Chapitre 2 : Les brumes d'Onirie. (2) Alors elle souleva les étoffes de la tunique légère, grimpa les marches deux à deux, emportée dans une spirale où se mêlaient stupeur et affolement. Un pan incliné la mena jusqu’à une galerie ajourée de baies d’où se déversaient les feux célestes. Des bancs ovales occupaient l’espace laissé libre par la foison d’élégantes colonnes nervurées. Les lieux spacieux appelaient à la paix et au recueillement. Elle s’y arrêta à bout de souffle, pliée en deux, les mains sur les cuisses.
— Que t’arrive-t-il ma pauvre vieille ? murmura-t-elle entre deux aspirations, un brin ironique. Une douleur sourde à la cheville lui tira une grimace. La tentation de retourner à l’atelier se fit pressante. Mais elle la rejeta immédiatement. Bien déterminée à ne pas céder à la panique, elle traversa une vaste salle. D’étroites ouvertures donnaient sur des plans ascendants. Une, deux, trois. Elle hésita à s’y engouffrer. Les murs étaient percés de larges bouches d’où surgissaient parfois comme des lamentations éthérées. Ce raccourci la rapprochait de la Ruche mais les gueules d’Yrathiel - ainsi que les îliens les surnommaient - la mettaient toujours mal à l’aise. Un couple était assis en retrait près des larges arcades ouvertes sur l’océan. A son approche, l’homme lui jeta un regard irrité puis se tourna ostensiblement vers sa compagne à qui il s’adressa d’une voix feutrée. Cette dernière émit un gloussement joyeux en souriant furtivement à l’importune. Lisbeth se serait bien assise à proximité pour souffler un peu. Pourtant elle pressa le pas. Un compagnon aux gestes doux l’attendait elle-aussi quelque part dans les strates supérieures de la cité. A présent, elle avait hâte de se blottir dans ses bras pour oublier ses craintes. La meute l’attendait au sortir de la longue galerie. Une quinzaine d’enfants, garçons et filles, d’allure peu reluisante, le plus jeune n’avait sans doute que quatre ou cinq cycles. Les enfants de Ghaisus. Des non-nés !
L’artiste hésita en les apercevant. Ils la couvaient avec convoitise, elle en était persuadée. Soudain, ils avancèrent tranquillement à sa rencontre. Les plus roués dansaient sur place entre les colonnes. Tournant casaque, elle s’enfuit, poursuivie par les huées amusées de la meute. Lisbeth songea au couple d’amoureux croisé un peu plutôt. Mais ces derniers s’étaient éclipsés, sans doute dérangés par sa venue. Elle parcourut la moitié de la salle lorsqu’elle découvrit les trois rabatteurs qui l’attendaient, immobiles. Toute fuite lui était interdite. Elle jeta autour d’elle un regard épouvanté. Un gémissement spectral s’échappa de l’étroit corridor qui grimpait jusqu’à l’étage supérieur. Elle réagit d’instinct, préférant l’incertitude à l’inéluctable. Les poings serrés, la femme s’y engouffra malgré son aversion. De part et d’autre, les gueules s’ouvraient, ténébreuses, à mi-hauteur. Dans son dos s’engouffra la meute précédée par une rumeur affamée.
Son cœur battait la chamade. Lisbeth ouvrait grand la bouche pour aspirer l’air qui s’épuisait dans ses poumons. La sueur plaquait les mèches grises sur son front. Une pensée étrangère la visita, furtive, un encouragement éthéré. « Fuis ! Plus vite ! Courage ! l’incitait le souffle. »
Brusquement, en relevant la tête, elle entrevit l’ouverture lumineuse. Redoublant d’efforts, elle courut vers la promesse de salut. Puis la lumière disparut, occultée par des silhouettes malingres. La course s’acheva là, adossée au mur crémeux. Des larmes coulaient sur ses joues mais aucune rage ne l’animait. Seulement l’épuisement. Les enfants l’entourèrent. Ils laissèrent un espace réduit entre eux et leur proie. Ils la contemplaient avec curiosité. Les rangs s’entrouvrirent sur un adolescent aux épaules larges, attifé de couleurs criardes, les cheveux liés sur la nuque. Un sourire triomphant découvrit quelques dents cassées. Le regard dénué de compassion, il toisa la malheureuse.
— Pourquoi ? balbutia-t-elle en se tassant sur les talons.
— Le Guide te réclame !
Ses acolytes bruissèrent autour de lui. Lisbeth plaça les mains à plat sur ses oreilles en secouant la tête obstinément. Elle refusait d’entendre cette argumentation.
— Pourquoi ? répéta-t-elle à plusieurs reprises.
— Quand Ghaisus exprime un désir, ses enfants obéissent. Lève-toi !
L’ordre était sec, le ton méprisant. Affolée, elle se tassa davantage en geignant. Alors le chef de la meute désigna la femme du menton puis donna un ordre bref. Ils se jetèrent sur elle, agrippèrent les voiles, les déchirèrent, griffèrent la peau délicate et la soulevèrent brutalement. Lisbeth se débattait comme une furie. L’horreur de la situation rompait l’hébétude qui, jusque-là, la maintenait prisonnière. Elle frappa des mains, des pieds, hurla comme une possédée. Du sang chaud coula entre ses doigts, ce n’était pas le sien.
Mais ils étaient trop nombreux. Et leur projet n’était pas de l’emporter, seulement de la hisser jusqu’à la gueule la plus proche. Elle sentit le souffle sur sa nuque juste avant de basculer à l’intérieur. D’un ultime réflexe, elle s’agrippa d’une main au rebord. L’un d’entre eux lui écrasa les doigts. Alors, sous la douleur aigue, elle lâcha prise. Elle glissa dans le tube, poursuivie par des hurlements de joie. La chute dura une éternité. La paroi incroyablement lisse et douce. Elle filait de plus en plus vite, tourneboulant, jambes par-dessus tête. Enfin Lisbeth chuta dans un gouffre parcouru d’étranges rumeurs et de rafales de vent, glaciales. A son nadir, elle aperçut une brillance bleutée que des zébrures argentées déchiraient de manière sporadique. Plus elle s’en rapprochait, plus le halo prenait une apparence cotonneuse familière. Elle redouta de s’y écraser mais, quand elle s’y engloutit, les brumes stoppèrent net la chute. Elle aspira une bouffée embrasée. Ses chairs se tordirent sous l’action nocive du brouillard. Simultanément, elle éprouva une douleur atroce, un déchirement de tout son être. La souffrance devint insoutenable. Elle eût à peine conscience de la pensée étrangère qui la visita une dernière fois.
