Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret un : Dhat-Meryl.
 
Chapitre cinq : Le messager du Vieil Homme (2).

Dès le lendemain, je compris très vite à quel point la promesse de tenir la présence de Pil’Puck secrète me pèserait inévitablement. Heureusement, mes compagnons avaient foi en moi, même s’ils protestèrent bruyamment avant d’accepter, bon gré, mal gré, de renoncer à notre plan et d’attendre une invitation. Quant à Lorelanne, ses regards soupçonneux ne me rassuraient guère. Cependant je ne soufflais mot. En fin de matinée, le Magister Donvan de la Tour Ouest se présenta à l’auberge. Je le soupçonne d’avoir voulu ainsi faire oublier les refus précédents.
 
L’homme, petit et sec, se montra affable et révérencieux. Le Conseil des Maisonnées réclamait leur présence. Il se proposait à les y conduire séance tenante. Sur le point de quitter l’auberge, le dignitaire de la Maisonnée Galléonne s’opposa à la présence de la Damoiselle au sein du petit groupe mais Sans-nom, sur les conseils de Pil’Puck, perché sur son épaule gauche, invisible à tous, se montra d’une intransigeance qui étonna fort ses compagnons et combla d’aise la Fille des Vents. Lorsqu’ils pénétrèrent à l’intérieur de l’immense coupole, ils ne purent retenir des exclamations de ravissement. La magnificence des lieux dépassait par la richesse et l’exubérance aérienne des structures le faste de l’Arène de Dhat-Avalone. Ils gravirent un large escalier en colimaçon puis débouchèrent au centre d’une marqueterie partagée en quartiers aux couleurs des Quatre Tours Premières. Des bannières, des étendards, des tapisseries clamaient haut et fort l’appartenance à l’une d’entre elles de chaque Maison mineure, réparties sur les gradins inférieurs. Dissimulées derrière des claires-voies laquées, des loges somptueuses les surplombaient. A la vue de l’assemblée masculine amassée dans les gradins, Lorelanne supposa qu’elles étaient réservées aux Maîtresses et à la gent féminine. Elle se raidit davantage, comprenant soudain les atermoiements du Conseiller à son encontre. A mi-hauteur, une arche, richement décorée, s’ouvrait en direction de chaque Tour dont on distinguait vaguement la silhouette oblongue derrière le cristal constellé du dôme, lui-même partagé en quatre croissants parfaitement identiques.
A l’apparition du petit groupe, un silence profond régnait dans le parterre circulaire. Le Magister Donvan traversa d’un pas vif l’espace qui les séparait de la chaire, au centre du vaste bâtiment. On accédait à cette tribune en chair pâle et luminescente par trois marches. Quatre sièges, à haut dossier et larges accotoirs pleins, y trônaient, chacun porteur du blason de l’une des Tours Premières. Au centre s’élevait un étrange perchoir circulaire, surmonté d’une simple balustrade. Sans-nom eut beau se tordre le cou en approchant, aucun moyen extérieur ne permettait d’accéder au sommet.
A peine sur l’estrade, ils furent accueillis par deux hommes à la tenue et à la stature diamétralement opposées. Maigre et austère, le premier était de haute taille, revêtu d’une tunique sombre, veloutée, sous une courte cape d’hermine aux larges manches fendues. Ses cheveux étaient coupés court et sa barbe soigneusement taillée en pointe avenante.
« Le Pasteuris Agvillard, Dhat Jeg Agvillard, songea l’Eliathan, identifiant le nouveau venu à la description faite par Maryn, plus tôt dans la journée. Pasteuris de la Tour Nord, un homme secret et rusé, précisa l’ainé des Longtoin, L’autre doit être le Pasteuris de la Tour Est, le Dhat Elyon Galleonne, à la vue du vieillard qui avançait avec précaution, s’appuyant sur une galla recouverte d’une fine pellicule d’or et sertie de pierreries. »
Le vieil homme se déplaçait lentement, courbé en avant. Son corps corpulent sous un manteau doublé de fourrure blanche paraissait devoir s’affaisser au moindre faux pas.
— Méfiance, lui souffla Pil’Puck, le Maître de la Tour Est n’a rien à envier aux trois autres. On murmure même qu’il serait l’plus roué d’ces tristes sires, totalement dénué de scrupules, en dépits d’son grand âge. Ne t’laisse pas berner par sa légendaire sénilité, elle n’est qu’apparente.
Obséquieux, le Magister Donvan se courba en deux devant le Pasteuris Galleonne puis rejoignit les gradins, pailletés d’or et d’azur, à l’est de la salle. Le Dhat Agvillard donna une accolade virile aux trois frères avant de se tourner vers les deux jeunes gens. Son regard effleura à peine la Damoiselle pour fondre sur Sans-nom.
— Le Fils des Vents, sans doute. Mon jeune ami, Dhat-Meryl est flattée de vous accueillir, même si les circonstances se prêtent mal à cette visite de courtoisie.
Et il écrasa le garçon contre son torse musclé par deux fois. Le ton était dépourvu de chaleur et ses yeux inquisiteurs transpercèrent le malheureux Sans-nom qui bafouilla quelques remerciements inintelligibles. L’homme s’en satisfit avec une once d’indulgence puis il se détourna, sans accorder davantage d’intérêt à ce pitoyable Nohr-Dhat.
Bientôt ils furent rejoints par le Dhat Gil Dathion de la Tour Ouest et le Dhat Gilbert Lézard de la Tour Sud, l’archétype même des montagnards du pays des Brumes, râblé et large de torse, le visage rude envahi d’une barbe broussailleuse et d’une toison hirsute.
— Nous v’là tous réunis, chuchota le lutin à l’oreille de son protégé, alors à présent pas d’imper, mon garçon. Ces hommes ne sont pas nés d’la dernière pluie. Redresse-toi, voyons. Attends un peu qu’ils dévoilent leurs intentions, nous avons un avantage certain : ils ne connaissent pas les motifs d’notre présence ici, même s’ils croient les deviner. Surtout n’gâche pas mon plaisir…
L’élémentaire s’amusait follement et Sans-nom aurait aimé pouvoir en dire autant. S’il avait pu discrètement parler avec son interlocuteur, il lui aurait fait remarquer que lui non plus ne connaissait pas les raisons de leur présence au Conseil. Et cela le préoccupait. Cependant il suivit ces conseils à la lettre et bonda le torse, le visage fermé. Les trois frères lui jetaient des regards interloqués.
