— Arrêtons-là cette comédie, les enfants. Vous trouverez bien d’autres moments. Quant à vous, Mystic, il est hors de question d’un quelconque sacrifice. Laissez-moi régler cette affaire. Ces bougres sont beaucoup trop nombreux d’ailleurs, même pour deux bretteurs de votre talent. Je ne les laisserai pas contrarier mes projets. L’heure du combat viendra bien assez tôt. Portez-moi, fils des Gris. Je suis encore faible. Je risque de pâtir de la débauche d’énergie que je vais leur accorder.
Obéissant sans protester, le Mystic Mondolini l’arracha au sol. Elle releva ses manches, amusée semble-t-il par leur air abattu. Puis elle s’ouvrit à l’Ether. Brusquement l’univers s’illumina autour d’elle. Elle attira les fibrilles avec une facilité déconcertante, les modela en un réceptacle qui pulsait d’une vie propre. Tibelvan sentit autour de lui affluer des énergies phénoménales. Il s’écarta du duo en frissonnant. Shana et Lido partageaient son inquiétude. Certes la petite Mère du Troisième clan possédait le don de Clairvoyance mais elle était aussi une Tisseuse expérimentée. Si les Matriarches se consacraient à l’épanouissement de la Vie, aucun Interdit ne les empêchait d’explorer de plus sombres Mystères. Et d’en maîtriser certains. Il lui répugnait d’agir de la sorte envers des Gris. Mais c’était eux ou les démons qui approchaient. En elle stagnait encore l’empreinte de Ghaisus. Un furoncle capable d’affecter jusqu’à la source primale. Elle s’y plongea avec répugnance. Bien entendu, l’immondice se rebella. Elle batailla ferme contre l’intruse. Lentement, la shaïa lui imposa une volonté de fer. Peu à peu, la coupe s’emplit d’une brume plus noire que l’encre, extraite de l’ichor d’un enfant-dieu. Alors Elie en imprégna la trame. Méthodiquement. Une brume suintante de larmes de pus surgit entre eux et les Assassils. Tibelvan se réfugia derrière ses compagnons. Yvan resserra son étreinte car la petite Mère laissa échapper un léger gémissement qu’il fut le seul à entendre.
— Mère, cessez cette folie. Laissez-nous brandir la khanna, chuchota-t-il en l’éloignant instinctivement du tissage répugnant qui grossissait à vue d’œil.
— Ce n’est pas ton heure.
Sous l’effort, Elie en oublia le vouvoiement exigé entre une Matriarche et ses Mystics.
—Bientôt ! Prépare-toi… Fuyez à présent ! … Fuyez par les Inconstants, aussi loin que vous le pourrez.
Le brouillard de fiel grandit jusqu’à dérober à leur vue les lueurs des Gris. Puis l’ondée se déversa sur les chasseurs. Animée d’une vie propre, répugnante et affamée. Sans un regard en arrière, les compagnons coururent droit devant eux. Elie ballotait entre les bras du Mystic. Ils couraient, jusqu’à en perdre le souffle. Comme un écho de leurs propres angoisses, la voix affolée de leur Matriarche les accompagnait dans cette étrange équipée.
La brume engloutit les Assassils. Elle les figea sur place. La folie meurtrière contenue dans les infimes gouttelettes s’insinua en eux à chaque inspiration, se déposa sur leur peau, envahit les pores puis les chairs. Ils n’étaient plus que des éponges où s’épanouissaient les humeurs du démon. Insidieuses, elles noyaient leur humanité, les ravalaient au rang le plus bestial de la création. Plusieurs se roulèrent au sol en grognant. D’autres s’agitèrent contre des peurs invisibles. Ils tranchaient l’espace avec fureur. Damnés à jamais, les guerriers du Premier clan s’entredéchirèrent avec rage. Arrachant les shagors qui n’avaient plus aucun sens pour eux, les malheureux se jetèrent à la gorge de leurs camarades, lacérant les chairs des ongles et des dents. Aucun n’échappa à la puissance maléfique du Maître d’Yrathiel.
A travers une vaste étendue plate, les fuyards franchirent la frontière avec l’Entre-Mondes. Sans s’en apercevoir. Ce qu’avait prédit la Liploca dans son implacable volonté de les anéantir. Les Assassils lancer à leurs trousses n’étaient en réalité que des rabatteurs. Sans doute Naharashi Elivashavitara aurait pu déceler l’imperceptible membrane qui protégeait cette réalité du couloir des mondes. Mais le Mystic Yvan Mondolini la portait évanouie, serrée contre lui. Le dernier Assassil hurla tout son soul, jetant alentours des regards hallucinés. Le rayonnement des globes à feux lui brûlait les pupilles. Accroupi, il se cacha la face du bras afin de se dérober à la douleur. Il n’était plus qu’un animal affolé. Finalement, le malheureux s’enfuit droit devant lui et l’Entre-mondes l’accueillit à son tour. La semi-obscurité le soulagea. Il marcha longtemps. A présent, la faim guidait ses pas… et la soif le tenaillait. Il s’arrêtait de temps à autre pour humer les vents tourbillonnants qui balayaient l’étrange paysage minéral. Brusquement le sol se déroba sous ses pieds, l’engloutit en absorbant un hurlement de terreur.
