Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret un : Dhat-Meryl.
 
Chapitre quatre : Tibelvan le Hardi (2).

Un reflet sur le métal attira son attention, une toise en contrebas. L’instant d’après, il dévalait la pente vers ce qui lui apparut bientôt comme le flanc d’un chariot renversé. Les rayons célestes enflammaient le cerclage des roues. Ses pires craintes se révélèrent justifiées lorsqu’il s’approcha à travers la mer ondoyante qui frôlait son torse. Autour du véhicule, d’aspect vétuste, l’herbe avait été foulée par de nombreuses personnes. Dans leur vêture grise, des freux croassèrent de vibrantes protestations à son approche. Ils s’envolèrent lourdement. Le chariot était couché sur le flanc, sa bâche de toile grossière déchirée pendait lamentablement en lanières brunes. Les alentours jonchés de pots, de chaudrons et d’autres ustensiles. Une odeur de chair en décomposition le suffoqua. Il porta les mains à son nez en se penchant au-dessus de la roue en bois. Immédiatement, il reconnut la femme qui gisait, en partie écrasée sous la masse du véhicule. C’était la matrone qui accompagnait le vieil homme à Toly, celui-là même qui lui avait proposé de se joindre à son convoi. Le jeune homme ferma les yeux un instant. La réalité chavira autour de lui. Il se cramponna à la caisse en bois.
— Il y a un corps d’enfant un peu plus haut, le prévint Sverg en arrivant sur les lieux. Un garçonnet d’à peine trois cycles. Sûrement a-t-il été éjecté du véhicule quand ce dernier s’est renversé. Les malheureux !
En explorant les alentours, ils découvrirent un troisième cadavre, celui d’une femme, tuée dans la chute également. Rien, à première vue, ne révélait les causes du drame. Tibelvan semblait frappé de mutisme, le regard étrangement fixe. Après plusieurs tentatives infructueuses, ils réussirent à dégager le corps corpulent de la femme de sous le charriot. De gris, son regard devint noir quand Tibelvan constata qu’un doigt était tranché net et qu’elle ne portait plus aucun bijou. Les maigres bagages - deux coffres de petites tailles - éventrés et le contenu, principalement du linge, répandu au sol. Ils alignèrent côte à côte les trois corps, l’enfant au milieu des deux femmes, recouvrirent leurs visages d’un drap puis, sur les consignes du garçon, élevèrent un cairn rudimentaire à l’aide de rochers et de pierrailles qu’ils ramassèrent au bord de la route. Cette tâche leur demanda du temps et de l’effort. L’astre diurne avait presque atteint l’horizon moutonné lorsqu’ils l’achevèrent, suant et soufflant comme deux bons diables.
Tibelvan demeura un long moment à se recueillir devant l’amoncellement de rocs, le visage fermé. Jusque-là il n’avait pas desserré les mâchoires. Sverg retourna à la cariole et se désaltéra longuement. Il observa l’astre plonger derrière les collines en un éclaboussement de gerbes d’or, de rouges et de violines et les ténèbres envahir le paysage vespéral. Il en serait quitte pour dormir au bord de la route. Lorsqu’il rejoignit Tibelvan, ce dernier ignora sa présence.
— Des amis à vous ?
— Nous nous sommes rencontrés à Toly. Ils m’avaient proposé de les accompagner afin d’assurer leur protection. J’ai refusé…
— Sûr qu’ils en auraient eu grand besoin.
— Le convoi comptait cinq voitures. Que s’était passé ici ?
— Oh, je dirais qu’ils ont fait une fâcheuse rencontre.
— Une Compagnie ?
— Probablement. Dans l’affolement, l’un des chariots a basculé hors de la route, un triste accident.
— Que sont devenus les autres ?
— Sans hésitation, je réponds qu’ils les ont emmenés à Arc. C’est là que la Confrérie parque les malheureux qu’ils nomment pompeusement des Promis avant de les expédier sous bonne garde vers le Nord au-delà du Mur. Avec un peu de chance, ils s’y trouvent encore.
Tibelvan le foudroya du regard : « Alors, mon ami, menez-moi là-bas. Cette nuit. »
Le jeune homme se gratta le nez, mal à l’aise.
« Evidemment, songea-t-il, me voilà bon pour une longue nuit avec la Mort assise à mes côtés. »
Toutefois il acquiesça.
— Le comptoir d’Arc n’est pas tout prêt ; une seule nuit n’y suffira pas. Alors ne tardez pas, je vous attends là-haut. 
 
Le fils du Respectable Arveld Tête de Fer ne s’était pas trompé dans son estimation. Il leur fallut deux jours entiers pour atteindre le comptoir d’Arc en prenant, non les Voies communes très fréquentées, mais des chemins détournés, sinueux et creusés d’ornières profondes. Tibelvan en profita pour lui soutirer des renseignements sur le lieu où les Gorgys retenaient leurs prisonniers avant de les emmener jusqu’au Mur. Sverg ne s’y était jamais rendu en personne mais il lui révéla les nombreuses rumeurs qui couraient sur ce sinistre endroit. Le Référent Galihoshivat y dirigeait la traite humaine avec l’aide d’auxiliaires gorgys et de quelques gardiens, membres de la Confrérie. Autrefois florissant, ce négoce était depuis peu interdit dans de nombreuses baronnies, de Chalmes à Galadorm. Les longs convois de promis transitaient à présent par la Grand Route et le Pays de Shums, sous forte escorte. De l’avis du fermier, c’était là un présage encourageant qui démontrait que la Sagesse n’avait pas complètement quitté ce monde à l’agonie.
Les deux amis se séparèrent à plus d’un mille du comptoir, le soir du second jour. Sverg proposa bien à Tibelvan de l’accompagner mais le Compagnon de l’Eliathan refusa fermement, en le remerciant pour son aide précieuse.
« Ceci, précisa-t-il, relève de mon Histoire, et non de la tienne, Sage Sverg. Tu as déjà suffisamment risqué ta vie en me menant jusqu’à eux. Ton Père m’en voudrait que je le prive de tes bras pour la prochaine récolte. »
Une fois seul, Tibelvan s’enfonça dans le sous-bois, revêtu de son long manteau en laine à large capuche, barré de bandes verticales crème et noires. Il portait sous le bras son paquetage. Le sabre antique battait sa cuisse dans un fourreau de peaux cousues. Parvenu à proximité, il rechercha un endroit discret qui lui permettrait d’observer les aller-et-venues à l’intérieur du comptoir. Il découvrit le refuge idéal peu après l’aube radieuse.