— Dhat Maryn Longtoin, IL a insisté pour que le Conseil interrompe ses délibérations et vous reçoive sans délais. C’est là une procédure fort inusitée…
— Oh, s’exclama en résonnance Maryn qui hocha la tête en signe de compréhension à l’introduction du Pasteuris Galleonne, assis dans le siège sculpté de trois sapins d’argent tranché.
— Nous vous écoutons avec attention, cousin de Dhat-Avalone, la Sentinelle.
Plus habitué aux couloirs des vents qu’aux antichambres des cités, le frontalier prit un temps de réflexion. Son regard clair et franc alla de l’un à l’autre. Qu’attendaient-ils de lui ?  Surtout ne pas compromettre leurs chances d’obtenir l’aide tant espérée. Mais, avec la présence des Yets aux abords de la cité, les raisons de leur expédition avaient étrangement évolué. Maryn n’était pas un orateur né néanmoins son caractère posé et pragmatique lui permit d’affronter la tension latente. Il décida de décrire les circonstances qui les avaient amenés à entreprendre leur voyage ainsi que leurs nombreuses péripéties. Il insista longuement sur les interventions du Fils des Vents, lui donnant la part belle, ce qui provoqua de nombreux brouhahas dans les degrés périphériques. Quand il eût terminé la longue allocution, il se tourna vers Sans-nom et lui fit signe de s’avancer.
— Si je vous ai bien compris, Dhat Longtoin, vous nous demandez d’aider votre protégé à rejoindre le Val de Lune ? Ce qu’il vous est impossible d’entreprendre seuls en raison de la présence des Yets dans nos vallées, n’est-ce pas ?...
La voix du Pasteuris de la Tour Ouest avait cette onctuosité mielleuse qu’empruntent les friandises trop sucrées pour dissimuler l’âpreté de leur saveur. L’homme s’avança vers eux puis, affichant un sourire de façade, il se tourna vers les gradins aux couleurs purpurines où se trouvaient massés les notables de sa Maisonnée et des Maisons Mineures rattachées. D’un geste théâtral, il ouvrit largement les bras puis clama d’une voix forte : « Vous nous demandez de sacrifier nos braves pour un Nohr-Dhat, car ne nous y trompons pas, dès que nous franchirons la muraille, nombreux sont ceux qui périront sous les coups des Presque-hommes !  A moins que vous recherchiez à amoindrir Dhat-Meryl en faisant couler le sang de ses fils ?
Il scandait chaque mot avec force, bataillant des bras, gesticulant pour mieux exprimer son indignation. La foule rugit, prompte à la colère comme à la joie.
— Je ne vous ai pas…
— Alors pourquoi voyager si loin au Nord ? Pour rencontrer le Vieil Homme ! Il vous aurait suffi de l’évoquer bien à l’abri à Dhat-Avalone ! Même si Lole se montre peu, à présent !
Le Pasteuris était sensiblement de la même taille que Maryn. Planté à deux pas de lui, le montagnard croisa les bras. Toute sa personne exprimait un juste courroux et appelait une condamnation sans appel.
— Nous désirons vous aider, Pasteuris Dathion de la Tour Ouest. Sans nous, Dhat-Meryl ne survivra pas à la Saison des Grands Calmes.
Le visage crispé, le Pasteuris fixa un instant ce frontalier qui se permettait d’interrompre sa magnifique performance. Puis il éclata d’un rire hautain qui fut reprit en saccades parmi les bancs étagés.
— Nous aider ? Vous prétendez vouloir nous aider ? Alors qu’il y a à peine deux minutes vous réclamiez l’appuis de nos bras armés.
Ce fut l’instant que choisit le Pasteuris Elyon Galleonne pour intervenir à son tour. Il frappa l’accotoir avec la pointe de sa galla, attirant l’attention des deux antagonistes.
— Dis-moi, mon garçon, comment un enfant, venu de l’extérieur de surcroit, peut-il nous sortir de ce guêpier ? Et pourquoi crois-tu que nous aurions besoin de lui ?
Sur l’épaule de Sans-nom, Pil’Puck exultait. Le plan fonctionnait parfaitement. L’émissaire murmura de nouvelles instructions. Sans-nom s’approcha du plus âgé des Pasteuris, excluant ainsi le gêneur de l’entretien. Il croisa les mains devant lui, prit une pose résolument respectueuse et s’expliqua avec une lenteur qui parut à tous excessive.
— Lorsque les Presque-hommes se décideront à passer à l’assaut, vous ne pourrez pas les repousser. Ils sont beaucoup trop nombreux. Votre seul espoir réside dans la surprise d’une action offensive.
— Tiens donc, s’exclama le Dhat Lézard en s’agitant sur son siège, et que préconises-tu une fois dehors ?
— Combattez, ensemble. En hommes du pays des Brumes.
— Beaucoup mourront !
— Si vous restez à attendre, aucun ne survivra. Je suis un Fils des Vents, je balayerai les rangs des Yets grâce au souffle de Lole.
Le vieillard frappa à trois reprises l’estrade.
— Que deviendront nos familles ?
Sans-Nom s’éloigna du trio. Il descendit les marches et plongea son regard dans la foule afin que chacun prenne conscience du sacrifice qu’il allait leur imposer. Lorsqu’il se tourna vers les Pasteuris, le Dhat Gil Dathion le couvait d’un regard torve, les mains crispées sur les accotoirs.
— Les femmes et les enfants nous suivront de près. Nul ne doit rester.
— Comment ? vous voulez abandonner la cité ?
Un long silence stupéfait succéda à l’exclamation scandalisée du maître de la Tour Nord.
— Je vous en conjure, en effet. C’est là votre unique option. Restez et vous périrez.
Sans-nom retint son souffle. Il s’efforçait de ne pas trembler, de ne pas faillir alors même que les dignitaires, face à lui, envisageaient l’impensable. Il suivait sur leurs visages la multitude d’émotions qui balayaient chacun d’eux et espéraient qu’ils sauraient entrevoir la justesse de ses paroles. Ils n’avaient que trop longtemps tergiverser, permettant à l’ennemi, à leurs portes, de renforcer sa puissance. Mais n’était-il pas déjà trop tard ? 
Les Pasteuris se concertèrent du regard puis l’aîné d’entre eux se leva avec difficulté.
