Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret un : Dhat-Meryl.
 
Chapitre deux : Sur la route de Massilia (2).

Lorsque le cavalier fonça dans sa direction, Tibelvan observa sa dextre glisser le sabre à sa ceinture avant de détacher les lacets qui maintenaient fermés les pans de son manteau. Il dévoila une cuirasse légère, en cuir noir, renforcée de plaques de fer rivetées à la mode du Nord. Dans le fracas des sabots heurtant les pavés, le Premier-maître releva son fer. Malgré la violence de l’impact, la chose s’en saisit à deux mains. Un très court instant, elle s’éleva dans les airs déviant la trajectoire de la longue hampe en bois pour retomber sur ses pieds à droite du cavalier. La stupéfaction envahit l’infortuné Premier-maître. Il sentit la situation lui échapper à l’instant même où, arraché de sa selle, il plongeait emporté par sa propre arme vers le sol. Affolée, l’animal poursuivit sa course au-delà de la tour. Sonné par le choc, Thot eut du mal à reprendre ses esprits. Il se releva en titubant. Impitoyable, Tibelvan plongea la pique dans la poitrine offerte d’un geste puissant. Le fer déchira le brocart écarlate, trancha le cuir bouilli du simple pourpoint clouté que portait l’Ecarlate. Ce dernier n’avait jamais ressenti la nécessité de recourir à l’armure traditionnelle qu’affectionnaient tant les dignitaires de la Mhapoaha Paha. Il n’eut guère le temps de le regretter. Lorsque la pointe effilée perfora le poumon, il s’accrocha à la hampe en bois dans un geste désuet.
L’inconnu le repoussa puissamment. Thot bascula en arrière comme un pantin désarticulé. Il était mort avant même de toucher les pavés. Derrière lui, hébétés, les six ruffians s’arrêtèrent net. Ils contemplaient le corps de leur chef et la haute silhouette, immobile.
Ashetosh Gash n’avait jamais éprouvé que du mépris pour le Premier-maître comme pour tous les hommes en général. Pourtant la mort de ce dernier n’était pas, de son avis, acceptable. Il surgit devant les reitres. Les doigts griffues virevoltaient en d’inépuisables sarabandes. Le Rat couina une longue suite d’horribles borborygmes qui redonnèrent courage au reste de la troupe. Afin de chasser la terreur, les Ecarlates agitèrent leurs épées, prêts à en découdre. Au rythme monocorde des incantations, de fuligineuses vapeurs s’amassèrent devant Tibelvan. Toutefois le maléfice tourna vite court. Contre toute attente, l’assassin leur tourna le dos et s’enfuit dans le couloir de nuit qui séparait les maisons les plus proches. Le gorgy poussa un long couinement où se mêlaient colère et frustration. Devenu par la force des choses le chef de la Compagnie, le gorgy lança les hommes de Thot sur ses trousses.
 
Etourdi, Tibelvan assista à cette volte-face avec incrédulité. Diable, voilà qu’il fuyait. Alors que le Hardi s’enfonçait dans l’obscurité de la venelle, –Sans avoir à tendre les bras, il aurait pu toucher les murs opposés. - il fit part de son désappointement à sa compagne. Un léger carillon aérien fut l’unique réponse qu’elle consentit à lui accorder. Il bondissait sur un sol de pierraille, soulevant de légers nuages de poussière âcre. En dix foulées, là où il lui en aurait fallu d’ordinaire le triple, il émergea à l’arrière des bâtisses. Le plateau désert s’étendait devant lui, balayé par des bourrasques glaciales. La Pierre de Vie le guida jusqu’au monolithe le plus proche, à la base évasée, et l’y blottit. Il écrasa au passage les genêts épineux qui recouvraient le sol aride comme un tapis troué.
— Ne sois pas si pressé de mourir, mon jeune compagnon !
La voix, légèrement amusée, s’égrenait à l’intérieur de sa tête.
