Livret un : Dhat-Meryl.
Chapitre six : La chute de Dhat-Meryl. (2). Lorelanne ne cilla pas. Seules ses lèvres fines frémirent. Il dut tendre l’oreille tellement leur souffle s’évanouissait spectral.
— Nous nous étions promis… ne jamais se quitter… combattre ensemble. Vivre ... l’un pour l’autre… que vais-je devenir à présent ?
Son sang se glaça. Il aurait aimé se précipiter, la serrer contre lui, l’assurer de sa flamme et lui promettre monts et merveilles.
— A Dhat-Avalone, tu seras en sécurité et je t’y rejoindrai au plus vite.
Elle plissa les yeux, sur la défensive.
— Et si tu ne reviens pas ! Tu avais promis. L’un à l’autre par-delà la vie.
— Mais…
— Tu avais promis !
Lorelanne découvrit un magnifique bracelet tressé aux couleurs vives enserrant un poignet gracile. Elle le brandit sous son nez, les yeux larmoyants.
« Là, elle n’a pas entièrement tort. »
— Silence, marmonna le garçon pour faire taire le petit malicieux. Lanne, je reviendrai. Avant même la fin de la Saison des Grands Calmes, je te le promets.
Il contourna la table basse, les deux mains en avant, en une muette invitation. Le regard de la jeune Damoiselle ignora son approche, obstinément rivé sur le divan vide.
— Ne promettez pas ce que vous ne pourrez tenir, Eliathan. Vous l’avez reconnu à l’instant. Vous n’êtes pas le maître de votre Destinée mais son servile serviteur.
Il s’arrêta net, à un pas d’elle. Son corps gémit sous le ton sec, dénué d’affection. « Je vais la perdre ! » Cette pensée lancinante revint d’un bloc dans son esprit et il gémit silencieusement. Elle poursuivit sur le même registre qui lui déchirait le cœur.
— Je me doutais qu’il en serait ainsi. La Shaïa Naharashi Elivashavitara m’avait mis en garde mais, dans ma cruelle innocence, je nous croyais suffisamment forts pour résister aux tourmentes imposées au Fils des Vents.
Pour la première fois, sa voix trembla et se brisa. Merveilleusement belle dans la tenue masculine qui soulignait à loisir des courbes parfaites, elle se tourna vers lui ; une tristesse pathétique irradiait de sa jeune personne. Des larmes coulèrent soudain sur les pommettes hautes. Elle n’essaya pas d’en endiguer le flot.
— Nous nous sommes promis l’un à l’autre ; sans-doute que, pour un nohr-Dhat, cela signifie peu de chose mais je suis une Fille des Vents, Eliathan, une Fille des Vents…
A cet instant, un brouhaha éclata dans la cour de « l’alouette chanteuse » puis envahit la vaste salle compartimentée en alcôves. Le tocsin rugissait au-dehors et couvrit les dernières paroles de l’adolescente. Bondissant comme des diables, Maryn, son fidèle servant, Baldin Laspart, et le Magister Donvan surgirent accompagnés de Chasseurs dans leur tenue immaculée.
— Les Yets attaquent la cité, leur lança le frontalier en empoignant la main de sa sœur. Il faut partir, plus de temps à perdre.
L’ainé des Longtoin fronça les sourcils en apercevant le visage éploré de cette dernière mais renonça à une explication. L’heure n’était pas aux bavardages ; bientôt des braves périront. Sa première urgence consistait à mettre à l’abri Lorelanne, Damoiselle de Dhat-Avalone.
— Mais… mais, s’entendit balbutier maladroitement Sans-nom, la nuit n’est pas tombée…
— Va leur dire, à ces chiens ! lui lança le Dhat agacé.
Entouré de montagnards armés jusqu’aux dents, il s’engouffra dans l’escalier, entraînant la Fille des Vents qui ne daigna à aucun instant tourné son regard embué vers lui. Sans réagir, frappé par le plus sinistre des sorts, l’abandon, Sans-nom resta là à écouter les rumeurs guerrières qui agitaient la Sentinelle du Nord.
— Seigneur Eliathan, l’interpela le Magister, inquiet de son apathie, vous devez fuir, vous aussi. La Cité est condamnée mais le Couloir des Vents fonctionne encore. Nous n’avons pas terminé l’évacuation. Que décidez-vous ?
La voix, frisant l’hystérie, éveilla le garçon de sa transe émotionnelle.
« Avant la fin des Grands Calmes, mon aimée, avant la fin des Grands calmes, se promit-il en secret. » Alors il gagna l’étage sans répondre au Conseiller. Furieux, il entra dans sa chambre, en ressortit à peine quelques minutes plus tard, revêtu d’un manteau en laine à large capuche, le havresac brinquebalant sur sa hanche. Il tenait la galla à la main droite. Lorsqu’il passa devant le Magister de la Maisonnée Galléonne, celui-ci l’apostropha, totalement dépassé par l’attitude extravagante du Fils des Vents.
— Que vous arrive-t-il, Seigneur ?
— Terminez l’évacuation puis fermez le Couloir comme nous en avions convenu, Dhat Donvan. Je vais vous offrir un peu de ce temps précieux.
Et il sortit en trombe dans le fracas assourdissant des tocsins. Il ne lui fallut qu’à peine une dizaine de minutes pour atteindre l’une des arches étroites qui menaient à l’enceinte extérieure. Pour la première fois depuis de nombreux jours, un pâle soleil perçait les brumes échevelées. Sans-nom se pencha par-dessus le mur. Il en eût le souffle coupé. Vers lui montait un cri ininterrompu qui dégoulinait d’une avidité bestiale. Le fruit de plusieurs milliers de gorges assoiffées. Les Presque-hommes se pressaient sur le remblai au pied des remparts, sur l’étendue verglacée du lac Tyg et sur les flancs arborés des monts. Des éclairs de métal brillaient ici et là mais, dans leur grande majorité, les créatures au pelage de neige n’avaient que leurs mains aux griffes acérées pour semer l’effroi et la mort.
Pourquoi s’étaient-ils mis aussi soudainement en mouvement ? Sans-nom estima qu’ils approchaient à peine de la troisième heure après la mi-journée, le crépuscule était encore loin, alors pourquoi tant de hâte ?
Des Chasseurs occupaient de loin en loin l’immensité des remparts par petits groupes de deux ou trois soldats tenant de lourdes léguis à la verticale. Certains brandissaient de longs arcs d’if. A leurs côtés, des tas de pierres, des pyramides de boules de feu rougeoyantes s’alignaient, prêtes à être précipitées sur les premiers grimpeurs audacieux. Dans son dos, les bannières des Maisonnées avaient été remplacées par des étendards immaculés qui ajoutaient une note dramatique à l’instant présent. L’orgueilleuse Dhat-Meryl affichait son intention de périr par le fer et le feu. Non loin de lui, Sans-nom aperçut la silhouette massive du Pasteuris Lézard qui observait d’une moue dubitative la marée des Presque-hommes. Il le rejoignit d’un pas vif. Ce dernier grimaça en le voyant approcher et le reçut vertement.