« Pourras-tu me pardonner ? suppliait la voix lointaine de Voile-de-Nuit. »
Puis elle mourut. Du moins le crut-elle l’espace d’une brève seconde. L’instant suivant, elle flottait, éprouvant un incroyable sentiment de légèreté. Avec stupeur, elle entrevit son enveloppe charnelle disparaitre dans les profondeurs de la cité marine. Puis elle prit conscience de leurs présences. Des âmes geignardes erraient autour d’elle, dans l’attente du bon vouloir de Ghaisus.
……………………………………………………….
Sans-nom se glissa furtivement dans une alcôve capitonnée au troisième des niveaux réservés aux façonneurs, aux conteurs, aux artistes et à leurs familles, sans avoir revu son père. Il cligna des yeux à plusieurs reprises afin de s’habituer à la forte réverbération des brumes. L’alcôve se situait dans les hauteurs de l’immense cylindre autour duquel s’étageait la cité. Sans-nom devinait la multitude d’alvéoles, semblables à la sienne, douillettement agencées aux couleurs des familles et des corporations. Nul ne devait être oublié. Cette nuit, la première des Cérémonies, célébrait Yrathiel. Les îliens partageaient alors la même ferveur.
Impatient, l’enfant se pencha au-dessus du gouffre abyssal qui le séparait de la paroi. Bras tendus, il l'effleurait à peine. Il projeta une pensée vers la masse brumeuse, éprouvant toute la puissance et la chaleur de l'Onirie. Puis il leva les yeux. Un frisson le parcourut. Il se pelotonna contre les coussins, totalement dégrisé. Au pinacle du cylindre, la loge du Guide restait habituellement vide.
Par des accès tubulaires placés de part et d’autre du cylindre, deux façonneurs se glissèrent dans le vide brumeux, bientôt suivis par deux autres. Ils chutèrent un court instant puis leurs corps flottèrent, bras étendus, jambes écartées, dessinant d’amples mouvements semblables au ballet des hirondelles par une chaude journée des Grands Calmes. Accomplissant d’acrobatiques pirouettes, les Tisseurs virevoltaient au gré de leur fantaisie, plongeaient en piqué puis remontaient gracieusement, bras tendus vers l’avant à une vitesse vertigineuse. Ils n’étaient plus des hommes mais des créatures aériennes dotées de dons exceptionnels. Chaque spectateur retint son souffle. Devant la beauté féérique du ballet, Sans-nom se détendit un peu.
Des lacis de lumière se dessinèrent dans le sillage des quatre façonneurs. Des banderilles miroitantes, bleues, rouges, ors et argents, qui se diluaient, s’entrelaçaient, explosaient parfois en un feu d’étoiles crépitantes. Les voltigeurs redoublaient de vélocité, arrachant au public des soupirs de ravissement. Les Brumes d’Onirie s’enflammèrent de trainées lumineuses, d’explosions incandescentes, d’artifices, d’embrasements et de cascades chatoyantes qui étourdissaient l’esprit comme le cœur. Puis les façonneurs, une fois leur prestation achevée, s’esquivèrent pour être aussitôt remplacés par un trio, appartenant à un Collège concurrent. La virtuosité et la beauté des créations allaient crescendo. Ainsi chaque Collège espérait-il s'élever davantage dans la hiérarchie des maîtres des Rêves, dès la fin des Cérémonies.
Quelle joie que cette divine comédie créée par les miens. Comme j’avais peine alors à ne pas entremêler mes fils aux ouvrages des Tisseurs d’extase. Comment de tels prodiges pouvaient-ils dissimuler d’aussi noirs desseins ! Sans-nom s’abreuvait avidement aux flux qui s’échappaient de l’immense cylindre. Enfant, il aurait pu – Il en avait alors le pouvoir. – s’associer aux chefs-d’œuvre malgré la distance et le fait qu’il n’était pas environné de brumes. Ce que nombre de façonneurs confirmés étaient incapables de réaliser. Il tendait son visage vers l’artifice de couleurs, les yeux écarquillés d’émerveillement.
Le dragon déploya de larges ailes marbrées. Avec majesté, il plana dans une magistrale spirale ascendante. De sa gueule ouverte s’échappaient des gerbes iridescentes, rouges et vertes. Ses yeux cramoisis flamboyaient. D’une fluidité majestueuse, son corps entier associait des mosaïques de teintes sombres et terre. Sans-nom applaudit, fasciné par le majestueux coursier. Il cria à l’instar de la foule. Parvenu au sommet de la cheminée, ce dernier redressa son long cou puis, tel un faucon, il plongea en vrille. On soupçonnait à peine les silhouettes des façonneurs au sein de ses entrailles. Innombrables en Yrathiel, des légendes contaient que, jadis, les Seigneurs des airs visitaient régulièrement la cité. Ils offraient aux îliens d’exotiques récits issus de royaumes barbares et transportaient sur leur dos les plus intrépides d’entre eux. Alors il était courant qu’un Collège construise une féerie autour de ces coursiers disparus. Sans-nom rêvait souvent d’en rencontrer un, de le chevaucher au long des courants célestes.
Un enfant pleura au sein des bas niveaux réunissant les oisifs, les solitaires, les sans-communautés et les meutes. Une minuscule silhouette se glissa dans l’entonnoir qui menait aux Brumes. L’instant suivant surgit du néant une effarante créature, saluée par un murmure horrifié. Suant le Mal absolu, la chimère grandit en noirceur. Quand elle put enfin se comparer au champion de la Lumière, ce dernier se jeta sur elle, toutes griffes dehors. Alors commença un combat homérique qui fit courir plus d’un frisson dans l’assemblée. Les deux créatures dantesques s’entredéchirèrent à coups de crocs et de griffes. Les Collèges en lice faisaient preuve d’une dextérité éblouissante. Sans-nom trembla plus d’une fois pour son favori. Il l’encouragea à maintes reprises, salua chaque attaque, chaque morsure et chaque coup portés à l’horrible épouvantail. Comme la majorité de ses concitoyens, il pleura lorsque la créature des ténèbres prit le pas sur celle de la Lumière. La chimère repoussa le dragon vers un néant incommensurablement lointain.