— Ils n’étaient que six…
— Oh, eux ! Ce n’est pas de ces hommes dont je t’ai protégé. Mais de la suie corrosive dont l’immonde gorgy projetait de te recouvrir. La moindre de ces particules aurait dévoré ton adorable corps en un rien de temps. Et je n’aurai pas pu l’en empêcher.
— Alors je ne suis pas devenu…
— Invincible, loin de là. Où as-tu pu pêcher une telle idée saugrenue ? Jusqu’ici, nous nous débrouillons plutôt bien mais je ne possède pas la Divine Omnipotence. Dans la mêlée, un fer pourrait facilement déjouer ma vigilance. Ce nuage t’aurait dévoré vif.
Tibelvan hésitait à admettre si cruelle évidence.
— Qu’allons-nous faire maintenant ? Abandonné, nous enfuir…
— Agir avec un minimum de prudence. Ah, les voilà enfin, c’est qu’ils en ont mis du temps. Parfait, à nous messieurs ! Chargeons-nous d’abord des larbins.
La chose se baissa, le dos contre le monolithe, et tâtonna de sa main droite jusqu’à saisir une pierre volumineuse que le garçon aurait eu quelque peine à arracher de son fourreau d’épines si la Cœur Immaculée ne l’y avait aidé. Les secondes s’écoulèrent. Tibelvan percevait des cris, des appels puis les pas des hommes qui s’approchaient de la cache. Lorsqu’il se dévoila, il découvrit deux bretteurs à trois toises, l’arme au poing. A sa vue, Tib imagina la stupeur qui envahissait leurs esprits. Le minéral ne leur laissa pas le temps de réagir. La roche s’écrasa sur la face métallique du plus proche et le faucha comme une vulgaire quille. Le côté du heaume plat écarlate fut réduit à un amas de ferraille et de cuir sanguinolent. L’impact effroyable et mortel. Avant même que le garçon ne revienne de sa surprise, la chose l’emportait jusqu’à l’acolyte qui ébaucha un geste défensif maladroit en levant sa lame devant lui. Le bras tremblait de manière incoercible. L’assaut fut bref. Le sabre s’abattit de haut en bas, atteignit le rustre une première fois à la base de l’épaule. L’homme tituba sans chercher à esquiver. Il se savait perdu. Puis la lame noire le cueillit au flanc droit et il mourut en râlant. Son meurtrier s’éloignait déjà.
 
De la venelle surgit Ashetosh Gash. Le gorgy gesticulait comme un beau diable, sifflant à plein poumon. Seulement le gredin avait bien retenu la leçon. Il ne laissa pas la moindre chance de s’enfuir à Tibelvan. Et, comme la chose pressait le pas dans sa direction, des rets fangeux s’agrippèrent à elle. Bientôt le conteur ou celle qui le contrôlait se débattait dans une mélasse nauséabonde qui les empêchait de se mouvoir. Autour d’eux, l’air se gélifiait à vue d’œil. Sa vue se troubla. De son côté, Ashetosh Gash exultait et le faisait savoir. Une fois paralysé, une bonne once de fer suffirait pour occire ce trublion. Il reprit son tonitruant tapage, cherchant à l’évidence à rameuter les derniers membres de la Compagnie.
Brusquement le référent se tut. Ses bras maigrelets fouettèrent l’espace puis il s’abattit comme une masse. Des pennes noires vibraient encore dans son dos. Quelques minutes plus tard, l’Agile sortit de la pénombre. Il tenait un petit arc court et robuste et affichait un grand sourire jubilatoire. En passant près du cadavre, il lui adressa un vicieux coup de botte. Sans doute voulait-il vérifier que la créature avait son compte ou bien épancher une soif de revanche. Le voir mort ne suffisait pas au propriétaire de la Maison Commune. Puis il attendit que le voyageur le rejoigne et le salue, les yeux froids comme la mort.
— Je suis heureux que vous vous en soyez sorti, mon ami, lui lança Tibelvan, sous le choc du retrait de la Pierre de Vie.
