Chapitre 14 : L'Entre-mondes. (2) Dans son dos, Lido accourrait mais le Mystic attaqua le Groll en frappant d’abord les longues et hautes pattes, trancha le tarse à la naissance des deux griffes. Puis il virevolta autour de lui comme une danseuse, avec une grâce aérienne, étonnante pour un tel géant. Yvan frappait la carapace ovoïde, grisâtre, striée de longues lamelles noires. Devant cette opposition inattendue, la créature tourna casaque. Poussant un cri, le Mystic bondit par-dessus lui. Il enfonça sa lame à la jointure des tergites durs comme la pierre. Le Groll s’effondra. Le bretteur recula pour reprendre son souffle, appuyé sur la redoutable khanna. Impassible, il contemplait la carcasse agitée de brefs frémissements nerveux. Ses compagnons s’approchèrent avec respect. Le visage fermé, Yvan replaça la khanna dans son baudrier. Il dédaigna la plaie ensanglantée.
— En route, gronda-t-il. D’autres peuvent suivre.
— Attends, Yvan, et cette blessure ? demanda Elie en cherchant à lui saisir le bras.
— Rien qui ne mérite votre attention, Mère.
— J’aimerais pourtant y regarder de plus près.
Elle s’adressait à lui d’une voix douce. Elle tendit la main en l’implorant du regard. Yvan étreignit le tissu déchiré pour masquer l’estafilade, apparemment furieux.
— Ne perdons pas de temps pour une simple éraflure.
Une fraction de seconde, la Shaïa Naharashi Elivashavitara resta interloquée. Elle réfréna un mouvement d’humeur puis, navrée, dissimula au mieux ses émotions.
— Notre Mystic a sans doute raison. Mieux vaut quitter ces parages. Mais tu n’échapperas pas à ma sollicitude lors de notre prochaine halte.
Le Mystic Mondolini était surtout furieux contre lui-même. Lors du bivouac, Elie examina la blessure. L’entaille était bénigne, à peine boursouflée. Elle la nettoya avec l’eau qu’ils avaient collectée un peu plus tôt. Elle prépara elle-même un baume avec des herbes séchées, tirées d’une petite bourse qu’elle portait dans les replis de sa jupe. Puis elle l’appliqua dessus. D’humeur morose, l’Homme Gris la laissa agir sans protester. Il ne participa pas à la veillée cette fois-là. Ni aux suivantes d’ailleurs. Plus ils approchaient de la colonne de lumière, plus Yvan montrait des signes de fatigue. Une langueur inexplicable. Ses compagnons l’observaient avec inquiétude car eux ne ressentaient aucun harassement. Bien au contraire. Tib déclara même à mi-voix ne s’être jamais aussi bien porté. Dissimulant avec soin une inquiétude grandissante, la Shaïa poursuivit les soins à chaque halte. Elles étaient plus rapprochées. Le Mystic n’ignorait plus la douleur lancinante qui enflammait le bras blessé.
— Je n’aime pas l’aspect de cette blessure, marmonna la Matriarche en tâtant l’avant-bras dénudé.
La peau grise violaçait comme une chair cyanosée. L’infection résistait au traitement des médications. Assis à ses côtés, Mondolini supportait vaillamment les douloureuses palpitations. Le reste du groupe se restaurait en silence. La tension était palpable, l’euphorie des premières haltes évanouie.
Depuis peu, une aurore baignait l’Entre-Mondes. Elle dévoilait mille et une merveilles. Partout où se portait le regard, ce n’était que source de ravissement. Une débauche de variations colorées à l’infinie qui ravissait les sens. Des dizaines d’îlots flottaient à perte de vue paresseusement. Ils trainaient derrière eux leur chevelure de roches scintillante.
— La douleur augmente, Mère. Elle m’épuise. J’aspire au repos et au sommeil.
— C’est étrange, murmura la Shaïa, ta constitution remarquable aurait dû vaincre l’infection. Si seulement j’en connaissais la cause !
— On finit toujours par découvrir ses limites, ironisa le géant en grimaçant.
La Shaïa Naharashi Elivashavitara releva brusquement sa petite tête poupine. Ses yeux vrillèrent de colère. Elle le frappa sauvagement sur le torse.
— Je ne veux pas t’entendre proférer de telles inepties, Mystic Mondolini du Troisième clan.
Alors, comme si elle prenait une décision longtemps retardée, elle joignit les mains, se concentra et forgea un globe à feu rougeoyant comme les braises de l’âtre. Elle le plaqua avec force contre la blessure. Un instant, Mondolini la fixa, interloqué. Son visage s’éclaira. Il poussa un soupir de soulagement. La douleur disparaissait comme aspirée de l’extérieur. Lorsqu’Elie retira la boule, celle-ci était devenue opaque. Aucune lueur ne luisait à l’intérieur. Elle l’écrasa d’un coup de talon.
— A présent, il te faut dormir. Allonge-toi !
Le grand guerrier ne protesta pas. Puis elle rejoignit ses trois compagnons d’un pas lourd. Le charme qu’elle venait d’accomplir l’épuisait littéralement. Durant cet arrêt, il n’y eut aucun chant de la Femme Grise, très affectée par l’état du Mystic. Tib ne les régala pas de ses interminables histoires sur les tribulations de l’espiègle Malloin Vaurien. Shana, Lido et Tibelvan veillèrent à tour de rôle sur les dormeurs. A leur réveil, le Protecteur Mondolini semblait ragaillardi. Il partagea même un encas succinct avec eux. Alors ils envisagèrent l’avenir sous de meilleurs auspices. Seulement au fil de leur progression, le blessé montra très vite des signes de fatigue. La petite Mère réitéra ses efforts. Régulièrement, elle aspirait le mal dans un globe à feu pour offrir un surplus de forces au guerrier. Ils approchaient de l’immense cylindre igné.
Bientôt ils surprirent de nombreuses présences. Preuve que la proximité du Puits de lumière générait l’effervescence de la Vie. Ils découvrirent d’abondantes ressources nourricières, des champs de champignons et de lichens comestibles, des buissons de coraux qui tirèrent chez le garçon de véritables exclamations de gourmandise. Lorsqu’ils abordèrent l’un des anneaux qui enserraient l’immense colonne de lumière, ils s’arrêtèrent pour admirer l’extraordinaire spectacle des tourbillons de particules lumineuses à l’intérieur du cylindre. A une dizaine de coudées du Puits, ils s’arrêtèrent, désappointés. Devant eux s’étendait une vaste mare de roches.
— Qu’allons-nous devenir ? demanda Shana.
Gwïaul surveillait à distance le petit groupe. Il était indécis. Pouvait-il intervenir sans risque ? Aux abords du disque, les Grolls grouillaient, nombreux. Suffisamment pour qu’il y réfléchisse à deux fois. Cela faisait bien longtemps qu’il s’était approché aussi près de la Cascade. L’absence des Nelliés le rendait nerveux. Les peureuses créatures ne s’aventuraient dans la grisaille qu’en cas d’impérieuses nécessités. En ce lieu béni, un seul évènement pouvait avoir provoqué leur fuite : la présence à proximité d’un Mwermwer.
— Je te l’ai bien dit de ne pas t’en mêler. Et pour une poignée de Protecteurs Gris en plus. Fallait bien que ces maudits traitres se pointent pour pourrir ma paisible retraite. Fourre toujours leurs nez là où il ne faut pas, ceux-là !