— Que faites-vous là, jeune homme ?
Nullement désarçonné par cet accueil glacial, Sans-nom lui adressa un large sourire.
— Il est encore trop tôt et le Couloir n’est pas fermé. J’ai pensé venir vous apporter mon aide afin de retenir quelques temps nos visiteurs ?
— Nous avions convenu que vous disparaîtriez à la moindre alerte. J’ai déjà assez de soucis comme ça, si en plus je dois me préoccuper de votre sécurité.
— Allons, Dhat Gilbert, quittez cet air grincheux, vous ne voudriez tout de même pas me priver d’une occasion de venger les nôtres.
Au fil des jours, des liens d’estime et de respect s’étaient créés entre le Fils des Vents et le Pasteuris de la Tour Sud, à la suite de sa nomination à la tête des Chasseurs. Côte à côte, ils avaient dirigé les préparatifs et l’exode des Maisonnées. En cette occasion, le Pasteuris s’était révélé un allié précieux, brisant bien des obstacles par sa seule présence. Ses avis, parcimonieux, participèrent grandement à la réussite de cette entreprise. Sans jamais l’avoir évoqué, Sans-nom soupçonnait le vieux guerrier de ne point vouloir quitter la cité. Il espérait secrètement que certains aspects de leur plan forceraient ce dernier à agir différemment.
— Après tout, ça vous regarde ! Ces démons s’agitent depuis la Première heure, on croirait que leur satanée patience a des limites. Notre Respectable Lole peut s’être trompé. Comme si ces animaux pouvaient concevoir un plan d’assaut ?
Sans-nom hocha de la tête. Il pointa du doigt un coin du ciel, drapé d’ombres et de brillances.
— Les Presque-hommes sans doute pas, mais elles… assurément !
Des remparts, des ordres gutturaux fusèrent crescendo tandis que les sentinelles apercevaient les silhouettes honnies qui approchaient en planant sur les courants de vents glacials. Les Banshies portaient leurs fardeaux létaux serrés contre leurs oripeaux. Elles entamèrent un étrange ballet aérien qui souleva la joie furieuse, insoutenable, de la fange agglutinée au pied de la cité. Brusquement, chacune plongea vers le sol, empruntant des trajectoires différentes. Avec une facilité outrancière, elles se jouaient des archers qui tentaient de les abattre. Arrivées à la base de la muraille, les sorcières projetèrent les cir-cœurs contre la chair pâle où ils explosèrent en un gluant magma immonde.
Alors l’effroyable se produisit sous les yeux des Chasseurs Blancs horrifiés.
De chaque point d’impact, des tiges ligneuses entamèrent l’escalade de la blanche muraille. Il s’en exhalait des relents de charnier et la prolifération de ces lianes pourvues de larges feuilles lobées, d’un vert cendreux, légèrement carmin sur le contour du limbe, ne cessait de s’accélérer. Une clameur horrifiée salua l’avancée des rameaux, devenus véritables arborescences, en un claquement de doigts. Bientôt, Dhat-Meryl donna l’impression d’émerger d’une mer végétale bruissant de vies maléfiques. Puis les Yets se précipitèrent à l’assaut des futs à la solidité sans égale.
— Par les Dieux Inconstants, voilà qui risque de nous compliquer la tâche !
Penché par-dessus un créneau, le montagnard faisait preuve d’une maîtrise exemplaire. Il surveillait la progression de l’hydre végétale sans montrer une once d’affolement.
— Onger, l’alarme !
Silencieux depuis l’arrivée de l’Eliathan, un grand Dhat se tenait deux pas en retrait. Immédiatement, il porta à ses lèvres charnues la longue corne de lémoïd qui pendait sur sa poitrine. Un long mugissement grave retentit à deux reprises.
— Tentons d’endiguer la progression de cette lèpre avant qu’il ne soit trop tard…
Et, passant de la parole à l’acte, il saisit à deux mains un globe à feu et le projeta dans l’abime. Le long de la muraille, ce geste se répéta avec plus ou moins de bonheur. Certains projectiles atteignirent la marée verdâtre. Ils explosèrent, y répandant des coulées ignées qui dévoraient tiges, ramures et feuillages. Pourtant, en dépits des tentatives renouvelées des assiégés, ces incendies spontanés furent vite étouffés par l’épaisse végétation. D’autres globes, trop nombreux hélas, frôlèrent le feuillage et s’abimèrent parmi les créatures massées au pied des remparts. Des flammes éblouissantes ponctuèrent chaque impact. Elles répandirent la mort sans interrompre la marche des Presque-hommes. Rien ne pouvait, en effet, contenir l’assaut… ni même le retarder !
Les premières lianes grimpantes atteignirent le sommet de la muraille au bout de quelques minutes. Leurs tiges, recouvertes de poils grisâtres, suintaient un ichor à la puanteur insoutenable. Elles paraissaient animées d’intentions malignes et se jetèrent sur les Dhats qui les repoussaient à l’aide des longues léguis, fort inappropriées pour l’occasion. Pourtant, au fil des secondes, une tactique se dessina qui enorgueillit le vieux Pasteuris car les Chasseurs, après quelques flottements, réussirent à contenir l’hydre végétale. Alors que plusieurs d’entre eux repoussaient avec leurs immenses lances métalliques des bras feuillus de l’épaisseur d’un arbrisseau, d’autres projetaient des globes à feu. Ces derniers firent des ravages et embrasèrent telle une traînée de poudre l’intégralité des créneaux. La marée verdâtre sembla, un temps, contenue. L’espoir revint au cœur du garçon. Avec dextérité, lui aussi répandait l’ondée létale à la moindre apparition, avec un plaisir juvénile.
Dhat-Meryl résistait.
Du moins jusqu’à l’arrivée des Presque-hommes.
Le premier géant traversa l’écran de flammes sans hésiter. Il se retrouva encerclé par trois groupes de montagnards qui l’embrochèrent et le précipitèrent dans l’abysse intérieur. Puis le flot se fit plus intense, difficile à contenir. Les hommes combattaient avec courage et détermination. Leurs sangs se mélangeaient à celui des assaillants qui les fauchaient de leurs bras musculeux, immenses, déchirant les cuirasses, arrachant des membres, des têtes, en grognant la malemort.