D’abord, Tibelvan ressentit un bien-être nouveau. Les picotements et la nausée provoqués par l’Ether disparurent comme par enchantement. Ils fuirent encore un certain temps avant de s’arrêter, épuisés, sur une hauteur. Ils voyaient à peine à trois pas. Incapables d’aller de l’avant, ils décidèrent de se reposer. Le Mystic déposa la petite Mère endormie sur le sol rocailleux avec d’infinies précautions. Il glissa sous sa tête un manteau roulé en boule. Puis ils se déployèrent autour d’elle. Chacun brandit une lame, le regard dur, fermement décidés à défendre leurs vies.
Jusqu'au réveil d'Elie.
Chapitre douze : La première rencontre.
Lorsque l’enfant d’Yrathiel pénétra sous la voute végétale, le cœur serein, deux jours de marche seulement le séparaient de la cité des miroirs, Galadorm la bien nommée. Torj était déjà largement entamé. La nature resplendissait de ses plus beaux atours. Plutôt dans l’après-midi, il avait quitté la Voie, encombrée par les voituriers et les paysans se rendant à la foire des Grands Calmes, à la recherche d’un endroit pour passer la nuit. Il s’enfonça dans le petit bosquet de noisetiers et suivit un sentier où deux profonds sillons révélaient les traces d’un récent débardage. Le sous-bois était dense ; fougères, arbustes et ronciers s’y disputaient le moindre arpent. Il marchait d’un bon pas à l’affut d’une trouée. Une sitelle coléreuse tambourina un temps ses tuit tuit sonores, dérangée par cet intrus.
En approchant de la clairière, Sans-nom entendit les claquements caractéristiques d’un fouet et les gémissements qui, généralement, leur font échos. La scène lui glaça les sangs. Parmi les souches, des espaces plats circulaires présentaient des traces anciennes de brasiers. Ils étaient bordés de larges pierres plates. Au centre de la clairière, deux silhouettes s’affrontaient. La colère le submergea. Les lanières en cuir claquèrent dans l’air surchauffé avant de s’abattre sur le malheureux recroquevillé au sol. Le gorgy mesurait à peu près sa taille. A chaque coup porté, son museau frémissait de plaisir. Un rictus sadique dévoilait de petites dents pointues. Une tache vermeille s’élargissait sur les haillons crasseux.
— Assez ! Cessez, misérable ! Comment pouvez-vous…
Le fouet se figea en l’air à l’intervention du garçon. L’individu était vêtu avec raffinement d’un pourpoint en tissu doré et noir, sous une courte cape violine au haut col en éventail, paré d’une rangée de perles de nacre. Une robe grise dissimulait les pieds griffus et une large ceinture argentée enserrait une taille étroite. Une dague y pendait, négligemment. Sans-nom le dévisagea, intrigué par un tel faste. Jamais il n’avait croisé la route d’un gorgy revêtu comme un baron. Durant quelques minutes, les deux antagonistes se mesurèrent du regard tandis que l’odieux personnage étreignait les lanières du fouet, affichant un dédain narquois. Nul doute qu’il considérait le trouble-fête inoffensif. Le garçon contrôlait mal sa colère. De la forme inerte qui gémissait au sol, il n’apercevait qu’un foisonnement de cheveux hirsutes et sales, à l’image des pauvres étoffes souillées de boue et de crasse.
— Adorable, chuinta le gorgy. Aurais-tu, enfant des hommes, l’intention de m’interdire de la rosser comme je l’entends ? Cette misérable est mienne ! J’en dispose comme bon me semble. Tu n’as pas idée de la stupidité de ton acte. A qui donc crois-tu avoir à faire ?
— Peu m’importe. Par les Inconstants, je vous en empêcherai.
— Et comment ?
Un simulacre de rire l’agita, qui écorchait les oreilles. Il pointa une griffe vers le gêneur.
— Toi ? Jeune insensé, tu appartiendras bientôt au Négus Shéhoshar.
De la bave dégoulinait le long de son museau. Ses yeux brillèrent intensément. La vague fangeuse frappa Sans-nom avec une soudaineté reptilienne. Seulement le fils de Tyrson s’était préparé à cette éventualité. La tempête l’environna sans l’atteindre. L’instant suivant, elle s’évanouit. Se contorsionnant sur le côté, le gorgy le fixait avec étonnement.
— Comment as-tu réussi à te dérober ? Qui es-tu ?