 
Dans le creux du vallon, des brumes de chaleur dissimulaient en partie la palissade de rondins épointés qui délimitait Arc. A la porte aux ventaux largement ouverts, des gardes se languissaient de la relève et bavardaient, sans surveiller la route. Un seul bâtiment était construit en pierre, les murs renforcés de mortier et enduits de chaux, une solide bâtisse au toit d’ardoise pentu et au linteau de porte blasonné. De son poste d’observation, Tibelvan n’en distinguait pas le motif mais cette seule particularité prouvait que son propriétaire possédait un statut particulier, particulièrement prestigieux. Sans doute la demeure du Référent et de ses acolytes. Cependant rien ne confirmait la présence de ce dernier, seuls deux Rats dans leur sombre vêture se montrèrent ce jour-là. Il compta dix-sept gardes le premier jour, quinze seulement le second.
 
Des cinq bâtisses qui entouraient la place centrale et son puits communautaire, il réussit peu à peu à définir la fonction. Celles qui se trouvaient proches de l’entrée servaient de dortoirs aux gardes, de remises et d’écurie. Puis venait l’espace imparti aux promis masculins, clôturé d’une barrière en bois à hauteur d’hommes. A première vue, une centaine d’individus y étaient parqués, la plupart assis au sol, léthargiques, sans doute drogués. En retrait de la maison du Négus, sur sa droite, un baraquement destiné aux femmes et, sur sa gauche, celui réservé aux enfants. Au cours de l’après-midi, il nota un ballet des plus étranges ; de petits groupes d’adolescents et de femmes furent extirpés des bâtisses et conduits dans les potagers qui longeaient un ruisseau à l’autre extrémité du val. Les malheureux y travaillèrent jusqu’à la nuit tombée sous la surveillance des Ecarlates.
Dans la matinée du second jour, Tibelvan fit une triste découverte : la présence d’une fosse sur l’autre bord du ruisseau d’où s’échappaient quelques grises fumeroles. Des gardes y portèrent deux corps inertes. Après avoir jeté une brassée de joncs séchés et de branchages dans le trou rectangulaire, l’un d’entre eux y précipita une torche enflammée, ravivant le foyer qui vivotait en permanence. Un nœud se forma au creux de son estomac.
La nuit tombait pour la seconde fois sur sa retraite. Un groupe important d’Ecarlates quitta le comptoir en direction de Karmar, sans doute pour s’y livrer à quelque débauche. Si ses calculs étaient exacts, il ne restait plus sur les lieux que six chiens rouges et les deux gorgys. Rien ne confirmait ni n’infirmait la présence du Référent Galihoshivat. Cette incertitude incitait le Compagnon à la patience. Le Chant résonna enfin à son esprit, pluie de félicité et d’extase.
« Alors, mon Aimé, que faisons-nous là ? Oh ! comme cet endroit est d’une tristesse morbide, les Dieux Inconstants m’en sont témoins. Te voilà encore en plein drame…
— Cœur, oh, Cœur…
Tibelvan porta le joyau à ses lèvres.
— Où étais-tu alors que j’ai tant besoin de toi ?
— Ici et là, surtout en Entre-Mondes. Le Chant de la Source y est plus pur et plus fortifiant. Celui de ton Monde s’éteint chaque minute un peu plus, le sais-tu ? Quelle tristesse ! le Mal se répand et la Lumière flétrit. – Il y eut comme une gerbe glaciale qui lui vrilla les tempes. La Voix grimpa de plusieurs octaves d’un coup. – Comment oses-tu envisager de les affronter seul ? »
Le garçon se figea. Son esprit s’affola. Jamais il n’avait ressenti semblable colère chez son étrange amie.
 « Quel crime ai-je commis ? songea-t-il, prêt à adjurer la pensée coupable. 
— Songer à t’aventurer dans cet endroit infecté ! Insensé ! Que deviendrai-je sans toi ? D’abord, pourquoi veux-tu libérer ces pauvres diables ? »
Une fois de plus, la Pierre de Vie lisait en lui comme dans un livre ouvert.
« Si je les avais accompagnés, ils n’auraient pas connu la servitude. Trois d’entre eux ne seraient pas morts.
— Si tu avais accepté la proposition du vieil homme, les villageois de Toly subiraient le joug des Ecarlates à l’heure actuelle. Tu as choisi donc tu dois assumer les conséquences de ce choix ! »
Le garçon resta silencieux un long moment, perdu dans des conflits intérieurs.
« Permets-moi d’en atténuer les effets. A présent, si je peux réparer la terrible fatalité, je m’y emploierai. Aide-moi, ma Mie.
— Si telle est ta volonté, mon doux sire, mais rien ne peut arriver de bon à vouloir sans cesse infléchir les Destinées. Les Inconstants nous préservent… »
Le fil devint ténu, à peine audible, comme imprégné d’une telle tristesse qu’il tenta maladroitement de la rassurer, protestant tel un enfant pris en faute.
 
A la porte d’Arc, Géorgus éructa bruyamment en pestant contre le Premier-maître Lorich. Une fois de plus, il se retrouvait de garde nocturne dans cette tombe à ciel ouvert. La nuit étendait son dais étoilé sur le vallon. Il devrait surveiller le pitoyable troupeau des Promis jusqu’à la mi nuit. De nombreuses torchères, au pied métallique enfoncé dans le sol, éclaboussaient d’une froide clarté la cour centrale. Il lorgna vers le baraquement des gardes et son humeur s’assombrit d’autant. Ar’letvain tardait à revenir avec la gourde d’aigre-doux. S’il appréciait la compagnie du petit shumiet au caractère enjoué, ce soir, il n’était pas disposé à supporter ses remarques acerbes. Il jeta un dernier regard à la route avant de regagner l’enceinte et clore les ventaux.
C’est alors qu’il l’aperçut.
Solitaire, l’individu de haute stature marchait dans sa direction, un sabre prolongeant sa main droite écartée du corps. Afin de mieux le discerner, l’Ecarlate éleva sa torche. Un frisson prémonitoire le parcourut sous le gambison en étoffe épaisse. A la vue du colosse silencieux, il regretta l’armure de plates qu’il portait d’ordinaire. Malgré sa jeunesse, l’étranger était vêtu comme un vétéran, d’un long manteau ouvert sur une cuirasse renforcée de plaques de fer rivetées à la mode du Nord. Sans l’ombre d’un doute, il reconnut Celui que l’on nommait le Compagnon. Lorsque le regard glacé se posa sur lui, Géorgus recula précipitamment en jetant au pied de l’apparition la torche enflammée. Il saisit des deux mains la longue pique, adossé à la palissade, et la pointa d’un air menaçant.
Le jeune homme émit un rire grinçant. Du moins est-ce ainsi que le garde interpréta le sourd écho qui s’éleva dans le silence nocturne.
— N’avance pas ! hurla l’homme soudain revigoré par le claquement des bottes de son acolyte qui accourait dans son dos.