Soudain la galla du dragon se nimba d’une brume irisée, perdant clarté et consistance. Maintes fois, au cours de l’interminable saison des Tempêtes, le Fils des Vents avait eu l’occasion de s’entrainer au maniement de l’antique bâton de marche en usage au pays des Brumes. Sur la Toile ou, plus fréquemment, dans l’arène au sable blanc, les Dhats s’évertuaient avec malice à lui enseigner les rudiments du combat au corps à corps. De son côté, dans le secret de ses appartements, il y apporta quelques fioritures extravagantes qui, de son avis, lui offrirait l’avantage devant n’importe quel adversaire. A présent, une longue lame fine, souple, scintillait au poing de l’Eliathan. Il faisait face à un assaillant au pelage recouvert d’un ichor purulent récolté lors de son escalade. La face simiesque s’élargit sur un rictus chargé d’une joie haineuse. Sans-nom se tint raide, la pointe de l’épée au ras de la chair blanchâtre de Dhat-Meryl. De fines barbelures palpitaient sur le fil de lumière comme animées d’une vie propre. Chacun de ses mouvements s’accompagnait d’un drapé de lumière céleste. Un calme serein habitait l’Enfant d’Yrathiel. Il ne quittait pas des yeux les petites billes noires enfoncées sous les arcades proéminentes. Il sentait à peine le poids du havresac, simplement repoussé dans son dos. Le tumulte environnant ne les atteignait pas. Le Yets gronda un défi puis se tassa, prêt à bondir. Dans un éclair, le garçon se fendit. La lame pénétra l’épaisse fourrure à hauteur de la hanche, déclenchant le balancement instinctif des deux immenses bras armés de tranchoirs acérés. Ils ne rencontrèrent que le vide. Le Tisseur esquissa trois pas de côté, flexible comme un roseau, tendu à l’extrême. La trainée écarlate s’agrandit sur la fourrure ; le Presque-homme la fixa avec une stupeur teintée d’incompréhension. Surgie de nulle part, une bourrasque fit vaciller la montagne de muscles et de poils. Un Vent de Lole qui s’ingénia à le bousculer.
Alors l’étrange ballet se poursuivit au détriment de l’immense créature qui tentait en vain de saisir ce feu follet ridicule, aux prises avec le dard de diamant et les éléments furieux qui s’acharnaient sur sa personne. Peu à peu, ils s’écartèrent de l’enceinte crénelée, virevoltant, multipliant esquives et attaques, sous les yeux du Pasteuris, émerveillé par la dextérité du Fils des Vents.
Si le vieux soldat avait eu quelques doutes sur le Destin du jeune nohr-Dhat, ce jour-là, sur le chemin de ronde de la cité assaillie, Gilbert entrevit avec clairvoyance l’Espoir dont parlait la Légende, celui que l’Eliathan du Peuple des Gris apportait aux races survivantes. Il en conçut une immense fierté, la fierté d’un frère d’arme, du combattant pour l’homme risquant sa vie à son côté. Et l’intime conviction que l’histoire des siens, côtoyant un tel héro, ne connaîtrait pas une fin tragique au cœur des Thielvériles, ainsi qu’il se l’était imaginé dans ses pires cauchemars.
L’échange entre le Fils des Vents et la créature simiesque tourna court pourtant. Les Vents oniriques basculèrent le malheureux dans le vide. Sans-nom écouta le hurlement s’éteindre sans bouger. La poigne rude du Pasteuris le tira de sa transe.
— Ce combat n’est pas le vôtre, Fils de Lole. Courez le rejoindre.
Sans-nom tourna vers lui un visage inexpressif. Le Pasteuris lui sourit, chose rare chez cet homme réservé. Le garçon perçut un respect nouveau dans le voile de sa voix. Ses yeux s’élargirent de surprise.
— Dites au Vieil Homme que je le remercie pour la faveur qu’il m’a accordé en me choisissant à la tête des Chasseurs Blancs. Nous ne le décevrons pas.
Sans-nom lui saisit l’avant-bras, envahi par un sombre pressentiment.
— Vous savez ce que vous et vos hommes devez accomplir, Pasteuris Lézard. Ensuite sauvez vos vies. A mon retour à Dhat-Avalone, je compte fêter ensemble notre succès.
— J’y serai, mon jeune ami.
Mais une ombre sur le visage d’airain n’atténua pas les doutes du jeune garçon. Il engloba du regard l’enceinte sans rien ajouter. Son cœur se serra à la vue des combattants à terre, blessés ou agonisants, reculant sous la poussée des monstres venus du Mur. Le Pasteuris lui fit opérer un demi-tour et le poussa vers l’arche avec autorité. Sans-nom s’élança en avant pour échapper au sentiment de culpabilité qui manquait de l’engloutir. Derrière lui, des hommes mourraient pour lui permettre de vivre. Il ne pouvait pas empêcher cela. Combien d’entre ces braves réussiraient à rejoindre les Puits ? Il espérait de tout son cœur qu’ils seraient les plus nombreux, que Gilbert Lézard se compterait parmi eux.
L’Eliathan courrait sur l’étroite passerelle loin des échos du combat lorsqu’il l’entrevit, une ombre honnie déformée par le fardeau qu’elle portait entre ses bras. Un flot de haine pure stoppa sa foulée, balaya sa raison. Il brandit un poing serré vers la sorcière. La Banshie se délesta du Yets qu’elle transportait sur une des tourelles intérieures puis elle vira largement vers le lac Tyg. Elle n’était pas venue seule. Sans-nom aperçut deux autres sorcières porter au-delà des enceintes des Presque-Hommes assoiffés de sang.
« Ils sont dans la cité… ». L’onde de rage s’évanouit lorsque Sans-nom réalisa que les Presque-Hommes foulaient déjà les rues de Dhat-Meryl. Les efforts des Chasseurs se révélaient finalement vains, leurs sacrifices également. Un visage à l’ovale parfait flotta dans son esprit. Des mèches rebelles l’encadraient en cascade et l’azur de ses yeux en amande invitait à la contemplation.
Je connus alors un sentiment d’effroi terrifiant à l’idée que ma chère âme n’ait pas quitté la cité. Il me fallait m’en assurer derechef. J’avoue, Mère, que j’oubliais jusqu’à la plus élémentaire prudence. Tout au long de cette interminable course, seul l’écho de mon souffle saccadé accompagnait mes funestes pensées. Lorelanne… Une heure à peine venait de s’écouler depuis leur entretien à l’auberge. Il lui fallait savoir. Il se précipita à l’intérieur de l’enceinte. Pil’Puck attendrait dans le profond caveau où il était censé le rejoindre sans délais. Rien ni personne n’aurait pu sur l’heure empêcher le Fils de Tyrson le Gris de gagner le Couloir des Vents, dans un entrepôt du cinquième sous-sol.
Sur le chemin de ronde, l’affrontement virait au carnage. Malgré leur vaillance, les Chasseurs pliaient l’échine devant l’afflux grandissant des Presque-hommes. Le Pasteuris Gilbert Lézard gronda comme un sanglier acculé contre les créneaux. Il ferraillait, brandissant un large assommoir à deux mains contre un immense Yets. Malgré les apparences, l’arme, une lame large à double tranchant, était d’une légèreté surprenante. Chaque attaque de taille se jouait des bras démesurés qui balayaient l’espace. Excédé, le Presque-homme hurla à gorge déployée en levant les bras en croix. Puis il se jeta sur le montagnard qui s’arc-bouta avant de recevoir la charge. La créature s’embrocha proprement sur le fer. Elle marqua un temps d’arrêt, puis tendit une gueule baveuse vers l’homme qu’elle enserra de ses serres. Sous cette étreinte, le Dhat ne broncha pas. Imperceptiblement, il repoussa son assaillant à l’agonie.