Un silence profond régnait sous l’immense coupole. Lorelanne et ses frères firent bloc derrière leur Porteur d’espoirs.
— Ce que tu nous demandes là est inacceptable, Fils des Vents. Abandonner Dhat-Meryl est au-delà de nos volontés. Mais nous t’aiderons à atteindre le Val. Là où toute une population ne peut se faufiler, quelques individus y parviendront. Ensuite notre bien-aimé Lole veillera sur nous.
Sans-nom sentit le sol se dérober sous ses pieds : il avait échoué. Le ton aigrelet du Pasteuris n’acceptait aucun appel. Il sentit la main de Lanne se glisser dans la sienne. Toutefois renoncer, c’était condamner les habitants de Dhat-Meryl à une fin atroce. Et ses amis à leurs côtés. Il était hors de question qu’ils quittent la cité nordique dans ces circonstances.
A cet instant, une petite voix malicieuse lui susurra : « Patience, patience, ça n’fait que commencer. »
Brusquement l’immense coupole se trouva plongée dans l’obscurité. Des voix s’élevèrent pour protester. Ici et là, des cris, des protestations. Au sommet de la colonne centrale naquit une faible lueur. Elle grandit progressivement, chassa les peurs. L’assemblée levait les yeux vers la silhouette qui, progressivement, y prenait forme et consistance. Immédiatement Sans-nom reconnut le vieillard rencontré à Dhat-Avalone en compagnie de la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Lorsque Lole prit la parole, chacun sentit son cœur s’épancher de reconnaissance. Beaucoup joignirent leurs mains pour le remercier en silence.
 
Seulement le nouveau venu n’avait rien du patriarche somnolent gravé dans sa mémoire, le Premier se dressait hiératique, environné d’halos iridescents qui s’entrelaçaient indéfiniment. Vêtu d’une longue robe immaculée au col rigide qui s’évasait au-dessus de la chevelure de neige, le Vieil Homme brandissait un étrange sceptre d’un noir de jais qui - Sans-nom y regarda à deux fois croyant à une entourloupe. - palpitait de vie. Le long fuseau s’enflait par endroit comme parcouru d’un souffle et d’une intelligence propres. Cette fois, le visage, tout en longueur, était lisse et rayonnant. Il reflétait une force hors du commun, une autorité naturelle. « Le visage d’un Dieu, songea l’enfant, et non l’image du vieillard bienveillant conservée dans son souvenir. » Il reflua de l’estrade à l’exemple des autres humains, comme si la proximité du Protecteur du peuple des Brumes lui devenait insoutenable. Les Pasteuris tentaient de conserver une noble assurance qu’ils étaient loin de ressentir. Sans-nom sourit sous cape de leur soudaine inquiétude.
Une douce litanie atonique berça les paroles de l’apparition. Alors les Dhats courbèrent involontairement la tête, s’inclinant devant une telle majesté.
— Pasteuris, mes chers enfants, l’heure présente réclame courage et promptitude, et, malgré cela, vous renoncez à écouter la voix de la raison ! Quelle folie vous pousse ainsi à geindre derrière vos murs en attendant que l’Ennemi ne fondent sur vos foyers ? Quelle cécité vous frappe au point de nier l’évidence même ? Elyon, j’ai bien connu votre père, un Galléonne au cœur d’airain, nul doute qu’il aurait déjà porté la désolation au sein de l’autre camp à la tête de ces Aigles des Montagnes. Qu’attendez-vous pour frapper, mon ami ?
Ainsi interpellé, le vieillard se recroquevilla sur sa canne dorée. Son visage exprimait un dilemme douloureux. D’une voix lasse, le Maître de la Tour Ouest plaida la cause du Conseil des Maisonnées : « Seigneur, nous espérions Votre Venue. Tant de fois nous avons prié pour que Vous daigniez nous apporter l’aide nécessaire. Sans cela, il en sera fini de notre belle Dhat-Meryl. Ces chiens briseront nos portes et réduiront nos vies et celles de nos familles à néant. Au nom de ma cité, j’implore Votre Intervention, Vieil Homme. » Et, solennel, il mit un genou à terre étendant les bras, paumes vers les arches, aussitôt imités par les autres dignitaires, puis par toute l’assemblée.
— Dhat Dathion, nous en avons déjà longuement débattu, me semble-t-il. Depuis lors, avez-vous suivi l’une de mes recommandations ? De nombreux mois se sont écoulés depuis. Devant votre inertie, je vous ai envoyé ce garçon pour vous offrir un espoir nouveau. Et aujourd’hui encore, vous refusez de l’écouter. Qu’attendez-vous pour agir dans l’intérêt commun ?
— Par les Dieux Inconstants, Seigneur Lole, s’indigna le Dhat Gilbert Lézard de la Tour Sud qui se releva brusquement. Abandonner notre foyer, risquer la vie de nos familles dans un repli insensé alors que la Montagne est encore blanche… ce serait de la folie pure. Il est trop tard pour envisager une pareille odyssée.
Son visage s’empourpra lorsque Lole pencha le Bâton de Pouvoir dans sa direction. Pourtant le montagnard affronta le courroux du Premier sans courber l’échine, ce qui révélait en la circonstance un courage certain, du moins à la mesure de son désespoir.
— La folie, Gilbert, résidait à ignorer mes avertissements et à reculer l’heure de l’exode. La situation présente est la conséquence de votre ridicule entêtement, des atermoiements hypocrites du Conseil. Aujourd’hui, il vous faudra gagner le sud au prix de la vie des vôtres, je le crains.
— Mais les Yets ne franchiront pas l’enceinte, Seigneur, jamais cela ne s’est produit !
Le seigneur de la Tour Ouest se rebellait à son tour devant l’avalanche de reproches dont il reconnaissait, en son for intérieur, le bienfondé.
— Ainsi, mes enfants, vous doutez encore de ma parole. Alors sachez pour votre gouverne que cette maudite engeance se ruera bientôt à l’assaut de vos murs. Rien, entendez-vous, rien ne les empêchera d’entrer dans Dhat-Meryl. Les sorcières Banshies y pourvoiront…
— Pourquoi ne l’ont-elles pas déjà fait ? rugit le Dhat Dathion, ébranlé dans ses convictions par la prédiction du Vieil Homme.