Tibelvan ne répondit pas. Il brandit la lame à la courbure bizarre. Puis il sembla à Georgus que le temps accélérait brièvement, que l’étrange personnage se coulait jusqu’à lui avant même qu’il ne puisse esquisser un geste de défense, englué dans son autre réalité. La lame trancha sa vie, libérant un flot écarlate. Il s’effondra à genou, le fer cliquetant sur les pavés de la route. Géorgus ouvrit grand la bouche mais aucun son n’en sortit. L’ombre virevolta à la rencontre du petit shumiet qui s’était arrêté à cinq foulées, la stupéfaction peinte sur le visage. Tibelvan franchit l’espace qui les séparait en une seule expiration. Il fondit sur l’Ecarlate pétrifié, abattit un seul coup de taille, tranchant tissu, chair et os avec une déconcertante aisance.
« A présent, murmura la Cœur Immaculée, élimine les gorgys. Attends… là … dans la maison… »
Tibelvan traversa la cour. Il marchait d’un pas léger.  Au sein d’un chaos de perceptions fébriles, l’Ether l’enlaçait, saturées de rayonnements qui flamboyaient les ténèbres. La porte basse s’ouvrit avec fracas sur des gorgys surexcités. Les petites créatures pointèrent leurs museaux frémissants dans sa direction et s’évertuèrent à le submerger de leurs sortilèges mortifères. Des vagues familières brisèrent sa course, avec un certain succès d’abord. Un instant, il oscilla comme un métronome mais seule sa volonté se trouvait prisonnière des télépathes. Son bras, guidé par la Minérale, conservait la liberté et l’aisance du tueur. Tib l’observa projeter la lame en prenant appui sur sa jambe droite. Le sabre fendit l’air, fracassa le crâne du plus proche de ses tourmenteurs. Le second chicota de dépits. Il perdit ainsi de précieuses secondes que le Compagnon, transporté par la créature minérale, négocia à son avantage. Une fois la barrière fangeuse amoindrie, il rejoignit le gorgy encapuchonné qui s’agrippa à lui dans une charge dérisoire. Il tenta vainement de le mordre à la gorge. L’empoignant par le col, le Compagnon le souleva à bout de bras sans effort apparent. Le Rat se contorsionnait, échafaudant de sordides et pitoyables esquisses de sorts, incapables d’atteindre l’homme protégé par la grâce de la Pierre de Vie. Aucune miséricorde n’était à attendre de lui. Tibelvan le projeta contre la margelle de pierre, brisant son corps en un craquement effroyable.
Quelques appels fusaient à travers l’obscurité, du côté de l’enclos des Promis. Tibelvan hésita, un peu d’aide serait la bienvenue. Restait quatre écarlates dans le dortoir, sans doute alertés par les bruits de lutte.
— Tu ne peux pas les libérer maintenant. Les gardes arriveront avant peu. Occupe-toi de leur Maître.
La Minérale l’obligea à se tourner vers la demeure en pierres. Dans l’embrasure de la porte, le Référent Galihoshivat l’observait en silence. Malgré le triste sort réservé à ses acolytes, il ne semblait pas effrayé. Au contraire. A sa dextre, il tenait un long bâton doré, recouvert de fins pictogrammes, taillé en fuseau, qui s’enflamma d’une allégresse inquiétante.
— Ce démon possède un bâton de Pouvoir ! souffla la Cœur Immaculée à un Tibelvan impressionné.
Avec ostentation, le Référent s’avança de deux pas. Il éleva le mystérieux Bâton au-dessus de ses pâles oreilles épointées. Pétrifié, Tibelvan contemplait l’administrateur du comptoir d’Arc. Un sentiment confus le submergea, amplifié par l’affolement qu’il décelait chez sa compagne. Le Rat devait passer pour un géant parmi ses congénères. Il frôlait les trois coudées au sommet de son crâne plat. Garnis de cinq doigts griffus, ses longs pieds robustes surgissaient de sous une robe purpurine. Il portait un élégant pourpoint gris et argent sous une pèlerine bordée de fourrure. A chacun de ses doigts antérieurs brillaient des bagues en or, exquisément ouvragées, aux capuchons ornés de rayons sertis de grenats. Le garçon fixait la tête massive au pelage lustré, d’une blancheur crémeuse. Les yeux noirs brillaient d’une joie mauvaise sous une foison de poils. Une aura puissante se dégageait de Galihoshivat. Il se déplaçait d’une démarche souple et chaloupée. Penché en avant, il dévoila des petites dents pointues.
— Sharg ! Bienvenue à vous, Tibelvan le Hardi.
Tib sursauta. Dans un recoin de son esprit pépiait la voix flûtée de la Pierre de Vie. Il se raidit et croisa les bras pour dissimuler ses craintes.
« Dangereux, dangereux, ce démon est dangereux… »
— Approchez !
Apparemment amusé, le Rat couinait en salivant. Tibelvan tourna brièvement la tête en direction des gardes qui accouraient à la limite du cercle de lumières. D’un geste sec, le Référent leur interdit d’approcher.
— Ne soyez pas surpris, je vous attendais. La Devineresse m’avait annoncé votre venue. Dans un premier temps, je reconnais ne pas avoir porté foi à ses allégations extravagantes… jusqu’à ce que je découvre votre Flamme de Vie sur le versant est de la vallée. Hé ! Pensez-vous pénétrer ce vallon sans que j’en sois immédiatement informé ?
— Pourquoi alors ne pas envoyer vos dogues à ma recherche ?
— Elle m’en a dissuadé. Mais vous êtes là, cela me suffit. L’un des Compagnons du Porteur d’espoirs. Savez-vous que le Négus Shéhoshar réclame la vie des sept fous que l’on nomme ainsi. Il me sera précieusement redevable lorsque votre tête ornera la table du banquet à Parrès. Quelle délicieuse perspective !
Le crâne du garçon n’était pas loin d’éclater. Il avait beau chercher un sens aux fanfaronnades du misérable, il n’y comprenait goutte. Une seule chose comptait : son interlocuteur était au courant de sa venue. Et il ne semblait pas la craindre. Un instant, il songea à Sverg et trembla pour lui.
« Détourne son attention pendant que je trouve un moyen de nous sortir de ce mauvais pas. Si ce maudit utilise son artefact, tu devras me laisser agir. Tu n’as aucune chance seul. »
Tibelvan esquissa un malheureux sourire qui n’échappa pas au gorgy. Ce dernier l’interpréta de travers.
— Crois-tu donc pouvoir me vaincre, misérable raclure humaine ? Je suis Galihoshivat, entends-tu. Galihoshivat, le Maître d’Arc !