— Onger, hurla-t-il en dégageant le fer du corps qui frémissait encore à ses bottes, sonne la retraite. Nous n’pouvons plus tenir. O-N-G-E-R…
Il découvrit le grand guerrier enseveli sous un fouillis végétal, gris cendré. Seules ses mains gantées de cuir dépassaient de la gangue frémissante. Les doigts s’agitaient de façon sporadique.
— Onger, rugit le Pasteuris de la tour Sud, une pointe de tristesse dans un flot de fureur.
Il ramassa la longue léguis perdue par son compagnon d’arme. Le visage tendu, le regard noir, il transperça la silhouette difforme à hauteur de poitrine afin de mettre un terme aux souffrances du guerrier. Menaçantes, des vrilles pointèrent dans sa direction. Avec dégout, Gilbert jeta sur elles la longue lance dont le fer gouttait d’ichor et de sang mélangés.
La corne de lémoïd reposait à deux pas, la lanière de cuir arrachée à la base. Le Pasteuris s’en saisit en fuyant les abords des remparts. Les déchirants mugissements libérèrent enfin les défenseurs de la cité ; ceux qui le purent rompirent le combat. Les autres, grièvement blessés ou simplement piégés par la multitude, poursuivirent la lutte acharnée afin d’offrir quelques brefs instants de répits aux fuyards. Une fois dans l’ombre de la poterne, il s’engouffra dans l’étroit escalier qui menait à une salle de repos surplombant la passerelle. L’ameublement y était des plus sommaires, une table, deux bancs, des patères, un coffre et, du côté du gouffre, de larges meurtrières d’où des raies de lumières diapraient la pièce silencieuse. Des filins épais pendaient d’une ouverture dans le plafond devant chacune d’entre elles. Instinctivement, le Pasteuris esquiva l’un d’entre eux puis il s’assit et observa au-dehors, le souffle court. La lame large le gênait alors il la décrocha de la ceinture, la déposa au sol. Sa main effleura la chair de Dhat-Meryl en une caresse familière et protectrice. De son poste d’observation, il surveillait la progression prudente des assaillants. Il eut la satisfaction d’entrevoir cinq silhouettes blanches franchir saines et sauves l’étroit pont avant que ne s’avancent les géantes créatures simiesques. Patiemment, il attendit qu’elles parviennent aux deux tiers du pont pour déclencher le mécanisme en actionnant l’un des filins d’une franche traction. Plusieurs minutes s’écoulèrent sans que rien ne survienne. Enhardis par l’absence de réaction de la part des défenseurs de la cité, les Presque-hommes avaient pratiquement franchi l’abysse quand s’éleva une série de cliquetis métalliques. Puis la passerelle trembla à plusieurs reprises. Déséquilibrées, certaines créatures chutèrent dans le gouffre. Enfin, avec une lenteur infernale, le mince ruban de chair pâle s’inclina vers la muraille extérieure, déversant sa charge hurlante.
Gilbert Lézard s’autorisa un sourire carnassier. Il ramassa le fendoir qu’il avait lui-même forgé bien des cycles auparavant. Puis il sortit rejoindre l’unité de Chasseurs qui devait l’attendre à proximité du quartier lunaire.
A l’entrée de la Tour Nord, Agaëlle était adossé à la paroi tiède, silencieux, les yeux clos. Une heure plutôt, le Dhat s’était extrait de la mêlée avec un certain bonheur. Sa lame dégoulinait de sang pourtant, loin de rejoindre le lieu de rendez-vous qu’on lui avait attribué pour poursuivre la lutte, il se rendit là où sa vie s’était écoulée paisible et sans histoire. Agaëlle Grasheg n’avait pas vocation aux armes, son incorporation à l’unité spéciale des Chasseurs tenait davantage des circonstances exceptionnelles dans lesquelles le siège avait plongé la cité et de son attachement viscéral à la Tour Nord. Jusque-là il se contentait de maintenir un commerce de peaux et de fourrures à flot, en particulier depuis que de mauvaises fièvres avaient emporté sa compagne deux cycles auparavant. Agaëlle n’avait pas d’enfant, ni de parent vivant. Dhat-Meryl était le seul univers dans lequel il avait vécu. L’homme barbu, long et maigre, ne parvenait pas à le quitter, eut-il à y perdre la vie. Il soupira à cette évocation, entretenant le vide en lui, toute son acuité sensorielle dirigée vers les abords de la Tour. Depuis longtemps déjà, la peur l’avait déserté. Une froideur mécanique filtrait la moindre de ses pensées. Il délaissa l’habit blanc pour revêtir le surcot à damier or et émeraude de son Pasteuris, Jeg Agvillard. Une calotte en cuir lui enserrait le crâne, les garde-joues lacés sous le menton. Contre sa cuisse reposait un long arc d’if.
Avant même que l’intrus ne s’avance dans le puits de lumière, au centre de la courette, il avait détecté sa présence. Il souffla doucement, glissa la hampe de la flèche contre la corde de chanvre. Le nouveau venu se dandinait dans la lumière en hochant la tête et en humant l’air à l’affut du moindre effluve. Agaëlle demeura dans l’ombre, invisible. Un hurlement désincarné le fit sursauter. Il releva la pointe en fer, plissa des yeux. La créature fixa la bouche obscure comme si elle devinait la menace toute proche. Soudain elle se précipita dans sa direction d’une démarche chaloupée, les longs bras frôlant le sol. Le trait l’atteignit en pleine poitrine et suspendit sa course. Le Yets regarda fixement les empennes noires, vibrant encore, puis reprit la charge avec une fureur extrême. Agaëlle décocha deux nouvelles flèches avant que le Presque-homme ne roule au sol, agité de soubresauts. Alors, sans un regard pour la victime, il opéra un demi-tour et pénétra dans la tour Nord à la recherche d’une nouvelle proie.
L’Eliathan se tenait dans l’encoignure d’une des nombreuses ouvertures qui surplombaient la vaste cave du cinquième sous-sol où palpitait le Couloir des Vents. La course l’avait essoufflé et rougi ses joues. Il dévorait du regard la fine silhouette de la Fille des Vents en grande conversation avec Maryn et Baldin Laspart. L’assemblée se réduisait à une trentaine de personnes, essentiellement des hommes en armes. Sans-nom résista à l’envie de s’avancer sur la galerie afin de révéler sa présence et de presser une dernière fois Lorelanne contre lui ; les reproches adressés peu de temps auparavant résonnaient encore dans son esprit. Il ne pouvait les ignorer, ni les réfuter. Il aurait tant voulu plaider sa cause mais la peur d’affronter de nouveau le regard réprobateur de la Damoiselle le tétanisait. Alors il demeura là, à la contempler, oublieux de la tragédie qui se jouait autour de lui.