Le gnome cracha à ses pieds. Il n’avait pas mis longtemps à reconnaître la massive silhouette des antiques serviteurs des Inconstants. Un humain les accompagnait. Ce qui l’étonnait un peu. Son cœur s’était serré en découvrant la fragile présence de la Shaïa au sein de la troupe. Les Hommes Gris auraient voyagé seuls qu’il s’en serait retourné sans plus tergiverser. Jadis, il s’était juré de ne plus fréquenter cette engeance de malheur. Mais la petite Mère, elle, ne méritait pas le sort qui les attendait s’ils ne quittaient pas au plus vite le seuil du Puits. Gwiäul se cachait à proximité. Il profitait ainsi d’une vue d’ensemble dégagée. Délaissant les voyageurs, il s’intéressa aux Grolls. Il n’en avait jamais aperçu autant réunis à la fois. Malgré leur force légendaire, cette fois, les Hommes Gris n’auraient aucune chance. Sa gorge se serra lorsqu’une première envolée d’insectoïdes prit pieds sur l’anneau. Rapidement les prédateurs encerclèrent leurs proies, carapace contre carapace.
— Démons, s’écria Shana Landis en brandissant la courte lame courbe.
Les autres s’arrachèrent à leur contemplation pour découvrir ce nouveau péril. Les Grolls se bousculaient, serrés les uns contre les autres. Seules les longues pattes articulées émergeaient du parterre bosselé aux reflets mordorés formé par les lourdes carapaces. Un bruissement les assaillait de toutes parts. Les créatures continuaient d’affluer par essaim entier.
— La Vision vous aurait-elle trompée, finalement, ma chère Mère. Il semble que ce soit là notre ultime combat, constata Yvan sur un ton glacial. Faites, mes amis, qu’il soit mémorable !
Le Mystic saisit la khanna d’Elia à deux mains puis il fit signe à Lido de le suivre. Sans un mot, leur compagne se joignit à eux. La Shaïa Naharashi Elivashavitara agrippa la manche de Tib qui leur emboitait le pas. Elle le retint avec fermeté.
— Laisse agir les guerriers, mon garçon.
Le jeune homme lui jeta un regard furieux par-dessus son épaule. Alors il pâlit, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés. Pendant ce temps, les Gris approchaient des premiers rangs d’insectoïdes. Le Mystic les défiait, son arme tenue horizontalement à hauteur d’épaule.
— Lipmetsisn, da nyon boah ja lipfeggha e xin ligan. Kya mahonna c’assapo! (Compagnons, je suis fier de combattre à vos côtés. Que périsse l’ennemi !)
Yvan scandait chaque mot en Loélien, la langue Antique de Thiel. Shana lui adressa un envoutant sourire. Les créatures chitineuses se pressaient les unes contre les autres. Mais, alors que les trois amis s’attendaient à la ruée, une incroyable pagaille agita les rangs des Grolls. Puis ce fut la débandade. Indescriptible. Les insectoïdes se jetèrent dans le vide. En quelques minutes, le disque se vida. Lido éclata d’un rire nerveux. Il s’élança jusqu’au bord, brandit à plusieurs reprises la khanna. A défaut d’ennemi à pourfendre, le vart se retourna vers Yvan et Shana. L’éclat de rire triomphal mourut sur ses lèvres. Ses yeux s’agrandirent de stupeur. Des particules de nuit envahissaient le Puits de lumière. Il crachait des larmes flamboyantes. Certaines s’écrasèrent autour d’eux. Brusquement, ils l’aperçurent : un immense corps allongé s’ébattait au centre de la colonne.
— Le Mange-Roc, hurla Tibelvan en arrivant à leur hauteur. Fuyons.
— Par ici !
Sur le rebord de l’anneau, un étrange petit personnage les engageait du bras à le suivre. Sans hésiter, ils coururent dans sa direction. Ce dernier flotta jusqu’à un îlot en contrebas, où il les attendit avec impatience. Il ne leur laissa pas le temps de souffler. Dès qu’ils foulèrent le sol, le gnome bondit en avant.
— Suivez-moi ! Vite !
Commença alors une course folle. Infatigable, leur guide ne tenait pas en place. Il surveillait leurs arrières comme s’il s’attendait à voir surgir le monstre à tout moment. Après avoir traversé plusieurs territoires, ils abordèrent enfin la grisaille familière. Gwiäul s’arrêta brusquement devant un vaste gouffre envahi de Brillances. Mettant un genou à terre, il s’adressa à la Shaïa, ignorant délibérément les autres.
— Matriarche, quel honneur de vous accueillir pour l’humble Gwïaul. Accordez-moi votre pleine confiance. Le Mwermwer n’est pas très loin derrière nous. Notre piste est fraîche. Il ne peut pas la perdre.
— N’aie aucune crainte, mon gentil ami, le rassura la petite Mère. - Elle le prit par les épaules et l’obligea à se relever. - Sois béni pour ton aide providentielle.
Le gnome s’expliqua : « Pour semer le ver du Puit, empruntons les couloirs de Brillances. Elles seules effaceront efficacement les traces de notre passage. »
— Mais c’est de la folie, s’exclama Tib, elles rendent dément celui qui les inhale.
Le gnome se tourna vers l’impudent qui osait le contredire. Il découvrit un jeune humain, grand et solidement charpenté, le visage jovial, couvert de taches de rousseurs dans un foisonnement de cheveux roux.
—Il te suffit de retenir ta respiration, mon gars. Pour quelques instants seulement. C’est le seul moyen de fausser compagnie au Mwermwer s’il vous a pistés sur l’Anneau. Croyez-moi, il ne renoncera pas facilement à un en-cas de choix. »
D’un petit geste gracieux, Elie désigna la voie scintillante.
— Nous t’accompagnons avec confiance, ami Gwïaul.
Chapitre quinze : Le présent de Vieux Saule. La chambre spacieuse baignait dans la pénombre. Le lit à baldaquin, en noyer, lui sembla tout d’abord immense et d’une magnificence intimidante, aux drapés brodés de dragons. Le reste de la pièce relevait du même luxe raffiné. Des tapisseries couvraient les murs, des tapis moelleux le parquet sombre. Sur une table basse, il aperçut le contenu de son sac, ses différents trésors méticuleusement rangés côte à côte. Sans-nom se redressa sur un coude. Il se sentait affreusement faible, comme vidé de toute substance. Dans l’encoignure d’une fenêtre au vitrail à losange, un homme l’observait, ombre dans le clair-obscur.
Sans-nom sentit son pouls s’accélérer. L’inconnu s’approcha lentement jusqu’au pied du lit. Il posa la main droite sur la quenouille cirée. Une barbe noire dévorait en grande partie le visage au teint mat des hommes familiers des grands espaces. L’officier portait un pourpoint noir, rehaussé de clous d’argent, des gants en cuir épais passés dans un large ceinturon, composé de pièces de métal ovales. Un fourreau y était glissé, renfermant un court stylet.
— Bienvenue parmi nous, jeune Messire. – Sa voix forte et chaude vibrait d’une pointe de curiosité. – Nous commencions à craindre le pire.
— Combien de temps ai-je dormi ? demanda timidement le garçon en fronçant les sourcils. L’homme réfléchit un instant.
— Cinq longs jours depuis que nous vous avons descendu de votre perchoir, Maître-dragon…
Sans-nom ouvrit de grands yeux ébahis. Les souvenirs se rappelaient à lui par vagues. Il bafouilla quelques syllabes confuses. Ce qui parut grandement amuser son visiteur. Il se souvenait avoir guider le tissage du dragon jusqu’à l’horizon puis plus rien. Un véritable trou noir !
« Eh ! à quoi t’attendais-tu, jeune écervelé, se déchaina une voix familière à l’intérieur de son esprit.
— Bonne Amie !
Sa pensée hésitait, effrayée par la virulence de l’intervention.