Dans un geste volontairement théâtral, il frappa le sol de son Bâton. La Cœur Immaculée hurla d’effroi. Un cri qui broya un instant les perceptions de son hôte. Dans le même clignement d’univers, un fascinant treillis de lumières bleuâtres se déploya autour d’eux. Les feux magiques dessinèrent un dôme de flamboyance qu’évitèrent les Ecarlates en reculant. Une terreur primale se lisait sur leurs traits. Le Négus pointait le long fuseau dans la direction du Compagnon, prisonnier au centre de la nasse.
Si la Pierre de Vie n’avait pas gouverné ce corps d’hercule, sans doute Tibelvan se serait-il jeté sur l’hideux personnage ! Elle lui sauva la vie. Au contraire, il écarta les bras et défia d’un rire sonore le Maître d’Arc. Le Référent plissa ses yeux cruels, dodelina du chef, interloqué par cette attitude bravache qui l’insupportait et l’étonnait à la fois.
— Ainsi, Compagnon, vous ne craignez pas la mort, fusse-t-elle douloureuse ! Elle prétend qu’il en est ainsi. Pauvre insensé ! Lorsque je lui porterai votre tête, alors, la sorcière se soumettra à la toute-puissance des Servants du Blanc Pays.
— Que vous dites !
— Misérable !
 
Pompeux dans le geste, Galihoshivat frôla la trame marine de la pointe de son Bâton. De ce minuscule contact naquit une multitude d’ombres ligneuses, bondissantes, terriblement affamées. Elles exhalaient une odeur malfaisante de mort, de nécropoles et de mausolées. S’éparpillant à l’extérieur des mailles, certaines atteignirent un point situé juste à la verticale du Compagnon. Alors fondirent sur lui les doigts crochus d’une ombre monstrueuse. A l’instant où ils se refermaient sur lui, Tibelvan se déroba d’un bond. Plusieurs fois, la même scène hallucinante se répéta sans que les vrilles ne réussissent à le saisir. A chaque nouvel échec, le Référent poussait de petits couinements suraigus de frustration. Un instant, Tibelvan se rapprocha des gardes en surcots écarlates qui tentèrent de l’immobiliser à travers le treillage. Peine perdue, la nasse les repoussa brutalement dans une gerbe d’étincelles. Seulement l’un d’entre eux chuta, roula jusqu’aux excroissances de nuit qui se jetèrent sur le malheureux. Son corps se recroquevilla instantanément puis se liquéfia en une infecte flaque d’humeur huileuse. Tournant casaque, ses camarades s’enfuirent, l’esprit flanchant au seuil de la folie.
« Sors-moi de là, implora le Compagnon entre deux fuites éperdues. »
Les puissants maléfices éveillés par le Bâton de Pouvoir se rapprochaient inexorablement de lui. Tibelvan trébucha, se raccrocha au pied moiré d’une torchère. La vasque oscilla dangereusement ; des braises volèrent dans l’air nauséabond. L’une d’elles atterrit dans le foisonnement des ombres. Là, la noirceur s’entrouvrit, rongée par le feu.
« LE FEU PURIFIE ! »
La clameur éclata dans son esprit. Avant même qu’il ne réalise la signification du message, Tibelvan bousculait les hautes torchères vers les excroissances maléfiques. Et le feu, ravivé, ravageait l’infection. Il déversait ses flammèches aux quatre vents. Lorsque le Référent réalisa l’ampleur du désastre, il commit sa seule et unique erreur. Il plongea le fuseau recouvert de pictogrammes au cœur même de la fange dévorée par les flammes. Alors le feu l’engloutit dans un long hurlement de terreur.
« Le feu purifie ! Le feu purifie ! »
Le maléfice, la nasse qui l’emprisonnait s’évanouirent progressivement. Près du puits, Tibelvan se tenait courbé, les mains posées à plat sur les cuisses, le visage extatique. Une brise fraîche caressait sa peau.
Provenant de l’enclos, des cris le tirèrent de sa transe. Il se secoua puis s’avança jusqu’au Bâton de pouvoir qui luisait doucement au sol. Il le soupesa, hésita quant à la marche à suivre. Pouvait-il seulement le détruire ? L’artefact était froid, inerte, apparemment inoffensif, comme endormi. La Cœur Immaculée lui susurra alors : « L’outil ne peut être rendu responsable des travers de son maître. Cet objet se révélerait fort utile en d’autres mains. »
— Fort utile à qui saura s’en servir ou pas, précisa d’un ton aigre Tibelvan, en le glissant sous sa ceinture.
 
Puis il récupéra le sabre, fiché dans le crâne du premier gorgy abattu, près de la maison de pierres. Il n’y avait aucune trace des trois derniers gardes. L’instant d’après, il arrachait les madriers qui bloquaient l’enclos des prisonniers. Il se retrouva face à un mur silencieux de silhouettes décharnées. Des visages havres, sales, des yeux cernés où ne brillaient que de pâles lueurs de désespérance.
« Ces hommes ont vécu l’impensable ; nombreux resteront brisés par l’épreuve, songea-t-il en les dévisageant. »
Il y eut un mouvement puis le mur s’entrouvrit. Après avoir joué des coudes et de la voix, le vieil homme du convoi s’approcha de lui, la face barrée d’un sourire édenté.
— Elle me l’avait prédit et j’ai douté d’Elle, Tumort ! Damné Sampériono, quel imbécile tu fais ? Et toi, l’ami, tu es bien Celui que les Vents nomment Tibelvan le Hardi, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui t’a donc retardé en route ?
Son corps décharné sous des oripeaux fleurant bon la sueur et la crasse tressauta comme il riait à se tordre. De chaudes larmes coulèrent sur les joues caves. Il secouait la main du Compagnon à n’en plus finir. Tibelvan le laissa agir. Timidement, les autres malheureux s’approchèrent. Des doigts anonymes se tendirent pour le frôler, le toucher, l’agripper. Des rires jaillirent, un brouhaha envahit la nuit.
 
Finalement le Compagnon saisit les poignets osseux du vieillard. Il le maintint fermement, avec une certaine rudesse, ce qui éveilla une expression incrédule, puis apeurée, dans les yeux gris.
— Mais quelle est donc cette mystérieuse devineresse dont vous n’arrêtez pas d’évoquer les prouesses ? Réponds- moi, vieil homme.
Il ne voulait pas se montrer grossier mais il ressentait comme une urgence. La Cœur Immaculée vibrait en lui. Seulement sa présence s’étiolait lentement. Soudain il redouta l’instant où elle disparaîtrait à nouveau. La voix rauque effraya le troupeau humain qui recula en désordre.
— Elle s’appelle Océliane, Seigneur Tibelvan. C’est notre Devineresse. Pour Elle, nous avons fui les contreforts de la Barrière Blanche !
