Livret un : Dhat-Meryl.
Chapitre trois : Les Yets (2). Lorsque Pavel engagea lentement l’équipage sur la pente douce, l’instant de panique laissa place à une froide résolution. Elle allongea les jambes sous les pelisses et dégagea son arc avec la ferme intention de tuer le premier inconscient qui se dresserait sur leur passage.
Les bois fourmillaient de Yets, certes, mais ils n’étaient pas seuls. Alors que l’Eliathan descendait à vitesse réduite la pente, il détecta une aura familière. Des gorgys. Ici, en plein cœur des Thielvériles. Une autre présence également mais elle lui était inconnue. Si discrète qu’elle s’échappât à peine détectée. La présence des Rats au côté des presque-hommes modifiait étrangement la donne. Déchaîner les impétueux serviteurs de la Source risquait de signaler prématurément leur présence. Se fiant davantage à son instinct qu’aux plans élaborés avec ses amis, les doigts agiles tissaient déjà plusieurs trames complexes, entremêlant les filaments oniriques avec dextérité. Dans un premier temps, son attention se focalisa sur la souplesse de l’enveloppe qui s’abattit sur le convoi. Avant même d’atteindre le lac, ils disparaissaient aux regards extérieurs.
Le Dhat Pavel retint les léovards d’une main ferme dès qu’apparut le voile opaque qui lui masqua en partie la vallée, le lac et la cité.
— A quoi joues-tu donc, Fils des Vents ? marmonna-t-il entre ses longues moustaches retombantes.
Il posa le pied sur le frein droit, ce qui ralentit la glissade du traineau, en soulevant légèrement l’avant. Puis les mailles lumineuses s’amenuisèrent afin d’offrir une vue terne, certes alternée, mais suffisante des environs. Le frontalier engagea son équipage sur une pente qui s’inclinait dangereusement. Il maintint la pression sur la lanière de cuir afin d’éviter de prendre de la vitesse, les harnais tendus et vibrants sous la poussée des félins des neiges.
Le Tisseur flottait entre les deux réalités, attentif à la moindre perturbation qui viendrait écorner l’ouvrage. Il regrettait de n’être pas en mesure d’effacer les traces laissées par les larges patins derrière eux mais, avec un peu de chance, elles n’étaient guère visibles des berges où divaguaient une multitude de Yets. Le convoi avançait avec lenteur, chacun priant à sa manière Inconstants et divinités personnelles de leur épargner un affrontement hasardeux.
Et, dans un premier temps, leurs prières furent entendues. Peu à peu, la conviction qu’ils parviendraient à traverser l’immensité gelée sans accroc les habita car les Yets ne s’aventuraient pas sur le lac.
Sans-nom combinait sans cesse de nouvelles retouches à la trame originelle, entrelaçait les fils de lumière autour des fils de chaine avec gourmandise, poussait la perfection dans des retranchements que lui aurait assurément reprochés Tyrson le Gris, son père. Ce dernier considérait simplicité et rigueur comme les deux arcs-boutants essentiels à son Art. Il rejetait avec dédain l’excès de fioritures et le goût de l’excentricité si prisées parmi les Collèges d’Yrathiel. L’adolescent sourit à cette pensée.
Pourtant, à se griser des énergies primales, il en oubliait la plus élémentaire des prudences. Et le Fils des Vents perçut le lien de détection un peu trop tard. Il s’étendait, invisible, peut-être indécelable - C’est du moins ce qu’il prétendit à ses compagnons avec une évidente mauvaise foi dans les jours qui suivirent. – d’une rive à l’autre à une demi-lieue des remparts. Lorsque le traineau de tête le franchit, sa malveillance consuma les mailles avec une rapidité stupéfiante. Le garçon demeura quelques instants abasourdi, les yeux écarquillés. Sur les bords du lac, les Yets ne tardèrent pas à les repérer. Ils aboyaient sauvagement dans leur direction mais demeuraient sur la terre ferme. Pavel et ses frères firent claquer leur long fouet bifide. Les léopards s’élancèrent vers la base embrumée de Dhat-Meryl.
Soudain Sans-nom prévint l’approche tentaculaire des gorgys, visqueuse et putride à souhait.
— Venez à moi, hurla-t-il se dressant à travers l’Onirie pour les détourner de ses compagnons trop exposés.
Manœuvre qui réussit au-delà de ses espérances, les Rats focalisèrent leur fiel sur lui. Dans leur hâte de posséder l’enfant perdu d’Yrathiel, ils en oublièrent le reste des humains. Faute incontestable, il aurait suffi que l’un d’entre eux submerge Pavel pour stopper net la fuite éperdue du convoi.
Suivant les conseils du Vieil Homme de la Montagne sur les falaises de la Lisière, le garçon se livra aux appétits féroces des Rats, les attira à lui juste avant de se réfugier sur le seuil du Labyrinthe. Là où les séides du Mur ne pouvaient l’atteindre. Les gorgys s’échinèrent à le rejoindre jusqu’à ce que la distance grandissante épuise leur humeur. Constatant que leurs efforts étaient vains, ils changèrent de tactique.
Quittant les rives, de toutes parts, les créatures simiesques se précipitèrent à leurs trousses. Elles claquaient des mâchoires et se balançaient grotesquement sur leurs longs membres supérieurs. Les fouets claquaient l’air gelé, de la neige giclait sur leur passage. Les montagnards encourageaient de la voix les fins léovards. Dans le troisième traineau, Lichès souffla dans une corne cerclée d’argent. Le long et puissant meuglement noya les hurlements de la meute. Il réitéra son appel, les yeux rivés sur la cité. De l’une des hautes tours cylindriques, à l’intérieur de la muraille, jaillit la raison tant espérée. Elle les encourageait à redoubler d’efforts. Puis elle se démultiplia sur différents points des remparts.
Sans-nom, lui, menait un autre combat. Cette fois, il invoquait les souffles de Lole à travers l’Ether. Leur seul espoir de briser la ruée des presqu’hommes. Un espoir vite évanoui ! Dépité, le Fils des Vents contempla les quelques trombes venteuses qui surgirent à la surface du lac. De malheureuses bourrasques qui, néanmoins, balayèrent des Yets ici et là. Elles soulevaient les silhouettes de neige sur plusieurs toises et les projetaient avec malice vers la masse sombre des arbres. Des alliées disséminées et trop peu nombreuses pour réellement briser la vague blanche.