Prenant une attitude résolument menaçante, Sans-nom s’avança, ravi par ce premier succès. Oubliant la plus élémentaire des prudences, l’adolescent releva le menton. Bien entendu, il gardait ses défenses affutées mais il se sentait disposé à poursuivre la conversation. Une idée qu’il devait plus tard regretter amèrement. Il se rengorgea en gonflant le torse : « Tu ne peux pas me vaincre avec tes sorcelleries de bazar, gorgy. Mon Art t’est supérieur. Il me vient des Premiers, de l’Enfance du Monde. Alors quitte immédiatement cette clairière et je t’accorde la vie sauve. »
Une nouvelle vague le frappa sans prévenir. Cette fois, elle faillit l’estourbir. Affolé, le Tisseur recula en fixant le Négus qui ricanait de plus belle. A présent qu’il le voyait flancher, le misérable ne doutait plus de son ascendant. Comme il s’apprêtait à frapper de nouveau, une flamme merveilleusement pure enveloppa Eliathan. Elle irradiait une énergie telle que le Négus, incrédule, se protégea les yeux pour ne pas s’y brûler. Puis l’Elémentaire – Car il ne pouvait s’agir que de l’un de ces misérables rescapés des anciens Ages acoquinée à l’humain. - contre-attaqua. Une langue ignée le percuta. La douleur vive le fit couiner. Il recula précipitamment.
Le Négus Shéhoshar n’était pas le seul à s’étonner. Bouche bée, Sans-nom observait les voiles éthérés avec l’émotion du novice qui contemple l’œuvre d’un maître. Ce Tissage ne lui appartenait pas. Il déployait une incroyable complexité. Et une félicité qu’il n’avait jamais ressenti lors des séances d’apprentissage dans la clairière de Brye. Assurément, il baignait dans l’Ether de l’enfance du monde. Cette Trame recelait une pureté primale dont les Brumes d’Yrathiel, elles-mêmes, étaient dépourvues. Il y puisa un plaisir phénoménal. Un instant, Sans-nom tenta d’y mêler sa propre inspiration. Mal lui en prit. Le brasier s’éteignit. Il ressentit aussitôt un vide immense. La voix nasillarde du Rat le rappela à la réalité.
— Qui es-tu ? répétait le Négus en sautillant sur place.
Shéhoshar dégagea la dague de sa ceinture. Cet enfant serait à lui. Quand la réponse s’imposa d’elle-même, le Négus n’osa y croire. Sans-nom releva la tête, inspira profondément. Son désarroi disparaissait par lambeaux.
— Les Hommes Gris m’appellent Eliathan, le Porteur d’espoirs. Autrefois, les Oégirs m’ont surnommé l’enfant perdu !
Sans-nom exultait. L’écho de la Flamme Blanche résonnait encore en lui.
— Me reconnais-tu à présent, suppôt du Mur ? Je suis Celui dont les Races Libres aspirent la venue !
Le Négus contenait difficilement sa joie. Soumettre le rejeton d’Yrathiel signifiait la réalisation de ses plus folles ambitions. Pour cet esprit vaniteux, Eliathan lui appartenait déjà. Maladroitement, le garçon brandissait la lame du Gasthil. Le fer pointé vers l’avant, Sans-nom évaluait son adversaire comme lui avait appris le Mystic Mondolini. Le gorgy n’était pas un simple couteau mais un Référent. Selon Maître Sol’Déorm, un Négus commandait des cohortes d’hommes-rats.
D’où lui venait l’assurance qu’il vaincrait ce démon ? Sans doute de cette Présence, toute proche, qu’il devinait l’observer.
Shéhoshar se rua à l’assaut. Les lanières de cuir frôlèrent l’enfant. Il esquiva d’une volte. Elles laissèrent sur la joue glabre une légère estafilade. Devant les atermoiements du garçon, le Négus s’enhardit. En quelques sauts grotesques, il se porta à sa hauteur. La lame d’apparat frappa d’estoc. Elle rencontra l’acier du Maître des Arts Combattants et s’y brisa. Sèchement. Du poing, Sans-nom frappa le gorgy à la tête, projetant ce dernier au sol, geignard.
Derrière eux, le supplicié se relevait péniblement. Il s’approcha, serrant un morceau de bois ramassé aux abords de la faute toute proche. Il trainait la jambe droite. Son visage, ses bras étaient recouverts de boue. Sans-nom entrevit l’éclat d’une peau pâle, la naissance d’un sein à travers les haillons déchirés. Il ouvrit de grands yeux étonnés et se précipita pour soutenir la jeune fille vacillante.
La lueur sauvage qui brillait dans ses yeux le cloua sur place. Il n’osa plus le moindre geste quand elle le dépassa. La malheureuse se dressa au-dessus de son tortionnaire. Elle brandit la massue improvisée. Sans-nom bondit avant qu’elle n’ait eu le temps de frapper. Il lui arracha le morceau de bois des mains.
— Non, souffla-t-il en jetant au loin l’arme improvisée.