La stratégie élaborée par le Pasteuris Lézard consistait uniquement à harceler l’envahisseur pour l’attirer dans les tréfonds de la cité afin que le plus grand nombre périsse à l’heure ultime. A aucun moment, l’éventualité de repousser l’assaut n’avait été évoqué, seulement de le ralentir. Le déclenchement anticipé de l’attaque ne modifiait en rien la tactique programmée depuis des jours. Les Chasseurs rescapés se regroupèrent en différents points des faubourgs, là où il serait relativement aisé de piéger nombres d’assaillants. Des dépôts d’armes les y attendaient, composés essentiellement de léguis, de javelots et de grands arcs ainsi que d'une profusion de flèches, empennées de neige, dans des tonneaux. Les voies étroites avaient été privilégiées. Chaque unité connaissait parfaitement l’itinéraire qui les conduirait jusqu’aux Puits. Apparemment, il n’y avait là aucune place pour l’improvisation. Les Dhats devraient frapper puis disparaître et éviter dans la mesure du possible un affrontement frontal.
Lorsqu’il atteignit la petite place en surplomb des demeures silencieuses, Gilbert constata avec satisfaction que trois de ses lieutenants seulement manquaient à l’appel. Le mince et athlétique Slothar, l’un des Servants de la Tour Sud, s’avança à sa rencontre en souriant avec cette férocité qui animait chacun d’entre eux.
— Je remercie Lole que tu t’en sois sorti indemne. Nous commencions à redouter le pire.
— Shalis ? Et Egtheris ? demanda dans la foulée le nouveau venu.
— Aucune nouvelle de mon neveu. Le Dhat Shalis a été vu pour la dernière fois aux prises avec trois démons blancs. Sans ces maudites plantivores, nous avions sans doute une chance de les bouter hors de nos murs. Par les Dieux Inconstants !
Le Pasteuris approuva sombrement : « Ils payeront au centuple chaque vie qu’ils nous auront volée, mon ami. Au centuple. »
Ensemble, ils rejoignirent l’unique porche ouvert sur la place, dissimulé par un amoncellement de caisses et tonneaux et attendirent en silence. Les minutes s’allongèrent sans qu’aucun ne montre de signe d’impatience. Certains mâchonnaient les boulettes âcres et farineuses, préparées par le Fils des Vents. Elles étaient censées atténuer les effets paralysants d’une intrusion mentale et aiguiser leurs perceptions olfactives et auditives. Même si, depuis plusieurs jours, les gorgys s'étaient proprement volatilisés des abords de Dhat-Meryl. L’éventualité que les Rats du Négus Shéhoshar fassent leur réapparition lors de l’assaut n’avait pas été écartée. Gilbert Lézard s’était refusé à ingurgiter la drogue. Il jetait un regard noir aux Dhats affairés à cette tâche.
Puis deux Yets bruyants montèrent tranquillement la pente, reniflant et scrutant les façades. Une tension subite suspendit chaque mouvement ; un silence pesant englua le groupe d’hommes avides d’en découdre. Les créatures prenaient leur temps. A plusieurs reprises, elles tentèrent de forcer les portes closes, sans succès. De loin en loin, elles poussèrent leur long gémissement bestial, repris comme un écho à travers la ville basse. Finalement, elles parvinrent à hauteur des Chasseurs. Une volée de flèches les faucha. Les longues perches aiguisées de fer les maintinrent au sol en les transperçant de part en part. Leur agonie fut brève. Le Dhat Gilbert Lézard ne bougea pas de son poste d’observation. Il s’avança dans la lumière tamisée pour contempler les corps recroquevillés. Son visage resta impassible. Des appels lancinants naquirent en provenance de la ceinture extérieure. Les Dhats quittèrent les lieux, abandonnant derrière eux cadavres et armes. Leur course les mena à un pâté de maisons à peine. Et l’attente reprit, identique, mais, dans leurs regards, brillait une jubilation cruelle. Celle de porter les premiers coups d’une vengeance qu’ils entrevoyaient impitoyable.
A présent, une exubérante végétation cendrée couvrait la totalité de l’enceinte extérieure, jusqu’au plus lointain de l’abîme placé là par le Premier afin d’isoler la cité d’une invasion venue du Nord. Seulement c’était sans compter avec la présence des cir-cœurs qui jetèrent par-dessus le gouffre de frémissants ponts de lianes, aussitôt empruntés par une marée de Presque-hommes. A peine les ombres s’allongeaient-elles sur les rives du lac Tyg que plusieurs vagues d’assaillants investissaient les faubourgs des Quatre Tours. La curée était proche.
Sans-nom s’avança jusqu’au garde-corps ajouré. Il contempla longuement la salle déserte. Un vide immense l’habitait. Lorelanne avait été la dernière à pénétrer le boyau de lumières. A plusieurs reprises, elle interrogea du regard les différentes ouvertures voutées menant à la salle souterraine. Même à distance, il lisait l’indécision sur le visage pâle ; elle pinçait nerveusement sa lèvre supérieure. Régulièrement, elle se tourna dans sa direction. Cela semble improbable, voire impossible, pourtant le garçon se surprit à espérer qu’elle ait deviné sa présence proche. Puis, dans une explosion d’étincelles multicolores, le Couloir se désintégra, le plongeant dans une peine abyssale. Jamais, depuis cette nuit lointaine où la Fille des Vents vint à son secours dans la Commanderie d’Esorit, ils ne s’étaient ainsi trouvés séparer inexorablement. Et l’enfant d’Yrathiel pleurait en son cœur, désireux de la suivre. La sombre mélancolie qui l’étreignait l’éloignait de la réalité chancelante. Comme une litanie funèbre, les dernières paroles de la Promise résonnaient en boucle dans un ouragan d’émotions funestes.
Le Presque-homme s’approcha sans qu’il s’en aperçoive, les mains crispées sur la chair blafarde. La créature le souleva comme un simple fétu. Il poussa un cri aigu. Battant des bras et des jambes, la panique l’envahit alors qu’il basculait dans le vide. La créature poussa un hululement modulé et bestial, repris aux quatre coins de la cave où émergeaient d’autres ombres. Il se réceptionna avec difficulté. Une douleur fulgurante à l’épaule droite lui tira une grimace. Il demeura un instant accroupi, le cœur battant à rompre, maudissant sa stupidité. A présent, les Yets occupaient la galerie qui courait à mi-hauteur de la voute. Ils investissaient par grappes la vaste salle au milieu de remugles obsédants. Les créatures formèrent un cercle au centre duquel il se redressa, se frottant les coudes douloureux. Les faciès simiesques le contemplaient avec gourmandise. Le cercle se resserra progressivement comme les arrivants poussaient les premiers rangs. Peu à peu Sans-nom retrouvait ses esprits. Il ramassa la précieuse galla, ce qui eut pour effet de soulever un mugissement de défit parmi ses agresseurs. Posément, il envisagea différentes options dont aucune ne lui offrait l’opportunité de se sortir de ce mauvais pas pour rejoindre le messager du Vieil Homme. Les Presque-hommes n’étaient plus qu’à cinq foulées.