— Et sais-tu où le Référent Galihoshivat retient prisonnière ta précieuse Océliane ?
— Dans son antre, là ! Il l’a emmenée dans la maison dès notre arrivée. Et depuis nous ne l’avons plus revue. Cela fait six jours.
Le garçon ne l’écoutait plus. Il traversait la vaste cour sans se préoccuper davantage des prisonniers.
« Je dois te quitter, mon doux sire …
— Reste, ma mie, reste encore. Cette bataille n’est pas terminée, j’en ai peur. D’autres vont venir et je ne peux seul préserver ces malheureux de leur colère. Ne m’abandonne pas !
— Je ne peux rien te promettre… »
Il franchit le seuil de la demeure du Maitre du Comptoir d’Arc. Là, il s’immobilisa, muet de stupeur. L’intérieur se résumait en une vaste salle basse. Un chapelet de globes à feu éclairait avec parcimonie une simple couche sur une jonchée sèche, un râtelier d’armes de poing et une table en bois sombre. Un seul siège droit, austère, et un unique coffre plat. Mais ce qui accrocha immédiatement le regard du garçon, ce fut la cage de fer posée sur le plancher jonché d’immondices. Sa faible hauteur interdisait à l’infortunée prisonnière de s’y tenir debout. Immédiatement, dans la silhouette recroquevillée dans le coin opposé, Tibelvan reconnut la frêle jeune fille aux boucles blondes que le Gosseur portait dans ses bras à la Maison Commune de Toly.
— Océliane, Océliane, Le Hardi est venu nous sauver comme tu me l’as annoncé. Et il a occis ce démon de Rat !
Le vieil homme se coula fébrilement dans la salle. Il se précipita en aboyant jusqu’à l’horrible prison. Un bras à la finesse remarquable se tendit vers lui à travers les barreaux forgés. La damoiselle bougea maladroitement. Tibelvan s’esquiva. La jeune fille était nue, uniquement revêtue de ses longs cheveux blé cendré. Persuadé que l’inconnue ne risquait rien, il ressortit dans la cour. Les braises des torchères répandues sur le sol éclairaient avec parcimonie les alentours. Un vent frais chassait les miasmes incommodants qui s’échappaient de l’enclos et des baraquements.
« Je dois partir, ne m’en tiens pas rigueur. Nous nous retrouverons bientôt.
— Attends, se récria-t-il en s’éloignant vers le potager, que vont-ils devenir au retour des Ecarlates ?
— Tu n’as qu’à les guider par la Grand Route jusqu’à Massilia. Il te reste six bonnes heures avant l’aube. Les Ecarlates n’arriveront qu’en milieu de matinée.
Tibelvan secoua sa lourde tignasse en levant les bras vers le dais étoilé.
— Les as-tu vus ? La plupart sont incapables d’accomplir une si longue marche. Les gardes nous rejoindront avant la nuit prochaine.
Un long silence s’ensuivit au point qu’il crût un instant qu’elle était partie. A quoi rimait tout ceci ? Et pourtant il allait se battre pour cette flamme qu’il avait vu naître dans leurs yeux.
— Et tu mourras avec eux… c’est donc ce que tu désires. Notre fin commune. Mon doux rêveur, il te faudra t’endurcir avant que d’accomplir de Hauts Faits dignes d’être chantés.
— Aide-moi ! Sans toi, nous n’avons aucune chance d’échapper aux Ecarlates.
Un petit rire mutin s’éleva en écho.
— Je suis heureuse que tu le reconnaisses. Hélas, tel est mon fardeau, je suis trop faible. Retarder davantage mon départ nous serait préjudiciable.
Il n’essaya pas d’en savoir davantage. Déjà cette âme fière s’apprêtait pour la bataille à venir. Sa main rechercha le manche du sabre.
— Gamin ! Bien-sûr que je t’aiderai mais ne tarde pas. Rassemble ces malheureux avant qu’il ne soit trop tard.
— Ma douce amie, rugit-il intérieurement, parle et j’obéirai. »
De nouveau le rire mutin éveilla des vagues d’émotions troublantes chez le Compagnon.  

Chapitre cinq : Le messager du Vieil Homme.

Du haut de la muraille vertigineuse, Sans-nom contemplait le lac Tyg, prisonnier d’une chape de glace argentée malgré l’arrivée d’Helver le Fringant. Des cieux pommelés voltigeaient des milliers de flocons dont l’harmonieux ballet était interrompu par de brusques rafales de vent, lugubres complaintes d’une tempête qui perdurait aux abords de Dhat-Meryl, Celle qui garde le Nord. Il serra contre lui Lorelanne et pencha la tête afin de lui transmettre toute sa tendresse.
Sur les rives enneigées, des ombres simiesques grouillaient comme les cafards dans un bouge de la lointaine Tavos. Au fil des jours, les Yets se rassemblaient, toujours plus nombreux, mais, jusqu’à présent, ils se contentaient d’errer à la vue des remparts. Douze jours venaient de s’écouler depuis leur périple périlleux vers la cité nordique. Et tout allait de travers. L’Eliathan refreina une brusque bouffée d’humeur. Son regard se perdit dans les brouillards givrés.
Douze Maisonnées composaient le Haut Conseil de la Gardienne du Nord, chacune jalousant les autres dans un imbroglio d’intrigues politiciennes. Jusqu’alors, malgré le concours des fils du Pasteuris Longtoin, il n’était pas parvenu à obtenir une audience auprès des maîtres de la cité. Pire, la petite troupe s’était vue reléguée dans un quartier situé à la périphérie des Tours Premières, assignée à résidence dans une auberge cossue, « l’alouette chanteuse ». Seules lui étaient autorisées les promenades journalières sur la ceinture extérieure, sous l’étroite surveillance de deux cerbères revêches dont la livrée, trois sapins d’argent sur champ d’azur, soulignait l’appartenance à la Maison du Pasteuris Galléonne. Chaque matin, les trois frères se rendaient dans les Tours Premières afin de plaider leur cause auprès des Magisters ou des Capitaines de la Garde et leur déconfiture peinait à voir à leur retour. Sans-nom, quant à lui, comprenait difficilement les raisons d’une telle discrimination.
Une longue plainte modulée l’arracha à ses tristes supputations. Il sentit la jeune femme se blottir contre lui. Sans-nom rechercha la créature à travers les vagues incessantes de poudre blanche. Soudain elle surgit à une volée de flèches, les longues ailes diaphanes battant péniblement contre le vent.