Il présenta la paume de ses mains en signe d’apaisement. Furieuse, la fille baragouina quelques mots qu’il ne comprit pas. Jusqu’à présent, il n’avait eu aucun problème à converser avec les gens du Continent. Maître Sol’Déorm l’y avait bien préparé. Seulement la sauvageonne s’exprimait dans un dialecte qu’il n’arrivait pas à identifier, la colère n’arrangeant rien. Désignant du doigt le misérable, elle se mit à cracher des invectives dont Sans-nom n’eut aucun mal à deviner la teneur.
— Je suis vraiment désolé. – Il s’exprimait dans le langage commun, essayant de capter son attention. – Ce monstre mérite votre courroux, certes, mais pas la Miséricordieuse. Personne ne mérite la Miséricordieuse.
Sèchement, il interpela le Négus Shéhoshar, qui, une fois sur pied, dodelinait de la tête. La fille le couvait d’un regard peu amène qu’il décida d’ignorer.
— Partez ! Et dites à vos semblables qu’Eliathan combattra les affidés du Mur. Quant à elle, je la garde avec moi. Aucun être vivant ne devrait appartenir à un autre. Je vous offre la vie. Profitez-en avant que je ne change d’avis !
Comprenant ses intentions, la fille protesta avec véhémence. Puis elle insulta copieusement le gorgy qui s’éloignait en boitillant. Arrivé à l’orée du bois, ce dernier se retourna. Ils l’observaient silencieux.
— On se retrouvera, bâtard d’Yrathiel. Quant à toi, chienne des Brumes, que les démons te dévorent le cœur ! Ton heure viendra également. Nos chemins se croiseront de nouveau.
L’adolescent fixa un long moment la boisée en se répétant la promesse du serviteur du Mur. C’est alors que le ciel s’abattit sur sa tête. Il tomba au sol, inconscient.
Lorsque Sans-nom reprit ses esprits, une douleur terrible lui vrillait le crâne. Il se souleva sur un coude. Sa main effleura avec précaution la masse des cheveux. Assis sur une large pierre plate, un drôle de personnage l’observait, débonnaire. Petit de taille, maigre à outrance, un bonnet plat de laine rousse orné d’une touffe de feuilles posé sur des cheveux blonds ondulés. Il portait une veste resserrée à la taille par une large ceinture et un pantalon en tartan vert, couturé de jaune. Un plaid assez grand pour recouvrir son propriétaire de la tête au pied était croisé sur sa poitrine et fixé avec une broche en argent au niveau de l’épaule. Mais ce fut surtout son visage qui retint l’attention du garçon. Un nez immense, un menton proéminent et des yeux en amande où dansait une lueur étrangement irisée.
— Messire, je suis fort aise qu’elle ne vous ait point occis. Cette diablesse n’y est pas allée de main morte. Méfiez-vous des femelles, je l’ai toujours dit. Surtout de celles qui tiennent une arme à la main. Fusses un misérable bâton.
— Que m’est-il arrivé ? se lamenta Sans-nom en s’asseyant difficilement sans lâcher la base de son crâne. La douleur s’estompait. Il ferma les yeux et respira longuement.
— Apparemment, la dame était en désaccord avec votre décision de laisser le gorgy s’en retourner indemne. D’ailleurs, permettez-moi de vous témoigner mon admiration. S’opposer à un Négus, voilà déjà un acte qui frise l’inconscience. Mais lui ravir son jouet pour finalement lui laisser la liberté. Quelle grandeur d’âme ! Dommage que cela est rendu sa prisonnière presque hystérique. J’ai bien cru qu’elle allait vous meurtrir à sa place.
Sans-nom lui jeta un regard torve. Il n’était pas d’humeur à badiner. Il explora du regard la clairière. La fille avait disparu. Il reporta son attention vers le petit homme.
— Vous étiez là ?
— En effet ! c’est avec grand plaisir que j’ai assisté à cette brillante démonstration d’héroïsme. Au passage, magnifique cette flamme blanche ! Imaginative et très efficace ! Je n’oserai pas vous demander de m’en révéler l’invocation…
— Et vous n’êtes pas intervenu ?
— Pourquoi l’aurai-je fait ? déclara l’inconnu, exprimant une candide surprise. Ce n’étaient pas mes affaires mais, soit dit en passant, vous vous débrouillez fort bien seul, jeune homme.
De nouveau Sans-nom grimaça comme un mouvement de tête un peu brusque réveillait la douleur. Lentement il se leva, oscillant sur place. Son interlocuteur bondit sur ses hautes bottes aux boucles d’argent. Saisissant le bonnet plat, il s’inclina : « Mais je ne me suis point présenté. Ser Sigismond Ardevaingt, pour vous servir, jeune Initié ! »
Il s’inclina tellement bas que Sans-nom craignit un instant qu’il ne culbute en avant. Puis il se redressa avec grâce. Le regard brillait de malice tandis que le long appendice qui lui servait de nez frémissait, impatient.
— On m’appelle Sans-nom, Ser Sigismond.