Puis l’ombre de la cité les engloutit brusquement. Elle se dressait jusqu’aux nuages. Ses créneaux fourmillaient de casques cornus. Sans-nom ressentit une flambée d’orgueil à l’approche de l’imposante muraille qui s’avançait jusqu’au bord du lac. Maryn dirigeait l’attelage vers une rampe de pierre, longitudinale au mur, qui conduisait à une porte monumentale barrée d’une herse que les Dhats remontaient à l’instant.
C’est alors que le cri de la Banshie enveloppa le Porteur d’espoirs, inaudible pour le commun des mortels. Affolé, l’Eliathan fouilla du regard les brumes, le lac puis le ciel. Et il la vit. Un point minuscule, à leur zénith, qui fondait sur eux. Désappointé, le garçon dressa un bouclier d’énergie éthérée entre eux. Seulement la harpie s’y accrocha rageusement. Les longs bras osseux s’acharnaient à lacérer le tissu onirique. Les ongles recourbés, noircis de terre, déchiraient sans difficultés le lacis des filaments. A travers les lambeaux qu’il s’appliquait à réparer, Sans-nom entrevit ce nouvel adversaire. Comme leurs regards se croisaient, sa volonté céda à l’effroi. Des guenilles bariolées dissimulaient avec peine un corps de femme efflanqué à la maigreur inimaginable. Sous les bras démesurés pendaient les membranes translucides de ses ailes de chauve-souris. Sans-nom poussa un cri d’impuissance lorsque les serres traversèrent l’ouvrage.
D’étranges Lois Elémentaires régissent l’Onirie, auxquelles les Tisseurs doivent se soumettre au risque d’en souffrir. Ce jour-là, le garçon l’apprit à ses dépens. Les griffes répugnantes lui tracèrent un sillon sanglant sur le front. Il les empoigna afin de les repousser mais, peine perdue, la sorcière possédait une force redoutable en dépits de son apparente fragilité. Finalement elle agrippa le manteau et le tira à elle. Sous le regard horrifié de Maryn, son passager traversa la fragile écorce du tissage. Le haut de son torse disparut à ses yeux. Ses mains et ses jambes s’agitaient fébrilement.
Au-delà, le Fils des Vents dévisageait un mal antique, totalement dépourvu d’humanité, venue des contreforts d’Aflectres, aux portes du vieil empire Toroch. Agenouillée sur le lacis de brumes, la Banshie le hissait lentement jusqu’à elle. Ses yeux n’étaient que braises flamboyantes. Elle ouvrit une bouche dépourvue de lèvres sur un gouffre édenté. Sa langue fourchue lécha l’entaille où perlait une rosée sanguine. Son haleine putride souleva le cœur du Porteur d’espoirs. Soudain, la lanière du fouet du montagnard enserra sa jambe et l’attira vers le bas.
« Non, tu es à MOI ! »
Dans son esprit, les mots s’incrustèrent en larmes ignées. Ce qu’il avait appris auprès des Façonneurs d’Yrathiel, de ses Maîtres de la Forêt de Brye, des Shaïas des Clans Gris ou des Shashanes du Peuple des Brumes ne suffisait pas à combattre cet ennemi d’un autre âge. Il se retrouvait humainement démuni.
Oh, Elie, je me retrouvais impuissant, à sa merci. Avec naïveté, j’avais fini par me persuader de ma toute-puissance. Vous m’aviez pourtant mis en garde de nombreuses fois. Malgré mes talents de façonneur des rêves, je découvrais, effaré, qu’il existait ici-bas des Puissances Supérieures. Et l’une d’entre elles avait bien l’intention de me réduire à l’état de charpie si je ne mettais pas un terme rapidement à notre confrontation. Puis la chance, fidèle compagne, me sourit. Une fois de plus. Brandie par le frontalier, la galla frôla ses doigts fébriles. Il l’agrippa, plus par réflexe que par calcul. Et frappa une première fois. Sauvagement. La pointe ferrée traversa l’étroite poitrine putréfiée. Le bouillonnement d’un fluide épais et noir se répandit sur les hardes. La créature se redressa sans lâcher sa prise. Son faciès exprima un étonnement et une douleur sans bornes. Ce qui l’encouragea à frapper de nouveau, encore et encore, stupéfait que le monstre femelle ne se défende davantage. Au contraire, elle le lâcha. Battant des ailes de manière désordonnée, la sorcière s’envola à plusieurs toises alors qu’il s’affalait dans le traineau.
Des remparts, s’éleva une volée de flèches empennées d’une multitude de couleurs jusqu’à en assombrir les cieux. Plusieurs traits atteignirent la harpie qui chuta en tournoyant vers le lac lointain.
Maryn lança l’attelage vers la rampe, soulagé de voir le Fils des Vents s’agenouiller, apparemment sauf. Une nouvelle nuée de traits mortels les survola pour s’abattre sur les Yets. Une autre suivit, puis une troisième qui leur offrit les précieuses minutes nécessaires pour atteindre les Portes de la cité.
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Avec une arrogance affichée, Shilvéhos se prétendait Second Né. Il commandait sept frères de naissance avec fermeté mais sans cruauté. Ce qui était assez rare parmi les Référents. Cependant, arrivé à proximité de la maison, simple empilage de troncs sommairement équarris, il aurait bien échangé ce statut privilégié afin d’éviter à en franchir le seuil. Derrière lui trottait un énorme Yets. Sa présence le confortait habituellement tant son emprise sur l’esprit primaire du plantigrade était totale mais il ne lui serait d’aucune aide une fois à l’intérieur. La bâtisse avait un toit couvert de grandes dalles schisteuses irrégulières, une seule ouverture à l’avant, un ventail sommaire devant lequel le gorgy hésita un long moment. Une brise glacée se faufilait parmi les futs droits et jouait avec les pans de sa robe noire, sur laquelle se dessinaient en surimpression veloutée un grand nombre d’arabesques.
— Entre donc, serviteur.
Les mots mielleux s’insinuèrent dans le marais de ses pensées. Il poussa le pan de bois et pénétra dans l’unique pièce. Il y faisait aussi froid, sinon plus, qu’à l’extérieur. Les bras démesurés croisés sur la poitrine, son chaperon simiesque attendit au dehors, tournant le dos à l’entrée afin d’interdire une intrusion inopportune.
— Approche Shilvéhos, nous avons à parler.