— Ah, je vois avec plaisir que tu ne m’as point oubliée, pauvre fou. Combien de fois faudra-t-il te répéter qu’utiliser tes Talents n’est pas sans conséquences. Mais, non, tu agis à ta guise, sans te soucier des Equilibres ! Tyrson le Gris lui-même n’aurait jamais osé tenter un tel ouvrage hors des Brumes. A quoi songeais-tu ?
— Bonne Amie, pouvais-je agir autrement ? »
La voix se radoucit immédiatement car la détresse du garçon n’était point feinte. Des larmes pointèrent. Il s’adossa aux énormes coussins qui masquaient le chevet armorié. L’officier l’observait avec attention, les sourcils arqués. Sans-nom tira jusqu’à son menton les draps soyeux.
« Cette fois-ci, il s’en est fallu de peu que tu ne payes de ta vie ou pire, de ta raison, ce besoin puéril de voler au secours des causes perdues. Tu ne changeras pas ce monde sans y brûler ton âme, Eliathan. Quand m’écouteras-tu enfin ?
— Je vous promets de ne plus ignorer vos mises en garde.
— Oui, oui, nous verrons. Ne promets pas ce que tu ne peux pas tenir. Un jour viendra où Eliathan se lèvera pour réaliser sa destinée. Seulement il est trop tôt. Tu n’es pas encore prêt à affronter la tempête qui s’annonce. »
La présence s’effaça. Elle le laissa affreusement seul et troublé. Au fond de lui-même, il trouvait injuste que la mystérieuse inconnue le rabroue de la sorte. Il rouvrit les yeux pour constater que son hôte n’avait pas bougé d’un iota. Le capitaine Liard posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Qui êtes-vous ?
Un instant, Sans-nom chercha une échappatoire plausible, de celles qu’il avait utilisées avec succès lors de son voyage, mais il se retint. Prenant son temps pour répondre, il préféra s’assoir confortablement, masquant sa nudité en fourrageant avec application dans les draps. Le capitaine Liard frappa plusieurs fois la colonne du lit. Il pivota vers la fenêtre qui déversait des flots de lumière.
— Qu’importe, en réalité, ce que vous êtes, mon enfant. Selon Gullit qui n’en démord pas, vous avez appelé Moesmihr. Ce qui, entre nous, tient du miracle car le dragon est tombé avec les siens au cours des batailles qui précédèrent la chute de Thiel. Toutefois notre Protecteur est revenu d’entre les limbes lorsque Galadorm en avait le plus cruellement besoin. Je l’ai contemplé de mes propres yeux. – Liard se pencha vers lui. – Alors, est-ce que Moesmihr a répondu à votre appel ? sinon … comment expliquer que les Rats aient tenté de s’en prendre à vous ?
Comme Sans-nom restait pétrifié, il s’interrompit pour apaiser l’affolement perceptible chez l’adolescent. Puis il gagna la table basse sur laquelle étaient disposées les affaires du Tisseur.
— Nous les avons proprement occis avant qu’ils ne vous atteignent. Gullit les a retenus un temps … ainsi qu’un mystérieux archer… Ils vous ont protégé de leur malveillance. Vous possédez d’étranges alliés, Maître-dragon. Aujourd’hui, tout Galadorm ne parle que de vous, vous voilà célèbre, adulé… Il faudra vous y faire !
Il saisit un objet qu’il lui présenta ostensiblement. Sans-nom reconnut la petite flûte en métal doré, présent de Vieux Saule.
— Seriez-vous également un Maître Musicien ? Cet objet est d’une remarquable facture. Fort ancien, j’en jurerais. Alors je réitère ma question : qui êtes-vous donc, mon garçon ?
J’aurais tant aimé m’épancher sur l’épaule de ce brave que j’ai appris à aimer, lui conter mon histoire, le long voyage entrepris depuis la lointaine Yrathiel. Sur le champ, le capitaine Liard me parut digne de partager mon fardeau. Mais ce n’était ni l’heure ni l’endroit ; Bonne-amie m’avait mis en garde. Alors je restais là, sans un mot, à le contempler. Je rends grâce aux dieux d’avoir croiser la route d’hommes d’honneur tels que lui. Le capitaine Liard reposa délicatement la flûte. Il se frotta les mains en rejoignant une petite porte, dissimulée derrière une tenture. Alors qu’il quittait la pièce, il se retourna une dernière fois, un sourire sardonique aux lèvres.
— Des Temps Terribles s’annoncent aux portes des royaumes des hommes. Les baronnies souffriront la malemort. Et peu d’entre nous survivront. J’attends de vous, Maître-dragon, que vous m’accordiez votre aide pour sauvegarder cette maison si chère à mon cœur. Soyez assuré de l’entière coopération du capitaine Liard. Ce que vous avez accompli dans les jardins du palais a sauvé mon peuple de la servitude la plus exécrable. Mon cœur et mon bras sont vôtres.
— Merci, prononça l’enfant timidement mais l’homme était déjà parti.
L’officier n’avait pas menti sur ce qui attendait le Maître-dragon, une fois sur pieds. Galadorm chérissait son Héro. Sans-nom se trouva emporté dans une farandole d’attentions qui l’étourdirent dès les premiers instants. De la plus humble servante jusqu’aux plus prestigieux dignitaires, chacun cherchait à lui plaire. Il ne pouvait faire deux pas dans l’immensité du palais sans être l’objet de nombreuses sollicitations. A ce petit jeu, il comprit bien vite que la gent féminine était la plus redoutable. Comme il ne se sentait pas armé pour l’affronter, Sans-nom passa le plus clair de son temps, les premiers jours de sa convalescence, à s’éclipser furtivement dès qu’il apercevait un jupon.
Pour lui venir en aide dans le dédale protocolaire du palais, on lui attribua un serviteur, une sorte de long escogriffe aussi guindé que son costume étriqué de maitre de maison. Vif Alban lui montra une vénération qui embarrassa immédiatement le fils de Tyrson. D’un naturel exubérant, ce jeune homme à l’abord sympathique aurait excellé dans sa nouvelle fonction si seulement la moindre parole de son protégé ne déchainait pas chez lui une pluie de louanges et de recommandations à n’en plus finir. L’unique manière de se soustraire à ce déluge verbal était d’en ignorer ouvertement l’auteur. Eliathan se résigna donc à cette présence intempestive comme on finit par accepter son ombre.
Avec la disparition de l’Héritier mâle, le jeune Paul, Damoiselle Lilia dut endosser un rôle pour lequel elle n’avait pas été préparé. La seconde épouse du défunt baron Goshaque, Dame Gilles, ne quittait pas ses appartements. Alitée, son corps se remettait lentement des supplices endurés dans les sous-sols du Palais. De l’avis des mires et des chirurgiens accourus des campagnes voisines, son esprit lui s’était enfui à jamais. La Shaïa Malahirava Nashiréa la visitait journellement avant de se rendre au dispensaire. Elle se montrait moins catégorique. Cependant, elle décréta un repos et un isolement complet que personne ne chercha à contester. Les Maîtres en Sciences médicinales s’en retournèrent très vite auprès de leurs propres communautés, dans la quaine qui suivit.
Deux jours après les sinistres évènements, le baron Tilmervert entra en ville, accompagné d’une centaine de guerriers. Ce seigneur, le frère ainé de Dame Gilles, était réputé pour sa droiture et son sens de l’honneur un peu suranné. Energique, il reprit en main les affaires de la baronnie, rétablissant l’ordre dans la cité et au-delà. A la demande pressante de la Damoiselle et des familiers rescapés, le baron d’Anfert, un fief des collines du Venant, constitua un Conseil tutélaire avec un vieux compagnon de Goshaque, le baron Osvald d’Aliosh. Les deux hommes s’entourèrent de la Matriarche Nashiréa, du Magister Gloacq I’Milmac, successeur du Magister Georjial I’Tobald, mort le premier soir, dans la salle des banquets, et du capitaine Liard de la Garde Galaraise. Très vite, Galadorm sembla reprendre le cours de sa paisible existence, après le sinistre épisode du Baron Rouge.