— Sans-nom, voilà un bien étrange patronyme. Intéressant, et qui convient à un jeune homme des plus remarquables toutefois. Alors, ami Sans-nom, si vous me le permettez, j’ai installé céans mon bivouac pendant que vous vous reposiez. La nuit approche et mon dîner mijote. Voudriez-vous vous joindre à moi, j’en serai fort honoré. Tant de bravoure et de hardiesse doivent être célébrées comme il se doit.
A l’autre extrémité de la clairière, un lièvre proprement embroché dorait au-dessus d’un feu de bois. Le fumet qui flottait dans l’air était des plus appétissants, l’étranger sympathique. Sans-nom accepta sans difficulté.
— Je vous confierai que je n’ai jamais porté ces détestables Rats dans mon cœur. Votre intervention magistrale m’a mis d’excellente humeur. Venez, ne soyez pas timoré. J’ai hâte de connaître en détails ce qui vous mène au plus profond des bois d’Orée.
Le garçon s’assit sur une pierre plate recouverte d’étoffes épaisses, parmi des sacoches rebondies, un bric-à-brac d’ustensiles de cuisine. A la lisière de la clairière, trois uriots communs grignotaient les branches basses avec un plaisir évident. Sigismond versa sur la chair rosie une épaisse sauce à base de saindoux, fleurant bon l’oignon. Des étincelles jaillirent des braises. Eliathan observait en silence l’étranger verser une liqueur limpide dans des brocs d’étain. Puis l’homme lui tendit l’un d’eux et brandit le sien : « A vos exploits, jeune Sans-nom ! ».
Il but d’une traite, faisant claquer sa langue avec satisfaction.
— Ce léger Viery est un vrai présent des Inconstants. Sacré nectar, n’est-ce pas ?
Sans-nom y trempa les lèvres sans enthousiasme. Il n’aimait pas les boissons alcoolisées dont Tib raffolait. Seulement il ne voulait pas se montrer grossier envers un hôte si charmant. Il sirota lentement tandis que le Ser Ardevaingt se resservait avec largesse. Ils conversèrent le temps que la viande soit rôtie à point. Les ombres envahirent le sous-bois. Sigismond parlait plus qu’à son tour, avec entrain, de mille petites choses insignifiantes. Ce qui convenait parfaitement à Sans-nom qui apprit que le bavard venait d’un domaine situé aux portes de Shum, qu’il n’était que le troisième fils du seigneur Ardevaingt et que, pour d’obscures raisons qu’il préférait garder pour lui, il dut franchir l’Ilstra afin de parcourir le monde. Pour sa part, Sans-nom resta très évasif. Il s’en tint au canevas élaboré par Maître Sol’Déorm. Ils dégustèrent la chair tendre du civet, un peu trop épicée à son goût, sous un ciel étoilé, puis plusieurs petits fromages.
Par la suite, Sigismond sortit une pipe sculptée d’une tête de dragon, au long tuyau brillant. Une fois préparée et allumée, ce qu’il accomplit dans un recueillement quasi religieux, il en tira de longues bouffées légèrement boisées. Sans-nom s’emmitoufla dans une couverture en laine épaisse. Le dos à la pierre, il écoutait son vis-à-vis lui conter ses mésaventures dans les baronnies.
Le lendemain, ils cheminèrent de concert. Sans-nom chevauchait l’un des liots de bât. A l’aube, il plut. Une simple ondée qui n’entama en rien la bonne humeur de son nouveau compagnon. Le Ser Ardevaingt se rendait à la Foire des Grands Calmes. « Pour affaires, avait-il précisé d’un clin d’œil appuyé. » Alors, au creux de sa main, il fit tressauter une petite paire de dés en nacre qu’il embrassa en éclatant de rire.
Au milieu du dense trafic des voituriers et des paysans, ils parcoururent les trois milles qui les séparaient des collines d’Yppréant. Il faisait chaud. Ils atteignirent le village d’Oquat alors que les ombres s’allongeaient à nouveau sur la route.
Sigismond guida les liots jusqu’à un corral jouxtant une bâtisse, entourée de tonnelles où se prélassaient déjà bon nombre de voyageurs. Le shumiet laissa Sans-nom bouchonner leurs montures, délestées de leurs lourds paquetages. Il gagna l’auberge d’un pas impatient. Il revint peu après avec un pichet et une miche de pain blanc. A l’ombre des feuillages, ils grignotèrent de fines tranches de lard rissolées. Sans-nom préféra l’eau de sa gourde au breuvage aigre de l’aubergiste. L’auberge était bondée. Impossible d’y trouver à s’y loger. De toute manière, Sans-nom préférait la compagnie de son nouvel ami à l’assemblée bruyante des salles de l’auberge. Il se sentait triste à l’idée de devoir, dès le lendemain, se séparer. Sigismond obliquerait vers l’est pour gagner Esorit où se tenait la Foire des Grands Calmes alors que lui continuerait jusqu’à Galadorm. Depuis son retour de l’auberge, Sigismond paraissait préoccupé. Il attendit qu’ils se soient restaurés puis, après avoir tiré longuement sur la bouffarde, il s’adressa au garçon sur un ton où perçait une pointe d’inquiétude.