Cette nuit-là, les créatures de la nuit, rampantes et monstrueuses, triomphaient. Sans-nom gémit en son for intérieur. L’esprit en feu, il leva les yeux vers les loges. Là-haut, l’enfant-dieu jouissait de l’innommable dénouement. Ghaisus dominait le débat. Ghaisus l’inspirait. Avant même que Tyrson n’ait atteint les limbes oniriques, Sans-nom devina l’identité de celui qui glissait dans le tube. Il jeta un regard furtif vers la loge mais se reprit vite. Surtout ne pas attirer l’attention. L’assemblée retenait son souffle. Puis Tyrson s’exécuta. Une dernière fois.
Gerbes d’émeraude et embruns de coton. Lui, le doyen des façonneurs, se fondait dans l’immensité océane. Il cherchait à rejoindre l’enfant. Une fraction de seconde lui suffit. Il le sentit, lointain et proche à la fois, qui vivait la moindre émotion avec la passion de la jeunesse. De l’autre présence, il n’avait cure. Le désespoir le portait. Cette nuit, il informerait Sans-nom sur les origines du mal dont souffrait Yrathiel. Une seule issue pour son fils : la fuite. Loin d’Yrathiel. Tyrson se savait, lui, déjà condamné. Alors il déchaîna son Talent, rêva, tissa, déchira la Légende magnifiée des origines. Celle d’une cité divine surgie des flots par la volonté de Dieux Bienveillants. Avant de disparaitre, révéler une autre vérité, l’infamie accomplie par l’un de leurs bâtards, jadis. Les voilà. Au rythme sourd des tambours, elles filent, franchissent l’espace et le temps, fendent les murailles aqueuses dressées devant elles. Vingt silhouettes racées, bijoux d’un peuple voué à la guerre. Elles vont et viennent entre les limbes et battent les flancs du miroir de cristal derrière lequel les contemple le peuple d’Yrathiel. Ce dernier frémit, avide d’en connaître davantage sur ces mystérieux vaisseaux. Elles se croisent sans cesse, affolent les esprits. Elles sont à l’origine de leur histoire.
Ainsi, durant des lunes, les trirèmes s’enfoncent dans le désert mouvant. Un peuple rustre grouille sur les ponts et dans les cales : des guerriers aux traits simiesques, bardés d’acier, des femelles aux formes lourdes qui veillent sur une progéniture bêlante. Leurs faces velues où se devinent la colère et la peur se dessinent en surimpression sur les dunes aqueuses, sur les sabords et les proues relevées. Dans les yeux porcins, dans les grimaces, les gémissements des faibles et les grondements des brutes se tapit le monstre qui les a exhortés à prendre la mer, à fuir loin de chez eux. L’exode sera sans retour.
Chassés par la Seconde Vague de leurs terres ancestrales. Refoulés des Grands Royaumes Humains par les rois et les Premiers d’Husher. Une horde condamnée au cœur de l’océan. Déjà plusieurs vaisseaux sombrent sous les coups de boutoir de l’hydre aquatique. Surpris, les spectateurs se laissent gagner par leur hantise. Ils supplient, implorent à leur tour qu’on accorde à ce peuple apatride protection et asile. Ils pleurent, les mains tendues, qu’on leur vienne en aide. Des lames d’émotions transportent la foule.
Ô Peuple d’Yrathiel, pourquoi n’as-tu pas deviné à cet instant l’hypocrisie du Dessein ! J’étais si seul, si jeune, et si proche de toi, Père. Elie, Tyrson m’obligea à voir ce que les autres devaient ignorer. Ainsi débuta la Légende d’Eliathan. Car je fus le seul à reconnaître l’immense silhouette penchée au-dessus des vaisseaux. L’instigateur de cette folle équipée, le maitre de cette mascarade, le fourbe Ghaisus. Tyrson méritait son rang d’excellence parmi les façonneurs d’Yrathiel. Avec lui, il n’y avait ni logique ni équilibre, seule la passion animait les créations oniriques. Dans le sillage des vaisseaux apparut le peuple de l’océan. Ils sont des centaines à fendre les flots, à se jouer des coques profilées qu’ils prennent d’assaut. Ils envahissent les sabords et répandent la mort. De véritables batailles rangées s’engagent entre les hommes de la plaine et les créatures aquatiques, des combats d’une rare férocité. Nul n’est épargné. Au prix de nombreuses vies, les oégirs récoltent l’octroi de passage à travers les Hauts Fonds. Six vaisseaux seulement échappent au massacre. Ils poursuivent leur route insensée pour parvenir jusqu’ … en Yrathiel.
Sans-nom frémit. Relié à son père par un lien tenant plus du rêve que de la réalité, il sentit lui-aussi la présence étrangère s’insinuer dans la trame de la création. Sur une injonction paternelle, il rompit le contact. Il fixait la silhouette qui, au centre du chaos, affrontait l’indésirable. Une vague glacée frappa de plein fouet le façonneur. Une autre puis une autre. Une autre encore. Peu à peu, le tissage échappait à son Vouloir. L’intrus manipulait déjà la vision alors même qu’il n’avait pas délivré l’intégrité de son message prophétique au peuple d’Yrathiel. Le façonneur déploya ce qui lui restait d’énergie pour repousser l’emprise grandissante. Puis, peu à peu, les vaisseaux se dissolvent sous une pluie de feux incandescents et d’artifices spectaculaires qui introduisent des notes frivoles à l’intérieur de l’ode létale. En cette sombre nuit, Tyrson fut fort, fort d’un amour que Ghaisus méprisait. D’une pensée magistrale, il paracheva une nouvelle scène dans laquelle les îliens virent se profiler une Yr’At’Thiel inconnue et vierge. Alors, devant les spectateurs sidérés, les survivants l’investissent en désordre. Pourquoi le maitre du Dôme ne réagit-il pas ? Yrathiel est offerte. Et les oégirs ? Par le passé, les clans des Hauts Fonds ont combattu avec succès maints envahisseurs …
Dans l’assemblée, des îliens s’enlacèrent de peur. D’autres roulaient des yeux effrayés, croyaient déjà entendre les hurlements de la horde franchissant les portes du Haut Portique. Mais nul d’entre eux ne vit Ghaisus leur offrir les clés de la cité. Des loups qui, au fil des cencycles, deviendraient des agneaux. Des îliens. Pour l’enfant d’Yrathiel, pour lui seul, la noirceur de Ghaisus fut évidente. Puis les liens se renouèrent une toute dernière fois. Le fils et le père échangèrent un suprême adieu, empli d’amour et d’éternité. Seul Sans-nom comprit qu’il venait de feuilleter le grand livre du Passé.