Chère Elie, qu’il m’est douloureux de conter cette malencontreuse mésaventure. Je vous imagine me sermonnant pour mon incorrigible imprudence ; mes actes n’étaient pas à la hauteur de cette Destinée que je suis censé embrasser, mais en suis-je seulement digne ? Mes pensées alors voyagèrent jusqu’à ceux qui m’avaient aidé au long de ma quête et, je dois vous avouer, Mère, le désespoir m’était proche. J’invoquais Bonne Amie, désespérément – bien qu’elle n’ait donné aucun signe de vie depuis mon départ de Dhat-Avalone – Pouvais-je savoir que, de son côté, Elle menait un combat tout aussi dangereux ? – puis, par dépit, j’implorais Lole pour que sa création anéantisse les démons blancs. Lorsqu’ils fondirent sur moi, mon ultime pensée fût, ma chère Elie, pour mon âme-sœur, pour la belle Fille des Vents, Lorelane, me riant de la promesse donnée ! Le souffle court, le Dhat Agaëlle Grasheg fuyait vers les hauteurs vertigineuses de la Tour Nord. Seule la rumeur de ses poursuivants le poussait de l’avant. Le danger résonnait alentours. Sa course paraissait vouée à l’échec tant les Yets fourmillaient dans les couloirs et les salles, les vestibules et les étages de la magnifique demeure du Pasteuris Agvillard. Ils étaient partout. Allongeant la foulée, le Dhat obliqua dans un couloir circulaire qui s’ouvrait, par de larges arches aux ogives sculptées des aigles de son seigneur, sur les cimes lointaines des Thielvériles, embrasées par les ultimes rayons de l’astre diurne. Un souffle frais souleva sa barbe nattée et lui tira le secret regret de ne pouvoir frapper davantage l’ennemi honni. Il parvint au corps de garde qui dominait les jardins aériens puis l’accès au Dôme du Conseil, ultime étape avant d’être acculé par ses poursuivants. Le montagnard scruta longuement les abords arborés, les allées rectilignes aménagées de rondes tonnelles élégantes, les gradins et les multiples coursives reliés par des ponts et des escaliers, mais seules des bourrasques éphémères animaient les lieux. Il dressa l’oreille, estimant à une grappe de minutes seulement l’avance qu’il possédait sur ceux qui le pistaient avec acharnement depuis les appartements du Maistre Gult.
La blessure à son flanc se rappela inopinément à son bon souvenir. Il y porta une main gantée et celle-ci se couvrit de sang. Il avait été trop imprudent, trop sûr de son fait en débusquant les Yets dès la Première Salle, comptant sur sa vélocité et l’effet de surprise. Il aurait dû les attirer dans un espace plus confiné. L’arrivée impromptue d’un groupe d’assaillants par les cuisines l’avait pris au dépourvu. Un instant d’inattention suffit au Presque-homme pour l’atteindre de ses griffes épaisses, labourer les étoffes, pénétrer profondément les chairs. Seul un sursaut de révolte empêcha le pire. Il revoyait la face grimaçante se pencher vers lui et l’éclair triomphant dans ce regard inhumain. Sans réfléchir davantage, il enfonça le trait empenné dans l’un des petits rubis d’obsidienne, lui impliquant un mouvement de rotation. Un flot de sang s’échappa de l’orbite. La créature, affreusement blessé, le laissa filer. Depuis, le reste de la bande le chassait sans relâche. Il avait abattu deux d’entre eux, profitant de l’étroitesse d’une rampe. Il serra la garde en corne de son court coutelas, dévala la volée de marches étroites, traversa une succession de places et d’allées bordées de courtes haies d’aubépines, taillées avec soin, puis enchaîna successivement une arche couverte de vitraux colorés puis une succession de larges marches et paliers. Finalement il atteignit la voute cochère qui menait à l’intérieur du Dôme. Là il s’arrêta, plié sous l’effort, les mains appuyées sur sa blessure, soufflant longuement, la vision trouble, l’estomac au bord des lèvres.
Agaëlle était conscient de gaspiller ainsi de précieuses secondes. En grimaçant, il glissa un œil à l’extérieur. Il jura grossièrement, voua le Mur et ses sbires à d’atroces tourments en observant les Presque-hommes envahir les parterres. Le Chasseur Blanc laissa sur sa droite le logement ovale des gardes. Il emprunta l’escalier menant à la tribune réservée aux résidents de la Tour Nord. Les murs étaient couverts d’oriflammes en damier portant l’aigle des cimes, la voute miroitait des feux de lanternes éternelles disposées à intervalles réguliers. A mi-chemin, le Dhat s’arrêta inquiet puis reprit la progression avec précaution, évitant le moindre bruit. Sous la vaste coupole résonnaient gémissements et râles entremêlés. Agaëlle Grasheg s’arrêta une nouvelle fois, hésitant mais un lugubre hurlement l’informa que ses poursuivants s’engouffraient dans l’escalier.
La paix emplit son esprit et son cœur. Il ne chercha pas à masquer sa venue. Ce qu’il découvrit en pénétrant dans l’immense édifice décupla sa peine. Quelques Chasseurs étaient couchés sur le sol, certains inertes, d’autres geignant. La plupart gravement blessés. D’autres parqués par petits groupes, assis sous la surveillance étroite de Yets qui les rudoyaient avec un plaisir sadique. Revêtues de leurs oripeaux suintant de crasse, trois Banshies déambulaient parmi les prisonniers. D’un simple coup d’œil, le Dhat comprit leur odieux manège. De nouvelles victimes ne cessaient de leur être apportées. Elles tendaient deux doigts osseux vers les malheureux qui hurlaient sous leur emprise puis désignaient aux Presque-hommes l’un des groupes répartis à proximité de la tribune centrale. Immédiatement, ils y étaient menés sans ménagement.
« Ils trient ces malheureux… » songea le Chasseur au bord de l’écœurement. « Mais pourquoi ? » Aucune réponse ne lui vint à l’esprit. Les pisteurs lancés sur sa trace investissaient à leur tour la rotonde. Il n’eut que le temps de brandir son arme avant de sombrer dans l’inconscience.