— Jusqu’ici je les ai bernées mais mes forces déclinent. Elles attaqueront... durant la Première des Nuits Sombres comme je leur ai suggéré ! Croyez-moi, elles attendent la venue d’une Ancêtre. Ensuite, les oracles leur ont conseillé de frapper lorsque le Mur faiblira… enfin, certaines Voix de ma connaissance.
Un murmure effrayé agita l’assemblée ; chacun estimant le temps qu’il leur restait avant le Vingt-septième d’Helver. L’imminence du danger en brisa plus d’un. Des couples s’étreignirent, certains pleuraient, d’autres s’enfuirent. La nouvelle s’échappa ainsi de la Salle du Conseil comme une trainée de poudre sur les ailes d’une peur irraisonnée et contagieuse.
Au début de cette passe d’arme verbale, Sans-nom et ses compagnons s’étaient esquivés sur la droite des Maîtres des Tours, ménageant un espace entre eux, l’attention du Premier se focalisant sur les malheureux Pasteuris. A plusieurs reprises, le Fils des Vents serait bien intervenu si l’invisible Pil’Puck avait relâché sa vigilance. Seulement le lutin s’agitait sur son épaule pour tempérer ses émotions avec autorité.
— Patience, patience, chuchotait-il suffisamment bas pour que le garçon soit le seul à l’entendre. Ton heure va venir. Laisse-Le s’amuser un peu, Il adore ça. R’garde-les s’tordre et défaillir, leur désespoir doit être entier avant que nous entrions en scène. Patience.
Lorelanne se rapprocha jusqu’à le frôler. Elle leva vers lui des yeux clairs affolés, l’implorant d’intervenir. Il esquissa un sourire afin de la réconforter. Peine perdue, à son grand désappointement, il comprit qu’il faisait fausse route et il reporta son attention sur la lointaine silhouette. Des orbes de la grosseur d’un poing tourbillonnaient au-dessus d’elle d’où des éclairs éblouissants striaient les flux d’énergie qui enveloppaient le pinacle de la chaire. Lole jouait avec le Bâton de Pouvoir. Sa voix roulait sous les arcades de la vaste salle, jusqu’aux plus reculés des spectateurs.
Jusqu’à présent le Pasteuris Jeg Agvillard s’était contenté d’attendre le moment propice pour intervenir. Son visage fin restait imperturbable, il croisait les bras tel un bloc de marbre à l’apparence humaine. Brusquement Agvillars posa la main sur l’épaule du petit Dhat Lézard qui fulminait et battait le pavé. Le Pasteuris de la Tour Nord plongea un regard glacé dans les yeux fiévreux. Gil recula en marmonnant d’inintelligibles paroles, la colère soufflée. L’intervention du seigneur de la Tour Nord suspendit de nombreuses conversations. Une attente avide les cerna comme le colosse joignait ses index en un geste de concentration extrême.
— Nous y v’là, se permit le petit lutin sarcastique. Le loup sort du bois.
Sans-nom se raidit, inconsciemment.
— Vieil Homme de La Montagne, laisseriez-Vous périr Vos enfants chéris sous les coups des hordes sans réagir ? Sommes-nous devenus indignes à Vos yeux que Vous choisissiez de déposer nos destinées entre les mains d’un Nohr-Dhat ?  Je ne puis croire que Vous ne nous réservez pas quelque agréable surprise, parmi celles qui bouleverseront le déséquilibre des forces en présence ou chasseront cette vermine de nos terres…
Le Dhat de la Tour Nord s’exprimait avec pondération. Il manifestait juste une curiosité intellectuelle sinon un agacement en partie voilé. Aucun trait de son visage à la noblesse sauvage ne trahissait la moindre émotion. Ses gestes étaient mesurés, comme s’il débattait là d’un point de philosophie ou de morale, non de la survie des Maisonnées.
— Cher Jeg, vous me réjouissez toujours ! Seulement, cette fois, je dois l’admettre. J’aurais aimé balayer les rangs des Presque-hommes aussi aisément qu’il m’ait arrivé de le faire par un passé lointain. Sans doute n’ai-je pas été suffisamment persuasif lors de notre dernière entrevue… je le regrette infiniment…
— Seigneur, vous ne pouvez avoir perdu…
— De ma Puissance ! Hélas, je ne le constate que trop avec l’invasion des Yets au cœur de nos vallées. Depuis la Nuit de l’Appel, mes pouvoirs s’étiolent, je dépéris inéluctablement. Ne vous l’ai-je pas annoncé à maintes reprises ! La Cinquième Vague est proche, les Temps de l’Exode sont à nos Portes. Votre Responsabilité a failli, Pasteuris de Dhat-Meryl, vous deviez guider vos familles vers le sud avant que le Mur ne s’ouvre à nouveau… et ne vous engloutisse les premiers.
 
Le grand montagnard se tourna vers ses pairs avec une gravité nouvelle, décelable au tremblement de ses lèvres fines. Il regarda longuement chacun d’entre eux puis il s’adressa à travers eux à l’assemblée réunie, affirmant puissamment sa conviction : « Alors nous nous battrons. Nous défendrons nos murs. Lorsque les assiégeants seront affaiblis, nous quitterons la cité pour rejoindre nos frères aux frontières du pays des Brumes. Ensemble, nous quitterons les Thielvériles dans la dignité ou nous mourrons. Avec vous, Seigneur… à nos côtés ? »
A son pinacle, dans un maelstrom de lumières multicolores, le Vieil Homme demeurait muet. Nombre de cœurs se serrèrent. Des larmes coulèrent sur les joues des hommes, comme des femmes dans l’intimité des loges.
L’instant solennel s’éternisait. Personne n’osait en briser l’intensité. Le poids d’un avenir sombre et incertain anéantissait les plus braves. Sur les paroles de leur guide, le dernier espoir venait d’être réduit en miettes. Si peu survivront ! Terrassé par cette terrible perspective, personne ne prit immédiatement conscience de l’intervention du Fils des Vents qui se détacha du groupe de voyageurs pour rejoindre les Pasteuris silencieux.
— Père, il y aurait peut-être une alternative à un affrontement frontal avec les Yets…
Un murmure s’éleva, bruissant d’espoir. Sans-nom sentit des regards incrédules le transpercer. Sur un geste discret du maître de la Tour Nord, le Dhat Gil Dathion ravala une remarque acerbe. Le Dhat Agvillard invita de la main le jeune garçon à poursuivre.