Brutalement, le lien se brisa. Les brumes s’assombrirent, laissant pantelante l’assemblée. Le corps sans connaissance de Tyrson tournoyait vers les niveaux souterrains de la cité. Le doyen n’entamait pas ce périple en solitaire. Les îliens dont les noms s’étaient inscrits au fronton de la crypte l’accompagnaient par vagues successives. Les brumes noyèrent leurs consciences. Un pur bonheur illuminait leurs visages alors qu’un rictus de souffrance défigurait à jamais les traits du plus illustre d’entre eux. Son sacrifice se révélait vain. La cité bourdonnait, étourdie, mais nullement inquiète.
Les brumes se nimbèrent d’une aurore boréale. La foule festive commença à quitter les alcôves, les yeux emplis de rêves fastueux. Le garçon se traîna jusqu’au cristal, plongea une pensée fragile à travers les canevas compliqués qui dérivaient à un doigt de son visage larmoyant.
— Père, supplia-t-il.
Et la réponse surgit.
— Mon enfant, où es-tu ?
Glaciale comme la mort, acérée tel un poignard. Cette pensée frémissait de curiosité. Elle cherchait à localiser l’audacieux. Sans-nom s’arracha aux brumes.
De ma fuite insensée, du reste de cette nuit, la dernière que je devais passer en Yrathiel, je ne conserve qu’un souvenir confus, semblable à un cauchemar, insaisissable une fois éveillé. Néanmoins, petite Mère, il ne faut pas oublier que je n’étais alors qu’un enfant. Voilà sans doute ce qui me sauva du désespoir. Sans-nom pleurait en courant droit devant lui. La mort de Tyrson occultée par la confusion qui habitait son esprit. Finalement il regagna le seul refuge qu’il connaissait, l’atelier de Tyrson, dans le quartier des façonneurs.
Chapitre trois : La fuite d’Yrathiel. Le doute taraudait l’enfant-dieu depuis la visite de Voile-de-Nuit. La première Nuit des Cérémonies accentua le malaise. Malgré le nombre d’âmes récoltées cette nuit-là, Ghaisus tremblait solitaire sur son trône. Qu’avait-il négligé ? Qu’avait-elle tenté de lui dissimuler ? Et cette présence, si vivante, découverte au sein des brumes, comment l’expliquer ? Le mal pernicieux qui le rongeait de l’intérieur depuis la première tentative à traverser l’Entre-mondes diminuait son raisonnement. Dans l’obscurité, il invectiva les Inconstants, responsables selon lui de sa déchéance.
Puis Ghaisus songea à Tyrson. Et à ce fils d’une insignifiance pitoyable. Pourtant il étudia cette pensée avec curiosité. Toutefois Ghaisus se refusait à accepter l’évidence : Que le non-né représente un potentiel danger. Insensé ! Un élément capital échappait à sa compréhension. Une fatalité qui le poursuivait depuis le premier jour. Et Voile, pourquoi l’implorer de suspendre les Cérémonies ? Les heures s’écoulaient sans qu’il parvienne à démêler l’écheveau diabolique. Finalement, après des efforts terribles pour dominer la folie naissante, Ghaisus tissa une nouvelle toile. Les meutes s’occuperaient du rejeton de Tyrson. Il avait mieux à faire qu’à se morfondre ainsi. Sans attendre, tenter une nouvelle fois d’atteindre l’Autre Rivage, la Terre des Dieux. Là, le Mal qui le rongeait disparaitrait enfin. L’enfant-dieu retrouverait alors sa grandeur d’antan.
Lorsqu’il pénétra au sein des brumes corrosives, les âmes prisonnières s’affolèrent comme autant de phalènes auprès d’un brasier. Leur terreur le ragaillardit aussitôt. Avec jubilation, il se vautra parmi elles. Le corps fangeux d’obscurité s’étendit au centre de l’abime tel l’amorce d’un nouvel orage. Puis Ghaisus se mit à l’ouvrage, avec application. Au sein des brumes se dessinèrent des idéogrammes ignés d’une telle puissance que seule la part divine de son être le protégea des fluides qu’ils déversèrent. Incandescentes, les fibrilles tentaculaires s’élançaient à travers l’onctuosité cotonneuse à la poursuite des errantes hystériques. Sans doute aurait-il pu alléger leur calvaire mais c’était méconnaître la vraie nature de l’enfant-dieu. Au contraire, avec une cruelle volupté, il prenait son temps.
Lisbeth fut parmi les premières à être capturées par les filets zélées. La souffrance atteignit alors des summums. Lorsque Tyrson connut un sort semblable, la force de son aura déchaina des tempêtes phosphorescentes qui se déployèrent en autant de voiles colorés. A cet instant, l’enfant-dieu vécut un instant d’extase. Il en oublia jusqu’à la pestilence par laquelle son être se délitait et conçut l’espoir fou d’accomplir enfin le terrible projet.
La capture s’acheva tard dans l’après-midi tant les âmes emprisonnées étaient nombreuses et retors. A présent elles formaient un inextricable réseau de substances ectoplasmiques. Une multitude de brillances en gonflaient les flancs. Il exsudait une terreur sans nom. Quand vint l’instant d’ouvrir la déchirure, il projeta une infime part de son essence au centre de la construction, parachevant l’ouvrage d’incantations, mortifères pour tout autre que lui. L’anneau se contracta puis se déchira brutalement, révélant un boyau dont les âmes tapissaient la paroi.
Il s’allongeait à l’infini avec une rapidité stupéfiante. Ghaisus filait à l’intérieur. Jamais il n’était allé aussi loin. Soudain il perçut les vibrations de l’Autre Rivage. Il y projeta une pensée, tâtonnant d’émerveillement.
Mais, brusquement le tunnel s’étrécit en dépit de ses supplications. Des ombres serpentaires, monstrueuses, se dessinèrent au-dehors, dans ce couloir entre les Mondes imaginés par les Inconstants que certains nommaient l’Entre-Mondes. Refusant de renoncer si près du but, Ghaisus sacrifia encore quelques miettes d’essence divine. Il tenta de forcer la fatalité. Mais plus il insistait, plus, au dehors, les ombres se faisaient menaçantes. L’une d’entre elles parvint même à bousculer le fragile édifice qui menaça de se déchirer.
Abandonnant cette fois l'ouvrage ainsi balloté, Ghaisus s’enfuit, bouillonnant de désespoir. Lorsqu’il regagna la coupole de nuit, il pleura. Insensible au temps qui s’écoulait. Puis, peu à peu, l’enfant-dieu affaibli retrouva un semblant de conscience. Et, alors, émergea cette pensée lancinante : retrouver l’enfant.