L’intérieur baignait dans une lumière verdâtre ; des ombres jouaient avec les poteaux verticaux qui renforçaient la structure. Un sol de terre battue prouvait que l’endroit n’était à l’origine qu’un refuge sur le flanc de la montagne. Il n’avait jamais été destiné à être habité durablement. Comme unique mobilier, une table haute recouverte d’un drap noir et de deux bancs à dossier placés près du mur opposé à l’entrée. Sur la table reposait le cadavre d’un montagnard, nu, éventré.
— Nous t’attendions avec impatience, Rat.
Le Référent n’aurait su dire laquelle des trois sorcières s’adressaient à lui. Il renforça ses défenses psychiques, ce qui eut pour effet d’inciter les créatures à tourner leurs faces cadavériques dans sa direction. Elles portaient d’infects oripeaux aux couleurs délavées, brillant de crasse. Leurs tignasses filandreuses s’entrelaçaient comme des toiles d’araignée sur leurs crânes à la peau parcheminée. Elles ébauchèrent des rictus qui se voulaient sourires mais qui le révulsèrent profondément. Une fois encore, il se demanda les raisons de leurs présences. Il n’avait aucun besoin de leur aide, ni d’aucune aide d’ailleurs. Dhat-Meryl lui tomberait entre les mains comme un fruit mur en temps voulu. Tout au long de la Saison des Tempêtes, il s’était montré patient et besogneux, tissant sa toile avec intelligence autour de la cité, chassant les montagnards de leurs fermes ou de leurs villages, ne leur offrant qu’une seule voie de repli : Dhat-Meryl. A présent, la nasse se refermait enfin. Celui qu’ils attendaient s’y était précipité comme le prédisait le Négus Shéhoshar. Il n’avait pas besoin que ces horribles mégères viennent contrarier ses plans et s’inviter au festin.
— Pourtant l’enfant d’Yr’At’Thiel a échappé à ta meute. Que feras-tu pour l’empêcher de poursuivre sa route ?
— Il n’ira nulle part, foi de Shilvéhos ! En mettant les pieds dans la cité, il s’est lui-même condamné.
— C’est donc ce que tu crois…
— Nous le voulons… Nous réclamons son âme… Il a tué notre sœur…
Le gorgy inclina la tête. Ses yeux rouges pétillèrent d’une joie furieuse. Que l’Eliathan réussisse à abattre l’un de ces monstres le ravissait au plus haut point ! Quand il le rencontrerait, enchaîné, il faudra qu’il l’en félicite. Il chicota avec délice, savourant l’instant.
— Vous connaissez les consignes. Notre mission est de livrer l’Eliathan aux Autres. VIVANT. Vous attendrez qu’il revienne de l’autre côté. Patience !
Il songea qu’elles attendraient longtemps car elles n’étaient pas les seules à réclamer cet humain. Le Négus désirait également assouvir une vieille rancœur. Les sorcières des gouffres d’Aflectres auront bien du mal à convaincre le Maître-Serviteur du Mur. Les visages crayeux se plissèrent de rage et crachèrent dans sa direction. Des langues bifides le défièrent.
— Alors, à la chute de Dhat-Meryl, nous exigeons ses compagnons… et la femelle. A ce prix, nous vous offrons notre aide, Serviteur.
— A votre guise. Je n’ai que faire des autres humains. Seul le garçon m’intéresse. Nous attendons un nouveau contingent de presque-hommes. Ils seront là d’ici quelques jours puis nous attaquerons en nombre. Jusque-là, les sorts de détection empêcheront toutes les fuites, nous les avons étendus jusqu’aux voies souterraines. Personne ne sortira des murailles sans que nous en soyons immédiatement avertis.
Un silence oppressant s’installa. Progressivement, une lueur glauque éclaira la table et sa charge sanguinolente qu’il n’avait pas remarquée dans la pénombre. Le malheureux était ouvert de la poitrine jusqu’à l’aine. Les sorcières plongèrent leurs doigts crochus dans les entrailles sans plus s’occuper du visiteur qui s’agitait d’un pied sur l’autre. L’idée de quitter la pièce l’effleura mais il la repoussa. Des morceaux de viscères et de chairs volèrent à travers la pièce. Elles se redressèrent soudain, s’entre-regardèrent sans bouger, les bras rougis jusqu’aux coudes. Puis celle qui se trouvait de son côté de la table hocha la tête. La harpie agita les mains pour se défaire des petites parcelles de chair qui collaient à la peau.
— Entends notre parole, Référent Shilvéhos. Les Augures parlent !
Le Rat sentit ses poils ras se dresser le long de son échine. Sa queue racla les planches. Les mots se déversèrent en lui, suant l’infection mortifère.
— Je vous écoute, parvint-il à articuler.
— Dhat-Meryl tombera, soit. Ses défenses, tu vaincras… mais il te faudra attendre le Vingt-septième d’Helver,
— La Première des Nuits Sombres ! murmura-t-il.
— Avant, tu risques d’échouer…
— Et le Porteur d’espoirs tombera entre mes mains ?
— Les Augures ont parlé !
Chapitre quatre : Tibelvan le Hardi. Assis sur la butte coiffée d’herbes folles, Tibelvan observait avec intérêt les minces filets de fumée qui s’échappaient de la canopée. Depuis cinq longues journées, c’était le premier signe de présence humaine qu’il rencontrait. L’air doux embaumait des fragrances retrouvées de la Saison des Grands Calmes. Devant lui s’étageait une lande sauvage, saupoudrée de couleurs vives, buissons de lauriers-roses, de cistes multicolores, de lavande et de coronilles. Des bosquets de chênes et de cèdres noirs s’imposaient parmi les effleurements de roches blanchâtres et la végétation dense et basse des broussailles. La voie, pierrée par endroits, serpentait comme un long ruban de poussière.
Le garçon hésitait sur la marche à suivre. Les provisions achetées à Oshleily s’épuisaient. Il n’atteindrait pas le port de Karmar avant sept jours de marche, sinon plus. L’absence de la Pierre de Vie lui pesait ; depuis leur rencontre dans l’Entre-Mondes, la Minérale savait apaiser ses craintes. Ce qu’il avait observé en visitant la cité du baron Rashag hantait son sommeil. Il ne pouvait effacer ce sentiment de terreur qui se lisait dans le regard des citadins ni l’omniprésence des Ecarlates, rudoyant la population avec un plaisir malsain. Il n’était resté qu’une courte heure entre les hauts remparts glennois mais cette plongée dans les ruelles nauséabondes, parmi une misère qui affichait sa désespérance à chaque coin de rue, l’avait profondément marqué, plus profondément qu’il ne voulait se l’avouer. Autrefois, Oshleily possédait la réputation d’une cité accueillante et chaleureuse, une étape obligée pour le voyageur qui rejoignait les terres côtières. A présent, des cages en fer l’accueillaient aux portes de la ville. On ne comptait plus les gibets dressés sur les places intérieures. Osheily puait la mort. Le garçon ne s’y était pas attardé.
