Livret un : Dhat-Meryl.
Chapitre deux : Sur la route de Massilia. L’océan lui léchait les pieds. Des clapotis tissaient un voile mélodique en sourdine. L’écume se moirait de flammes orangé et émeraude. Des galets ovoïdes, parfaitement identiques, s’étageaient derrière lui en un tapis neigeux immaculé. Au-dessus de sa tête, des risées iridescentes striaient un ciel marbré. Au-delà, le regard se heurtait à des amas d’ombres parcourus de lacis multicolores, de gerbes d’éclairs argentés, d’arc-en-ciel brisés. Le Chant l’enveloppait d’une chaleureuse présence. Il lui contait des merveilles que les cencycles avaient depuis longtemps effacées. Récits et légendes des Temps Premiers, complaintes de royaumes réduits en poussières bien avant sa venue au monde, visions d’Edens inachevées, fragmentées, qui l’apaisaient malgré tout, chassaient la fatigue de la route, soulageaient les muscles endoloris par la marche et peuplaient sa solitude d’une myriade de fantômes. Le voyageur vacillait trop souvent entre les deux réalités et le Chant se renforçait dès qu’il essayait de s’échapper. Alors il restait là, larmoyant de bonheur, empêtré entre les trilles de la Cœur Immaculée. De la moindre de ses fibres, il aspirait à rejoindre le Minéral. A peine prenait-il conscience du vent sur sa peau, de la rugosité de la pierre et du froid mordant en ce début de matinée.
Le grincement des roues ferrées s’infiltra à l’intérieur du songe éveillé. Aussitôt les sombres vers s’intensifièrent comme une oraison funèbre à la beauté héroïque. D’un coup, l’océan s’effaça. Il planait dans un maelstrom de lumières, chevauchait le pourpre et l’écarlate, le safran et l’or, alors qu’une myriade d’elmérides, surgies du néant, virevoltaient autour de lui à bousculer ses repères. Gros comme des têtes d’épingle, les homoncules se joignirent avec frénésie au Chant de la Pierre de Vie, cadeau du gnome Gwïaul. Durant quelques instants sublimes, elles détournèrent son attention et l’emplirent d’une joie ineffable. Mais, le convoi approchant, la douillette retraite explosa sous l’agression extérieure. Le garçon ouvrit de grands yeux étonnés en se désolidarisant de la paroi rocheuse. La voie était étroite, close d’un côté par la futaie d’Olias, de l’autre par l’escarpement granitique du Mont du même nom. Des nuages gris et bas filtrait une lumière diaphane, dure et froide. Tibelvan vacilla quelques minutes comme à chaque fois qu’il se livrait corps et âme à l’appel de la Pierre de Vie. Une courte nausée lui tira quelques grimaces.
Il examina l’orée du bois sans découvrir de passage qui lui permettrait de fuir les intrus. En lui-même, il les maudit pour l’avoir ainsi arraché à sa rêverie. Il se remit en marche, s’appuyant sur la longue galla au pommeau surmonté d’un chêne dont les racines s’entrelaçaient jusqu’à l’embout en métal doré. C’était un objet d’une grande originalité, à l’image de son propriétaire, dissimulé sous un long manteau en laine à large capuche, barré de bandes verticales, crème et noires. Le jeune homme était devenu un colosse aux épaules rondes et à la carrure impressionnante. Son visage conservait une bonhomie enfantine qui ne demandait qu’à s’émerveiller. Une candeur que niaient la dureté du regard et le pli hostile trop souvent épousé par les lèvres charnues. Il portait un havresac rebondi et, en travers de l’épaule, une épée soigneusement enveloppée dans un linge douteux, le tout lacé de lanières en cuir.
Bientôt, le premier chariot décrépi, tiré par un lémoïd cornu d’un seul côté, le rejoignit au sommet de la pente. Il s’écarta en baissant la tête et ignora le salut chevrotant du conducteur, un vieil homme aussi décati que son malheureux animal de trait. L’homme n’insista pas. Toutefois il commenta vertement cette attitude à sa voisine, une matrone enfouie sous plusieurs épaisseurs de chauds vêtements bariolés. Tous deux portaient un petit bonnet rond et plat, brodé, serti de perles noires, coloré de bandes verticales. Elle lui sourit et tapota d’une main grassouillette ornée de bagues étincelantes la cuisse du vieillard qui bougonnait dans sa moustache grise.
Les chariots, au nombre de cinq, dépassèrent lentement le marcheur, brinquebalant, grinçant et geignant. Les bâches en toile grossière étaient rapiécées en de multiples endroits. Des pots, des chaudrons, des tonneaux, différents ustensiles et de nombreux accessoires nécessaires au quotidien en garnissaient les flancs. Tibelvan se serra davantage contre la roche couturée. Puis il releva la tête après le passage de la dernière voiture. Des enfants couraient le long de la colonne en criant. Certains se retournaient de temps à autres pour l’observer. A leurs mimiques suggestives, il devait faire l’objet de leurs plaisanteries. Il les regarda s’éloigner sans un seul pincement au cœur.
Cette existence solitaire lui convenait parfaitement depuis qu’il avait quitté le Ser Sigismond Ardevaingt. Ils avaient mis trente jours pour atteindre Ly Olvoïs, l’une des principales cités d’Opham, située au sud du fleuve Tarad. Un voyage sans histoire si ce n’était que Tibelvan avait bien du mal à supporter l’exubérance de l’incorrigible shumiet. Lorsqu’à la suite de plusieurs parties de dés noirs extrêmement chanceuses, ce dernier se retrouva mis en quarantaine par la majorité des montagnards du convoi, Tib fut le seul à accepter sa compagnie. L’humeur du petit homme s’assombrit au fur et à mesure des milles. A peine arrivés en ville, ils se disaient adieu. Sigismond prétextait un besoin oppressant d’écumer les tavernes et les bordels des bas quartiers. Question de vie ou de mort, précisa-t-il avec le plus grand sérieux.
Tibelvan ne demeura qu’une seule nuit à Ly Olvoïs. Tôt le lendemain, il s’éloignait par la voie du sud en direction de Shortis, après de courtes emplettes. Voyager ne lui posait aucun souci d’intendance. Le Pasteuris Dhat Longtoin avait veillé personnellement à ce qu’il ne manque de rien une fois sur la route. Dans son havresac, il transportait une véritable petite fortune qui ne diminuait guère car le garçon vivait chichement et préférait monnayer ses hébergements en échange de quelques menus services. Ce fut au cours de cette première étape qu’il se découvrit, avec l’aide de la Cœur immaculée, un nouveau talent : celui de conteur, le soir au cours des veillées, quand l’occasion se présentait. Peu à peu, il en oublia jusqu’au but de son long voyage.