— Dois-tu absolument te rendre à Galadorm ? Nous avons tous de très bonnes raisons d’agir mais il serait préférable d’éviter la cité des miroirs en ce moment.
Sans-nom secoua la tête, l’air dépité.
— Il le faut, Sigismond !
— Pourquoi ne pas plutôt m’accompagner à la Foire ? Nous ferions une bonne équipe, toi et moi. Tu m’épaulerais avec tes dons d’enfant-mage. Qu’en penses-tu ? Nous pourrions y collecter une petite fortune. Ensuite tu rejoindras la cité des miroirs ; un très léger contre-temps, mon garçon. Je pourrais même t’y accompagner, j’ai quelques connaissances dans la ville basse…
— Ce n’est pas si simple, souffla l’enfant, mais on m’attend à Galadorm. Pourquoi ne pas vous joindre à moi plutôt, Ser Ardevaingt !
— Si j’en crois la rumeur, il ne fait pas bon vivre en Galad par les temps qui courent. – Il baissa la voix, son regard perçant balaya le corral avant qu’il ne poursuive. – Le baron Goshaque, les Inconstants l’aient en sa bonne garde ce vieux fripon, est mort. Depuis, le chaos règne dans la cité des miroirs. Crois-en mon expérience, mon jeune ami, la peur habitait le marchand qui m’a confié cette nouvelle. Je n’ai pu lui tirer davantage de renseignements.
— J’ai promis de rejoindre Galadorm, Sigismond. Et je le ferai, avec ou sans votre aide. Je suis désolé.
A quelques pas, des cris et des chants discordants s’échappaient de la grande salle de l’auberge. Le tapage ne cessa qu’à l’aube, bientôt remplacé par l’éveil du camp alentours. La matinée s’annonçait maussade. De lourds nuages obstruaient le ciel. Sans-nom se lava succinctement à l’un des abreuvoirs destinés à cet effet, à l’arrière de l’auberge, puis il rangea le paquetage sans échanger un mot avec le petit homme. Ce dernier se volatilisa ensuite promptement. Il lui fallut attendre son retour auprès des liots pour lui faire ses adieux. Peu à peu, la cour se vidait. Finalement, Sigismond Ardevaingt sortit de l’établissement, les bras chargés d’un lourd sac de jute. Sans s’occuper du garçon, il chargea les sacoches avec les provisions rapportées.
— En route, petit, s’exclama-t-il finalement en sautant en selle. Galadorm la bien nommée nous attend.
Sans-nom le regarda surpris. Il n’osait y croire.
— Alors attends-tu qu’il pleuve dru ? Me croyais-tu capable de te laisser seul face au péril ? Non, Sigismond Ardevaingt a plus d’honneur et de cœur qu’il n’y paraît. La foire attendra ma venue quelques jours de plus. Grâce à toi, quelques braves ne perdront pas le fruit de leur labeur. Sois-en remercié, Sans-nom ! En route.
Ils progressèrent plus rapidement dès qu’ils quittèrent la route principale. Le flot des charrois, des troupeaux et des voituriers se tarit. Par la suite, ils ne croisèrent que quelques paysans et leurs bêtes. A midi, la pluie tant annoncée tomba sans intermittences. Au point qu’ils durent chercher refuge dans un petit bois où ils passèrent le reste de la journée puis la nuit, transis de froid. En conséquence de quoi l’humeur joyeuse du petit homme déclina rapidement au fil des heures.
Finalement, après avoir traversé plusieurs villages sans s’arrêter, les voyageurs débouchèrent sur les plaines du centre où, aux temps fastueux des Premiers, avait été édifiée la citadelle de Galadorm, près des sources du Rull. La cité des miroirs portait bien son nom. A des milles de ses murs, on apercevait le flamboiement de son palais à nul autre pareil. Même les riches cités marchandes de Tavos et d’Aléaléam n’égalaient pas le faste de cette enfant bénie des Temps d’Avant. A présent, ils étaient guidés par un feu céleste comme tombé au milieu de la verte plaine du Galad. Ils croisèrent plusieurs caravanes avec leurs lots de lémoïds et de mercenaires Torochs, puis, sans cesse plus nombreux, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants trainants derrière eux de maigres biens. Ces malheureux fuyaient les troubles de la cité. Sans-nom sentit s’éveiller pour cette foule miséreuse une douloureuse compassion qui lui tira quelques larmes. Le petit homme au nez pointu qui l’observait discrètement, approcha sa monture.
— Après les troubles, ils reviendront. Quand la peur ne sera plus aussi forte dans leurs cœurs. Tu comptes toujours entrer dans Galadorm ?
Sur un acquiescement du garçon, le shumiet poursuivit.
— Alors, jeune bravache, fiez-vous à moi. Je connais un endroit discret, dans la vieille ville. Suffisamment sûr pour y demeurer quelques jours sans y être importunés par la garde. J’y ai mes habitudes. Mais attention, prudence au passage des Portes. Ne relevez pas la tête. Laissez-vous entraîner par la foule. On vous observera sûrement.