Ensuite il voyagea le plus souvent de nuit, recherchant un abri dès que l’aurore pointait à travers les taillis, ce qui le ralentit considérablement. Il aurait dû suivre les conseils de l’Agile et contourner la ville mais la curiosité avait été la plus forte. A présent il le regrettait amèrement. Pourtant cette désastreuse expérience renforçait sa résolution de s’opposer aux agissements de la sinistre Mhapoaha Paha. Une fureur froide grandissait en lui.
En soupirant, il s’étendit dans l’herbe. Sa drôle de compagne lui manquait terriblement comme si on lui avait arraché une part de son âme. A maintes reprises ces derniers jours, il l’avait invoqué, serrant la pierre inerte entre ses larges paumes mais en vain. Depuis les évènements survenus à Tolys, la Pierre de Vie restait désespérément muette. Et s’il l’avait déçue ! Il n’osait pas envisager cette éventualité. Son regard erra dans l’azur parmi les voiles nuageux, à peine discernables. La journée s’annonçait radieuse. Il ressentit soudain le pressant besoin de parler à l’un de ses semblables. Comme à chaque fois, sa décision fut prise sur un coup de tête.
Aussitôt dit, aussitôt fait, il remit en place le havresac dans son dos puis il s’éloigna en direction de la lisière du bois d’où s’échappaient les banderilles de fumée. Après quelques tentatives infructueuses, il pénétra les massifs d’épineux qui en barraient l’entrée et s’enfonça entre les fûts dans une pénombre à la fraicheur apaisante. La forêt bruissait autour de lui comme il avançait à l’aveuglette, se fiant davantage à son instinct qu’à quelques signes visuels. Après une dizaine de minutes, il déboucha brutalement dans une large clairière au centre de laquelle se dressaient plusieurs bâtiments aux murs de pierres et aux toits de chaume. Un champ, fraîchement labouré, descendait jusqu’à eux. De l’autre côté de la ferme, il aperçut des enclos où paissaient quelques moutons, un potager bordé de barrières et des tas de bois ordonnés. De la volaille vagabondait librement ainsi qu’un troupeau de porcs noirs à la limite de l’espace volé à la forêt.
La fumée provenait des habitations qui se faisaient face, le reste devait n’être que remises et granges. L’ensemble respirait l’opulence et la quiétude. Prudent, il s’engagea d’un pas lent dans le champ, foulant les mottes et la paille calcinée tout en surveillant les bâtiments. A son approche, des poules rousses s’envolèrent en caquetant de colère. Une petite voix enjouée murmura au creux de son esprit : « Attention à toi, ils sont trois à te surveiller du coin de la grange. Et deux autres, sur ta droite, à l’orée des bois. Dès que je m’absente, tu cours au-devant des ennuis. »
— Ma Pierre, tu es revenue, murmura-t-il, sentant son cœur s’emballer d’une joie furieuse.
Se serait-il trouvé seul qu’il en aurait dansé la gigue !
— Oh ma mie, comme tu m’as manqué.
« Très heureuse de le savoir. Seulement, pour l’heure, il va falloir faire preuve de diplomatie. – Il y eut un court silence durant lequel il s’arrêta à mi-chemin de la ferme. – Le propriétaire se nomme Arveld, ce n’est pas un mauvais bougre mais il n’aime guère les étrangers. Qu’attends-tu pour te présenter ? »
Suivant ce judicieux conseil, Tib mit ses mains en porte-voix et s’écria : « Holà, de la ferme. Le Respectable Arveld est-il céans ? »
Un homme, dans la force de l’âge, s’avança au soleil, les mains sur les hanches. Il portait une simple tunique légère et un chapeau tressé de paille pour se protéger des rayons ardents d’Helver. Derrière lui, un jeune garçon brandissait un long arc d’if, une flèche encochée dans la corde. Du coin de l’œil, le Compagnon surprit un mouvement suspect sur sa droite. Quand il détourna la tête, Tibelvan découvrit deux paysans, vêtus uniquement de culottes lacées sur le mollet, le torse nu, qui le menaçaient de la même manière.
— Que veux-tu à Arveld Tête de Fer, l’étranger ?
« Que dois-je répondre, ma Pierre ? songea très fort le garçon.
— Oh ça ! Libre à toi. Mais, à mon avis, avec ces gens, la vérité suffira. »
Il éleva la galla. Un rayon céleste enflamma l’arbre et son lacis racinaire. Un hoquet de stupéfaction salua ce prodige dans l’ombre du bosquet.
— Je ne suis qu’un simple voyageur qui retourne chez lui au bord de l’océan. J’ai aperçu les volutes de votre feu au-dessus de la futaie. Je ne cherche pas les ennuis, seulement un gîte pour la nuit et le couvert…
— P’a, c’est l’Homme des
messias, celui dont parle l’oncle Harold.
L’adolescent s’avança jusqu’au dénommé Arveld. Il montrait du doigt le Compagnon avec fébrilité.
— Recule, Eringe. Silence, gamin ! C’est bien toi qu’on nomme Tibelvan de Massilia ?
Malgré son étonnement, le jeune homme acquiesça du chef. Le ton de la voix changea, imperceptiblement. D’agressif et hostile, il devint curieux, presque amical.
— Alors, si tu es celui que tu prétends, tu peux t’avancer, l’étranger. Mais attention, mes garçons te surveillent. Ils vont te trouver une couche. Ce n’est pas ce qui manque à cette période du cycle. Nous nous reverrons plus tard.
Sans attendre, le fermier se détourna pour rejoindre le corps principal, une solide chaumière badigeonnée à la chaux. Au second étage, un balcon courait le long de la façade, ajouré et agrémenté de panneaux en bois peints, fourmillant de figurines sylvestres, mi-femme mi-animal. Des volets en bois, rouges et bleus, obstruaient d’étroites fenêtres.