Le temps empira à la mi-Silmever. Des tempêtes de neige recouvrirent les prairies du centre d’Opham, interdisant tout déplacement. Le garçon trouva refuge dans l’une des immenses propriétés qui se consacraient à l’élevage des fameux pon’liots, de petits coursiers trapus et vigoureux, dotés d’une très grande endurance. Il y trouva rapidement sa place. Peu avare en efforts, sa force herculéenne lui permettait d’abattre le travail de deux hommes et Tib se contentait d’un coin près de l’âtre, le soir venu. Il en profita pour peaufiner ses prestations nocturnes auprès d’un auditoire enthousiaste. Lorsque les conditions climatiques redevinrent meilleures, le Kha du domaine lui proposa de rester- Le travail ne manquait pas au long de la saison des Tempêtes et les récits guerriers étaient fort appréciés par les nomades. - mais Tibelvan déclina l’offre et reprit la route au début de Tevard. Il avançait lentement, apparemment peu pressé d’atteindre la côte et sa chère cité de Massilia. Plus souvent qu’il n’aurait dû, il se réfugiait auprès de la Pierre de Vie qui, lors de sa marche, reposait dans une bourse contre sa poitrine. Leur intimité grandit au point qu’il peinait à s’arracher à chacune de leurs étreintes. Il découvrit vite à cette proximité de nombreux avantages. Il se nourrissait peu et n’en ressentait aucun désagrément ; au contraire, il ne s’était jamais senti en aussi bonne forme. Les craintes, les doutes, la fatigue, l’absence de compagnons, effacés d’un coup de baguette magique.
Un soir, il s’entailla malencontreusement la paume de la main droite en tranchant une miche de pain. La blessure était profonde, la douleur persistante. Seulement, une fois revenu de son songe éveillé, quelle ne fut pas sa stupeur de constater qu’il n’en restait aucune trace. Au point qu’il crût avoir rêvé ! Il comprit vite que la Cœur Immaculée possédait de puissants pouvoirs qu’elle partagerait volontiers avec lui.
Finalement, la seconde quinzaine de Tevard, il atteignit la cité-forteresse de Shortis dans une forme excellente malgré les déplorables conditions d’un voyage venteux et pluvieux.
Il ne s’y arrêta que le temps d’y glaner des renseignements sur la Grand Route et le pays de Glenn, plus au sud. Des nouvelles guère réjouissantes. Des compagnies, menées par des Ecarlates, battaient la campagne afin d’alimenter de gré ou de force les gorgys en Convertis. Il se murmurait qu’ils n’hésitaient pas à attaquer les fermes isolées ou les villages glennois. Depuis le départ des clans gris, la Grand Route, elle-même, n’était plus à l’abri des brigands. Seules les cités paraissaient hors d’atteinte derrière leurs solides murailles. En dépits des nombreux avertissements que ses questions entrainaient inévitablement, Tibelvan préféra poursuivre à travers le pays moutonné de Glenn pour gagner Oshleily puis longer par l’est le golfe de l’Ilme. La région traversée était en partie sauvage, ce qui lui convenait parfaitement. Il planait sur la cité une chape de sourde terreur et Tibelvan s’abstint de la plus petite représentation, bien que l’envie l’ait douloureusement démangé.
Cela faisait à présent cinq jours qu’il avait traversé la Grand Route et s’enfonçait dans les terres de Glenn. Il rencontra quelques fermes fortifiées dans des vallons encaissés qu’il contourna sans état d’âme. La nuit, il communiait avec la Pierre de Vie, ne sommeillant qu’une heure à peine. Le jour, il vagabondait par monts et par vaux en empruntant des voies précaires, creusées de nid-de-poule et de flaques. Le convoi l’avait dépassé depuis des heures qu’il marchait à flanc de coteau, dans un dédale de gorges et de canyons, de cols et de falaises abruptes recouverts d’une végétation luxuriante. La présence d’une route dans ce pays sauvage prouvait qu’il rencontrerait tôt ou tard un ilot de vie. Les signes d’un trafic régulier étaient manifestes. Il lui suffisait d’avancer.
L’obscurité grandissait lorsqu’il aperçut les lueurs de plusieurs foyers sur ce qui était un étroit plateau surplombant les Crocs d’Olias. Les rafales furieuses d’un vent glacial faillirent le renverser lorsqu’il quitta la forêt pour traverser une étendue pierreuse, à l’herbe rase, dépourvue du moindre arbuste. Les silhouettes de blocs de granit dressés striaient l’horizon enténébré telles des sentinelles silencieuses. A l’abri de murets en pierres, des sarments de vignes s’agrippaient désespérément à un sol ingrat. Il croisa des lémoïds, reconnaissables à leur parure cornée impressionnante, en totale liberté, qui dormaient en groupe, allongés sur le sol. A son passage, certains relevèrent la tête et émirent un lugubre meuglement. Un frisson lui glissa le long de l’échine. Il pressa le pas vers les habitations agglutinées autour d’une haute tour surmontée d’un toit conique. A son approche, des léovards donnèrent de la voix. Plusieurs lumières dansèrent sur les seuils. Ralentissant sa course, il pénétra dans une cour pavée au centre de laquelle se dressait la tour de guet. Une dizaine de maisons, en pierres et en bois, aux toits de chaume pentus, en délimitaient l’espace. Au-delà il devina aux relents charriés par le vent la présence de granges et d’étables. Des interstices des volets en bois et des portes closes filtraient les lumières qu’il avait aperçues à la sortie des bois. Près de la margelle du puits collectif, il reconnut les chariots du matin, regroupés, sans une seule lueur.
— Holà, l’étranger !
Revêtu d’un surcot noir sur une simple cuirasse en cuir, un homme sortit de l’ombre de la maison sur sa droite. Il brandissait une pique. Son visage était blême de froid et il portait un casque rond fourré. De longs cheveux bruns dévalaient sur ses épaules. Son regard peu amène détailla le voyageur avec insistance. Une fois l’examen terminé, il sourit, dévoilant deux dents cassées, et s’avança en se frappant le corps pour se réchauffer.