— Soyez sans craintes, Ser Ardevaingt. Je vous suis redevable et…
— Aucune importance …l’interrompit Sigismond avant d’être séparé de son protégé par un troupeau de moutons qui traversait la voie en provoquant une terrible pagaille.
A un mille de la cité, la route dallée s’élargit démesurément. Dressés sur leurs pattes aux griffes impressionnantes, de gigantesques dragons de marbre dominaient les passants. Leurs gueules dévoilaient d’énormes crocs. Une crête dorsale dévalait jusqu’à la longue queue épointée qui s’enroulait autour du socle cylindrique sur lequel veillaient les Gardiens immémoriaux de Galadorm. L’enfilade de statues se poursuivait jusqu’aux portes de la cité. Entourées de potagers et de vergers, de petites chaumières aux toits coniques parsemaient la plaine. Le Ser Sigismond Ardevaingt les guida jusqu’à l’une d’entre elles, en retrait. Là, ils laissèrent leurs montures au repos puis gagnèrent la cité à pied.
Renforcées par des tours de bastion trapues, de hautes murailles extérieures ceinturaient la cité de Galadorm. Au pied de l’éminence sur laquelle s’élevait le palais de lumière du baron défunt, entouré de jardins arborés et de terrasses d’eau. A l’approche des ventaux monumentaux, décorés de dragons noirs en relief, ils patientèrent un long moment.
Sans-nom en profita pour examiner l’imposante statue au réalisme saisissant qui le surplombait. Il aurait presque senti sur sa nuque descendre le râle de braise de ce Seigneur des Airs. Après avoir jeté un regard admiratif à la créature de pierre, Sigismond lui murmura : « Contemplez le Seigneur-dragon Moesmihr ! Impressionnant, non. Selon la croyance locale, Moesmihr aurait été le Protecteur du Galad. Le dragon se dressait aux côtés des Héros, au commencement de l’Age des Hommes. Il aurait même œuvré à l’édification de Galadorm. C’est en son souvenir que les feux de la Colline Intérieure ont été imaginés. Pour ma part, j’ai de forts doutes concernant ces destriers du ciel et leurs maîtres-dragons. De bien jolies histoires pour les âmes crédules. »
Sans-nom ne pouvait détacher son regard du long cou écailleux, de la tête reptilienne munie de barbillons, d’oreilles effilées et de deux cornes spiralées ornant le noble front.
—- Je croyais que les dragons possédaient tous des ailes et qu’ils régnaient sur le Domaine des Airs lors des Premiers Ages.
— Effectivement, c’est une croyance fortement répandue. Moesmihr était un loyal compagnon des Inconstants. Certains écrits lui prêtent en effet le pouvoir de se munir à l’occasion d’ailes membraneuses. Mais laissons cela. Ce ne sont que des racontars de veillées. Certains prétendent qu’il pourrait resurgir des limbes du passé si un danger menaçait la cité… Bah, les hommes ont toujours eu besoin de fables rassurantes. C’est leur manière d’aborder les sombres épreuves de l’existence. Allez, assez bavardés, c’est à nous. Il semblerait qu’on nous fasse signe.
Le Ser Ardevaingt rabattit le capuchon sur le visage du garçon puis, prenant les devants, il convergea vers la poterne entre-ouverte. Des voyageurs bousculaient le jeune garçon, pressés de gagner la cité avant la fermeture des portes. Ils traversaient la grande arche quand la vague les submergea. Elle glissa sur eux, fétide, puis s’éloigna vers d’autres proies potentielles. Sans-nom avait juste eu le temps de dresser l’indispensable barrière mentale. Un rapide coup d’œil au balcon qui surplombait le long tunnel noyé d’ombres lui permit de repérer la silhouette du gorgy. Celui-ci scrutait la foule mouvante. Il était accompagné par deux guerriers, vêtus de rouge, le visage dissimulé derrière un heaume plat écarlate, renforcé de bandes métalliques. En découvrant le sinistre trio, Ardevaingt pressa le pas. Il jouait des coudes pour fendre la foule. Lorsqu’ils franchirent l’enceinte, ils découvrirent un triste spectacle sur l’esplanade qui séparait les deux ceintures de fortification. Des gibets accueillaient une nuée d’oiseaux brailleurs.
Par-delà la seconde enceinte, la voie s’élançait en droite ligne vers le palais. Bordée de hautes maisons de pierres à trois ou quatre étages, aux toits pentus, accolées les unes aux autres. Ce qui n’offrait que peu de lumières et d’espaces aux ruelles et venelles adjacentes. Une atmosphère lourde de terreur pesait sur Galadorm. Des façades borgnes, des portes et des fenêtres claquemurées, des échoppes vides. Autant de signes qui ne présageaient rien de bon. Son guide au nez pointu l’entraina loin de l’artère principale à travers un réseau de voies étroites.