Il devint évident pour tous que le Conseil cherchait à préserver la jeune Damoiselle Lilia des tracas de l’administration de la baronnie. Tilmervert Galadier fut nommé Tuteur officiel de la future Baronne, ce qu’elle accepta avec enthousiasme. Flanquée de l’austère Dame Lustre, une duègne revêche, Lilia préférait s’évader dans le parc qui arborait les pans de la colline aux miroirs. Ainsi les deux adolescents prirent l’habitude de s’y retrouver afin de fuir la tristesse oppressante du palais. La prise de pouvoir du baron rouge y laissait des traces. En dépits des jours qui s’écoulaient, les horreurs commises hantaient les lieux et les esprits. Chacun avait perdu un proche ou souffert dans sa chair de la folie sectaire des Ecarlates. En ces derniers jours de Torj, un voile de chagrin recouvrait les cœurs malgré la beauté enchanteresse de l’endroit.
— Regardez, s’exclama la jeune Damoiselle en s’élançant vers un massif de roses parfumées.
Une nuée de petits papillons aux ailes jaunes
, tachetées de noir
, s’ébattaient parmi les calices vermeils. Sans-nom et Gallia, la fille du baron Osvald d’un cycle son ainée, la rejoignirent bruyamment. Les trois adolescents tentèrent sans grand succès d’attraper les petits lépidoptères. Ce jeu les occupa un moment, sous la surveillance muette de Dame Lustre et de Vif Alban. Puis ils se lassèrent. Ils gagnèrent de jolies tonnelles parmi lesquelles coulait un ruisseau d’eau limpide. Sans-nom s’aspergea le visage. Ce qui déclencha l’hilarité de ses deux compagnes. Il recueillit au creux de ses mains jointes un peu d’eau. Puis, brusquement, se redressa en faisant mine de les arroser. Dame Lustre fronça un sourcil, désapprouvant l’initiative. Lilia tenta d’échapper à l’audacieux mais la lourde et encombrante robe pâle la trahit. Riant aux éclats, elle chuta sur l’herbe rase. Impitoyable, Sans-nom se tint au-dessus d’elle. Un sourire malicieux faisait briller d’un millier d’étoiles ses yeux clairs. Prévenant l’incident, Vif Alban toussota bruyamment. Lentement, l’enfant desserra les mains. Il laissa le liquide s’échapper à ses pieds.
— Je le savais bien, ironisa Lilia en se relevant.
— Et que saviez-vous donc, Damoiselle ?
— Qu’un maitre-dragon ne peut infliger pareil outrage à une gente dame !
Dame Lustre se précipita pour effacer le désordre des pans soyeux en grondant à voix basse son incorrigible maîtresse. Mais les épreuves traversées avaient tissé de nouveaux liens entre elles. A présent, la vieille femme se montrait d’une étonnante compréhension quant aux extravagances de la jeune fille, comme beaucoup au palais.
— Oh, Mère Nashie !
Lilia échappa aux attentions de la gouvernante pour s’élancer à la rencontre d’un petit groupe qui montait de la cité. Sans-nom regarda la Damoiselle se jeter dans les bras de la Matriarche de Galadorm. En secret, il l’enviait presque. Elie lui manquait terriblement. Des Homme Gris l’accompagnaient, ainsi qu’un galarais que Sans-nom ne connaissait pas, vêtu comme un marchand, avec sobriété.
— Mère, comme vous me manquez ! Mon oncle refuse que je me rende au dispensaire ; j’aimerais tant que vous connaissiez mon nouvel ami. – Sans-nom sentit ses joues s’empourprer. – Maitre-dragon, Nashie compte beaucoup pour moi, surtout depuis que Père et Paul m’ont quittée.
— Ma chère enfant !
La Shaïa l’enlaça en observant à la dérobée le garçon. Jusque-là, elle n’avait pas cherché à le rencontrer – Tant de détresses l’accaparaient ailleurs. – mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit si chétif et tellement jeune. Elle se pinça les lèvres.
« Il se dégage de ce Prédestiné une bonhommie franche, sans ombre ni duplicité, songea-t-elle avec un ravissement enfantin. »
— Faso niog a diyh jo sigha haslisgha, Eliathan ! (Béni soit le jour de notre rencontre, Eliathan.)
— Paha, da nyon xigha asbesg ! (Mère, je suis votre enfant.)
Sans-nom s’inclina avec l’humilité convenue devant la Matriarche, amusée. Elle posa sa dextre sur son front avant de poursuivre. Derrière elle, les Hommes Gris le dévisageaient ouvertement.
— Notre sœur Naharashi Elivashavitara nous a préparée à ta venue. Seulement elle a oublié de spécifier que le Porteur d’espoirs serait si jeune, presqu’encore un enfant.
— Vous connaissez Elie, s’exclama le garçon, transporté de joie, oubliant à l’évocation de sa tutrice toutes les convenances. Comment se porte-t-elle ?
La Shaïa du Clan des eaux dormantes ne répondit pas immédiatement. Elle l’observait avec attention, intriguée. Déjà, les remous qui bouleversaient le peuple gris confirmaient l’émergence d’un nouveau Prédestiné. En découvrant Sans-nom, Malahirava Nashiréa peinait à croire qu’il puisse être ce dernier. La tâche qui l’attendait était tellement gigantesque. Elle se ressaisit rapidement. Qui était-elle pour juger de la nature des êtres ?
— Je n’ai rencontré qu’une seule fois la Shaïa Elivashavitara. Hélas, ces derniers temps, je reçois peu de nouvelles en provenance de la Terre des Gris.
— Tant pis, concéda Sans-nom, manifestement déçu. Pourvu qu’elle guérisse enfin. Je hais Ghaisus pour ce qu’il lui a fait subir.
La Mère hocha discrètement du chef mais ne jugea pas utile de commenter cette confidence, surgie du tréfond du cœur. Quand elle s’adressa à la jeune Damoiselle, le ton ferme n’admettait aucune protestation.
— Je suis venue m’entretenir seule à seule avec ce jeune homme, Damoiselle Lilia. Permettez-nous de nous isoler quelques instants ?
La jeune fille salua la Mère des Clans d’une brève génuflexion. En jetant un regard qui en disait long à son compagnon de jeux, elle entraîna son petit monde vers le palais.
Malahirava Nashiréa gagna l’ombre d’une tonnelle, recouverte d’un treillis de glycines au feuillage dense. Les nombreuses grappes de fleurs blanches embaumaient l’abri en bois, aménagé de bancs. La petite Mère s’assit en disposant les plis de sa vêture légère et brune, décorée d’une foison de rubans multicolores. Elle portait un chignon haut, des mèches stylisées cernaient son visage étroit, fardé d’un léger voile rose sur les joues.
Le Commandeur de Galagorm, Allélian Moldis, et le vart Ollivers Galliadis du Clan des eaux dormantes se placèrent devant l’étroite ouverture. Le marchand attendait à quelques pas, en compagnie de Vif Alban.
— Quel plaisir de te rencontrer enfin. J’ai tant de fois souhaité cet instant. M’entretenir avec celui qui est sensé effacer l’opprobre générale dont les miens furent les innocentes victimes. Et te voilà, surgissant de nulle part, alors que ma chère cité saignait de mille maux.
Elle lui tapota la paume affectueusement. Intimidé, Sans-nom se sentit immédiatement séduit par la petite femme maigre. Une affection réciproque.