Ils longèrent des massifs, garnis de fleurs en boutons, et se dirigèrent vers la seconde habitation, d’une grande sobriété, dans laquelle ils pénétrèrent.
— Installe-toi dans l’une des cinq dernières chambrées. Elles ne sont occupées que lors des moissons. Alors mon oncle et quelques journaliers de Karmar viennent nous prêter main forte. T’y trouveras de quoi dormir.
Le jeune homme lui désignait une série de lit-clos aux panneaux de bois coulissant, adossés au mur du fond. Tib en compta huit, ce qui révélait l’aisance certaine du propriétaire des lieux. Devant chacun d’eux, un banc-coffre servait de marchepied afin d’atteindre l’habitacle douillet. Le reste du mobilier consistait en une longue table en bois sombre flanquée de bancs à dossier, de coffres ferrés et de râteliers qui accueillaient pêle-mêle outils et armes, bottes et ceinturons dans un joyeux fatras. Aux panneaux muraux, des capes et des manteaux pendaient à des patères. Nulle part, il ne décela trace d’une touche féminine. C’était là un espace uniquement réservé aux hommes de la maisonnée Arveld. Un âtre de pierres noircies sommeillait dans un coin, les cendres étaient froides et poussière, signe de son assoupissement saisonnier.
— A l’arrière, dans la remise, tu trouveras la cuve. Un bon bain ne te fera pas de mal, l’ami. Pour tes vêtements, Lalie viendra les récupérer. L’hospitalité de la ferme Arveld n’est pas un vain mot, sache-le, même en ces temps troublés.
L’homme était la parfaite image de son père, mais en plus jeune. Il se dégageait de lui une retenue un peu bourrue. Il portait une barbe noire foisonnante et tenait une fourche. Derrière lui, l’adolescent paraissait frêle, tout en longueur. Un chaperon vert encadrait un visage carré, pâle, éclairé par une espiègle bonhomie. Il en profita pour se glisser entre eux. Tibelvan baissa les yeux vers lui.
— T’as vraiment combattu les rouges pour les nôtres ? T’as aussi abattu cinq Rats lors du combat sur la Grand Place comme le raconte l’oncle Harold ? Et repoussé une troupe de rouges avec ta lame enchantée ?...
Un sourire désabusé fleurit sur les lèvres de Tibelvan qui éleva la main droite pour interrompre le flot de paroles.
« Quels remarquables exploits, susurra une voix moqueuse pour lui seul. »
— Eringe, tu nous importunes…
— Non, laissez. Sache, mon enfant, qu’il n’y avait qu’un seul Gorgy sur la place de Toly et pas plus d’une dizaine de ruffians. Et les villageois se battaient à mes côtés pour les défaire. Le Pays de Glenn peut être fiers des guerriers qu’il a enfantés. Rien ne les fait reculer lorsque leurs foyers sont menacés.
Les yeux de l’enfant brillèrent de plaisir.
— Tu l’entends, Sverg !
— Oui, et mon cœur s’en réjouit, dit l’homme en tenant son jeune frère par les épaules.
Il darda un regard sombre sur le voyageur.
— Si ce qui se raconte est vrai, alors que notre Première t’accorde sa Protection. Sois le bienvenu, l’étranger. Repose-toi. Le labeur nous appelle mais nous aurons toute la nuit pour évoquer ces heures glorieuses.
Et il entraina le garçon volubile au-dehors. Tibelvan resta immobile, le regard figé sur le pan de bois fermé.
« Allons, ce n’est pas le moment de rêvasser. Il te faut prendre un bain et te reposer un peu avant la veillée. Tu en as besoin. Ce soir, il est hors de question que mon aimé ressemble à un gueux empestant la sueur et la poussière. »
Il demeura un long moment dans l’eau tiède, à peine usagée, du large bac en bois ferré. Son esprit flottait loin de la futaie du pays de Glenn. La Cœur Immaculée respecta sa réflexion. Puis il s’installa difficilement dans l’un des logements libres, les jambes recroquevillées, et dormit d’un sommeil profond jusqu’en fin d’après-midi.
Lorsqu’il émergea de cette somnolence, il constata que ses vêtements avaient disparu. Des plats de salaison, du pain tranché et un panier de pommes tannées garnissaient la table. On y avait disposé également trois chandeliers allumés, l’obscurité envahissant des dehors silencieux. Il s’assit et se versa de l’eau dans un calice d’étain.
« Pierre, es-tu là ?
— Evidemment, mon ami. Je suis heureuse de constater que tu prends soin de toi.
— Où étais-tu durant tout ce temps ? J’ai tellement redouté que tu m’aies abandonné, après ce qui s’est passé à Toly…
— Ah ! vraiment ! Sache que lorsqu’une Précieuse choisit de se lier à une âme, c’est à la vie à la mort. Toi seul peux détruire cette union ; et cela me serait fatal qu’elles qu’en soient les raisons.
— Où étais-tu ?
— Ici et là. Ailleurs. Loin de cette réalité… mais je gardais un œil sur toi, n’aie crainte. Tu as été parfait. Nous avons distillé une once de pureté sur cette terre vouée à la destruction. J’en suis heureuse.
— Pierre, que va-t-il advenir de nous ?
Un long silence lui répondit. Il en avait pris l’habitude et ne s’impatienta pas. Au contraire, il grignota en attendant que la Minérale daigne s’expliquer.
— Tibelvan, tu es un homme de bien. Ton cœur est pur et ton âme vierge d’ombres, de rancœurs et de sombres humeurs. Offrons ensemble une chance à ce monde, une chance de survivre à la prochaine Vague. Promets-le-moi. »
Il s’ouvrit à elle sans réticence avec une candeur adorable. Et promit en silence.
Puis la porte qui s’ouvrit brisa leur communion. Arveld Tête de fer apparut en habits de cérémonie, suivi par ses trois fils et deux hommes, vêtus plus simplement. Le maître de la ferme traversa la pièce sans un salut. Avec l’aide de son puîné, Sverg portait une chaire à haut dossier qu’ils installèrent au bout de la table. Le fermier s’y assit. Chaque nouvel entrant fit de même sur les bancs. Ils déposèrent des plateaux surchargés de viandes fumantes, aux odeurs alléchantes, et des carafes colorées puis ils remplirent d’un vin rouge, corsé, d’élégants calices. Cette entrée s’effectua dans un silence respectueux, presque affecté, chacun évitant soigneusement de croiser le regard de l’étranger. Seul rebelle, Eringe échangea un sourire complice.