— En voilà un temps pour voyager. A croire qu’il n’effraye pas les plus téméraires, car tu n’es pas le premier aujourd’hui à rejoindre Toly. Ils m’avaient prévenu que tu passerais par chez nous – Il désigna du menton les voitures silencieuses. – mais tu en as mis du temps depuis la côte du chat pendu. Des heures que j’attends ta venue dans ce froid. J’aurai bien besoin de me réchauffer. Allons boire un vin chaud et tu me raconteras ce qui t’amène.
Sur cette invitation, l’homme entraîna le garçon vers la maison la plus proche de la tour qu’aucune enseigne ne distinguait des autres et le poussa à l’intérieur, faisant voler la porte d’un coup de pied impatient.
La salle était brillamment éclairée par de nombreux chandeliers montés sur des tiges métalliques ou suspendus au plafond couturé de poutres noircies de suif. Une tenture, lourde et brune, divisait le rez-de-chaussée. Derrière la séparation, il identifia le rire joyeux des enfants, des cavalcades légères, le ton feutré des conversations et celui plus aigu d’une femme qui fredonnait une berceuse. Dans la première se tenait une assemblée composée uniquement d’hommes, une trentaine d’individus dont quelques vénérables rassemblés près d’un âtre en pierre où cuisait la carcasse d’un mouton noir. Il s’en dégageait une douce odeur alléchante qui éveilla en lui un appétit féroce. Son guide le poussa en direction d’un long comptoir en bois brut. Il foula d’un pas hésitant la paille sèche qui couvrait le sol en terre battue. Plusieurs tablées accueillaient des groupes silencieux à son entrée qui sirotaient des brocs de clairet et dévoraient de généreuses plâtrées de fèves et de choux dans de larges écuelles. Accoudé de l’autre côté de la longue planche lustrée par le temps, un homme le surveillait derrière d’épais sourcils. Il paraissait plus âgé que le guetteur, des rides profondes parcheminaient son visage buriné. Deux villageois l’entouraient ; des hommes de la terre, trapus et tordus par le labeur, qui s’écartèrent pour faire face aux nouveaux venus. Ils portaient de longues blouses assemblées de morceaux de fourrure cousus sur des tuniques rouges et de larges bottes à rebord. A la ceinture, un fourreau contenait un coutelas à large lame.
— Alors, le Futé, t’as pris ton temps ! Sûr que t’as dû t’endormir malgré le froid.
— Tu peux toujours ergoter. J’aurai aimé t’y voir à te peler dans le noir. Ce jeune voyageur n’était pas trop pressé, si vous voulez mon avis.
Et il montra de la main un Tibelvan qui relevait le large capuchon de laine. Il sourit au trio et glissa un regard vers les tables proches. Tout de suite, il reconnut le vieillard qui conduisait le chariot. Ce dernier mangeait patiemment sans se préoccuper de leur venue. Dans un coin, deux adolescents le dévisageaient ouvertement.
— Bienvenue à Toly, mon garçon, l’interpela le propriétaire des lieux de derrière son comptoir. Drôle d’époque pour voyager…
— Pas plus qu’une autre !
Tibelvan croisa son regard. Un éclair rusé s’y refléta puis la trogne se fendit sur un large sourire. Il était le plus grand des deux de la tête et des épaules et le plus robuste aussi.
— Après tout, cela ne regarde que toi. Nous n’avons pas pour habitude de nous mêler des affaires de l’extérieur – Et il tourna la tête vers ces compères qui approuvèrent. – Moi, c’est l’Agile et voici le Gosseur…
— Tibelvan Gallard, fils de Massilia ! Enfin Tib, c’est plus court.
— Voilà qui est parfait Tib, alors qu’est-ce qui t’amène parmi nous ? C’est que nous voyons peu d’étrangers de nos jours. A part ceux qui fuient les troubles, mais, à te regarder, je présume que ce n’est pas ton cas, hein ?
— En effet. Je rentre chez moi. J’aimerais me restaurer et trouver un coin où dormir cette nuit. Un simple banc me suffirait. J’ai de quoi vous payer.
Les trois hommes s’entreregardèrent sans émettre le moindre commentaire puis celui de droite – Il coiffait une sorte de bonnet d’un bleu délavé dont la pointe lui retombait sur la nuque. – poussa un broc vide dans sa direction et y versa un clairet presque aussi pâle que l’eau de roche.
— Moi, c’est le Galleux. Tu peux trouver un coin au chaud dans la salle commune et partager la nuit avec les autres. Les lards de mon Eau Vive sont les plus goulus à des milles à la ronde, tu m’en diras des nouvelles quand tu en auras croqué un morceau. Allez, assieds-toi à une table et dévore, mon garçon. T’es pas un mauvais bougre, j’en jurerai. ¨Pas comme ces damnés coureurs qui traînent de nos jours à la solde des têtes rouges.
Ainsi Tibelvan se retrouva attablé devant une large portion de fèves dégoulinante de graisse chaude, sur laquelle trônaient deux longues tranches de lard grillé. Les conversations reprirent dans la grande pièce. Mais le garçon n’était pas dupe. Il avait posé le sac à ses pieds et, sur la table, la galla et l’épée dans son étui de toile. En dégustant le vin léger, il n’ignorait pas les regards furtifs qui glissaient dans sa direction.
« Ces gens attendent quelque chose de moi, songea-t-il » … comme à chaque fois qu’il s’arrêtait dans une petite localité. La faute à la parure de la Shaïa. Elle apportait avec elle la promesse de nouvelles sur le vaste monde et plus encore. Il prit son temps afin d’assouvir sa faim et sa soif avant de les rassasier à son tour de mots.
Le villageois qui se prénommait le Gosseur vint plus tard s’asseoir face à lui. Respectueusement il retira le bonnet qu’il triturait entre ses mains. Il paraissait mal à l’aise. Tibelvan ne chercha pas à venir à son aide. Au contraire. Il repoussa l’écuelle au trois quart vide et le fixa sans mot dire.
Enfin l’homme désigna d’un doigt terreux la canne posée en travers de la table sur laquelle dansaient les feux de l’âtre proche.
— Un bien bel objet que tu as là. Sûr qu’il ne vient pas de chez nous. Jamais vu une pareille merveille en pays de Glenn. Tu as dû bourlinguer au loin…
Le garçon posa une main à plat sur l’épais bâton forgé avec dextérité. Il le contempla quelques instants avant de répondre.
— Le cadeau d’un ami qui m’est précieux.
L’autre cligna des yeux, ce qui renforça son malaise. Tibelvan commençait à s’amuser. Il caressa l’ambre des racines entrelacées.
— Je l’ai reçu par-delà les Terres Mortes du Nord, en Pays des Brumes.