« Il ne parait pas hostile, songea l’Eliathan, seulement insensible et dur comme le roc des montagnes. Un homme difficile à cerner. »
— Il existe une autre possibilité. Bien sûr, elle exigerait de Votre part une importante dépense d’énergie mais elle permettrait aux femmes et aux enfants de fuir la nasse sans danger …
— Parle vivement, Fils des Vents. Nul ne doute qu’en ce lieu, il n’est pas un mari, un père, un frère qui désirent en apprendre davantage. A quoi songes-tu ? Ces derniers temps, mon esprit s’embrouille. L’oubli me guette !
Alors Sans-nom répéta mot à mot ce que lui soufflait le messager de Lole, immobile sur son perchoir, environné de flammes rougeoyantes. Au fur et à mesure qu’il dévoilait la stratégie élaborée par le Vieil Homme, lui-même, l’espoir renaissait dans les cœurs, un espoir d’autant plus grand que leur abattement avait été profond.
— Voilà qui est fort bien imaginé, jeune Eliathan, approuva la haute silhouette quand le garçon en eût terminé. Intéressant… et concevable : un Couloir des Vents. En effet, je le puis malgré mon état. Cependant je vois à ce stratagème un écueil redoutable. – L’assemblée bourdonnait comme une ruche. – Aux premiers signes d’éveil des fluides éthérés, les Banshies détecteront le phénomène, ce qui risque de précipiter les évènements. Pour mettre en place l’évacuation de Dhat-Meryl, il nous faudrait préserver le temps qu’il nous reste jusqu’à la Première des Cinq Nuits Sombres…
— Chaque jour, je me promènerai sur le chemin de ronde qui surplombe le lac Tyg. Cela suffira pour donner le change. Les sorcières désirent par-dessus tout m’attraper afin de venger leur compagne. Qu’en pensez-Vous ?
Le Dhat Elyon Galleonne ne laissa pas le temps de répondre au Protecteur de la cité. De sa voix chevrotante, il approuva en saisissant les mains de Sans-nom, tremblant de reconnaissance. La lueur qui brillait dans son regard réconforta le garçon quant à la petite supercherie à laquelle il se prêtait. Même s’il se sentait mal à l’aise de devoir s’attribuer les lauriers d’un autre, la reconnaissance du vieillard balaya ces derniers doutes.
— Jeune homme, quelle merveilleuse idée. Nous vous en sommes particulièrement reconnaissants. Quand la mettrons-nous à exécution, Fils des Vents ?
Sans-nom ouvrit de grands yeux, réalisant qu’il n’en avait pas encore fini avec les Pasteuris et le salut de la cité. Il éleva le regard vers le sommet de la chaire mais le Premier avait disparu ainsi que l’orage de lumières qui l’accompagnait ce soir-là.
— Dès demain, s’entendit-il répondre, répétant ce que lui soufflait Pil’Puck, hilare.
 
Les jours qui suivirent, Sans-nom dormit peu. Il se retrouva au centre d’une effervescence extraordinaire. Aucune décision, lui semblait-il, ne pouvait être prise sans son accord préalable. Ce qui lui valut de très nombreux maux de tête et une pression qui, peu à peu, s’accentua. Heureusement, dans les faits, il ne décidait de rien. Le messager de Lole s’en chargeait avec efficacité. Dès le lendemain, plusieurs décisions confortèrent ce nouveau statut privilégié mais lui valurent quelques aigres commentaires de la part des dignitaires des Quatre Tours. La première consista à établir un quartier général dans l’auberge de « l’alouette chanteuse », en refusant les propositions d’emménager dans les suites fastueuses mises à sa disposition par les Maisonnées. Ainsi confortait-il son indépendance. Puis il désigna Lichès, Maryn et Pavel pour le seconder et s’occuper de mettre en place l’impressionnante logistique qu’une telle entreprise requérait inévitablement.
Au matin du troisième jour, au cœur des soubassements de Dhat-Meryl, dans un entrepôt du cinquième sous-sol, un Couloir large de deux coudées s’ouvrit entre des barriques et des casiers remplis à ras bord de salaisons.
L’Exode put ainsi débuter.
Chaque matin, en dépits des conditions climatiques peu clémentes, l’Eliathan arpentait la muraille extérieure accompagné de la Fille des Vents dans l’attente d’une nouvelle confrontation avec les sorcières. C’était là le seul moment de répits auquel ses nouvelles responsabilités l’autorisaient désormais. Il en profitait pour goûter la tendre présence de la jeune Damoiselle et s’efforçait de répondre à ses questions empressées. Il la tenait ainsi au courant de l’avancement des départs, des difficultés rencontrées depuis la veille et des conflits engendrés par ses choix qui se heurtaient souvent à l’opposition obstinée des Quatre Maisonnées. Il avait obtenu de la part de Pil’Puck qu’il ne l’accompagne pas lors de ces sorties, même s’il ne doutait pas qu’il puisse se trouver à proximité. Cela lui laissait au moins l’illusion de préserver quelques instants d’intimité.
Car, plus que tout, la passivité de sa compagne inquiétait le jeune homme. La Fille des Vents n’avait pas protesté lorsqu’il l’avait évincé des réunions après quelques remarques désobligeantes de la part du Dhat Lézard de la Tour Sud, pour qui la sauvegarde de la cité restait une affaire masculine uniquement. La Damoiselle afficha un air indigné de circonstance avant de se retirer à son grand désarroi. Pourtant elle ne lui en avait jamais tenu grief, ni même évoqué l’incident lors de leurs promenades matinales. Ce qui, de son avis, n’était pas bon signe.
Tout d’abord, l’évacuation se déroula sans accrocs notables. Il fut décidé que les premiers à quitter Dhat-Meryl seraient ceux-là même qui s’y étaient réfugiés depuis plusieurs mois devant la montée de la menace Yets. Sur ce principe, aucun des Pasteuris, aucun de leurs Conseillers, aucun Magister ne s’indigna ni ne s’opposa ouvertement. Cependant, lorsqu’arriva l’heure de désigner l’ordre d’évacuation des Maisonnées, ce fut une tout autre affaire.