L’assemblée installée, les visages se tournèrent vers le maître de céans. Il portait un surcot liseré d’argent et décoré de rubans jaunes et bleus. Un torque orné de têtes de lémoïds stylisés entourait son cou épais, tavelé de taches brunes. Sur son visage massif se lisaient les pages de nombreux cycles de combat et la dureté des labeurs. Tibelvan songea que le patriarche devait être plus jeune qu’il n’y paraissait. Il attendit comme les autres que ce dernier veuille prendre la parole.
— Tibelvan de Massilia, nous avons entendu conter vos exploits…
Comment cela est-il possible, songea l’intéressé. Si vite. Il semblait que la rumeur et la volonté de l’Agile l’aient précédé, même si loin au sud. Anxieux, il en ressentait une pression nouvelle car, à présent, il n’était plus question de l’Eliathan, son ami, ou de l’un de ces seigneurs gris, le Mystic du troisième Clan, Yvan Mondolini, ou même du défunt vart Lido Muliris, le Chevaucheur, auprès desquels il vécut moult péripéties dans l’Entre-Mondes, il s’agissait de lui, Tibelvan Gallard, le fils de Massilia, héros d’une épopée qui n’avait à l’écouter qu’un très lointain rapport avec la réalité vécue. Il se tassa sur le banc, trop ému pour prononcer un mot.
— Lorsque les maudites créatures du Mur le cernèrent, il les défia sans trembler ni succomber au fiel dont elles l’accablèrent. Car c’est l’un des Compagnons du Porteur d’espoirs. Il se nomme Tibelvan Gallard. Les Hommes du pays de Glenn le saluent comme l’un des leurs. Sa lame ancienne trancha le fil de ces vies impies dans un souffle. Ainsi en est-il du récit de ses exploits sur les plateaux du Haut Pays !
Le Respectable Arveld se tut, brandit la coupe élégante dans sa direction, imité par les siens puis, le regard rivé sur le voyageur, il vida le calice et le reposa. Il s’essuya les lèvres charnues et les poils poivrés de sa barbe du revers de la main.
— Seulement je ne t’imaginais pas aussi… jeune, Compagnon, au regard de tels coups d’éclat !
Tibelvan sentit l’atmosphère se refroidir instantanément dans la salle. La main d’Eringe se posa sur son bras. Il puisa dans ce soutien inattendu la force de ne rien laisser paraître. Que pouvait-il répondre d’ailleurs ? Que la rumeur dépeignait une réalité travestie ? Devait-il rétablir la vérité, quitte à mettre à mal son prestige naissant ?
« Ils ne t’écouteront pas, lui souffla la Pierre de Vie. Ils ont besoin de croire en quelque chose ou en quelqu’un afin d’affronter la dureté de cet âge de misère. Attention de ne pas détruire leurs illusions, leur colère t’emporterait alors. Laisse-moi agir ! »
— J’aimerais contempler la lame enchantée dont il est fait mention ; si une telle singularité existe, je t’accorderai volontiers mon crédit.
Le large sourire n’atteignit pas les yeux sombres et froids. Tibelvan alla chercher le sabre offert par Lido dans les sous-sols de l’entre-mondes. Il déposa l’arme antique devant le fermier puis retourna s’assoir. A la vue de la courbe inusitée, des gravures dans le métal, des murmures naquirent autour de lui.
— Ainsi voilà la preuve incontestable, gronda le patriarche après avoir longuement contempler le sabre, sans le saisir toutefois.
Le Respectable Arveld redressa la tête. Ses yeux scintillaient d’une joie féroce.
— Il y aura donc un avenir à ces jours sombres. L’espoir n’a pas péri.
Il remplit sa coupe, la brandit à nouveau. Sa voix s’enfla.
— Buvons ! Buvons tout notre soul et puis, Seigneur Tibelvan, vous nous conterez comment vous avez bouté les rouges hors des messias. Célébrons votre venue !
Il but longuement, ses fils l’imitèrent. Tib noya ses lèvres dans le liquide capiteux mais s’abstint de s’enivrer. Il avait mieux à faire. Sa main rechercha la Pierre Immaculée. La félicité familière le submergea telle une onde rassurante. Puis sa voix claire enchaina les mots, les phrases. Elle déversa un miel goûteux dans le cœur des hommes attablés alors que la nuit s’épuisait au dehors.
Le lendemain, le voyageur quitta la ferme dans un étonnant équipage. Grimpé sur une charrette menée par deux liots malingres, un Sverg volubile maniait la badine avec excellence. A l’arrière, le caisson contenait une pleine cargaison de courges, de choux navets, de radis noirs et de coloquintes aux formes et aux couleurs étranges. Les deux hommes étaient assis sur un siège à cocher rudimentaire, entre les deux énormes roues à rayons. Les cahots de la voie empierrée se répercutaient durement le long de leurs dos. Ils avançaient à petite allure. Le Respectable Arveld avait tenu à ce que le Compagnon bénéficie de ce service. Il insista longuement sur le fait que, plus Tibelvan se dirigerait vers le sud, plus il risquait d’être reconnu par les sbires de l’Ennemi. Ce qui englobait apparemment les nombreuses compagnies de la Mhapoaha Paha, les petits seigneurs du bas glennois à sa solde autant que les gorgys et nombres de brigands et détrousseurs en quête d’un lucratif larcin. Selon lui, il lui faudrait éviter Karmar, devenue la place forte des agissements de la Confrérie dans la région. Malgré ses protestations, le garçon se plia finalement aux exigences du maître des lieux et accepta la compagnie de son premier fils avant d’enfiler un pantalon de toile et une tunique lacée à l’encolure qui le faisait passer à première vue pour l’un des journaliers de la ferme. Son paquetage, la galla et le précieux sabre surgi de la nuit des temps reposaient sous la masse des légumes racornis, peu appétissants dans leur gangue de terre rouge. Puis il s’était teint les cheveux en brun, leur flamboyance automnale étant à elle-seule un signe de reconnaissance.
Sverg jacassait sans relâche. Tib avait beaucoup de difficulté à faire face à cette avalanche de bonne humeur. Le temps était radieux. Un vent léger courbait les prairies fleuries, des nuées de papillons multicolores paradaient entre ciel et terre. Pour la énième fois, il acheva un récit détaillé de son séjour dans l’Entre-Mondes. A ses côtés, le jeune homme secoua la tête en observant l’horizon verdoyant.