— Voilà une histoire qu’il nous plairait bien de connaître, mon jeune ami. Sûr que tu serais un bien agréable compagnon si tu acceptais de nous raconter quelques aventures de ton périple …
Sur ces mots, il se leva d’un bond. Sans demander son reste, le Gosseur s’éloigna pour rejoindre ses compères. Ceux-ci l’interrogèrent à voix basse en jetant vers l’étranger des regards appuyés.
Etonnamment, ce comportement plutôt bizarre ne surprit pas Tibelvan. Depuis qu’il s’était séparé de Sigismond, il avait, à de nombreuses reprises, été confronté à de telles demandes de la part de ses hôtes occasionnels. Il finissait par ne plus se poser de questions à ce sujet. Cela devait avoir un étroit rapport avec Elie et leur ultime conversation juste avant son départ. Ce jour-là, la Shaïa Naharashi Elivashavitara l’entraina à l’écart. Longuement, elle l’observa pendant qu’il sautait d’un pied sur l’autre, impatient de prendre la route. Au cours de leurs pérégrinations à travers l’Entre-mondes, Tibelvan avait appris à respecter la Matriarche. Au fond de lui, il restait un peu de crainte chaque fois qu’elle s’adressait à lui, et, à cet instant, il se sentait dans ses petits souliers. A nouveau.
— Mon enfant, j’approuve ta décision de rejoindre le sud. Dans peu de temps, il y aura là-bas de l’ouvrage pour l’un des Compagnons du Porteur. Lorsque le Mur s’entrouvrira, il faudra que les peuples du sud soient prêts à affronter la tempête qui s’abattra sur cette malheureuse contrée.
— Alors … nous n’y échapperons pas ? Enfin je veux dire, il n’y a aucune chance que rien ne se passe.
— Aucune.
Tibelvan sentit sa gorge se serrer. Lui avait espéré que son ami Sans-nom, l’Eliathan, empêcherait la venue des Autres. Aussitôt une douce musique, aérienne, balaya l’abattement et lui offrit une troisième voie, celle du Minéral.
— Cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien à tenter – La Shaïa qui le dévisageait avec insistance, ne manqua pas de suivre l’évolution de ses sentiments sur le visage recouvert de taches de rousseur. – pour contrer les manigances de nos ennemis. Une fois rentré à Massilia, tu peux contribuer à notre cause. A ta manière.
Son visage marqua un étonnement interrogateur. En quittant ses amis, Tibelvan s’imaginait qu’il débarquerait de cette aventure et retrouverait au bord de l’océan l’existence paisible d’autrefois, auprès de sa famille. Il s’avoua, en devers lui, que ce n’était peut-être pas ce qu’il désirait.
Elie lui présenta un manteau magnifique, en laine, aux bandes de couleur gris et crème, comme il n’en avait jamais vu, et un vêtement complet qu’il inspecta avec circonspection, ses soupçons à nouveau éveillés. La parure d’un prince.
— Dès ton arrivée à Massilia, tu informeras le Mestre de ce qui se prépare. En chemin, Elle t’aidera à porter la voix de l’Eliathan dans l’adversité car les Pierres de Vie adorent partager avec le plus grand nombre.
Le garçon ouvrit de plus grands yeux encore, effaré que son secret soit ainsi éventé par la petite mère des Clans. Cette dernière émit un léger rire cristallin. Les yeux azur pétillaient de malice. Elle montra de l’index la poitrine du garçon, là où reposait la bourse du gnome.
— Pensais-tu que j’ignorais sa présence parmi nous ? C’est une très bonne chose qu’elle soit là, et cela restera notre secret jusqu’à ce que tu choisisses de révéler cette nouvelle harmonie.
— Que voulez-vous que j’accomplisse alors ?
— Que tu éveilles l’Espoir dans le cœur du commun ! Préparer le monde des hommes à la tempête à venir. Et je t’assure qu’ils en auront grand besoin, si nous ne voulons pas les voir balayer en un rien de temps.
— Seulement je…
— Ta Cœur Immaculée te guidera. Quand viendra le moment, laisse-lui prendre l’initiative, mon garçon !
Et c’est ce qu’il fit. Peu de temps après que le Ser Ardevaingt les eut quittés, dans un village au nom prémonitoire de Vision. Cette première fois, avec la peur au ventre, il s’abandonna à sa chère compagne. Ensuite, cela devint de plus en plus aisé, au point qu’il en éprouvât du plaisir. Et qu’il souhaitât renouveler l’expérience, encore et encore.
Une fois rassasié, Tibelvan se leva. Posément, il ôta le manteau dévoilant la parure exotique que la Mère des Clans avait spécialement confectionné pour lui. Un costume droit, satiné, à la ligne épurée, au col rigide qui remontait derrière la nuque, le tout liseré et boutonné d’argent. Sur sa poitrine, une feuille de chêne brodée au fil de soie du côté droit et un dragon stylisé crachant des flammes du côté gauche. Tibelvan en ignorait la signification symbolique mais l’ouvrage magnifiquement exécuté lui plaisait énormément. Il plia avec soin le lourd vêtement et le déposa sur le banc puis il s’avança vers la cheminée où rougeoyaient les braises alimentées par les filets de graisse qui coulaient de la carcasse. Enfin, après avoir attendu quelques instants que les regards soient rivés sur lui, il fit face à l’assistance. Sur les visages, il pouvait lire tour à tour l’attente, le désir, l’étonnement et l’inquiétude.
Les hommes les plus éloignés se rapprochèrent. Il les laissa s’installer, imperturbable. Plus il prenait son temps, plus l’émotion l’envahissait. Une impatience qui précédait l’union à la Pierre de Vie. Les villageois formaient à présent un demi-cercle face à lui. Des pichets circulaient entre eux pour épancher une autre soif.
— Je m’appelle Tibelvan Gallard, fils de Massilia…
Sa main droite s’était glissée dans les épaisseurs du pourpoint mordoré, aux manches fendues de soufflet, qu’il portait sous le costume de cérémonie. Il respira longuement et ferma les yeux, la tête baissée en avant comme s’il écoutait quelque chose situé loin, très loin de ce plateau perdu dans les monts sauvages d’Olias. Ses doigts desserrèrent les lacets de la bourse. Ils se refermèrent sur l’exquise Pierre de Vie. Alors, sous les regards ébahis de l’assistance, l’étranger rayonna, se transfigura. Dans leurs esprits, il grandit, les domina comme s’ils n’étaient que de simples enfants puis la voix chaleureuse, enrichie d’une présence qu’ils étaient loin de soupçonner, les ensorcela littéralement par sa prose fleurie.