 
Mère, au cours des jours qui précédèrent l’attaque, Dhat-Meryl bourdonna comme une ruche déréglée. Je fus balloté entre les Quatre Tours et les nombreuses Maisonnées Mineures qui prenaient l’auberge d’assaut. Je croisais une infinité de regards angoissés, courroucés ou suppliants, écoutais à l’infinie d’interminables plaidoiries et rencontrais une hostilité croissante parmi ces hommes de bien. Certes les choix de Lole se justifiaient mais ils provoquèrent inévitablement des mécontents. Parmi eux, les Pasteuris Jeg Agvillard et Gil Dathion, porte-paroles de deux des plus puissantes Tours. Depuis le Conseil des Maisonnées, je n’ai pas revu le maître de la Tour Ouest. Cependant il n’a pas cessé d’entraver la bonne exécution de nos directives jusqu’à mettre en péril la réalisation de notre projet. A présent, lui et les siens ont quitté la cité et l’évacuation s’accélère depuis à ma grande satisfaction. Mais notre dernière rencontre fut tumultueuse. Oh Elie, je crois que cet homme orgueilleux n’oubliera pas de sitôt les mots adressés par ma bouche par le Premier. Tant de vies sont ainsi bouleversées… Pil’Puck est incroyable, il n’est jamais pris au dépourvu… espérons que le stratagème permettra de sauver ces innocents…
     
Sans-nom contemplait le lac Tyg, une étrange boule glaciale au creux de la gorge. Il ne pouvait détacher son regard de l’immense armée qui piétinait la surface gelée, épaules contre épaules, les faciès bestiaux tournés vers la muraille d’albâtre. Un grondement assourdi montait de cette multitude de gueules hérissées de crocs jaunâtres et l’emplissait d’un effroi insurmontable.
— Ils sont des milliers, Fils des Vents, immobiles, tels de mauvaises herbes envahissant notre jardin. Qu’espèrent-ils ?
— Ils attendent la nuit, Pasteuris. La Première des Nuits Sombres, il ne nous reste plus que quelques heures pour terminer l’évacuation de Dhat-Meryl. Alors vous leur réserverez un accueil qui sera, je l’espère, tragique pour une majorité d’entre eux.
Le Pasteuris de la Tour Sud frappa le merlon. Puis il se tourna à demi vers celui entre les mains duquel ils avaient remis le sort de la cité et de ses habitants. Il portait un lourd manteau gris fourré à l’encolure par-dessus un tabard immaculé, matelassé, sans signe distinctif. La crosse de sa galla figurait un ours dressé que sa main gantée de métal étreignait avec rage.
— Les Chasseurs châtieront cette racaille, assura-t-il d’une voix forte pour couvrir le mugissement des éléments. Nous allons leur rendre coup pour coup.
— J’en suis persuadé, mon ami.
Sans-nom lui sourit mais ses yeux reflétaient une tristesse qui n’échappa pas au montagnard. Sur les conseils de Pil’Puck, l’Eliathan avait réuni une troupe de Dhats volontaires à la tête de laquelle il s’était empressé de nommer le Pasteuris Gilbert Lézard. Des combattants qui allaient, durant les premières heures de l’assaut, maintenir l’illusion que Dhat-Meryl combattrait jusqu’au bout. Qui ne compteraient que sur eux-mêmes pour échapper aux créatures simiesques, une fois le Couloir refermé. Des hommes condamnés. Chacun s’accordait à le reconnaître mais nul ne l’évoquait en sa présence. Il avait même fallu doucher l’enthousiasme que la création de cette compagnie guerrière suscitait parmi les citadins. Le Pasteuris choisit en personne chaque membre appartenant à l’ensemble des Maisonnées. Les Chasseurs étaient au nombre de cinq cents guerriers, principalement célibataires, des combattants aguerris. Ils revêtaient l’Habit Blanc avec fierté et, de l’avis du Porteur d’espoirs, une bonne once d’inconscience ou d’arrogance. Il n’arrivait pas à se décider sur l’étrange sentiment que ces braves éveillaient en lui. Mais il appréciait leur chef pour sa droiture et son franc parler. 
— Quand quitterez-vous la Citadelle, Eliathan ?
Des rafales de vents furieux soulevèrent les pans du long manteau, lui plaquant le capuchon sur le visage. Le fils de Tyrson le Gris l’écarta avant de répondre. Son regard évita celui de Lorelanne, à son côté, attentive.
— Une fois le Couloir clos, Dhat Lézard.
— Hum ! J’espère que je ne vous aurai pas dans les pattes le moment venu. Nous aurons déjà fort à faire, si nous devons en plus vous sortir de là.
Sans-nom sentit sa compagne se tendre à l’évocation de ce sombre avenir.
— Ne vous souciez pas moi, les Yets n’auront pas atteint les Quatre Tours que je serai loin. Pensez plutôt à sauver votre peau et celles de vos hommes. N’essayez pas de jouer les héros. Une fois l’attaque déclenchée, attirez-les comme il a été convenu dans le piège puis fuyez la cité.
— Nous ferons ce que nous avons à accomplir, jeune homme. Foi de Dhat, ces chiens paieront cher leur fol orgueil.
Il leur tournait le dos, parlait d’une voix grave et martelait chaque mot avec une froide colère. Sans-nom inclina la tête de côté. Son pouce releva une boucle rebelle sur le doux visage de Lanne. Il songeait que la majorité des Chasseurs ne verraient pas le jour se lever et qu’il n’y pouvait rien. « Ils ont choisi leur Destin, plaida-t-il en silence pour se donner bonne conscience mais un vide immense lui broyait le cœur. »
Il n’avait pas voulu cela. Il plongea dans les lacs limpides et s’y noya, recherchant désespérément le soutien de la belle Damoiselle.
— Laissez-les atteindre les Tours puis réfugiez-vous dans les souterrains. La rivière vous portera. Il est primordial que vous allumiez le brasier au bon moment pour que cette vermine ne survive pas à la Première Nuit. Lole a insisté sur ce point, ni trop tôt ni trop tard.
— Soyez sans crainte, la Cité du Nord n’appartiendra jamais aux Presque-hommes. Jamais, moi vivant.
— Alors, Pasteuris Lézard, suivez à la lettre les instructions que nous vous avons donné et cela n’arrivera pas.
La voix assurée résonna par-dessus les souffles venteux avec la clarté de l’airain. La Fille des Vents se précipita au-devant du nouveau venu. En éclatant de rire, il la souleva, faisant tournoyer ses jambes fines.
— Maryn, tu es enfin de retour.