« Elle vient pour moi ! songea-t-il en frissonnant ». Chaque promenade s’achevait sur cette étrange confrontation. La sorcière pointa un index vers lui et hurla lugubrement avant de disparaître, abandonnant derrière elle des éclats de rire sataniques. Qui étaient-elles ? Personne ne l’avait renseigné à ce sujet. Les Dhats ignoraient jusqu’à leur existence avant la rencontre sur le lac Tyg. Mais leur présence dans les rangs de l’Ennemi ne faisait qu’ajouter à la précarité de leur situation.
Quelques instants plus tard, grelottant malgré les épaisseurs de fourrure et de laine, ils quittèrent la ceinture extérieure sur une passerelle branlante jetée par-dessus les abysses insondables qui protégeaient Dhat Meryl. La création du Premier ressemblait à une ruche hermétique, hérissée de tourelles, d’échauguettes et d’étroites meurtrières aveugles. Quatre tours énormes et ventrues s’extrayaient de la forêt des toits pointus et des tours de moindre importance et venaient s’immiscer dans les cieux bas et gris.
A peine avaient-ils pénétré la muraille que l’omniprésence des vents colériques cessa brutalement. Leurs anges gardiens surgirent du porche mais demeurèrent à distance. Sans-nom leur adressa un grand sourire moqueur, sans réaction de leur part. Depuis une humiliante tentative d’approche, le garçon se faisait un malin plaisir à les narguer dès que l’occasion se présentait.
— Quelle horrible créature !
Lorelanne délassa le long manteau vert tendre, ôta les gants blancs en peau fragile de chevreau et souleva le large capuchon ourlé de fourrure. Il plongea son regard dans les lacs limpides qui pétillaient d’une vie chaleureuse. Sa frustration disparut instantanément. Il chercha à saisir la main fine mais elle se déroba et termina son effeuillage en retirant l’étoffe soyeuse qui dissimulait le bas de son visage.
— Tu n’as rien à craindre d’elle. Ces démones ne pénétreront jamais dans Dhat-Meryl tant que le Vieil Homme veillera sur nous.
— Espérons-le car je n’aimerais pas à avoir à te protéger de leurs appétits…
Elle éclata d’un rire espiègle et cristallin. Une bouffée d’affection submergea son compagnon. Main dans la main, ils s’enfoncèrent dans le labyrinthe du niveau intermédiaire. A l’instar d’Yrathiel, création des Dieux Inconstants, Dhat-Meryl revêtait une peau d’albâtre, à la chaude présence, qui rayonnait dans les moindres recoins. La voie était large et peu fréquentée. Des porches s’ouvraient sur des cours circulaires et d’élégantes draperies ondulées décoraient la voute, légèrement ocrée. Un air doux circulait abondamment et véhiculait les fragrances des cimes lointaines.
Dans la cour de « l’alouette chanteuse », des hommes barbus, portant des tabliers en cuir brun, les bras nus, roulaient des tonneaux cerclés de fer. Lorsque les jeunes gens traversèrent la cour, ils arrêtèrent un instant le déchargement et les suivirent d’un regard hostile. Apparemment, ils n’étaient pas les bienvenus. Des rumeurs persistantes leur attribuaient l’ensemble des maux qui frappaient les montagnards. Cette inimitié palpable troublait profondément la Fille des Vents, davantage que ses compagnons. De son côté, Lorelanne avait essayé d’approcher l’une des Maîtresses des douze Maisonnées mais les refus courtois essuyés avaient renforcé ce malaise. Sans-nom avait beau la rassurer avec une infinie patience, la jeune fille supportait mal cette mise au ban interminable.
En riant, ils pénétrèrent à l’intérieur de la vaste salle commune, cossue et douillette, partagée en petits recoins discrets par des panneaux de bois colorés. Les murs pâles étaient recouverts de tapisseries vives, le sol dissimulé sous des tapis épais et flamboyants. Dans chaque alcôve, une table basse et ronde et des divans garnis de coussins offraient quiétude et intimité. Lorelanne gagna un recoin proche du large escalier en bois blanc qui s’élançait vers la galerie ouvragée plongée dans l’obscurité, suivie en silence par l’Eliathan.
La jeune fille marqua un léger étonnement en y découvrant Lichès et son frontalier-servant, le taciturne Nionter. Désœuvrés, les deux hommes sirotaient un vin liquoreux. Ils se redressèrent à peine à leur approche. Ils portaient de simples blouses brunes et un large ceinturon à boucle. Leurs cheveux comme leurs barbes étaient nattés avec soin.
— Lanne, tu devrais éviter de te rendre à l’extérieur. Le danger rôde.
Lichès se tourna vers le Fils des Vents, le regard lourd de reproches : « Sans-nom, nous avions pourtant convenu que vous attendriez notre retour. »
— Nous avions nos chaperons auprès de nous. Rassure-toi, ils ne nous ont pas quittés une seconde des yeux.
— Tout de même ! Asseyez-vous, Pavel ne devrait plus tarder. - Sur une interrogation muette de sa sœur, il poursuivit en allongeant les jambes. – Peut-être un espoir, enfin ! il a réussi à rencontrer le Magister Donvan. Ce courtisan connaît notre père et lui doit quelques spécieux services.
— Le Conseil est toujours en réunion ?
— A ce qu’il semble. De toute manière, les choses ne font qu’empirer à l’image des intempéries. Apparemment, les Pasteuris sont bien incapables à prendre une seule décision à l’unanimité. Trop d’enjeux en balance. Les Quatre Tours se livrent une lutte d’influence auprès des Maisonnées mineures. Et cela ne date pas d’hier. C’est pitoyable et grotesque !
Il vida son verre et s’essuya les lèvres et les poils de barbe du revers de la main.
— Les tristes imbéciles, s’emporta la Fille des Vents, les mains sur les hanches, rouge de colère. A quoi leurs privilèges leur serviront-ils lorsque les Presque-hommes attaqueront ?
Sans-nom lui adressa une œillade amusée. Ainsi, débordante d’indignation, il la trouvait diantrement jolie, sa mie. Elle portait une tunique cintrée à la taille, d’un bleu vif, rehaussée de brillants, et un fuseau noir glissée dans des bottes en peau lassée à mi-mollet. De fines broderies s’entrelaçaient sur les manches munies de fentes courtes. Des mèches auburn cascadaient librement jusqu’au col liseré. Ses yeux d’un bleu pâle luisaient d’une audace volontaire.
— Ils pensent que Dhat-Meryl ne peut pas tomber…
— Et ils ont torts, ces sieurs des Maisonnées.
Ils tournèrent d’un même mouvement la tête vers le grand Dhat, prostré sous un monceau de coussins. Ce dernier sembla tout étonné d’avoir réussi à capter leur attention car, sans doute, n’avait-il fait qu’exprimer sa pensée à voix haute sans s’en rendre compte.