— Ecoutez la rumeur qui parvient jusqu’à vous ! elle conte l’étrange voyage d’un garçon au cœur pur et à l’âme intrépide. Tib, il se nomme, aventureux voyageur dont les pas ont franchi les voiles qui entravent cette réalité pour fouler les terres de l’Entre-Mondes… Ecoutez et souvenez-vous ! car il est bon que l’on sache que le Temps des Héros est enfin de retour. Ils marchent parmi nous, ces Guerriers Légendaires, et voyez… contemplez l’un d’entre eux, Tibelvan le Hardi !
Ce soir-là, la Cœur Immaculée conta les péripéties de celui qu’elle nommait avec emphase l’Eliathan, l’espoir des Races Humaines. Le garçon l’écoutait, fasciné, prêtant sa voix, quelques fois sa gestuelle, aux rhétoriques enflammées qui se succédèrent- la Forêt de Brye, Galadorm, Esorit, le lat-Arhin puis Dhat-Avalone – et un nom revenait souvent dans l’Ancienne Langue qui s’incrusta dans les mémoires, un nom synonyme d’espoir et de fierté : Yr’At’Thiel.
Lorsque l’assemblée se sépara dans un silence profond, des visages lui sourirent timidement pour le remercier, d’autres le saluèrent avec respect. Tibelvan se sentait épuisé mais l’esprit en paix. Sa bavarde compagne s’était retirée. Inutile de rechercher sa présence, elle avait tant offert, œuvrant sans retenue. Il lui faudrait près d’une demi-journée pour se présenter de nouveau à lui. Alors elle déborderait d’énergie, excitée, insatiable. Comme après chacune de leur séance.
— Mon seigneur, une chambre vous attend à l’étage. Ma femme y a veillé. Il ne serait guère respectable que vous vous contentiez d’un simple banc.
L’Agile s’inclinait, ses lourdes bajoues tremblantes encore d’émotion. Enfoncés dans des cavernes de rides grises, les yeux exprimaient une sincère gratitude, un ravissement d’enfant étonnant chez cet homme rude.
— Ce soir, vous nous avez offert un véritable enchantement. Je prie les Inconstants de vous accorder leur Bienveillance. Resterez-vous quelques jours parmi nous ?
Tibelvan lui adressa son plus chaleureux sourire en endossant le long manteau dont les manches démesurées masquaient des mains tremblantes. Il le faudrait afin de parachever le message adressé aux gens du pays de Glenn. Déjà il soupçonnait que, le lendemain soir, l’assemblée serait plus nombreuse, et qu’il n’aurait pas à puiser dans sa bourse pour s’assurer le gîte et le couvert.
Au matin, il descendit de bonne heure dans la grande salle où filtrait une lumière tamisée. Les feux étaient éteints, les tablées désertes. Le lourd rideau brun relevé et attaché par des cordons de laine au plafond. Tibelvan détailla avec curiosité l’espace réservé aux femmes et aux enfants. Des coussins et des tapis en laine colorés masquaient le sol nu et remplaçaient tables et bancs ; des chaires au dossier rembourré et sculpté d’animaux et de plantes disposés en cercle – Il en compta trois. - et des jouets en bois trainaient ici et là. Cette partie de la salle était chaude et accueillante. De lourdes tapisseries masquaient les murs, des bouquets de fleurs séchées reposaient dans des paniers et embaumaient modestement.
Il venait à peine de s’attabler qu’une femme d’une quarantaine de cycles, les cheveux tirés en arrière, s’approcha avec un pichet fumant et une large écuelle en bois. Elle avait dû être belle autrefois mais la vie rude du plateau avait eu raison de l’éclat de sa peau et des lignes saillantes de son visage. Le garçon la remercia et elle s’esquiva dans un froissement d’étoffe. Sur le plateau en bois, un fromage long et sec, deux tranches de pain de seigle et de fines lamelles de viande fumée. Il se versa le lait odorant dans un broc et dégusta sans attendre. Le fromage était aigre mais la fenaison excellente.
Le vieillard, aperçu la veille à la tête du convoi, entra dans la salle. Il s’avança droit vers sa table et l’aborda sans préambule, un bonnet rond vissé sur son crâne chauve. L’homme portait le même manteau usé et déchiré à l’ourlet que lors de leur première rencontre, serré à la taille par un large ceinturon à boucle de métal, des bottes fourrés et un pantalon rapiécé au séant.
La voix chevrotait un peu mais le regard conservait une acuité acérée, révélatrice d’une force d’âme exceptionnelle.
— Je conduis des réfugiés loin des Montagnes Blanches et la présence à nos côtés d’un Guerrier serait la bienvenue. Nous nous rendons à Oshleily puis, si nous n’y trouvons pas refuge, nous poursuivrons au-delà de Karma. Vous rentrez à Massilia, si je ne me trompe, Tibelvan Gallard. Que diriez-vous de faire route ensemble ?
— Je voyage seul, l’interrompit Tib sans relever la tête de son écuelle. De plus, je compte profiter de la généreuse hospitalité de l’Agile quelques jours encore.
— Nous vous payerons un bon prix !
Le garçon releva lentement la tête et affronta le regard scrutateur de son vis-à-vis. Il retint une irritation naissante et posa ses larges mains à plat sur la table.
— Je suis désolé, vieil homme. Je n’ai pas pour habitude de revenir sur une parole donnée. Attendez quelques jours et je vous accompagnerai volontiers.
L’homme qui ne s’était pas présenté marmonna quelques mots avant de lui tourner le dos et de quitter la Maison Commune de Toly. Tibelvan resta les yeux rivés sur la porte close, apparemment chagriné, l’esprit préoccupé par ce qu’il croyait avoir distingué des arguments du vieil homme.
— Elle a dit de ne pas s’arrêter … de continuer vers l’est … peux pas attendre !
—Un drôle de bougre, n’est-ce pas ?
L’Agile s’assit à côté de lui en brandissant une carafe de clairet et deux brocs d’étain qu’il remplit avec largesse.
— Une bien triste histoire, pas comme celles dont vous nous avez régalé hier soir.