……………………………………….
L’affliction le tira des draps où il gisait, le visage enfoui entre les coussins. Dans une petite niche, à la tête de la couche, une miniature de facture délicate attira son regard. Une femme merveilleusement belle y souriait un pur bonheur : Lyane. La longue chevelure auburn se rehaussait d’un fin treillis de perles blanches. Derrière elle, l’artiste avait esquissé de vertes collines parsemées de fleurs rouges et blanches. Cette fois, la vision de cette mère inconnue ne soulagea pas sa peine. Sans-nom gagna le fond de la pièce. Machinalement, il fit attention à ne pas renverser là une pile de feuillets, ici un drôle d’engin ailé composé de tissus et de baguettes, d’une envergure de deux mains. Il enjamba plusieurs pots emplis à ras bord et réussit finalement à se glisser jusqu’à la tapisserie où figuraient licornes et dragons, ainsi que d’autres animaux fabuleux dont Sans-nom ignorait les noms.
Tel un automate, il posa les mains à hauteur de visage à plat sur de larges fleurs aux corolles jaune orangé. Elles s’ordonnaient en haie d’honneur au bord d’un chemin qui parcourait monts et vallées. L’étonnant paysage - pour un îlien n’ayant jamais connu que l’océan pour seul horizon - perdit soudain de sa consistance. Les prairies engloutirent les bras, le buste puis le corps entier de l’enfant. L’instant suivant, Sans-nom se faufilait à croupetons dans un étroit boyau. Il tâtonna jusqu’à une alvéole comme il y en avait des milliers dans les chairs d’Yrathiel. A peine l’espace d’étendre un corps adulte. De la largeur d’une main, plusieurs ouvertures s’élançaient vers l’océan. Façonné par Tyrson avec l’aide de Lyane, ce lieu discret baignait dans une douce luminescence. Au temps du bonheur, il abritait leurs ébats. Ce n’était pas la première fois que Sans-nom y cherchait refuge. Après la disparition de sa mère, père et fils avaient pris l’habitude de s’y retrouver. Pressés l’un contre l’autre, ils s’inventaient de fabuleux dialogues, des fantasmagories et des contes qui les épuisaient de joie. C’est là aussi que Sans-nom découvrit ses dispositions précoces pour les Arts des songes. Là qu’il osa créer son premier Tissage. En ce lieu, Sans-nom éprouvait une sensation étrange, celle de bénéficier de la protection maternelle, sans faille, d’une Yrathiel éternelle. Alors, poussé par un instinct secret, l’enfant s’y réfugia et s’endormit finalement d’épuisement.
Le sommeil n’avait jamais été un refuge pour le fils du doyen. Néanmoins, cette nuit-là, Ghaisus emprunta d’autres sentiers. L’enfant dormit paisiblement, entouré de la bienveillante attention de Voile-de-Nuit. Lorsqu’il s’éveilla, le jour était déjà bien avancé. Il se contorsionna dans l’étroit boyau jusqu’à se retrouver dans le sens de la sortie. Puis il rampa jusqu’à la tapisserie, vibrante, de ce côté, de lazzis argentés. Un brouhaha provenait de l’appartement. Une voix braillarde figea la main qui s’apprêtait à dévoiler le passage.
— Cherchez-moi ce misérable, mes drôles. Le Guide dit que le petiot se trouve dans les parages. Il s’est assez longtemps ri de nous pour nous échapper une fois de plus.
Sans-nom recula doucement, évitant le moindre bruit. Il retint sa respiration. Sa jambe droite s’agita convulsivement sans qu’il puisse la maîtriser. Prêt à hurler tout son souffle. Venue de nulle part, une douce fragrance apaisa les frayeurs. Une caresse affectueuse noya l’appréhension. Rassuré par la présence de cette alliée invisible, il tendit l’oreille. Des bruits d’objets brisés et des cris accompagnaient la voix emplie de haine. « Qui sait ce qu’obtiendra celui qui rapportera le fuyard à notre maître bien aimé. Ghaisus te réclame, fils de Tyrson ! Où te caches-tu donc ? Emportez ce qu’il vous plaira. Là où il demeure à présent, Maître Tyrson n’en a plus aucune utilité. »
Le détestable individu ne devait être guère plus âgé que Sans-nom au ton de sa voix. Il éclata d’un rire de fausset. Le tumulte s’amplifia. « Ghaisus le cherchait ! », l’idée s’insinua lentement en lui. De l’autre côté du voile onirique, une meute agissait sous la houlette du Guide. Il n’y aurait pas de retraite suffisamment secrète pour déjouer très longtemps sa Volonté. « Il te faut fuir au-delà de l’océan. Là où Ghaisus ne peut te poursuivre ! » lui souffla son invisible protectrice.
Bouleversé, l’enfant s’étonna à peine de cette aide inattendue. Pelotonné contre la paroi, il tremblait sans pouvoir contrôler son corps. Quitter Yrathiel !
Le silence persistant lui confirma le départ de la meute. Par le passé, le puissant tissage onirique de Tyrson avait abusé plus d’un importun. Sans doute n’avaient-ils même pas eu conscience de la présence physique de cette tapisserie dans l’atelier. Leur fureur destructrice les empêchait d’en admirer les splendeurs.
Fuir. Il regagna l’atelier pour découvrir, atterré, l’appétit dévastateur des non-nés. Des nombreux trésors amoncelés par Tyrson, il ne demeurait rien d’intact. Fracassés, piétinés en mille morceaux avec une rage inimaginable ou volés impunément. Rien n’était épargné, à part la sublime tapisserie qui trônait intacte sur le mur du fond. Rattachée à l’encadrement par un seul gong, la porte enfoncée battait mollement. Sans-nom ramassa au passage un court manteau de laine bleue et un bonnet dont il se coiffa machinalement. Plusieurs heures durant, il déambula dans la cité, apparemment inconscient du sort qui le guettait.
La faim le tira de cet état d’hébétude. Il entra dans une des grandes salles communes où se restauraient quotidiennement les îliens. Il remplit machinalement les poches intérieures de sa tunique de pains briochés croustillants, placés sur un présentoir, avant de quitter l’endroit, le pas traînant.