— Ainsi, te voilà affublé d’un nouveau titre, fils d’Yr’At’Thiel ! Maitre-dragon, quelle ironie ! Si je peux te prodiguer un conseil, ne cherche pas à les en détromper. Il est souhaitable que les humains croient au retour des anciennes alliances. L’espoir renaît parmi eux et cela par la volonté d’Eliathan comme il le fut si souvent prédit.
— Mais, c’est Moesmihr qui est venu à leur secours.
—Non, non, pas de ça avec moi. Le dragon était juste un Tissage onirique d’une extrême habileté, certes, mais qui a failli détruire son imprudent créateur. J’ai, moi aussi, une certaine aptitude à lire l’Onirie. Tu peux confondre aisément ces lourdauds, là dehors, mais pas une Shaïa des Clans gris.
— Comment avez-vous deviné ?
La Mère éclata d’un rire frais. Elle frappa joyeusement sur ses cuisses. Sans-nom se renfrogna. Il était déconcerté par la tournure que prenait l’entretien … et un peu déçu. Nashiréa se pencha en avant, lui pinça la joue comme on le fait à un jeune garçonnet pris en flagrant délit de mensonge. Sans-nom se sentit plus penaud encore. Après Bonne-amie, voilà qu’il se trouvait démasquer à nouveau.
— La Flamme, Eliathan, la Flamme de Vie ! Elle environne les Vivants. Et elle n’appartient qu’à la Source ! Vous autres, façonneurs, votre ouvrage ne sera jamais habité par cette aura unique à chacun. Ne sois pas triste, voyons ! Nul ne peut imiter la Création dans sa perfection.
Elle l’embrassa affectueusement. Sa main fine et soignée caressa les cheveux coupés courts, au-dessus de la nuque, comme l’exigeaient les usages du palais. Cette nouvelle coupe soulignait la jeunesse et la douceur des traits réguliers du Tisseur. Puis elle s’exclama sur le ton de la confidence : « Si cela t’intéresse, je t’apprendrai à la percevoir. Je peux même t’enseigner comment lire à travers elle d’intimes secrets. »
— J’aimerais beaucoup, quand commençons-nous ? s’exclama l’enfant, conquis.
—Pour cela, rends-moi visite au dispensaire. Mes obligations m’y retiennent et je ne peux m’y soustraire, il y a tant de malheureux à soulager par ces jours de malheur.
— Volontiers, je viendrais.
— Alors voilà qui est conclu. Et puis nous en profiterons pour poursuivre ton éducation dans l’Art de l’Onirie. Inacceptable que tu perdes connaissance à la première occasion. Ce serait te livrer pieds et poings liés à nos ennemis. La dissociation remédiera à cette faiblesse. Et si j’en crois ton dernier exploit, tu y parviendras aisément, Maitre-dragon !
Après quelques minutes, elle reprit sur un ton différent, pétillant de gaieté : « Assieds-toi près de moi. Tout d’abord, j’ai quelqu’un à te présenter. »
Elle appela le marchand qui attendait au-dehors en compagnie du maître de maison, Vif Alban. L’homme entra en se penchant avec déférence. Il frisait les cinquante cycles, plutôt petit et d’un embonpoint avantageux. Comme ses concitoyens, il portait une barbe foisonnante, poivre sel, et un petit chapeau étroit, rond, enfoncé jusqu’aux oreilles.
— Approchez mon brave. Le Maître-dragon accepte de vous entendre.
Sans-nom jeta un regard étonné à la Shaïa. Il se sentit soudain mal à l’aise. La posture implorante du visiteur le gênait affreusement.
— C’est mon Gildéon, vot’ Seigneurie. Un brave gars, pas du tout comme il est dit de lui. Sa pauv’ mère l’est toute chamboulée depuis que la garde nous l’a enlevé. F’rait pas de mal à une mouche alors s’acoquiner d’avec les Rouges. Jamais d’la vie, rien qu’des mensonges, pour vrai. Vous pouvez avoir confiance, j’suis son père !
Il se jeta à genoux, se tordant les mains. Malahirava Nashiréa ne fit rien pour l’en empêcher. Elle guettait les réactions d’Eliathan. L’embarras empourprait les joues et le front de Sans-nom qui lui adressa un regard affolé. Le quémandeur poursuivait sa litanie implorante, le regard toujours baissé. Finalement, la Matriarche mit fin à son calvaire.
— Gildéas est tonnelier. Sa femme m’aide régulièrement au dispensaire. Ils ont toute mon estime. Hier, les soldats ont emprisonné leur fils unique, Gildéon, qui va sur ses dix-sept cycles, expliqua posément Nashiréa. Le malheureux est aussitôt venu me demander mon appui afin de dénoncer les accusations portées contre son enfant. Hélas ! c'est monnaie courante à Galadorm depuis le départ des Ecarlates. Certains profitent des troubles pour régler quelques différents mesquins de voisinage.
— Que puis-je faire, Mère, là où vous hésitez à agir ?
— Maître-dragon, sauvez mon Gildéon des cachots. Il n’y survivra pas !
La Shaïa Malahirava Nashiréa posa une main ferme sur le genou du garçon.
— Eliathan renverse des montagnes et inverse la course des astres. Sa volonté prévaut, où qu’il soit. A Galadorm, en particulier, après avoir invoqué la venue du Seigneur des airs, Moesmihr l’Impitoyable.
Sans-nom comprit l’allusion. Il adressa un timide sourire au tonnelier : « Je vous ramènerai votre fils, Maitre Gildéas. »
En se redressant, le marchand bafouilla mille remerciements puis il extirpa de sous sa blouse longue une bourse de cuir, craquelée et usée. Il en tira un objet rond au bout d’une chaîne de métal.
— Cet objet est dans not’ famille depuis mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Du temps où Moesmihr vivait encore parmi nous. Il fut récupéré par l’un de mes parents lors de la dernière grande bataille, près des Thielvériles. Pas voler, vot’seigneurie, mais garder, faut m’croire, pour qu’il soit rendu à qui de droit.
En tremblant, le marchand tendit le médaillon. Un dragon passant en occupait le centre, environné de flammes stylisées. L’ouvrage était délicat et patiné par le temps. Sans-non n’osait s’en saisir malgré l’insistance du tonnelier.
— Vous saviez ? bredouilla-t-il, surprenant la mine réjouie de la mère des Clans.
— Qu’un des fameux écussons appartenant jadis aux Maître-dragons était en la possession de ce brave homme. Je te le concède. Et j’aurais sans mal obtenu la grâce de son fils. Mais il est souhaitable que certains actes s’accomplissent différemment. Cet emblème t’appartient à présent, fais-en bon usage.
— Non ! Je ne peux pas accepter. – Sans-nom protestait assez mollement, il s’en rendit compte bien malgré lui. – Ce bijou est d’une trop grande valeur …
— Il revient à un Maître-dragon, sûr de sûr. Ma famille n’en a été que l’humble dépositaire. Pour me ramener mon Gildéon, vot’Seigneurie !
Sans-nom ne l’écoutait déjà plus. Il passa la longue chaine autour de sa tête, laissant le médaillon reposer sur sa poitrine. Il l’admirait, émerveillé. Lorsqu’il releva la tête, il constata que les Gris le contemplaient du seuil de la tonnelle. Dans le regard du Commandeur, il lut de l’étonnement, teinté d’un profond respect.