Puis, sur le ton de la confidence, en se penchant vers le jeune homme, il poursuivit : « Leur village, dans les contreforts de la Barrière Blanche, a été attaqué par des suppôts du Mur. Apparemment, le vieil homme se trouvait dans les bois au moment du raid et il a réussi à s’échapper avec une poignée de femmes et d’enfants. Je n’ai pas trop bien saisi comment ils ont pu se soustraire aux gorgys – Damnés soient les Rats ! - mais c’est un fait établi et, depuis, ils fuient les Ecarlates. Je leur ai bien proposé de s’installer chez nous mais le vieux fou a refusé. Il cherche un refuge hors d’atteinte. Comme si cela existait encore par les temps qui courent ! »
Tibelvan l’assura qu’à Massilia, les marchands d’êtres humains n’étaient pas les bienvenus et que, dès son retour, ils seraient proscrits de la cité marchande, comme ils l’étaient déjà de Galadorm et du Pays des Brumes.
— Si vous le dites, c’est que cela est vrai. Et ça me réchauffe le cœur de l’apprendre.
A cet instant, le vieil homme refit une apparition bruyante mais il ignora superbement les deux hommes et gagna l’espace réservé aux femmes et aux enfants. Il franchit une petite porte masquée derrière une tapisserie, suivi comme son ombre par le Gosseur. Ils réapparurent quelques minutes plus tard, accompagnés de huit enfants et de cinq femmes, en tenue de voyage, chargés de ballots et de sacs rebondis. Le villageois les précédait en portant dans ses bras musclés une frêle jeune fille aux boucles blondes. Tibelvan les accompagna du regard sans un mot. Lorsqu’ils eurent quitté la salle, il vida d’un coup sec son broc de vin, le cœur sombre.
Le soir même, comme il s’y attendait, l’assemblée avait triplé. L’Agile lui avait aménagé une sorte d’estrade près de l’âtre, cernée des deux côtés par des chandeliers à pied qui le dominaient d’une bonne tête. Son succès était clairement annoncé. La verve de la Cœur Immaculée enthousiasma un public devenu tapageur. Cette fois, il fut question de sa propre odyssée parmi le Peuple Gris, de son périple dans l’étrange contrée que l’on nomme l’Entre-Mondes et de ses compagnons, la Femme Grise Shana Landis et le Mystic Yvan Mondolini, la Shaïa Naharashi Elivashavitara et le gnome Gwïaul. Quand survint l’instant préféré du conteur, il y mit tout son cœur, et plus encore. Comme si perpétuer le souvenir de son ami, le vart Lido Muliris du Troisième clan, le soulageait un peu du profond sentiment de culpabilité qui l’oppressait depuis sa tragique disparition. Au cours de ces prestations nocturnes, il avait rapidement compris que cet épisode était fort apprécié par l’auditoire et, foi de Tibelvan, il décida un beau matin que la chevauchée du Gris Lido deviendrait aussi célèbre que les exploits de Mallouin Vaurien. Alors, dès qu’il en avait l’occasion, il évoquait son ami courant sur le dos du Mwermwer et plantant sa khanna dans la chair gélatineuse de l’énorme monstre.
Il n’était pas rare que, le lendemain, il poursuive son récit autour d’un verre en comité réduit.
Tibelvan demeura six jours à Toly. Durant la journée, il se promenait dans le pré aux Pierres Dressées parmi les lémoïds et les moutons noirs. Le pays de Glenn abritait plusieurs petites communautés disséminées. Au fil des jours, l’assemblée gonfla au point que la salle de la Maison Commune fût bientôt trop petite. On s’y entassait comme on pouvait au grand dam de son propriétaire et des villageois de Toly.
Ce jour-là, il faisait gris et froid. La veille, il avait plu la journée entière et une partie de la nuit. Le séjour de Tibelvan tirait à sa fin ; la route l’appelait, il se sentait des fourmis dans les jambes. Il ne lui restait plus qu’à annoncer cette décision à ses hôtes, ce qu’il repoussa à plusieurs reprises. Assis à l’ombre de la tour, face aux herbes jaunies du plateau, il paraissait dormir, les yeux clos. Ses mains étaient enfouies sous les pans du manteau dont la large capuche lui masquait intégralement le visage.
Un tapis de fleurs susurrait autour de lui de pétillantes ballades, une brise fantasque portait des fragrances subtiles et jouait avec les longues mèches rousses. Des ombres diaphanes, auréolées de brillances, dansaient une ronde enjouée qu’il encourageait en frappant des mains et des pieds. Il distinguait à peine les corps androgynes, nus, mais il éprouvait, à chaque frôlement, une incoercible extase. De temps à autre, l’une des danseuses se penchait à sa rencontre. Ils échangeaient alors un long baiser ardent qui soulevait l’enthousiasme général. Un tel bonheur n’avait rien d’innocent. Pouvait-il s’imaginer ailleurs que dans cette bulle d’intimité où l’entrainait la Pierre de Vie ?
Soudain les demoiselles à corolles se turent. Un vent violent chassa les silhouettes alanguies et une ombre glacée remplaça la lumière radieuse.
— Tib, éveille-toi.
Pour la première fois, il décelait de l’inquiétude dans le fil de sa voix. De l’inquiétude et une étrange excitation. Il ouvrit les yeux, glacé jusqu’aux os. A présent, il entendait, porté par les bourrasques hostiles qui balayaient habituellement l’étendue caillouteuse, le son aigrelet des clochettes qui tintinnabulaient au pas de la procession. Des fifres les accompagnaient de riffs aigus, annonciateurs de malheurs.
— Les Convertis apportent malheurs et désolation. Nous pouvons fuir, il est encore temps.
— Et laisser les habitants de Toly affronter seuls ces démons, murmura-t-il sans desserrer les dents. Hors de question.
D’un regard noir, il observa la progression de la colonne de longues robes jaunes, les cagoules épointées se balançant au rythme des flûtes. Plusieurs cavaliers les encadraient, à l’évidence des Ecarlates.
Au cours de son voyage, le garçon avait appris que les mercenaires Torochs suspendaient leur commerce pourtant lucratif avec les Rats. La rumeur racontait qu’ils s’étaient retirés sur les terres des Seigneurs de Guerre, au sein des tribus de Gald. Un tel revirement fit naître bon nombre de controverses que seul, Sa Puissance Shimèses XIX, dans son infinie Sagesse, aurait sans doute pu éteindre.
Avant même que l’alarme ne fût donnée au village, il réintégrait la chambre mise à sa disposition à l’étage de la Salle Commune. Tranquillement, il retira le manteau et le costume des Compagnons pour le remplacer par une tenue plus adéquate. Puis il dégagea de son carcan de tissu le sabre choisi par son ami, Lido Muliris, là-bas, au sein de l’Entre-Mondes. La lame à double tranchant était large et longue, des symboles mystérieux gravés dans le métal bruni. Il la glissa dans un fourreau à sa ceinture, endossa de nouveau le manteau et se dirigea d’un pas assuré vers l’escalier.