— En effet, petite sœur. L’installation des Maisonnées dans les cirques du Lheur se déroulent à merveille. Le Vieil Homme y a installé de confortables refuges pour les vôtres, Pasteuris Lézard. Ce n’est que provisoire, chacun sait qu’il faudra bientôt quitter les Montagnes. Père a assisté à plusieurs réunions avec les Pasteuris orphelins. Chacune des Cités-sœurs se préparent de la même façon. Mais il faudra aux Maisonnées un peu de temps pour digérer cette triste réalité.
Il cligna de l’œil d’un air entendu.
— Je suis heureux de te revoir, mon frère. Tes nouvelles me remplissent d’allégresse. De notre côté, nous en aurons terminé avant le crépuscule, comme convenu. Et que devient le Pasteuris Dathion ? Est-il revenu à de meilleurs sentiments à notre égard ? demanda avec une pointe d’amusement l’Eliathan.
— Eh bien, ce brave semble se résigner à l’exil. Dès son arrivée, il a bien émis quelques mots assez durs à ton encontre mais, ne trouvant aucun écho parmi les autres membres des Assemblées, notre cher Dhat Gil a activement participé à l’installation des siens sans se plaindre davantage.
— Espérons qu’il ne m’en tiendra pas rigueur !
Le frontalier rit gaiement et frappa l’épaule du garçon.
— Je ne compterais pas trop là-dessus, si j’étais à ta place. Enfin, Père te fait dire que les Pasteuris attendront les directives du Fils des Vents pour quitter les vallées, selon le vœu de Lole.
— Pavel et Lichès t’accompagnent ? intervint Lorelanne.
— Non, ils sont restés à Lheur pour prêter main forte. Cet exode improvisé n’est pas sans créer de nombreux problèmes et une multitude de complications. La dernière Tour est pratiquement vidée de ses occupants. Il faut reconnaître que vous avez accompli un véritable exploit en si peu de temps.
Et il se tourna vers le gouffre d’où montait l’étrange mélopée guerrière.
— Es-tu prêt à partir, Fils des Vents ?
— Comment cela ?
L’exclamation étonnée de la Damoiselle assécha la gorge de Sans-nom. Elle tira sur la manche pour qu’il se tourne vers elle.
— Sans-nom, je me doutais bien que tu me dissimulais une partie de tes intentions. Qu’as-tu donc décidé à propos de notre voyage jusqu’au Val de Lune ?
— Tu ne lui as pas encore confié… surenchérit son frère, visiblement amusé par la déconfiture flagrante du garçon.
— Rentrons, murmura ce dernier pour seule réponse.
Il s’arracha à l’emprise de la jeune fille et, précipitamment, regagna l’intérieur de la cité. Ils n’échangèrent aucun mot. Sur le chemin de l’auberge « l’alouette chanteuse », Sans-nom marchait à grandes enjambées. L’incrédulité qui se lisait sur les traits ciselés de la Fille des Vents avant qu’il ne fuît le chemin de ronde le hantait. Les mots s’entrechoquaient dans son esprit, futiles et dérisoires. 

Chapitre six : La chute de Dhat-Meryl.
Au Vingt-septième d’Helver commençait la Première des cinq Nuits Sombres que connaissait le Nord, éternellement illuminé par l’embrasement du Mur. C’était là un Mystère que nombre d’érudits tentèrent, au cours des cencycles, de résoudre. La plupart prétendaient qu’elles correspondaient à la durée de la mythique Bataille de Marsangs durant laquelle les Armées des Peuples Coalisés affrontèrent les Autres et périrent sous leurs coups perfides. Cinq longues journées de carnage qui précédèrent la Quatrième Vague dont les seuls rescapés se trouvaient être les Quatre-vingts Gris, fondateurs des Quatre-vingts Clans originels. Sept cencycles s’étaient écoulés depuis. Les mémoires s’effritaient, des Ecrits disparaissaient mystérieusement, par accident ou par malveillance. D’autres rétorquaient, mais fallait-il les croire davantage, que ce maléfice spécieux préparait la venue prochaine des Autres… La Cinquième Vague !
Ainsi s’en accommodaient les peuples au pied du Mur !
 
Cet après-midi-là, dans une cahute proche de la cité, régnait un froid d’outre-tombe. Des remugles épouvantables s’élevaient du monceau de chairs en putréfaction, des immondices et des excréments qui jonchaient le plancher de l’unique pièce. Sous le regard avide de ses huit sœurs, regroupées de l’autre côté de la table en bois brut, l’Ancêtre déposait avec moult précautions les cœurs pétrifiés, boursouflés et verdâtres. Elle les retirait d’un sac taché de larges auréoles de sang séché, les caressait de sa langue bifide, crachait sur chacun d’eux à plusieurs reprises, les soupesait avec une évidente satisfaction avant de les poser alignés. Elle jeta finalement le sac loin d’elle puis elle dressa un index crochu vers chacun d’eux en marmonnant d’inintelligibles borborygmes. Alors chaque organe palpita doucement comme si une vie impie l’habitait à nouveau.
— Les cir-cœurs sont fin prêts, mes toutes belles, s’exclama-t-elle d’une voix chevrotante.
Un soupir de ravissement agita les spectatrices. Pourtant aucune d’entre elles n’osa s’exprimer sans en avoir reçu directement l’invitation. Un ricanement d’hyène agita la nouvelle venue. Les longues ailes qu’on murmurait conçue à partir de la peau de suppliciés humains se gonflèrent dans son dos et claquèrent pour souligner son mépris. Même si la plupart d’entre elles ne l’appréciaient pas, l’occasion était trop belle pour que les sorcières dédaignent son aide.
— A votre tour de respecter notre accord.
Recouvert de croutes et de pustules, le visage se plissa et disparut sous une toison filasse et pouilleuse. Au creux d’orbites décharnés, les yeux noirs lancèrent de fulgurants éclairs. Assurées qu’elles n’avaient rien à craindre de l’Ancêtre, les Banshies firent bloc dans une posture respectueusement humble. Ce marché n’était pas un marché de dupes ; aucune n’aurait réussi le prodige d’éveiller de vigoureux cir-cœurs en si peu de temps. Auraient-elles tenté d’unir leurs savoirs qu’elles auraient échoué dans cette entreprise périlleuse.
Huit graines vibrantes à en pleurer d’extase, c’était bien au-delà de leurs espérances les plus folles.