Lilia et Gallia l’attendaient au pied des monumentales marches du palais, dans l’aile droite où se situait sa chambre. Gallia d’Aliosh était une cousine proche, arrivée trois jours plutôt avec ses parents, le baron Osvald et Dame Lavertia, accompagnés d’un petit groupe de seigneurs du Venant. Depuis les Damoiselles ne se quittaient plus. Le garçon ne se fit pas prier pour leur raconter son entrevue avec la shaïa Malahirava Nashiréa. Il les laissa admirer, en bombant le torse, le magnifique écusson, gage de son nouveau statut. Aussitôt le trio partit à la recherche du capitaine Liard de la Garde Galaraise pour obtenir la libération du malheureux Gildéon. Ce dernier les écouta, imperturbable. A tel point que leur enthousiasme se refroidit peu à peu. Lorsqu’ils terminèrent, à bout d’arguments, l’officier se tourna vers le jeune garçon. Plongeant un regard d’aigle dans les puits d’étoiles, il posa une seule question : « Tel est votre désir, Maître-dragon ? »
— En effet, capitaine Liard, je vous le demande comme un service…
— Ce n’est pas nécessaire. Ce Gildéon sera libre sur l’heure.
Et il les quitta sur ses mots, laissant les jeunes gens stupéfaits. Les Damoiselles battirent des mains en trépignant sur place. Les regards admiratifs qu’elles lui lancèrent emplirent de fierté le fils de Tyrson.
Les jours qui suivirent furent pour Sans-nom extrêmement chargés. Tous les matins, le Tisseur se rendait au dispensaire, dans la ville basse, prêter main forte à la Mère des clans. Ensuite il passait le reste de la journée à explorer - parfois seul, parfois en compagnie des deux jouvencelles – les abords du palais. Des magnifiques potagers protégés par des barrières et des haies, répartis en carrés et rectangles, de légumes et de plantes aromatiques, aux vergers où s’épanouissaient fruits et fleurs. Le soir venu, le palais bruissait d’une vie feutrée, loin des fastes d’antan, ce que le garçon appréciait particulièrement. Il adorait écouter les musiciens inonder les arcades de la salle aux Banquets des accords aériens des luths et des harpes.
Quand le temps commença à se gâter, que les ondées se firent plus insistantes, les enfants se lancèrent dans d’autres explorations. Celles du dédale de l’immense bâtisse.
Ce furent des instants de joie et d’insouciance, comme si le Destin, magnanime, me permettait enfin un repos bien mérité. De cette époque naquirent de puissantes et solides amitiés. Mais le drame nous guettait, j’aurai dû le pressentir. Mon cœur saigne aujourd’hui encore au souvenir de la malheureuse Damoiselle Gallia. A quoi bon se prétendre l’Eliathan si je ne peux sauver mes amis le moment venu ! — Non, Sans-nom, maintiens fermement la plaie ouverte. Et je t’ai demandé un peu plus de lumière. Ce n’est pourtant pas si difficile à obtenir.
Le garçon ne releva pas la réprimande ; il s’y était habitué. La Shaïa avait un cœur d’or mais beaucoup d’exigences. Serrant les mâchoires, il s’astreignit à écarter les bords sanguinolents de la blessure en activant les quatre globes à feu. La pièce était à peine plus grande que le couloir menant à sa chambre au palais. Le fermier avait reçu un mauvais coup au côté droit, dans une bagarre de rue. Le métal avait déchiré les chairs en profondeur. Malahirava Nashiréa tentait en vain de nettoyer la plaie à l’aide d’une concoction jaunâtre, à base de plantes médicinales. A deux reprises, l’homme vacilla. Le garçon l’empêcha de s’effondrer. L’un des globes à feu roula au sol. La Mère, le visage fermé, était assise sur un trépied branlant, bras nus, mains rougies. Elle jeta un regard ironique à son malheureux apprenti.
— Je t’ai pourtant prévenu, Bas, que ton sale caractère finirait tôt ou tard par t’attirer ce genre d’ennuis.
Le bougre grogna de douleur. Sa peau luisait de sueur. De violents spasmes agitaient son visage pâle. Sans-nom se crispa sur les longues pinces qui maintenaient la plaie entrouverte.
— Voilà ! je ne peux guère faire mieux. Maitre-dragon, donne-moi l’emplâtre et éclaire-moi davantage.
Ses mains maintenaient les pinces tandis que son esprit liait les fils nécessaires aux différentes tâches exigées par la Mère des Clans. La dissociation. L’aptitude d’accomplir plusieurs travaux simultanément, par l’esprit et le corps. De lourds pansements traversèrent la pièce jusqu’à eux et les globes à feu déversèrent des flots de lumière. Selon la Shaïa, Sans-nom devait apprendre à tisser et à agir de concert. Son corps et son esprit devenir indépendants, remplir différents offices sans que cela nuise à l’un comme à l’autre. Au début, le façonneur connut quelques échecs. A sa grande consternation. Puis, les jours passant, sa maîtrise de cet Art s’affirma. Il s’économisait davantage. A présent, le Tisseur façonnait l’Onirie sans que son entourage ne s’en aperçoive, conversant comme si de rien n’était. C’était simplement enthousiasmant. Mais, à l’image de ses anciens maîtres de la forêt de Brye, Malahirava Nashiréa n’était jamais satisfaite, guidée par un sentiment d’urgence qu’il comprenait mal. A Galadorm, il se sentait en sécurité et souhaitait y demeurer. Du moins jusqu’à ce qu’Elie le rejoigne. Une terrible illusion lourde de conséquences !
— Bas, ne t’avise pas de revenir avant les premières neiges. Tu diras à ta femme de laver la plaie et de te bander ainsi jusqu’au premier de Kolma. Emporte ce qu’il faut, Jonas t’aidera pour le reste.
Le fermier s’inclina mais grimaça aussitôt, en portant une main à son flanc qui le tiraillait.
— Eh, oui, gros idiot, tu n’oublieras pas cette blessure de sitôt. Les ruelles de la basse ville ne sont pas faites pour toi. Allez ouste, dépêche-toi avant qu’ils ne ferment les portes.
L’homme sortit, les épaules basses. La Mère se lavait les mains et les avant-bras dans un seau posé sur le sol recouvert de paille. Elle s’épongea le front avec le bras.
— Une méchante blessure. Mais il s’en remettra, ça restera peut-être un peu douloureux de ce côté et ce n’est pas un mal. Au moins, il y repensera chaque fois qu’il viendra en ville. Quand tu auras nettoyé ce gâchis, rejoints moi dehors, veux-tu.
Sans-nom retrouva la matriarche dans le jardin des simples qui jouxtait la masure. Elle était accroupie devant un carré de mélisses aux petites feuilles ovales, gaufrées et dentelées, parmi lesquelles surgissaient les épis bleutés d’hysopes. Les mains expertes en prélevaient des tiges feuillées, dépourvues de floraison. Le garçon attendit sagement en contemplant les fascines qui bordaient chaque parcelle.
— Ah, te voilà, s’exclama finalement Malahirava Nashiréa.
Elle noua les quatre coins du tissu où reposait sa récolte. Sans-nom aimait la Mère des Clans pour l’affection qu’elle portait à toute forme vivante, aux hommes comme aux animaux ou aux plantes. Elle aimait à lui répéter qu’il fallait apprécier la Vie. Que celle-ci, alors, vous le rendait au centuple. Même si le garçon ne partageait pas entièrement cet avis, il se gardait bien de lui causer la moindre contrariété.
— Maître-dragon, je suis fière de toi ! Tu es un élève doué et j’ai peu à t’apprendre dorénavant.
Sans-nom rougit sous l’éloge. Il se balança d’un pied sur l’autre.
— Continue à t’entraîner de la sorte. Dans la soirée d’hier, j’ai reçu des nouvelles d’Olt.
— Elie ?
Elle l’entraîna par le bras le long des remparts intérieurs, dans l’ombre propice aux confessions.