En traversant la vaste cour pavée, le Premier-maître Thot jubilait, satisfait de la facilité avec laquelle sa Compagnie était venue à bout du troupeau de villageois. Autrefois, Thot portait un autre nom, depuis longtemps oublié, et traînait sur les quais de Kashara. Seulement il exécrait le dur labeur de manœuvrier ; il tenta bien de rejoindre une bande de truands dans la basse ville mais mal lui en prit. Il dut quitter la cité côtière précipitamment et remonter l’Yl, à la recherche de nouveaux débouchés. En plus d’être foncièrement paresseux, l’homme qui paradait sur la place de Toly dans des habits impeccables, était d’une lâcheté viscérale. Sa chance, il la saisit le jour où il rencontra un recruteur de la Mhapoaha Paha, non pas qu’il partageât leur haine du Peuple Gris, mais l’occasion d’être protégé, nourri et blanchi lui convenait parfaitement. Avec zèle, il rendit des menus services à la Confrérie. Quelques vils assassinats qui le firent très vite grimper les échelons de la sombre nébuleuse. Au cœur de la Saison des Tempêtes, il se retrouva à la tête d’une troupe de malandrins, pourvoyeurs de Promis. Dans ce rôle, celui qui se faisait désormais appeler Thot se révéla d’une extrême efficacité. Secondé par un gorgy du nom d’Ashetosh Gash, il écumait le littoral au sud de la Grand Route depuis près de deux mois avec succès.
Auprès du puits communautaire, les malheureux dans leurs longues robes jaunes attendaient, assis ou couchés à même le sol, la cheville entravée par une chaine qui courrait de l’un à l’autre. Un seul Ecarlate les surveillait, nonchalamment appuyé contre la margelle en pierres grises. Les autres ruffians encerclaient les villageois, hommes, femmes et enfants mélangés, qui se débattaient encore mollement contre les liens psychiques. Les visages étaient tordus sous les souffrances infligées. Des mains griffaient l’invisible par saccades. Le Rat en surcot de cuir clouté marchait au milieu d’eux. Son museau affichait d’imposantes moustaches frémissantes et humait l’air froid à la recherche d’une nouvelle proie. En vain. Le mode opératoire était bien huilé et fonctionnait admirablement à la grande satisfaction de Thot qui n’avait jamais eu à sortir de son fourreau la courte lame dont il était si fier. Le Premier-maître était malingre et sec comme un sarment, le visage dissimulé derrière un heaume plat ouvragé. Il se pencha sur l’encolure de sa monture et interpela Ashetosh Gash, un cinquième de portée rejeté par son propre lenkras une saison plutôt. Ses yeux étaient rouges, ce qui lui retirait une partie de son acuité visuelle, mais sa prédisposition à manipuler l’Ether en faisait un chasseur redoutable.
— Alors, pas de resquilleur cette fois, référent.
Il ricana en voyant la créature sursauter et lui couler un regard torve. Le rat couina puis, en crachant et bavant inconsidérément, il s’exprima avec un dédain manifeste.
— Pas le moindre, Premier-maître. Le village au complet est là rassemblé, attendant votre bon vouloir.
Thot se redressa, rayonnant. Il éclata d’un rire fielleux. Les compagnons de maraude affichaient des mines épanouis. Ils dévisageaient les malheureuses victimes avec convoitise et comptaient déjà leurs futurs bénéfices.
— Je crois que nous pouvons rentrer à la base. Quatre-vingt-dix-sept têtes, c’est un joli pactole, mes gaillards. Allons, c’est moi qui régale. Il doit bien y avoir dans ce trou de quoi épancher notre soif. Abreuvez-vous le gossier mais pas trop. On reprend la route dans une heure. Ashetosh, penses-tu…
Il se retourna vers le Rat. Sa phrase mourut sur les lèvres sèches. Le gorgy pointait un ongle vers le coin d’un des bâtiments, proche de la haute tour de guet. Il trépignait sur place. L’endroit demeurait dans l’ombre. Le Supérieur plissa les yeux derrière les fentes étroites de son masque. Cela lui prit quelques minutes pour distinguer la haute silhouette qui se tenait là, immobile. Un temps, il crut se tromper puis l’individu avança d’un pas dans la lumière terne de cet après-midi. Deux choses le choquèrent d’emblée. L’homme baissait la tête de côté afin de maintenir son visage dissimulé sous un large capuchon. Il était de haute taille, taillé en hercule, les épaules larges. Pour la seconde, il mit davantage de temps à réaliser que, bien qu’Ashetosh Gash s’évertuât à le soumettre, l’inconnu ignorait les rets méphitiques. Au contraire. Il fit un pas de plus dans leur direction et écarta les bras posément en signe de défit. A la dextre, il tenait une lame noire et recourbée. Une antiquité s’il fallait en croire la garde et la courbure inusitée.
— Eh, toi ! aboya le Premier-maître ébahi. D’où tu sors ?
L’homme demeura silencieux, le capuchon dissimulant toujours ses traits. Un frisson glacé remonta le long de l’échine du chef des Ecarlates. Il se morigéna en silence. Ils étaient dix, sans compter le Rat. D’ailleurs, pourquoi cet incapable n’anéantissait-il pas l’importun sous un flot de fiel ?
— Alors, gorgy, qu’attends-tu pour lui faire mordre la poussière ?
Le Rat sautilla plusieurs fois sur ses longs pieds griffus. Manifestement quelque chose clochait.
— Impossible à atteindre. Il m’échappe. Un humain dangereux, très dangereux.
— L’homme, que veux-tu ?
A nouveau, l’interpellé s’abstint de répondre, mettant les nerfs à vif aux Ecarlates qui se regroupaient petit à petit autour de leur chef.
— Vous trois, chargez-vous de lui. Tant pis pour la prime, étripez-moi proprement cet imbécile.
Les sbires hésitèrent une fraction de seconde. L’attitude du nouveau venu semait quelques inquiétudes. De plus ils n’étaient guère habitués à ce que leurs victimes résistent aux pouvoirs de leur associé à poil ras. Seulement ils redoutaient également les incoercibles sautes d’humeur du Premier-maître. Alors, à choisir, ils s’avancèrent en brandissant de longues épées, épaules contre épaules pour chasser la crainte. L’homme ne bougeait toujours pas. La tête légèrement oblique vers l’avant, il ne pouvait les voir venir, seulement les entendre. Une attitude qui les rassura un peu. Le plus grand ricana méchamment en s’arc-boutant, aussitôt suivi par ses deux acolytes.