Je n’ai aucun souvenir des heures qui précédèrent ma rencontre avec les meutes. Ce n’est qu’une parenthèse monstrueusement douloureuse. Ainsi se déroula ma dernière journée en Yrathiel. Lors de vos récentes visites, nous avons longuement évoqué ma vie d’avant ma venue à Brye. Que recherchez-vous, Nashie ? Aidez-moi à comprendre quel rôle vous me destinez au sein des Clans Gris ? Yrathiel s’éloigne dans ma mémoire. Et je ne désire pas y retourner. Jamais. Sans-nom erra dans les courtines extérieures. Là où l’air vivifiant de l’océan vous giflait le visage. Là où l’astre souverain se déversait en abondance. Les nombreuses promenades enlaçaient la cité d’un écheveau compliqué. Elles embaumaient d’agréables fragrances des jardins aériens qui les bordaient à intervalles réguliers. Perdu au sein de la foule des oisifs, elles représentaient pour l’enfant le plus sûr des refuges. Nul ne lui prêtait attention. Si le chagrin demeurait, son jeune caractère réclamait à vivre.
La curée eut lieu à l’heure où l’astre du jour embrase l’océan d’ambroisie, lorsque son ardeur commence à fléchir, évoquant la venue encore lointaine de la nuit. Coups de sifflet, hurlements, galopades le tirèrent brutalement de son apathie. L’enfant se raidit à la vue de la dizaine de gamins qui dévalaient un large escalier latéral dans sa direction. Il s’enfuit prestement sous le regard perplexe de quelques promeneurs qui s’arrêtèrent un instant pour suivre en spectateur la poursuite. Sans-nom connaissait la cité comme sa poche. Déjà, par le passé, il n’avait dû qu’à la vélocité de ses jambes de se sortir de traquenards tout aussi épineux. Seulement, alors, s’empressait-il de rejoindre le quartier des Façonneurs.
Soudain il se retrouva au pied de la tour de l’oiseau. L’édifice culminait à l’extrémité des remparts est, dressé fièrement face à la jetée et au Haut Portique. Sans hésiter, Sans-nom gravit l’escalier en colimaçon en ahanant, cherchant un second souffle, le front ruisselant. Son cœur battait à tout rompre. A mi-chemin, la rumeur sauvage s’engouffra à son tour dans la tour.
Alors il faillit renoncer. S’asseoir et attendre. Que cela finisse au plus vite.
Il jaillit en plein ciel. Juché sur un merlon, l’oiseau blanc et gris l’attendait, impatient. L’animal tourna la tête plate vers le porche et écarta les ailes à l’envergure impressionnante.
Ce qu’il advint au sommet de la tour, ce soir-là, en Yr’At’Thiel, appartient à ma Légende. Les prémisses d’un exil qui me mène ici, à Galadorm, si loin de la cité blanche où je vis le jour. Aucun mot ne peut exprimer ce qui se passa entre nous lorsque nos regards se croisèrent. Il était écrit que nos routes emprunteraient un temps la même direction et qu’il me sauverait par deux fois la vie afin que mon destin s’accomplisse. Pourrais-je un jour lui payer cette dette ? Sans-nom grimpa lestement sur le dos de l’animal. D’instinct, il s’y coucha pour mieux étreindre le long cou gracile ; ses jambes se calèrent presque naturellement dans la saillie des ailes immenses. Alors le moëton s’élança vers l’océan en feu. L’oiseau plana entre les toits pentus. Des imprécations saluèrent leur fuite. Un bâton, surmonté d’une tête d’ours, pirouetta vainement à leur suite avant de se perdre dans l’entrelacs des jardins, cent soixante pieds plus bas.
Un long moment, Sans-nom resta les yeux fermés. Enivré, il serrait fort l’étrange coursier. Son visage s’inonda de larmes. Quand enfin il ouvrit les yeux, Yrathiel avait disparu.
Il n’y avait plus que lui, son compagnon ailé et l’immensité de l’océan.
L’horizon s’embrasait d’une écharpe métallisée. En-dessous d’eux, l’océan étalait une parure camaïeu azur avec sérénité. L’enfant ouvrait de grands yeux éblouis. Il était libre. Et sauf. Il volait à travers les nuages. Bien installé à la base du long cou, à la naissance des ailes blanches, Sans-nom s’abandonnait à l’ivresse en toute quiétude.
Le moëton marqua d’imperceptibles signes de fatigue alors que la nuit étendait son voilage sur le désert aquatique. L’oiseau jouait habilement avec les courants ascendants mais, même si le poids du garçon pesait peu pour lui, la course vers le lointain continent devrait s’accompagner d’escales. Il dévia donc élégamment son vol, plongea en de vastes arabesques, se rapprocha des flots aux vagues semblables à des collines rugissantes. Sans-nom poussait de petits cris de ravissement.
Puis, à fleur d’eau, se découpa peu à peu une silhouette lourde et immobile. Une ombre surgissait des abîmes aqueux, vers laquelle l’oiseau pointa résolument sa course. Sans-nom s’étira le cou par-dessus l’aigrette blanche qui l’empêchait d’apercevoir l’îlot. La forme en était trop régulière pour être le fruit des caprices de Dame Nature. Comme elle se précisait dans le clair-obscur vespéral, son cœur bondit dans la petite poitrine. La voix forte de Tyrson surgit de sa mémoire. Elle glorifiait leurs présences aux abords de la cité d’albâtre. Enigmatiques. Il n’eut aucun doute sur le visage qui surgissait des eaux, aux traits réguliers, singulièrement symétriques, sculptés dans un roc grisâtre. Un Veilleur.
« Et Yrathiel verra venir à elle ceux qui dorment depuis une éternité à ses frontières afin que s’accomplisse le destin de ce monde » murmurait mon père dont les yeux brillaient alors d’une intensité prophétique. Parfois, au cours de nos causeries nocturnes, il évoquait les gardiens. Encore aujourd’hui, j’ignore pourquoi il tenait à me rabâcher ces légendes surannées. Ô Elie, tant de questions demeurent sans réponses ! Le Veilleur était bien là dans la lumière du couchant. La face tournée vers les cieux, il hurlait d’inaudibles sortilèges. Les flots léchaient la chevelure bouclée, les joues creuses et le menton carré. Ils s’y brisaient avec une volonté sans faille depuis des millécycles sans jamais en écorcher le poli cendré. L’oiseau poussa plusieurs braillements avant de se poser délicatement sur l’arête nasale du Veilleur.