— Hélas, notre Sœur Naharashi Elivashavitara a proprement disparu de ce monde … ce qui, après le désastreux épisode de la cité d’Yr’At’Thiel, amplifie le malaise qui agite les Clans.
Elle reprit après un court silence de réflexion.
— Pourtant c’est incompréhensible. S’il lui est arrivé malheur, nous le saurions, grâce au Lien qui nous lie les unes aux autres. La Miséricordieuse, elle-même, ne peut pas le rompre ! Mais là, ne reste que l’absence, Elivashavitara s’est tout bonnement volatilisée !
— Alors aller me cacher à Hyenl ou demeurer parmi vous à attendre des nouvelles. —
Hors de nos murs, tu cours de terribles dangers. Malahirava Nashiréa reprit d’une voix sourde, à peine audible.
— Elie s’en sortira, où qu’elle se trouve aujourd’hui. Lorsque je l’ai rencontrée, elle m’a fait l’impression d’une personne capable d’affronter l’adversité. Aie confiance. Les Clans ont reçu en charge d’anciennes Citadelles. Le Premier clan s’est réservé la régence de la cité d’Olt. Sept cents cycles de pénitence ne leur auront rien appris. Nos Hommes Gris ont perdu l’entendement et mes sœurs sont impuissantes à endiguer cette folie. Je crains pour l’avenir …
Sans-nom tendit son bras droit, paume vers les cieux. De petites flammèches crépitèrent au creux de sa main. Elles dessinèrent des glyphes antiques.
— Je ne les crains pas. Les Matriarches me protégeront, n’est-ce pas ?
La Mère replia un à un les doigts avec lenteur puis serra le poing dans ses mains. Ensuite elle l’attira à elle. Sans-nom déposa sa tête au creux de son épaule. Soudain des banderilles roses et blanches les enlacèrent.
— J’avoue, mon enfant, ne pas partager ta confiance béate. Mon peuple ressemble plus qu’il ne le croit aux humains qu’ils méprisent tant. Je me méfie de cette
Eliléa Glashahadi du Premier clan.
— Pourquoi ?
— Hum, comment te l’expliquer ? Pour être franche, je ne l’ai jamais appréciée. Trop de fanatisme, trop de suffisance. Depuis des lustres, elle s’agite en coulisse pour régenter la Liploca.
Après l’instauration d’un Conseil Permanent, dissoudre les Clans pourrait bien être l’étape suivante, que les Inconstants nous en protège. Un emblème unique et tu devines lequel ?
Comme le garçon restait sans voix, elle poursuivit amère.
— Celui du Premier, assurément.
Ils partagèrent ainsi des confidences que d’aucuns auraient traité de trahison. Ils se promenèrent un long moment, des échos de drames pleins la tête.
Le lendemain, Sans-nom ne se rendit pas au dispensaire comme il en avait l’habitude chaque matin. La Mère des Clans s’était absentée pour plusieurs jours hors des murs de la cité. Le garçon avait mal dormi. De terribles cauchemars l’assaillaient à peine les yeux fermés. Il eut beau réclamer la compagnie de Bonne Amie à travers l’Onirie, la Voix ne daigna pas lui répondre. A l’aube, en contournant la colline par le nord, il gagna les bois sombres qui en couvraient les flancs chaotiques. De ces lieux sauvages, on apercevait les fondations du premier château, bâti plusieurs millécycles auparavant. Les barons successifs préservèrent la virginité de ces étendues boisées pour s’y délecter des plaisirs de la chasse. Sans-nom, lui, espérait y trouver la paix. C’était sans compter avec les deux Damoiselles. Elles lui emboitèrent le pas de loin, elles-mêmes surveillées à distance par Vif Alban et Dame Lustre.
L’esprit vagabond, le garçon emprunta un sentier de chèvre qui le mena jusqu’à une petite clairière en pente raide, au centre de laquelle bruissait une source. Elle jaillissait d’une déchirure du sol et s’écoulait en une cascade d’eau vive parmi les herbes hautes sur un lit de galets et de graviers clairs. Des raies de lumière nimbaient les lieux d’une aura féérique. Il s’assit près de l’onde, caressant d’une main folâtre les hautes graminées. Boutons d’or, silènes, bardanes et prêles tapissaient les abords ombragés par petites touches de couleur.
Brusquement deux pierres trouèrent la surface de l’eau et l’éclaboussèrent. Il se redressa d’un bond, le cœur battant la chamade, mais les rires moqueurs qui fusaient du sous-bois chassèrent très vite ses inquiétudes. Les Damoiselles Lilia et Gallia s’avancèrent en s’époumonant de plus belle, le regard moqueur. Gallia était aussi blonde que sa cousine était brune. Ses cheveux reposaient libres sur ses épaules. Elle était la plus grande des trois, longiligne et, malgré ses seize cycles, étonnamment androgyne, la poitrine plate, le visage masculin, anguleux. Comme sa compagne, elle revêtait un costume de chasse brun, une courte culotte lacée sur les chevilles, des bottes retroussées en peau de daim et une chemise de fine texture pastel, garnie de dentelles à l’encolure.
La colère s’évanouit chez Sans-nom, comme à chaque fois que les jeunes filles s’amusaient à ses dépens.
— Ainsi, Maître-dragon, vous fuyez notre compagnie, lui reprocha d’emblée Lilia avec une petite moue charmeuse. Que faites-vous de nos accords ? Vous aurais-je déplu ?
Penaud, le garçon dodelina de la tête. Puis il se rassit, leur tournant résolument le dos.
— Je veux être seul…
— Mais pas nous, s’exclama la grande Gallia en s’asseyant à sa gauche, épaule contre épaule.
Son amie se plaça à droite de Sans-nom qui gardait le regard rivé sur la surface de l’onde redevenue limpide.
— De plus, Messire a des petits secrets qu’il ne daigne point partager, le drôle. Ce n’est pas gentil de nous faire des cachotteries.
Lilia lui brandit sous le nez le pipeau à six trous, confié par Vieux Saule, une éternité auparavant. Le garçon s’en saisit brutalement. Il s’éloigna de quelques pas, à présent furieux.
— Vous n’avez pas le droit de fouiller dans mes affaires, leur reprocha-t-il vivement.
Les Damoiselles éclatèrent de rire à la vue de son emportement.
— De toute manière, ajouta Gallia, aucun son n’en sort. Je ne vois pas pourquoi tu en fais toute une montagne.
— Pourquoi l’apprécies-tu autant ? surenchérit la seconde, une attente vibrante dans la voix.
Sans-nom les fixa un long moment d’un œil noir puis il porta la flute à ses lèvres, d’un geste solennel. Un air de défi parut sur son visage. Sous la virtuosité de ses doigts, la fugue familière s’éleva entre les arbres. Sa rancune s’évanouit aussitôt. Eliathan se réjouit de voir la stupéfaction se peindre sur le visage des péronnelles. Elles le contemplaient, bouche bée, émerveillées.
— Oh, c’est magnifique, Maître-dragon, s’exclama la plus jeune en frappant dans ses mains. Une autre, une autre…
— Hélas, reconnut le garçon embarrassé, je n’ai jamais réussi à en tirer autre chose. Et tu prétends ne pas pouvoir en jouer, Gallia.
— J’ai essayé mais je n’en ai tiré aucun son. Cette musique, elle est si… envoutante, si joyeuse. Oh Maître-dragon, rejoue-nous cette ritournelle.
Sans-nom s’exécuta avec joie. Sa peine évanouie dès les premières mesures, il était à présent serein et léger, comme un pinson sur sa branche.