— Jamais, commença-t-il d’un ton traînant, je ne quitterai ces collines. Autrefois, c’était une véritable fête que de se rendre à la cité portuaire. Je me souviens quand mon père nous laissait l’accompagner. Nous parcourrions le marché central, émerveillés et excités. De nos jours, le Baron Orwyx ploie les genoux devant le Référent. La Confrérie y règne en maître tyrannique. Il y a peu d’espoirs que cela change.
— La Lumière est plus puissante que l’Ombre tant que les Hommes ne renoncent pas !
Sverg tourna sa grosse tête barbue vers son jeune passager. Il esquissa un sourire désabusé.
— Facile à dire pour vous, seigneur Tibelvan. Sauf votre respect, certains ont essayé de renverser le cours des choses, et pas des moindres. Le propre fils du baron, Guny, l’Epée Céleste, a proféré des menaces dans la salle du trône contre le Référent Galihoshivat ; mal lui en a pris.
— Il est mort ?
— Pire que cela ! Ils l’ont emmené au Nord avec ses partisans. Et l’on n’a jamais plus entendu parler d’eux. C’était il y a à peine deux saisons, en Tevard.
— Et le baron n’a pas réagi ?
— Le pouvait-il seulement ? J’en doute. Orwyx est le troisième enfant d’un second lit. Il n’était pas destiné à endosser la redoutable charge de la baronnie. Pour le malheur de tous. Son père était un fier et puissant guerrier ; il est mort à Orthis, lors d’une escarmouche avec les Lions. Un grand malheur ! Ses fils sont tombés à ses côtés. Seul Orwyx s’en est sorti et, pour cause, il n’était pas de l’expédition dans les Champs. Les fièvres, ou quelque chose dans ce goût-là. Le baron est d’une santé fragile.
Tibelvan posa sa large main sur le poignet de l’homme avec compassion.
— Les Temps changent, la Roue tourne inexorablement. Pour les humbles comme pour les puissants, Sage Sverg. Du moins c’est ce que prétend mon père. Il a pour chaque aspect de l’existence une de ses fameuses phrases toutes faîtes qu’il vous assène avec solennité. J’ai longtemps cru que le Sieur Gallard détenait la Vérité. Jusqu’à ce que je rencontre Sans-nom… le Porteur d’espoirs. A l’époque, nous n’étions que des enfants. L’univers se résumait pour moi aux murailles rassurantes de Massilia. Il m’a libéré de mon ignorance. Grâce à lui, j’ai découvert la complexité des choses et des êtres, bien éloignés des préceptes paternels. C’est grâce à lui qu’aujourd’hui je bats les chemins à vos côtés afin de rallumer la flamme dans les cœurs. Je suis allé là où peu nombreux peuvent prétendre avoir voyagé. J’ai côtoyé des Héros, grandi auprès d’eux, partagé leurs visions. L’Eliathan est mon ami.
— Nous aurions tant besoin de lui ! Par la Dame Blanche, quelle chance as-tu de l’avoir rencontré !
Tibelvan ne répondit pas. A son réveil, la Pierre de Vie manquait à l’appel. S’il ne s’en offusqua pas, un profond sentiment de solitude l’habitait depuis lors. Cette présence chaleureuse lui était devenu vitale. Une communion qu’il devait à son ami, Sans-nom. Il s’appuya contre la planche dégrossie qui servait de dossier. Les mots du fermier résonnaient en lui comme un écho à une interrogation récurrente. Qui serait-il aujourd’hui si l’enfant perdu d’Yrathiel n’avait pas croisé sa route ? Sans doute ressemblerait-il à ses frères : Atel excellait dans l’art de transformer la moindre chose en espèces sonnantes et trébuchantes et parcourait les Baronnies pour faire prospérer le commerce familial. Quant à Léonard, il s’était, aux dernières nouvelles, marié et établi à Valamar, débutant ainsi une carrière toute tracée au profit de l’accueillante et prospère auberge de sa belle-famille. Pourtant, lui, Tibelvan n’était pas de la même eau. Longtemps il avait cru pouvoir oublier les rêves qui embellissaient ses nuits d’enfant, après que sa mère leur eut conté les exploits de Malloin Vaurien. Jamais il ne pourrait reprendre la vie d’avant. Cette évidence le frappa comme un coup de poing. Alors pourquoi rejoindre Massilia ? Il y avait mieux à faire au Nord… ou bien à l’Est selon la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Mais lorsque la tempête atteindrait Massilia, que se passera-t-il ? Il devait prévenir les siens et les préparer à affronter la Cinquième Vague. Il était le seul à pouvoir y parvenir. Le seul ! Cette tâche lui revenait de droit !
— Seigneur Tibelvan, vous m’entendez ?
Sverg avait arrêté son attelage. Il se penchait sur lui en l’aspergeant d’une eau fraiche tirée de sa gourde. Tib se secoua en souriant maladroitement, tentant de l’écarter des bras.
— Pardonnez-moi, mon ami, je rêvassais.
— C’est que vous m’avez fait peur. Vous étiez avachi et le teint aussi pâle que la craie des collines. Vous devriez manger un peu et boire à ma gourde. Il va faire très chaud et la cité est encore à plus de deux milles à l’est. Nous rejoindrons la Croisée d’ici la mi-journée. Je vous déposerais avant la nuit près de la côte. Ne vous inquiétez pas !
— Je vous fais entièrement confiance, Sage Sverg. Dites-moi, quelque chose m’intrigue. Je ne suis pas trop au fait de l’Histoire du pays de Glenn mais, à plusieurs reprises, l’Agile d’abord à Toly, puis votre Père et vous, tout à l’heure, vous avez évoqué une Première…
— La Dame Blanche, notre bonne Protectrice.
— Pouvez-vous me conduire à elle ?
— Hélas, seigneur. Je suis bien en peine. Notre Dame a quitté le pays de Glenn à la suite de la dernière Vague. Mais son souvenir reste incrusté dans nos cœurs. Il est de tradition de l’invoquer le plus régulièrement possible afin que sa Protection perdure.
La cariole se remit en marche. Ils abordaient un léger raidillon. Les roues tressautaient sous les efforts conjugués des animaux de trait. Ils étaient brinquebalés avec rudesse. Tibelvan dut s’agripper pour ne pas choir dans la poussière.