Sans-nom sauta de son coursier. Il s’étira longuement. Un doux zéphyr soulevait les pans du manteau. L’océan fleurait bon l’embrun et le sel ; sa surface flamboyait sous les ultimes rais de l’astre diurne vaincu. C’était un instant à la beauté sidérante. Le garçon explora rapidement le minuscule îlot sculpté de main divine. Il grimpa, sauta et dévala les traits à la majesté solennelle, au milieu d’éclats de rire, tout à sa joie de fouler un sol étranger. De se dégourdir les jambes loin des noirceurs d’Yrathiel. Le moëton, quant à lui, s’installa confortablement à l’angle d’une cornée. Apparemment, il se désintéressait de son jeune passager. Lorsqu’il en eut assez, Sans-nom rejoignit l’animal, essoufflé. Il dîna chichement des quelques brioches dérobées, le matin même, glissées machinalement dans une poche. Bien plus tard, il s’endormit dans un repli de narine, à l’abri des risées. A l’approche de l’aube, il se pelotonna inconsciemment comme pour se protéger d’un indésirable visiteur.
L’astre matinal le réchauffait. Des éclats de voix rauques s’insinuèrent alors dans le rêve douillet. Sans-nom ne bougea pas un cil ; son cœur seul s’emballa. La peur n’était jamais très loin. Un drôle de goût métallique lui imprégna la bouche.
— Puisque je te répète que c’est lui que le maître recherche.
— Peut-être … ou peut-être pas. Va savoir, Ras Thoiry. En tout cas, moi, pour ce que j’en dis, c’est une pièce de premier choix. La chair est tendre à cet âge, imagine. Il a été bien nourri, cela se voit, et d’une propreté irréprochable.
— Oh non ! Non ! NON ! Je te vois venir, Ras Pueur. Ne crois pas me tromper avec tes airs à ne pas y toucher. Toujours aussi goinfre !
Sans-nom cherchait à situer les deux protagonistes de la dispute, sans donner de signes extérieurs d’éveil. Les voix lui parvenaient d’un point situé du côté du menton. Lentement, sans bouger un orteil, il balaya l’espace à proximité. Pas de moëton. La discussion s’envenimait.
Le dénommé Ras Pueur, à la voix si désagréable, insistait avec véhémence auprès de son compagnon de plus en plus réticent. Finalement, Ras Thoiry précipita les évènements en crachant d’une voix furieuse : « Je vais prévenir les Passeurs. Ils s’occuperont de l’humain. Ne t’inquiète pas, ils seront nous récompenser en retour. » L’autre individu poussa un hurlement strident et cracha sa rage.
— Satanée tête de poulpe ! Comment faut-il te le faire comprendre ? Je ne sais pas d’où vient ce petit d’homme ni comment il a échoué ici, ni d’ailleurs si c’est celui que l’on recherche, mais c’est une providence qu’il ne nous faut pas gâcher. Les Passeurs … Pouah … les Passeurs … ces mignons qui se régalent des meilleurs morceaux et ne nous laissent que les miettes du festin ! Ah non, tu restes là, mon coquin ! Tant pis pour toi si tu n’en veux pas une bouchée. Moi, j’y goutte sans plus tarder. La faim me tenaille. Et ce ne sont pas tes satanés Passeurs qui y pourvoiront.
L’effroi gagnait Sans-nom qui se savait être l’enjeu du litige. Même s’il n’en comprenait pas un traître mot. La vieille phobie se réveilla lorsqu’il réalisa que les chamailleurs appartenaient probablement au peuple de la mer. Là, tout près, deux oégirs se disputaient à son sujet. Brusquement des bruits de lutte, suivis d’un long hurlement et du bruit d’un objet chutant dans l’océan. Puis le silence. Angoissant.
Il n’aurait pu, à cet instant, bouger un doigt, comme pétrifié. Lequel des deux triomphait ? Il souhaita presque que ce fut Ras Thoiry. Celui qui désirait tant le confier aux mystérieux Passeurs. Les secondes s’étirèrent.
Brutalement l’astre diurne fut en partie masqué par une haute silhouette ruisselante. En réaction, l’enfant ouvrit les yeux. Au-dessus de lui se tenait un oégir étrangement différent de ceux qu’il avait coutume d’éviter sur les jetées d’Yrathiel. Comment Ras Thoiry les appelait-il déjà ? Les Passeurs. Au premier coup d’œil, il comprit le profond mépris exprimé par Ras Pueur. L’oégir le couvait d’un regard fielleux. Il n’avait que la peau sur les os, hâve et décharné. Des plaies purulentes s’ouvraient sur les flancs. Le visage émacié n’exprimait qu’une vie de misère et de privations. Une flamme affamée habitait le regard fixe. Il était aux antipodes des fiers et rutilants convoyeurs des Hauts Fonds. Appartenant aux Clans Libres de l’océan, l’oégir portait un torque en bronze, ornementé de têtes de dragons stylisées. Le misérable sourit en se penchant en avant. Ce rictus sauvage rompit les chaînes qui maintenaient le fils de Tyrson plaqué contre la roche. D’un bond, l’enfant recula.
— Non, brailla-t-il d’une voix étranglée.
Elle n’eût pour effet que d’élargir davantage l’horrible fente plantée de crocs jaunâtres. Sans-nom en était certain : Ras Pueur, l’affreux Ras Pueur, avait eu le dessus dans la courte lutte fratricide. A présent, derrière ce regard à la fixité trompeuse, il préméditait un terrible méfait. L’homme-poisson minauda, en se tordant les mains.
— Sacré morceau, ricana l’oégir qui exultait, de la bonne viande tendre pour ce malheureux Ras Pueur. Qui racontera ce qu’il est advenu du petit égaré ? Bien vaste est l’océan, oh combien ! Il s’est perdu. Perdu au creux de l’estomac du brave Ras Pueur. Sacré Ras Pueur. Chanceux Ras Pueur et tant pis pour cet imbécile de Ras Thoiry. N’avait pas à cracher sur de la bonne viande. Ce n’est pourtant pas si souvent qu’il vous tombe sous la dent un morceau de ce choix.
Il caressa les lèvres fines avec la longue main palmée puis il approcha lentement, courbé vers l’avant, prêt à bondir.
— Allons petit, sois raisonnable. J’ai tellement faim. Ne fais pas attendre ce pauvre Ras Pueur ou tu souffriras le martyr.