Finalement, ils s’arrêtèrent sous une enseigne en bois figurant un tonneau peint de vert. Le petit homme descendit trois marches, frappa deux fois trois coups espacés à la solide porte dont le huis s’entrouvrit aussitôt. Ils pénétrèrent dans une salle basse, enfumée, emplis de relents de fritures et de boissons. Deux puits à feux éclairaient une quinzaine de tables basses bordées de bancs. Un homme barbu, imposant, le front dégarni, les observait de derrière un long comptoir en bois lustré. Il salua le Ser Ardevaingt comme une vieille connaissance et se saisit d’un cruchon et de deux gobelets avant d’aller à leur rencontre. La salle était pratiquement déserte. Sigismond choisit une table, dans un coin reculé de la salle.
— Ah, mon bon Esdruand ! on dirait qu’une malédiction s’est abattue sur votre vénérable maison ce soir.
— Mon pauvre Messire Serrevent – Sans-nom regarda d’un air étonné son compagnon qui n’avait pas cillé et affichait un sourire affligé. – c’est qu’il se passe de vilaines choses au palais. Nous vivons de ben tristes jours.
— Allons, asseyez-vous quelques minutes et racontez-nous ça, aubergiste.
— Ce sera avec grand plaisir. Un instant.
L’homme s’éloigna d’un pas lourd.
— Messire Serrevent ? questionna le garçon à voix basse.
— Il faut bien vivre, cher petit. J’espère que vous saurez vous montrer discret, il en va de mon honneur.
— Bien entendu ! concéda le garçon en riant sous cape.
Il retrouvait chez son nouvel ami cette tournure d’esprit qui lui plaisait tant chez le peuple de la Sylve, propre à la dérision. L’aubergiste revint, portant un plateau sur lequel fumaient deux écuelles d’un chaud brouet de légumes. Il se saisit d’une miche de pain et en découpa de larges tranches qu’il tendit à chacun d’eux. Puis il remplit les gobelets, ainsi qu’un troisième qu’il s’était apporté, et se tourna vers eux en les dévisageant tour à tour.
— C’est que vous nous rendez visite à un bien mauvais moment. Notre pauvre seigneur Goshaque est mort dans son lit voilà ben vingt jours pleins. Et depuis tout va de mal en pis.
— Les Ecarlates ?
— Ces démons sont apparus en ville peu après l’arrivée du seigneur Tancrède, les démons l’emportent. C’est ce triste sire qui règne aujourd’hui sur Galadorm. Il a également apporté avec lui ces misérables gorgys. On ne compte plus les disparitions, les meurtres et les exécutions depuis lors.
— Que sont devenus les proches du baron ? Si je me souviens, le sieur Tancrède n’est qu’un lointain cousin du côté de sa mère. Le baron a des enfants…
Le gros homme s’arrêta de boire. Son broc heurta fortement le bois de la table. Le vin foncé éclaboussa sa main puissante.
— Une tragédie ! Les fidèles du Palais décimés, certains n’ont eu d’autre choix que de fuir pour sauver leur peau. On prétend que le jeune Paul est mort la nuit qui a vu le nouveau baron s’emparer du pouvoir. Quant à la Damoiselle Lilia, elle serait retenue prisonnière quelque part dans ses appartements. Un tas de folles rumeurs courent sur ce qui se passe derrière les feux célestes. Plus personne n’ose sortir désormais, de peur d’être jeté au cachot ou pire.
L’aubergiste garda un long moment le silence puis, comme un groupe d’hommes pénétraient dans la salle, il se hâta pour les accueillir. Après qu’il se fut éloigné, Sigismond soupira : « Combien de temps devrons-nous attendre votre mystérieux messager ? J’aimerais quitter au plus vite ces parages néfastes. Les troubles ne sont guère propices aux affaires. »
Dans la soirée, le shumiet conduisit Sans-nom au troisième étage, dans une étroite chambre donnant sous les toits pentus, éclairée par une bougie graisseuse. Deux paillasses recouvertes de toiles à la propreté douteuse faisaient office de lit. Un pot de chambre rond, en terre cuite posé dans un coin. Puis il quitta le garçon et ferma la porte derrière lui. Sans-nom s’allongea sur la couche imprégnée d’humidité. Longtemps, il chercha un sommeil qui le fuyait. Il réfléchissait au drôle de sentiment qui ne le quittait pas depuis le petit bois. L’impression d’être constamment épié. Tout au long de leur chevauchée, il avait essayé de confondre un hypothétique observateur mais sans succès. Il ne s’était pas confié à son compagnon de peur qu’il renonce à l’accompagner.
Bien entendu, le garçon redoutait que le Négus Shéhoshar n’ait choisi de les suivre à distance. Si c’était le cas, en venant à Galadorm, ils s’étaient tout bonnement jetés dans la gueule du loup. Le Négus obtiendrait sans mal l’aide de ses congénères. A moins que ce ne fut ce mystérieux Tisseur, venu à sa rescousse dans la clairière.