— Vous pouvez m’en croire, je les ai suffisamment combattus pour savoir de quoi je parle. Je ne comprends pas ce qui les retient encore mais, quand le moment sera venu, les Presque-hommes franchiront la muraille extérieure. Je les ai vus gravir des parois verticales plus ardues, sans coup férir. Rien ne les arrêtera, pas plus les gardes que les murs.
Un long et profond silence s’installa.
— Alors, conclut soudain Sans-nom en élevant la voix, c’est à nous d’agir !
— Pour cela, encore faudrait-il qu’ils nous écoutent.
— Mon cher Lichès, ne suis-je pas le Porteur d’espoirs ? Nous n’avons que trop attendu et respecté les usages, il est temps de convaincre les Quatre Tours de l’urgence de la situation.
Lorelanne lui enlaça la taille en déposant sa joue contre l’épais pourpoint satiné. Le frontalier approuva en élevant sa coupe et Lichès frappa plusieurs fois sur ses cuisses, une expression jubilatoire s’épanouissant sur ses traits ingrats.
— Que proposes-tu, Sans-nom, mon ami ? J’ai hâte d’y être, Pavel risque d’y perdre son flegme légendaire.
 
Dans l’après-midi, Les fils aînés du Pasteuris Longtoin, Maryn et Pavel, rejoignirent leurs compagnons à l’auberge de « l’alouette chanteuse ». La colère avait laissé place à une profonde résignation car leur entretien avait vite tourné court. Leur ultime espoir, le Magister Donvan, s’était montré courtois, mais réservé. En termes très policés, il leur avait renouvelé la sempiternelle recommandation à laquelle ils se heurtaient depuis leur arrivée. Faire preuve de patience ! Lorsque le Conseil serait parvenu à un consensus, acceptable par toutes les parties, les Pasteuris seraient ravis de leur accorder une audience immédiate. Pourtant, étant donné l’imminence de l’assaut, ils n’avaient guère de temps à partager en oisives civilités. L’administrateur avait même sous-entendu qu’insister pourrait être considéré comme une volonté d’ingérence dans les affaires de Dhat-Meryl par des représentants de la grande sœur du sud, Dhat-Avalone. Un avertissement à peine voilé. Maryn s’en était tenu là, sonné par les implications implicites des propos du Premier Conseiller.
C’est ainsi que, sans grandes difficultés, Sans-nom parvint à rallier les deux montagnards au projet fomenté un peu plutôt dans la journée avec Lorelanne et Lichès. Il fut décidé qu’ils agiraient dès le lendemain, les délibérations stériles du Conseil pouvant se poursuivre indéfiniment.
Lorsque l’Eliathan se retrouva seul dans la confortable chambre à l’étage, il se laissa tomber sur la couche moelleuse et plongea son regard pailleté d’étoiles dans les arabesques extrêmement compliqués du plafond. Les murs étaient saturés d’ocre et incurvés comme à l’intérieur d’un œuf. Le lit, un simple caisson en bois sentant bon les boisées, occupait les deux tiers de l’espace face à des étagères labyrinthiques. Des pots à senteurs en garnissaient plusieurs casiers. Il s’en dégageait des effluves délicats. Il avait recouvert d’une enveloppe épaisse la lanterne éternelle posée sur un coffre bas. La pénombre délassait autant son corps que son esprit en vieille compagne rassurante. Lorelanne dormait dans une galerie annexe. Il lui tardait de la revoir mais les convenances avaient forcé les adolescents à se séparer pour quelques heures.
Le sommeil le fuyait. Son esprit vagabondait, folâtre, et d’étranges pensées l’agitaient, entre passion et frayeur, arrogance et humilité, joie et peine, de ces dérives nocturnes que côtoient régulièrement les insomniaques en quête de paix.
Ils avaient décidé qu’il se rendrait en compagnie des trois frères sous le Dôme des Quatre Tours. Là, qu’il tisserait des vents furieux afin d’interrompre les délibérations du Conseil pour que résonne enfin sa Voix sous les arcanes du Pouvoir. Les Pasteuris m’écouteront de gré ou de force, se répétait-il indéfiniment pour s’en persuader lui-même mais son esprit rebelle entrevoyait une issue plus ou moins désastreuse. Les heures filaient. Il se recroquevilla sous les draps fins, exténué, perturbé par des visions oniriques qui lui prédisaient un échec prochain. Un frôlement, comparable à la course d’un rongeur dans les soupentes, suspendit la pensée du rêveur. Le bruit se répéta, feutré. Sans-nom retint jusqu’à sa respiration. Cela venait de la chambre même où il n’était plus seul. Toute son attention s’ingénia à localiser le trouble-fête.
Une multitude de pensées funestes l’assaillirent comme il suivait la progression de son visiteur nocturne de l’autre côté de la pièce, près des étagères en bois où il avait négligemment déposé ses vêtements en soirée. Brusquement le bruit cessa. Le silence s’intensifia, douloureux.
Il visualisa l’endroit où il avait déposé la galla, à la patère à droite de la porte, et calcula le temps qu’il lui faudrait pour s’en saisir. A ce point de ces cogitations, deux petits points lumineux apparurent près du plafond, sur le mur opposé. Un frisson glacé lui parcourut l’échine.
Proche de céder à la panique, le garçon fixait les globes d’or tournés dans sa direction.
— Tout d’même ! j’croyais qu’tu t’déciderais jamais à agir, petit’homme.
Un chapelet de minuscules globes à feu s’enflamma au pied de la couche. Ils se démultiplièrent pour former un rideau de lumière censé protéger Sans-nom de l’intrus. Découvrant ce dernier, le Tisseur ouvrit de grands yeux, s’extrayant lentement de sous les draps. Sur l’étagère la plus haute, près des reliures en cuir de parchemins millécycles, se trouvait assis un charmant lutin d’à peine trois pouces, de vert revêtu, du justaucorps aux poulaines pointues et au bonnet rond. L’œil brillant et coquin, la bouche fendue et moqueuse, la créature bourrait une bouffarde à long bec sans se préoccuper davantage de l’humain à demi nu. Ses oreilles décollées et exagérément pointues frémissaient sous un souffle invisible. Tout en lui frisait la dérision. Lorsqu’il porta la pipe à ses lèvres fines, il claqua l’invisible entre l’index et le pouce. Une flammèche apparut à l’extrémité de ce dernier. Ses pommettes rieuses se gonflèrent d’importance comme il tirait plusieurs bouffées d’un tabac ocre, à la senteur poivrée, puis il dévisagea le garçon en plissant son nez retroussé. L’incrédulité de son vis-à-vis paraissait diablement l’amuser.
— Quand t’auras fini d’bailler aux corneilles, on bavardera un peu.
— Qui… qui êtes-vous ? Et que me voulez-vous ?