Le Pasteuris Gilbert Lézard et son groupe de Chasseurs pénétrèrent dans la salle des Puits en ayant semé la mort sur leur passage. Seulement l’afflux des Presque-hommes les poussait à rejoindre les profondeurs de la cité plus rapidement qu’ils ne l’envisageaient. Le vieux soldat mit un point d’honneur à ne perdre aucune vie parmi les siens, préférant éviter l’affrontement lorsque les forces en présence n’étaient pas à leur avantage, ou tout simplement semblaient s’équilibrer. Lorsqu’ils débouchèrent dans l’immensité du souterrain encombré d’une forêt de piliers à la pâleur cadavérique, ils aperçurent avec un soulagement profond la lueur de nombreux flambeaux. Une margelle haute de deux pieds et large de six s’ouvrait sur un gouffre d’encre. Le grondement d’eaux tumultueuses leur parvenait assourdi. En venant, il avait compté cinq Puits identiques.
C’était la seconde fois que le Pasteuris pénétrait en cet étrange endroit, totalement nu, d’une vastitude inimaginable. Posés près du Puits, des paniers d’osier remplis de lumineux globes à feu. Gilbert songea que celui qui les avait façonnés devait à l’heure présente se trouver auprès du Premier, en sécurité loin de la cité. Il espéra que le travail de l’Eliathan remplirait son office létal. Il avait promis que Dhat-Meryl n’appartiendrait jamais aux immondices venues du Mur. Il caressa machinalement l’ours dressé de sa galla qui ne le quittait jamais et examina les hommes qui l’entouraient. A peine une centaine, si peu au regard de la troupe de cinq cents volontaires qu’il avait levé au début du siège.
Soudain il se sentit plus vieux, épuisé dans l’âme. A quoi bon poursuivre ? A quoi bon vivre sans ELLE ? Il s’avança jusqu’au puits, retira son lourd gant de cuir et de mailles en fer pour caresser la chair tiède couvrant la margelle. Ce geste avait la douceur d’une caresse, l’attention de l’amant. Silencieux, les guerriers l’observaient en devinant les pensées funestes qui bouleversaient leur chef. Eux aussi hésitaient à quitter Dhat-Meryl. A ce moment-là, si le Pasteuris leur avait demandé de remonter vers la lumière pour affronter l’Ennemi, aucun n’aurait hésité. Ils l’auraient suivi sans frémir. Les minutes s’égrenèrent dans un douloureux recueillement. Quelques Dhats les rejoignirent, trop peu pour que l’espoir renaisse. Ils étaient cent cinquante-quatre lorsque s’éveilla au loin la rumeur. Elle s’enfla démesurément, précédant la venue des assaillants.
Le Pasteuris fit signe à ses Servants, Slothar, Elithéan et Gorgue. Ces derniers distribuèrent des globes à feu de la grosseur d’un œuf de poule, animés de lucioles et de filaments iridescents aux Chasseurs. Chacun le serra contre lui comme une relique. Puis, sans le moindre mot, les uns derrière les autres, les rescapés enjambèrent le muret et se jetèrent dans le Puits. Des ombres surgissaient des ténèbres, entre les massifs piliers de chair. Le vacarme devint assourdissant. Le geste tremblant, Elithéan tendit à son seigneur une petite bulle légère, en forme de poire, qu’il retira d’un coffret ferré. Une flamme rougeoyait en son cœur. Puis le Servant se saisit d’un globe à feu et disparut à son tour dans le trou de nuit. Le Pasteuris attendit que Slothar et Gorgue l’imitent avant d’affronter seul la menace des Presque-hommes.
Son regard flamboyait. Il hésitait encore à agir. Son geste précipiterait la mort de la cité, de sa cité. Les brutes hurlantes entrèrent dans la lumière. Sa résolution s’affermit à leur vue. A l’aide d’une fine dague, il déchira l’enveloppe translucide et répandit à ses pieds quelques gouttes de poison qui, aussitôt, s’animèrent d'une vie propre, s’étendirent en plusieurs ruisseaux ondoyants. Les Yets approchaient. Il rejoignit le puits et saisit un globe à feu. Plusieurs paniers étaient encore pleins, hélas, les hommes auxquels ils étaient destinés n’en auraient plus l’usage à présent. Avant de s’enfoncer dans les ténèbres, le vieux lion jeta un dernier regard derrière lui. Là où la gelée létale recouvrait l’épiderme de Dhat-Meryl s’entremêlaient des lacis de veinules opaques, purpurines, comme une seconde peau. Des cloques se formaient à la surface puis éclataient, dégageant des vapeurs délétères. Devant ce phénomène, les Presque-hommes refluèrent en désordre. Ceux qui n’eurent pas cette chance s'engluaient dans cette immonde mélasse puis se dissolvaient au bout de quelques minutes seulement. L’infection atteignit plusieurs piliers ; elle s’y accrocha et, en un battement de vie, elle se propagea jusqu’à la voûte. Dès lors, des coulées purulentes formèrent de mouvantes concrétions. Une odeur âcre, tenace, de chairs en décomposition l’atteignit avant qu’il ne s’enfonce sous l’onde mugissante et glacée. Un puissant courant l’entraîna au loin, dans les entrailles de la montagne, préservé de la suffocation et de la noyade par l’étrange ectoplasme que sécrétait le globe à feu.
L’extase balaya l’Eliathan avec une force incommensurable. La Flamme immaculée, merveilleusement belle, du Néogrine repoussa la foule grouillante des Presque-hommes. Elle brisa des vies sans qu’il n’ait à émettre une pensée, subjugué par la présence qu’il découvrait en son cœur. Un flot intense d’émotions le transportait au-delà du cinquième sous-sol, hors du monde sensible. Les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte à la recherche d’une goulée d’air, le garçon caressa des voiles incandescents qui virevoltaient au sein de l’Ether. Ses doigts agiles en
caressaient la trame, développaient des nuances, se jouaient des apparences pour créer de nouvelles illusions éphémères. Et cependant, à proximité, on l’observait. Cette sensation n’avait rien de désagréable, la seule qu’il percevait encore, une sorte d’euphorie de l’âme, insaisissable pour un misérable mortel. Ses sens étaient comme anesthésiés à l’image de son enveloppe charnelle.
Alors, au fil de ce qui lui parut une éternité, l’insistance avec laquelle il se sentait examiné, jaugé, pratiquement disséqué jusque dans ses fibres les plus secrètes, chassa l’euphorie du premier instant. Une angoisse l’envahit. Même si, de ce qu’il devinait des intentions du Dieu Inconstant, il n’entrevoyait aucune malveillance, plutôt une insatiable curiosité, de celles qui vous consument au bout du compte. Il tenta de hurler, de se débattre, mais ces actions triviales pour un corps normalement constitué, lui furent refusées, en pur esprit qu’il était devenu.
—Je suis l’Eliathan, le Porteur d’espoirs des races humaines, vociféra-t-il en pensée à l’adresse de la présence silencieuse. Vous ne pouvez m’atteindre…
Ce ne furent que quelques brefs instants hors du temps. Pénétrer l’Immuable, puis y renoncer avec, au creux de l’âme, un sentiment d’inachevé. Le Néogrine le laissa partir cette fois encore, satisfait de ce qu’il entrevoyait. Sa patience était infinie ; Lui possédait l’Eternité.