Ce qu’il advint alors dans la clairière, au pied du palais de Galadorm, appartient aujourd’hui à ma Légende. Le Haut Récit l’a profondément transformé comme la majorité des actes qui furent rapportés à mon sujet. On ne construit pas un Destin sur la réalité mais à partir d’elle, l’imagination et la fantaisie du conteur font le reste. Les filles le fixaient, apeurées. Du moins réalisa-t-il soudain qu’elles contemplaient quelque chose derrière lui. Il pivota lentement sur lui-même en poursuivant le fil mélodique. La dernière note mourut brutalement. A l’orée des bois, des roches de tailles et de formes diverses roulaient dans leur direction. Lorsqu’il cessa, elles s’immobilisèrent sur place. A peine reprit-il la mélodie qu’elles s’agitèrent, suivies par une multitude d’autres. Un rocher énorme et moussu surgit à son tour, écrasant sur son passage arbrisseaux et buissons.
— Arrête !
La voix suraigüe de Lilia suspendit la course de ses doigts. Elle s’approcha vivement et lui arracha la petite flûte. Un silence douloureux s’installa dans la clairière à présent transformée en champ de pierrailles.
— Il… il ne faut pas… Ce n’est pas … normal.
Quatre jours plus tard, le trio se retrouvait aligné devant une Shaïa intriguée par leur excitation et les frayeurs qu’elles devinaient chez les jeunes Damoiselles. Ils n’en reparlèrent pas entre eux. L’attente du retour de Nashiréa soumit leur patience à rude épreuve. Elle était la seule à pouvoir partager leur effrayante découverte. Heureux hasard, Vif Alban et Dame Lustre n’assistèrent pas à la scène au bord de la cascade, retardés en chemin. Nashiréa les écouta à tour de rôle rapporter les faits. Sans-nom expliqua simplement comment l’artefact s’était retrouvé en sa possession.
— Voilà qui demande réflexion. N’avez-vous rien oublier ?
— Oh non, Mère. Nous ne vous avons rien caché. N’est-ce pas incroyable ?
— Etonnant, ma chère enfant, seulement étonnant. Voyons un peu le responsable de cette soudaine effervescence minérale. Et ne fais pas cette tête-là, mon garçon. Tes amies ont eu raison de t’encourager à m’instruire de cette mésaventure. J’espère que tu ne me caches pas d’autres surprises insolites.
Bienveillante, la Shaïa Malahirava Nashiréa saisit le pipeau en métal que lui tendait un Sans-nom plutôt renfrogné. Il avait dû se résoudre à venir jusqu’à la Commanderie car les Damoiselles s’étaient montrées catégoriques. Soit il les accompagnait, soit elles s’y rendraient sans lui. Aucun argument ne put les faire fléchir. Même s’il ne le reconnaissait pas, – Il était hors de question de leur donner raison aussi facilement. – le garçon n’était pas mécontent de débattre de ce mystérieux artefact avec la Matriarche. La découverte de l’étrange pouvoir qu’exerçait le pipeau sur le monde minéral l’effrayait un peu. Il ne quittait pas des yeux la Mère des Clans. A ses côtés, les jeunes filles étaient comme suspendues aux lèvres de la femme-enfant.
Nashie tournait et retournait l’artefact entre ses doigts soignés. Elle paraissait avoir oublié jusqu’à leurs présences. Ils se trouvaient dans une officine, à l’étage de la Commanderie. Les murs disparaissaient derrière des étagères où reposaient bocaux, remèdes et manuscrits, et toutes sortes d’objets insolites. Aucune ouverture ne donnait sur l’extérieur, exceptée une petite porte basse, aux ferrures impressionnantes.
- Et vous affirmez que les cailloux ont répondu à son appel. Je n’ai jamais entendu conter pareille fantaisie. Nous allons voir ce qu’il en est. Mon garçon, veux-tu bien jouer pour moi. Attends, juste une seconde.
Elle gagna un des murs et se saisit d’un coffret peint d’arabesques et d’astres solaires puis revint jusqu’à la table ronde, au centre de la pièce. Elle en sortit un lourd cristal de roche dont les facettes s’enflammèrent immédiatement sous la chaude lumière du globe à feu. Elle le plaça sur le sol, au seuil de la salle, puis elle revint jusqu’à eux et l’invita à jouer. La fugue jaillit, rebondit sur les murs, étourdit les âmes et allégea les cœurs. Et la pierre roula jusqu’à leurs pieds.
— Voilà qui est convaincant. – Elle ramassa le cristal, le rangea et reporta le coffret sur son étagère puis, devant les enfants impatients, Nashie prit place dans un robuste fauteuil rembourré de coussins.
— C’est un présent d’une rare valeur que t’a confié là le sylvestre Vieux Saule. Jadis, au temps des Premiers, les objets enchantés étaient monnaie courante. Pour la plupart, ils furent perdus, ou détruits, ou bien nous en avons oublié l’usage. Certains les conservent comme de simples reliques.
— Pourquoi suis-je le seul à pouvoir en jouer ?
— Pourquoi, pourquoi, pourquoi ! Je ne possède pas les réponses à toutes les questions. Mais ta remarque est pertinente. Ce n’est pas un hasard si cet instrument baigné d’une antique magie est parvenu entre tes mains. Seulement évite de l’utiliser. Il serait bon d’ailleurs, mes chères petites, que ceci reste notre secret. Il me semble, mais je n’en suis pas certaine, que cette mélodie ne m’est pas inconnue. Voyons où aurais-je bien pu l’entendre auparavant ?
Les Damoiselles promirent au nom des Dieux Inconstants de ne rien révéler. La Shaïa Malahirava Nashiréa les congédia aussitôt, sans plus d’explications. Sans-nom se hâta d’obéir et glissa au fond de son sac le petit instrument de musique malgré les protestations de ses amies qui ne se lassaient pas de le contempler.
Les jours suivants, la vie reprit son cours comme si rien ne s’était passé. Sans-nom se rendait au dispensaire secondée la Mère des Clans. Puis il retrouvait ses amies pour de nouveaux vagabondages. Il éludait systématiquement toutes les allusions concernant de près ou de loin au présent de Vieux Saule. D’ailleurs, il le cacha dans un linge dans un recoin de sa chambre et n’y toucha plus. Un matin, la petite Mère l’accueillit avec une satisfaction évidente.
—Je suis enfin parvenue à déchiffrer les inscriptions gravées sur ton médaillon. – Elle montra du doigt la poitrine de l’enfant, là où reposait le disque de métal. – Rien d’original, je le reconnais.
Sans-nom trépignait sur place. Il porta, sans y songer, une main au bijou qu’il dissimulait en permanence sous sa chemise.
— De quoi s’agit-il ?
— Du serment des Maitres-dragon, rien d’autre.
Avec emphase et une pointe d’amusement, elle scanda l’engagement sibyllin : « Naître deux, réunis par le cœur et l’esprit, pour combattre l’adversité. ».
Devant la mine défaite du jeune garçon, Nashie s’excusa avec empressement.
— A quoi t’attendais-tu ? Les Seigneurs des Airs appartiennent au passé, tout comme leurs chevaucheurs. Tu n’y changeras rien. Toutefois, sois assuré que tu es bien un Prédestiné. Ne laisse personne te convaincre du contraire. Conserve le médaillon précieusement. Je ne crois guère aux facéties du hasard en ce qui te concerne… Le destin t’a mené jusqu’à nous pour que tu mettes un terme à l’odieuse tyrannie du Baron Tancrède. Le temps que tes amis te rejoignent, nous veilleront sur toi. Sans-nom, bienvenue dans ta nouvelle famille.
Elle l’embrassa affectueusement, désireuse d’éloigner les sombres présages. L’enfant perdu se pelotonna entre ses bras, il n’en demandait pas davantage.