La peur donne des ailes, affirme le proverbe. Effectivement, elle fut en cette occasion ma meilleure alliée. Même si une partie de moi entrevoyait avec fatalisme l’inévitable issue, je ne demandai pas mon reste. Aujourd’hui encore, il m’arrive de cauchemarder la nuit. De me retrouver sur le Veilleur à fuir ce misérable. Notre rencontre était-elle, elle-aussi, prévue de longue date comme ce qui m’enchaîna ensuite au destin d’Eliathan. Est-ce possible, ma chère Elie … Sans-nom s’échappa lestement du logement sous la pupille aveugle, agrippa l’arête des sourcils et, avant que l’affreux goule ne l’ait rejoint, il se hissa hors d’atteinte. Du moins pour le moment.
Ras Pueur l’insulta copieusement. Il prenait son temps. La situation l’amusait même drôlement. C’est sans doute ce qui sauva le garçon : l’oégir était plus stupide qu’affamé. L’allusion de son malheureux acolyte quant à l’étonnante présence de l’enfant sur le Veilleur n’éveilla pas sa curiosité. L’idée d’un succulent repas à venir obnubilait totalement son jugement. Il enjamba tranquillement les replis d’une ride, progressa le long de l’arête nasale, se pourléchant les lèvres à l’avance.
Sans-nom atteignit la vaste esplanade que formait le front large du Veilleur. Elle dominait l’océan. Défier l’oégir chassa la peur paralysante. De plus, une intime conviction survoltait l’enfant ; il ne s’était pas enfui d’Yrathiel, après avoir défié Ghaisus et ses meutes, pour servir de casse-croûte à un misérable homme-poisson, sur un ridicule rocher perdu au milieu de nulle part. Surveillant du coin de l’œil le prédateur, il cherchait désespérément un signe du moëton. Son absence demeurait inexplicable : il devait gagner du temps dans l’attente de son retour. Etrangement, il n’imaginait pas d’autre alternative.
Lorsque Ras Pueur s’approchait trop près de lui, Sans-nom s’élançait à l’assaut du visage de roc. Chaque fois il s’éloignait avec une facilité trompeuse. Sans-nom regardait fréquemment vers le ciel bleu, entaché de petites filasses blanches, inexorablement vide.
— Viens, viens petit. Ce pauvre Ras Pueur ne te fera pas souffrir. Un seul coup et puis plus rien. Ras Pueur est bon et il a tellement faim…
L’oégir haletait comme la mi-journée approchait. La peau squameuse se desséchait sous les rayons ardents. Perché au sommet du nez du Veilleur, il surveillait les pérégrinations de l’enfant, tassé sur lui-même depuis un petit moment. Les yeux globuleux s’étrécissaient à l’infini. Telle une araignée au centre de sa toile, attendant patiemment que l’insecte convoité vienne s’y nicher. De ses longs doigts décharnés, il s’essuya les lèvres et leva la main pour se protéger de la lumière céleste.
— Méchant garnement. Approche. Approche.
A peine ces derniers mots prononcés, sur un ton larmoyant, qu’il se détendit. Il fit un bond prodigieux. Non vers sa proie mais dans la direction qu’elle emprunterait pour le fuir. Et il faillit réussir. Heureusement, au cours de ce repli précipité, Sans-nom trébucha sur le rebord des lèvres. Les serres n’agrippèrent que l’étoffe de la culotte. Elles déchirèrent le tissu. Sans-nom bascula dans le vide, les bras battant l’air. Il piqua, tête la première, dans l’océan.
L’enfant s’y enfonça comme une pierre. Seul l’instinct de survie le tira vers le haut. L’eau saline lui brûlait la gorge et les yeux. Son esprit n’était plus qu’un brasier terrifié. En Yrathiel, l’océan était un tabou sacralisé. Nul n’aurait osé s’ébattre hors des murs de la cité. Sans-nom ignorait tout de la natation. Une frayeur incontrôlable activa ses membres de façon désordonnée.
Il tenta d’escalader l’énorme masse du Veilleur. Mais, avec un malin plaisir, l’océan lui refusa ce privilège, le submergeant de crêts écumeux. Ses tympans résonnaient. Bientôt Sans-nom suffoqua, à bout de forces. Soudain des doigts palmés l’agrippèrent. Alors une rage folle se déchaîna en lui. Il rua comme un beau diable, frappa à l’aveuglette, s’enfonça sous la surface de l’océan, se frotta au géant immobile qui lui offrit des appuis inespérés. Les coups portèrent. La prise cessa brusquement. Il poussa du pied et émergea à la surface. Dans un cauchemar éveillé, Sans-nom entrevit le Veilleur à portée de bras. Il s’y agrippa énergiquement. Sans trouver toutefois la force de se hisser hors de l’eau. Instinctivement, l’enfant s’essuya le visage où larmes et flots lui brouillaient la vue.
Lorsqu’il tourna la tête vers le large, il aperçut la face hideuse de Ras Pueur, à demi immergée. L’oégir nageait à distance respectable, un énorme hématome s’étalait sur la pommette droite. Les yeux globuleux riaient toujours. Il savait Sans-nom incapable d’escalader le rocher sculpté. Alors, avec concupiscence, il couvait sa proie qui s’accrochait à la pierre, toussant, crachant, pleurant d’impuissance.
Cette première tentative malheureuse rendait Ras Pueur prudent. Il nageait doucement, plongeait puis réapparaissait, la chevelure filasse étincelante de gouttelettes. Progressivement quelque chose bascula dans son regard. L’éclat facétieux se durcit pour disparaitre sous une fixité meurtrière. Lentement il approcha. Sans-nom se prépara à l’affrontement. Même épuisé, il n’avait aucunement l’intention de lui faciliter la tâche. L’oégir n’était plus qu’à deux brasses lorsqu’une grande ombre fondit sur lui. Le caquètement coléreux emplit l’enfant de joie. Puis le moëton revint à la charge. Il obligea l’oégir désemparé à demeurer sous la surface, hors de portée de son bec. Ce qui laissa quelques précieuses minutes à l’enfant pour agripper les pattes de l’oiseau. Celui-ci l’arracha sans peine à l’océan. Il le déposa au sommet du Veilleur, le temps nécessaire à Sans-nom pour qu’il se hisse sur son dos. Ensuite ils reprirent leur vol vers le continent, laissant derrière eux un Ras Pueur abattu, toujours aussi affamé.
Pour votre serviteur, Elie, ce voyage fut comme une seconde naissance. Je faisais corps avec mon sauveur. Je me laissai porter vers un avenir que j’envisageais tout autre. Heureux d’être libre... et vivant. Enfin je tournais le dos à Yrathiel. Définitivement.