— Allons, allons, jeune écervelé. Une question à la fois.
Le lutin se pencha en avant, une main posée au sommet de son bonnet, la pipe en l’air, avec une distinction raffinée.
— Je m’présente à vous, Fils des Vents. On m’appelle Pil’Puck. A vot’service ! Quant à vot’ seconde demande, j’suis là où l’on m’a envoyé. Et pour vous dire, j’attendais depuis de longs jours que les choses bougent enfin.
— Que me voulez-vous ?
Peu à peu, Sans-nom retrouvait de l’assurance, une fois les effrayantes fantasmagories évanouies. Il coupa la parole au petit bavard dont le menton en pointe tressauta d’indignation. Le rideau lumineux bascula vers le haut pour former un dais étincelant au-dessus de leurs têtes. Sans-nom gagna le tas de vêtements, posés négligemment sur un coffre, et enfila la chemise qu’il laça à l’encolure. Puis il enfourcha un pantalon court, bouffant, en peau retournée, et s’assit sur le bord de la couche en jouant avec la canne de marche dont le pommeau figurait un dragon stylisé. Le bâton en bois de châtaignier était simplement décoré d’un mince filet de nacre sur sa longueur et l’embout en métal ne mesurait qu’un quart de pouce. A peine de quoi égratigner un agresseur potentiel.
Interrompu en plein milieu de son discours volubile, le visiteur marquait un silence réprobateur avant de répondre. Sans-nom sentit qu’il aimerait cet incorrigible personnage, une fois quelques éclaircissements apportés sur sa présence dans la chambre à cette heure de la nuit. Il réprima un soupçon de sourire.
— Il semble bien à Puck qu’il n’s’est en aucune manière montré discourtois envers le Fils des Vents.
Cette fois, Sans-nom nota le terme patronymique utilisé par l’élémentaire, digne représentant du Petit Peuple qu’il avait fréquenté et apprécié lors de son séjour en Forêt de Brye. Il ignorait que, depuis la Nuit de l’Appel, il demeurait encore certains d’entre eux sur ces rivages désertés. Cette pensée le renvoya avec un pincement au cœur à l’incorrigible Sil’Léal, son ami d’autrefois. Qu’était-il devenu ? Le reverrait-il un jour ?
— Alors pourquoi ce dernier se montre-t-il caustique envers l’pauv’Puck. – Il tira une longue bouffée. - Le Vieil Homme d’la Montagne m’a envoyé chercher le Fils des Vents. Pil’Puck va lui montrer la route qui l’mènera au Val de Lune.
— Oh ! C’est Lole, ton commanditaire. Il fallait le dire tout de suite. Je désespérais qu’il nous ait délibérément oubliés. Comment peux-tu nous sortir de là ? Les Presque-hommes occupent les bois à des lieux à la ronde.
— Puck connaît nomb’es de voies détournées.
Il éclata d’un rire franc et gouailleur, plein de vie. Et pour la première fois, Sans-nom lui sourit. Juste un instant puis la réalité le rattrapa avec violence.
— Mais… et Dhat-Meryl ? Qu’adviendra-t-il de ses gens lorsque nous serons partis ?
— Oh, ça, l’Vieil Homme n’en a pas informé Puck.
— Alors je refuse de quitter la cité. Demain, j’obtiendrai du Conseil que les Quatre s’allient pour affronter les Yets.
Le petit être demeura silencieux mais ses yeux brillaient de malice.
— Mon Maître t’a parfait’ment jugé, Fils des vents. Il m’a assuré qu’tu n’accepteras d’me suivre qu’si les Dhats étaient saufs. Seulement il n’m’a pas dit comment réaliser ce miracle. Com’ tu n’arrivais pas à te décider, j’me suis rendu dans d’nombreux campements et j’peux t’assurer que rien n’les arrêtera. Il n’y a plus aucun avenir pour Dhat-Meryl. Sans t’parler des sorcières Banshies qui souhaitent t’écorcher vif.
— Je sais mais nous devons trouver un moyen d’empêcher un massacre.
— L’Fils des Vents agira au mieux, c’est ce qu’a affirmé le Vieil Homme.
— Alors tu m’aideras, n’est-ce pas ?
Le petit lutin s’adossa au mur, souffla de longs nuages de fumée avant de répondre. Il finit par s’exprimer sur le ton bas du complot. Sans-nom tendit l’oreille.
— Pour c’la faudra suivre les suggestions de Pil’Puck. Même si l’humain n’les comprend pas. Ne jamais tergiverser ! Ne pas importuner Puck avec des questions !
Il se dressa soudain sur les mitaines à pointes. Puis, brandissant la bouffarde vers le garçon, il plissa les yeux et questionna : « Le promets-tu ? Personne, absolument personne, ne doit soupçonner la présence de Puck. Promets-le ! »
— Sur ma vie ! clama Sans-nom, la dextre sur le cœur.
— Pas même la donzelle !
Là, l’Eliathan marqua une imperceptible hésitation qui n’échappa pas à l’œil inquisiteur.
— Ah… pas même à la donzelle, promets-le !
— D’accord, je n’en parlerai pas à Lorelanne, du moins tant que nous serons à Dhat-Meryl.
Sans-nom sentit le poids du sermon peser sur ses frêles épaules et la somme d’ennuis qu’il entrainerait inévitablement. Il se réconforta en estimant que la jeune Damoiselle comprendrait…plus tard. Mais sans vraiment trop y croire.
— V’là qui m’va…
Et l’élémentaire reprit sa posture de fumeur de pipe, le regard perdu au cœur des volutes de fumée. Sans-nom resta un instant désappointé. Il s’attendait à davantage d’explications de la part de son nouvel ami, du moins à une ébauche de plan pour les heures à venir.
— Alors c’est tout. Comment suis-je sensé agir à présent ?
— Pas d’questions, souviens-toi. Dormir et… attendre. Ils viendront t’chercher, affirma Pil’Puck.
Et il posa la pipe sur l’étagère, se pencha en avant, plaça sa senestre sous sa bouche et souffla vers son interlocuteur qui le fixait, interdit. Le garçon cligna des yeux, bailla et bascula sur la couche. L’instant d’après, il dormait profondément. Pil’Puck sauta sur le tapis damassé et s’approcha du dormeur. D’un geste vif, il chassa les petites lucioles lumineuses. L’obscurité engloutit la chambre.
— Il est bien jeune, murmura le lutin. Tant d’vies sont en jeu, avons-nous l’droit d’lui imposer une telle responsabilité…
Dans la chambre résonna alors une voix caverneuse et compatissante.
— Il fera l’affaire si nous l’aidons un peu.
— Espérons-le ! souffla la fluide créature avant de disparaitre. Espérons-le, Maître.