Encore sept heures à attendre puis elles pénétreraient à l’intérieur de la Sentinelle du Nord. Rien ni personne ne leur en interdirait l’accès à présent.
Pour y récolter une pleine moisson d’âmes innocentes.
 
— Les enfants sont à moi, gémit l’Ancêtre, sans exception, vous me les livrerez ici-même…
Elles acquiescèrent en grondant telles des animaux sauvages. Alors des doigts décharnés, déformés au-delà de l’entendement, s’échappèrent des volutes violacées qui soulevèrent de petits cris admiratifs. Ces circonvolutions s’enroulèrent au-dessus de la table afin de modeler peu à peu la silhouette aérienne de la cité assiégée. Aucun détail ne manquait, pas une tour ni un rempart, aucun dôme ni aucune échauguette. Une merveille de création ombreuse au creux de laquelle s’allumaient des feux aux multiples teintes, peu à peu, avec parcimonie et en certains points de la cité uniquement. Si peu finalement.
— Chiennes, où se cachent-ils ?
Les sorcières blêmirent sous leurs épaisseurs de crasse. Furieuse, l’Ancêtre griffait l’espace. La création ombrée s’entrouvrait en quartiers qui se succédaient à une vitesse sidérante. Crachant, hurlant, sifflant, la sorcière parcourait la cité comme on parcourt un livre à la recherche de la moindre étincelle juvénile. Hélas, sa rage décupla devant l’insuccès de ses recherches.
— Damnées, soyez damnées, misérables sottes…
Soudain elle découvrit une étrange et magnifique brillance parcourue de pulsations azur dans les sous-sols de la citadelle. Les yeux noirs s’agrandirent de stupeur. D’un même mouvement, les Banshies se penchèrent vers le point lumineux. De longs gémissements peuplèrent l’espace vicié. Des pleurs et des lamentations à fendre le roc.
— Lole vous a abusées… Dhat-Meryl se vide sous vos yeux ! – La voix basse crépitait d’un désespoir insondable tandis qu’elle poursuivait l’exploration. – Mes enfants… il me les vole… mes petits… ah ! 
Un fanal d’une pureté incomparable parut finalement dans les quartiers excentrés, d’autres lueurs l’entouraient attisant leurs monstrueux appétits.
— L’Eliathan ! L’enfant perdu est encore là ! Voyez ! Il ne faut surtout pas qu’il s’échappe !
Elle chassa l’ombre d’un revers de la main. Les sorcières la couvaient du regard en retenant leurs souffles, prêtes à bondir pour fuir les lieux au cas où il lui prendrait l’envie de se venger de leurs maladresses.
— Vous n’avez plus de temps à perdre. Dès à présent, lancez vos Presque-hommes à l’assaut des murailles. Vous devez faire vite…
— Mais les Présages …
Elle les lorgna d’un œil sombre, sa bouche se fendit sous un sourire mauvais plein de concupiscence.
— Je ne sais trop comment mais ce misérable du Val de Lune a déjoué vos petits plans risibles. Il s’est assuré le temps nécessaire pour évacuer une partie de la population par un de ces maudits liens venteux. Toutefois ils ne perdent rien pour attendre. A notre tour de les surprendre. Très chères sœurs, emportez mes cir-cœurs et faites-en bon usage…
Sans attendre la fin de son exhortation, les Banshies s’approprièrent les graines vivantes et se précipitèrent à l’extérieur.
— Allez, allez… des âmes… rapportez-moi des âmes avant la nuit…
 
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Le visage fermé, Lorelanne se tenait debout, les bras serrés autour du corps comme pour se protéger de lui. Elle n’avait pas bougé depuis l’instant où leurs compagnons les avaient laissés seuls dans la salle désertée de l’auberge. Lorsque Sans-nom l’invita à le rejoindre sur le divan, elle se contenta de le fixer, figée dans l’attente d’une excuse acceptable. Longuement, le Fils des Vents s’expliqua sur les nouvelles dispositions exigées par le Vieil Homme de la Montagne, s’empourprant peu à peu et bafouillant parfois. Sa plaidoirie était pour le moins décousue, maladroite, entrecoupée de mots doux et d’implorations qui ne semblaient pas l’émouvoir. Finalement, il se recroquevilla au fond du large divan et s’empara d’un coussin au creux duquel il enfonça le menton d’un air désabusé. Même cette dernière démonstration d’impuissance ne réussit pas à fléchir la belle jeune fille qui lui posa une unique et terrible question : « Depuis quand étais-tu au courant de sa décision ? »
Avec beaucoup de réticences, il admit que, le lendemain de l’intervention sous le Dôme de Dhat-Meryl, le Vieil Homme s’était entretenu avec lui dans l’intimité de sa chambre et qu’il lui avait clairement signifié devoir se rendre seul au Val de Lune.
Elle ne réagit pas à cette nouvelle mais son regard vira au gris orage. Une nouvelle fois, il tenta bien de se justifier. Mais en vain. C’était comme vouloir tirer une larme d’un mur de pierres.
— Et à quel moment comptais-tu m’en informer ?
Soupirant, il renonça à plaider sa cause. Il désirait tant qu’elle comprenne son désarroi et son impuissance devant les évènements qui prenaient un malin plaisir à bouleverser sa vie.
« Fais profil bas, mon gars, lui susurra Pil’Puck. Elle comprendra, plus tard. N’dis rien qu’tu pourrais ensuite regretter. »
Invisible, le lutin tenait à soutenir son nouvel ami dans ce moment difficile, ainsi qu’il l’avait lui-même défini. Sans-nom aurait mille fois préféré affronter des larmes, des cris et des reproches, le fracas d’une dispute, à ce mutisme oppressant. Peu à peu, il lui semblait qu’elle s’éloignait de lui. « Je vais la perdre… Lorelanne ! » Cette pensée fulgurante lui redonna une once de volonté nécessaire pour argumenter de nouveau.
— Le chemin que j’emprunterai n’est pas conseillé aux simples mortels. – A peine eut-il prononcé ces quelques mots qu’il lut sur son visage un furtif voile d’inquiétude rapidement chassé par une froide colère, une amertume qui n’annonçait rien de bon. – Tu connaissais les aléas de cette aventure ; c’est le fardeau de l’Eliathan, tu dois l’accepter. Je ne tiens pas à y risquer ta vie…
« Là tu viens d’marquer un point. Magnifique ! »