Ils dépassèrent les villageois prostrés puis ralentirent en approchant de Tibelvan qui baissa les bras. Sa lame disparut dans les replis de son manteau.
Excédés, les Ecarlates frappèrent du pied le sol pour déclencher une réaction. Peine perdue. Alors ils déversèrent un torrent d’insultes. La silhouette oscilla légèrement. N’y tenant plus, ils portèrent ensemble une attaque directe, un coup droit sensé l’embrocher proprement à hauteur du buste.
Du haut de son uriot commun, Thot assistait avec satisfaction à l’engagement de ses chiens, comme il se plaisait à les qualifier ouvertement. Ce qui suivit ensuite le déstabilisa totalement. Il en écarquilla les yeux de stupeur, la bouche béante, les tripes soudain étreintes sous un spasme violent.
L’étrange personnage se déplaça avec une rapidité incroyable. Il se déroba aux triples crocs puis, dans un mouvement fluide qu’il eût bien du mal à suivre, il contre-attaqua en combinant coups d’estoc et de taille, des contre-pointes qui balayèrent l’adversité. Le sabre noir trancha un bras, écarta une lame et disparut un temps à la base du heaume qui vomit son tenant de flot sanguin. L’offensive se poursuivit dans une coulée uniforme. Avant même qu’il ne réagisse, la lame s’enfonça dans le ventre du troisième larron, lequel brailla de douleur en s’écroulant à genoux. Du coup, Thot en perdit l’usage de la parole. Estomaqué, il contemplait ses dogues à terre s’étreignant l’un la gorge, l’autre le moignon, le dernier le bas-ventre. Le mystérieux bretteur recula à trois pas, dans une attitude d’attente qui frôlait l’arrogance. La confrontation n’avait pas duré deux minutes.
Le chef des Ecarlates réalisa brutalement que ce fâcheux risquait de mettre à mal ses ambitions. C’était lui ou eux. Insensé.
Alors la fureur s’empara de Thot. Dressé sur ses étriers, il s’empara de la pique de l’un des Ecarlates. Puis, forçant sa monture à une volte brutale, il s’élança droit devant. L’animal apeuré chercha à se dérober en fracassant au passage le crâne d’un malheureux qui gisait au sol, apathique. Thot baissa la large pointe de fer vers les pavés. Il labourait les flancs de sa monture. La peur chevauchait à ses côtés. Le trouble-fête se tenait face à lui ; le pan d’étoffe barré de noir et de crème masquant ses traits tel un spectre. Lorsque l’impact devint inévitable, le Premier-maître Thot hurla à pleins poumons et releva le fer.
Tibelvan se glissa hors de la Maison Commune par une porte située à l’arrière du bâtiment. Une fois à l’extérieur, il tendit l’oreille. Un silence qui ne présageait rien de bon. Le jeune homme hésitait quant à la marche à suivre. Si le devoir lui dictait d’apporter son aide sans attendre aux villageois, il devait toutefois tenir compte du nombre de ses adversaires, en particulier de la présence du Rat dans la troupe. A travers les récits entendus à Dhat-Avalone, Tib connaissait fort bien les pouvoirs des suppôts du Mur. Soudain, une vague l’effleura telle un remugle, répugnante. Seulement, à son grand étonnement, elle s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue. Sans doute devait-il cette impunité à la présence de la Pierre de Vie, callée confortablement dans la poche intérieure de la cuirasse à plaques.
— Si tu veux sauver tes amis, je peux t’y aider.
— Volontiers, murmura-t-il à voix basse, par distraction.
Il n’avait qu’à émettre une pensée pour que la Cœur Immaculée la comprenne parfaitement.
— Pour cela, j’aurai besoin de ta totale coopération…
— Que veux-tu dire ?
Il exprima une très légère pointe d’inquiétude.
— Que cela risque d’être assez désagréable. Oh, mais rien d’insurmontable. Comme une légère distorsion de la réalité, très légère. Seulement, parfois, certains humains ne la supportent pas. Ils perdent la raison, ces pauvres agneaux.
— Tu veux dire qu’il existe un moyen de bouter hors du village ces misérables ?
— Evidemment. A qui crois-tu t’être lié ? Acceptes-tu de m’abandonner corps et esprit, enfin de t’en remettre à moi, mon Aimé ?
Tibelvan avait le sang chaud. Impatient, il ne chercha pas à éclaircir davantage les allusions de la créature minérale. Il lui accordait son entière confiance. Si elle lui permettait de vaincre les ruffians rouges et l’exécrable télépathe, il se ferait fort de supporter quelques désagréments.
— Sans hésitations ! Pressons-nous !
L’instant suivant, l’univers chavira. La fournaise s’installa sur la totalité de son épiderme et il crut devenir fou. Il aurait hurlé s’il avait eu la pleine possession de sa personne. Ses yeux se nimbèrent d’une brillance argentée qui noya intégralement l’iris et la pupille. Une fraction d’éternité suffit au minéral. Puis Tibelvan perdit sensation et émotion. Tel un géant de granit, il percevait le monde d’une autre manière, totalement différente, comme étranger à ce corps d’os, de muscles et de chair qui l’abritait à présent sans lui appartenir. Puis le brasier s’apaisa. Il ne demeura qu’un désagréable fourmillement aux extrémités de ses membres. A présent, la chose qu’il était devenu marchait sans fournir d’effort, avec une fluidité déconcertante, échappant aux règles les plus élémentaires de la pesanteur, comme seuls se déplacent de purs esprits.
— Il faudra t’y habituer, cher ami, chuchota la voix exquise, si proche qu’il en restât comme étourdi. Surtout ne cherche pas à contrarier mes agissements, contente-toi d’observer. Je me charge du reste. Ces mécréants n’auront que ce qu’ils méritent. Plus tard nous apprendrons à agir de concert.
Alors le corps de chair s’avança dans la terne lumière froide. La réalité fluctuait bizarrement. Les hommes, dans la cour, se mouvaient avec une extrême lenteur. L’univers se moirait de reflets or et argent, d’une infinie diversité, sans cesse en mouvement. Il assista à l’affrontement en spectateur et n’éprouva aucune jubilation, aucun remords du sang versé. C’était là une nécessité.