— Dites m’en plus sur cette personne. J’ai rencontré autrefois une Première en Forêt de Brye, la tutrice du Porteur d’espoirs. Il l’appelait la Dame de la Ronde des Arbres. J’en conserve de merveilleux souvenirs.
Cette demande des plus inattendues ravit le glennois qui débuta un long récit avec force détails savoureux et digressions interminables. La fierté transparaissait dans l’écho de sa voix rêche quand il évoqua les heures de gloire du pays de Glenn. Alors la Dame Blanche, celle que les Inconstants nommaient Galicia, régissait la contrée avec sagesse. C’était une femme merveilleusement belle et puissante. Elle s’entourait d’une cour de fiers seigneurs gris dans trois Liz d’obsidienne qui surgissaient des lacs des hauts plateaux. Mais Sverg avoua qu’il serait bien difficile aujourd’hui d’en retrouver le chemin. A la suite d’un triste différent avec les Familles, la belle Dame détruisit ces splendeurs architecturales et recouvrit les eaux cristallines qui les cernaient de sombres forêts. Puis elle s’en alla en d’autres lieux. Alors la contrée de Glenn perdit jusqu’à son âme.
— Les Premiers sont indifférents aux malheurs des hommes. Peu leur importent les souffrances endurées, votre Dame a sûrement rejoint les Domaines Divins à la suite de l’Appel.
— Certains prétendent qu’elle s’est retirée au cœur de la Barrière Blanche. Nos Respectables regrettent que leurs aïeux n’aient pas accepté de la suivre car, en ce temps-là, aucun chacal rouge n’osait franchir nos frontières. Sous son autorité, des Servants Gris chevauchaient parmi nous, unis par la même volonté inflexible. Un temps de paix qui fut brisé après Marsangs. Nos Chants foisonnent de leurs Exploits…
Tibelvan releva la tête. Il fixa son interlocuteur d’un drôle d’air.
— Cette brouille entre les Familles et la Première est intervenue après la trahison du Pourfendeur, n’est-ce pas ?
Sverg hocha du chef.
— Notre Dame est revenue de Marsangs détentrice d’une arme aux pouvoirs redoutables. La Lame de Vie qu’elle se nomme. Cepajaxoa, que je maudits mille fois ! La Première implora nos Respectables d’entrer en guerre contre ceux du Blanc Pays qui venaient de balayer les armées de la Coalition conduite par le Traitre Gilgerad. Qu’ils choisissent l’un des leurs pour brandir Cepajaxoa.
Il cracha hors de la cariole. Son visage exprimait une étrange tristesse.
— Mais aucun ne l’osa ?
— Ceux qui tentèrent de s’en saisir périrent dans d’horribles souffrances. L’épée choisit son Héros et non l’inverse. Une bien triste histoire, ne trouvez-vous pas ? Finalement, la Dame Blanche prétendit que les nôtres n’étaient pas suffisamment valeureux pour un tel honneur. Et elle quitta le pays de Glenn. Sans doute cherche-t-elle encore un Prédestiné capable de dominer la Lame de Vie ? Votre Porteur y parviendrait-il ? Pourrait-il nous ramener notre Dame ?
Le Compagnon moucha le faible espoir qu’il sentait poindre chez le brave homme.
— L’Eliathan n’est pas un guerrier, Sage Sverg.
— Alors n’en parlons plus. Rien ne sert de ressasser ces vieilles histoires…
Le fils de Massilia laissa son esprit s’évader en d’étranges rêveries pendant que le fermier poursuivait son babillage sur la pluie et le beau temps, les cultures de la courge et les beautés du pays de Glenn. Ils grignotèrent en route de fromage, de galettes de froment et de lards braisés. Vers la mi-journée, ils parvinrent en vue de la Croisée des Routes, un simple carrefour où trônait la masse oblongue et familière de la stèle de pierre grise dédiée aux Dieux Inconstants. Une infinité d’objets hétéroclites en couvraient le fait. La nuée d’insectes vrombissants attestait de la nature périssable d’un bon nombre d’entre eux.
Sverg jura à voix basse. Son visage se ferma. Il tira lentement sur les brides en cuir afin de ralentir l’allure déjà poussive de la charrette.
— Chiens de rouges ! Manquait plus qu’eux.
Tibelvan se tassa sur le siège, feignant l’attitude du dormeur. Sous les longs cils fins, il inspecta la base du cube granitique. Quatre personnages de piètre allure se tenaient là, deux adossés au flanc, les deux autres allongés dans l’herbe rase. Le quatuor désœuvré les regardait approcher. Fébrilement, ses doigts recherchèrent la Pierre de Vie. Mais il eut beau l’implorer, elle ne daigna pas interrompre sa retraite.
Sverg mena la charrette jusqu’à la base de la haute stèle sans prêter attention aux ruffians qui ne bougèrent pas d’un iota. L’un d’eux marmonna quelques mots dans les poils de sa moustache. Les autres s’esclaffèrent. Le fermier lança deux lourdes coloquintes oblongues vers le sommet du cube puis il remonta sur le siège au côté de son passager assoupi. Les Ecarlates les laissèrent s’éloigner. Tibelvan sentit leurs regards peser sur eux jusqu’au premier virage de la route. Le fils du Respectable Arveld poussa un long soupir de soulagement. Tib se redressa, s’essuya le front.
— De la racaille de la pire espèce, résuma avec mépris Sverg.
Puis il cracha dans le nuage de poussière soulevé par les roues du véhicule.
— La Mhapoaha Paha attire dans ses rangs la lie du Continent. A leurs yeux, nous ne sommes pas des proies suffisamment désirables.
Le Compagnon approuva en détendant ses bras et ses jambes ankylosés par la tension de la rencontre.
— Nous avons eu de la chance. Un Rat les aurait accompagnés qu’ils se seraient emparés de nous sans hésiter.
— Et ils seraient morts à l’heure actuelle, n’est-ce pas ? Ils n’étaient pas de taille à vous affronter, Seigneur Tibelvan !
Tib n’était pas convaincu car, sans l’aide de la Cœur Immaculée, aurait-il eu le dessus sur les quatre Ecarlates. Son regard dériva vers le flanc de la colline, recouverts de taillis et d’herbes hautes. Il inspira profondément les fragrances légèrement poivrées, laissa la chaude caresse de l’astre diurne balayer les doutes.