L’instant suivant, l’enfant d’Yrathiel réintégrait une réalité branlante où le sol et les murs chaviraient à volonté et où un lutin d’à peine trois pouces s’évertuait à traîner sa pauvre carcasse dans les sous-sols de la citadelle du Nord à l’aide de liens magiques qu’il décela à peine. Il n’ignora pas l’amusement du Fol qui le raccompagna sur le Seuil ni, également, la promesse muette de leur prochaine rencontre. Le messager de Lole l’encourageait de la voix et du geste.
— Par les Dieux Inconstants, petit d’homme, dans quel fichu pétrin es-tu encore allé t’fourrer ? Malheureux, malheureux Puck qui doit toujours ramasser les morceaux… Si c’n’est pas pensable d’êt’e aussi bête… Allons, avance, avance, nous n’avons qu’trop perdu d’temps !
Le garçon rencontra des difficultés à interpréter son babillage. Sa tête semblait prête à éclater. Une fatigue énorme lui plombait les jambes, les bras, le corps dans son entier. Il aurait donné tout l’or du monde pour se coucher là et dormir.
Le lutin poussa violemment le garçon en avant à l’intérieur d’une salle au plafond bas, emplie de ténèbres. Quelques barriques oubliées dans un âge précédent encombraient un pan de mur sous des monceaux de poussière. Un minuscule globe à feu, de la grosseur d’une noix, tourbillonnait autour d’eux. Il avait bien de la peine à éclairer leurs pas. Le garçon fit mine de chasser l’importun du bras. Ce qui eut pour effet immédiat de le déséquilibrer. Heureusement, Pil’Puck le soutint avant qu’il ne s’affale sur le sol.
— Holà, mon gars. Faudrait pas faire la mauvaise tête. Je n’sais pas c’qui t’a mis dans cet état mais tu t’es sorti d’un sacré guêpier, là-haut. J’t’ai trouvé au milieu d’un tas de Yets raides morts, tu n’avais plus toute ta tête et j’t’ai traîné jusqu’ici. Le passage est proche. Aux frémissements qui agitent Dhat-Meryl, l’Pasteuris Lézard a déjà déclenché l’bouquet final. Il n’faudrait pas tarder. Allez, debout, on aura tout l’temps d’converser quand on sera dans l’Entre-Mondes.
A peine avaient-ils quitté l’endroit que les premières ramifications pourpres en dévoraient les murs. A demi conscient, la course folle l’entraina vers un boyau de nuit perdu dans les entrailles de Dhat-Meryl ; il remarqua à peine les picotements sur son épiderme inhérent au passage dans l’Entre-mondes ni les roches de basalte et les hurlements des vents spectraux balayant l’immensité enténébrée. Il s’écroula, épuisé.
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Sous la vaste coupole, Agaëlle se réveilla au milieu de ses camarades emprisonnés. Un profond désespoir hantait les cœurs et les regards. Lorsqu’il essaya de se redresser, le Presque-homme, à proximité, lui décocha un violent coup de pied dans le dos. Il aboya une menace en brandissant le poing. Le Dhat demeura un long moment le souffle court, le visage plaqué au sol. Son corps le faisait terriblement souffrir mais ce n’était pas là le pire. L’idée même de son impuissance l’anéantissait. Il aurait presque envié le sort des cadavres empilés comme de vulgaires carcasses dans un coin de la salle.
Soudain il sentit un infime frémissement parcourir la douce enveloppe contre sa joue. Le tremblement se renforça au point que les sorcières et leurs serviteurs s’agitèrent, créant un désordre indescriptible. Le Dhat connaissait la raison de ce remue-ménage. Cette pensée lui amena un sourire aux lèvres.
Leur fin proche, programmée, ne l’effrayait pas. Au contraire, elle signifiait également l’anéantissement de leurs ennemis. Les Banshies tournoyaient au-dessus de leurs têtes en piaillant comme frappées d’une folle ivresse. Puis la marée pourpre recouvrit les vitraux colorés pour les plonger dans un clair-obscur violacé. Alors les derniers combattants de Dhat-Meryl, la Sentinelle du Nord, se levèrent comme un seul homme. Mains nues, ils affrontèrent les créatures venues du Mur.
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Dans la cahute, sur le flanc de la montagne, l’Ancêtre vécut chaque étape de l’assaut avec exaltation. Malgré un épuisement manifeste, elle ne résista pas à la tentation d’assister au spectacle. Au cœur de la cité d’ombre, de petites flammes verdâtres représentaient ses serviteurs ; ils investissaient le moindre espace et multipliaient les captures. Respectant les consignes, les survivants humains étaient parqués dans les vastes Salles du Conseil, au pinacle des Tours Premières. Chaque proie supplémentaire était l’occasion de petits cris jubilatoires, de trépignements indécents. Le festin s’annonçait gargantuesque. Cela valait bien qu’elle se soit affamée à ce point.
Soudain la jubilation laissa place à la stupeur. Surgi des entrailles de la cité, le Sortilège mortifère gagna les degrés supérieurs avec une stupéfiante rapidité. Tout d’abord, sa malignité manifeste la suffoqua, l’étourdit, elle qui pourtant avait l’âme pétrie de noirceurs. L’Ancêtre s’accroupit jusqu’à se mêler à l’illusion pour s’abreuver à cette source prolifique. Elle réagit à peine lorsque la brillance azur de l’enfant perdu s’éteignit. Peu lui importait finalement. Les effluves qui se dégageaient de la magie en action annihilaient jusqu’à son discernement.
La lueur purpurine étouffa la moindre manifestation de vie quand elle gagna l’ensemble de l’édification. Brutalement, la silhouette de Dhat-Meryl disparut sous plusieurs explosions d’étincelles. Le souffle projeta la sorcière de l’autre côté de la pièce, où elle demeura, apathique, incapable de bouger le moindre orteil, vide de pensée. La nuit s’écoula, puis le jour et une nouvelle nuit. A l’aube, un semblant de vie anima la vieille carcasse lovée sur le plancher parmi les immondices.
Difficilement, l’Ancêtre rampa hors de l’unique pièce et découvrit sur le seuil un spectacle édifiant. Sur la rive opposée du lac Tyg, un gouffre s’ouvrait à l’endroit précis de la cité du Peuple des Brumes. Des arbustes oscillaient sous la brise, au bord de l’abysse, là où des pans de roche résistaient encore. Des lambeaux de vapeurs s’échappaient de l’excavation. Un profond silence régnait dans la vallée. Pas le moindre chant d’oiseau, pas le moindre murmure d’insecte, la vie désertait les lieux. Elle resta la journée entière à fixer l’inconcevable, l’œil terne. Peu à peu, surmontant le choc, la Banshie prit conscience de son état. La peur la submergea. Une faim impérieuse la tenaillait. Elle gémit mais ne parvint pas à se relever. Soudain elle réalisa qu’il lui faudrait se nourrir de fluide vital au plus vite si elle ne voulait pas dépérir.