Bien qu’ayant retrouvé l’entière maîtrise de ses membres, il avait quelque mal à contrôler son équilibre. Ses chairs l’imploraient de la racine des cheveux au bout de ses orteils. Des bourdonnements intempestifs lui emplissaient le crâne, la lumière crue lui blessait la vue. Il tira sur son capuchon afin que son interlocuteur ne devine pas son trouble. La Cœur Immaculée s’était évanouie dès que le gorgy avait rendu l’âme. Et, subitement, il se sentait lourd, pataud et triste à en pleurer.
— Nous vous sommes redevable, Seigneur Gallard, fils de Massilia. Sans votre intervention, sur la place, tout à l’heure, nous n’aurions pu échapper à l’emprise du gorgy.
— Il reste quatre Ecarlates en liberté si je ne me trompe, l’Agile, lui rappela le garçon pour couper court aux remerciements.
— Plus pour très longtemps. Nous nous chargeons d’eux maintenant que leur Rat est mort.
Ils regagnèrent la place où les villageois émergeaient peu à peu de l’apathie dans laquelle les avait plongés le maléfice du gorgy. Certains s’occupaient à charrier sur un plateau à bras le corps des Ecarlates. Une femme, les cheveux grisonnants, pleurait agenouillée auprès du corps inerte du Gosseur. D’autres portaient des enfants inanimés vers le seuil de leurs maisons. La plupart se tenaient debouts, hébétés. Dans leurs habits de lumière, les Promis paraissaient indifférents à la tragédie qui les environnait. L’Agile les désigna du menton : « Les malheureux sont tellement drogués qu’il faudra du temps avant qu’ils ne retrouvent un fil de lucidité. Apparemment, les Ecarlates les gavaient de acka. Cela rend servile et totalement abruti. Nous prendrons soin d’eux, Seigneur. »  Tibelvan acquiesça sans dire un mot. L’autre détournait la tête. Apparemment il aurait préféré être ailleurs. Le garçon souleva son capuchon. Des larmes coulaient sur ses joues couvertes de taches de rousseur. Il inspecta longuement la cour comme pour graver dans sa mémoire le moindre détail et s’en souvenir le moment venu. Lorsque le Mur s’ouvrirait.
— Je vais aller me reposer, l’Agile. Faites bonne chasse !
Et il s’éloigna d’un pas pesant. Il dormit d’un sommeil sans rêve jusque tard dans la nuit. Ce soir-là, à Toly, il n’y eut pas de veillée. Quand il descendit se restaurer, la salle commune était plongée dans la pénombre. Seul l’âtre projetait des raies joyeuses qui réchauffaient quelques buveurs disséminés.
Tibelvan n’avait pas changé de tenue. La cuirasse noire lui donnait l’allure d’un reitre. Il portait au côté le sabre de Lido. Ses avant-bras étaient enserrés dans des manchons de cuir cloutés et lacés. Il avait laissé ses cheveux roux libres de toute attache, en un foisonnement qui dissimulait son visage fatigué. Chose prévisible, la Cœur Immaculée n’était pas réapparue à son réveil. Il devrait attendre son bon vouloir même si cela lui déchirait le cœur. Un véritable festin attendait le sauveur du village. Pâté de caille, écrevisses bouillies, tranches de venaison trempant dans une graisse aromatisée à la violette, poires cuites et beignets de fromage à l’arôme puissant. Un pichet de clairet avoisinait la tranche de pain de seigle noir. La table était placée au centre de la salle, la seule à être éclairée brillamment par une lampe à huile suspendue à une longue tige munie d’un crochet. Tibelvan dégusta la chair soyeuse de la volaille en silence. L’Agile vint s’assoir en face de lui. Il demeura un long moment silencieux puis Tibelvan qui engouffrait une pâtisserie dégoulinante de miel releva la tête, en se léchant les doigts avec méthode.
— Demain, je prendrai la route pour Massilia, déclara-t-il dans un souffle.
Avec une certaine amertume, il nota le léger mouvement d’épaule de son vis-à-vis, un soulagement à peine décelable mais qui en disait long sur l’état d’esprit de ce dernier.
— Si telle est votre volonté, Seigneur. Les Rouges ont péri, la menace est écartée.
— Ne me donnez pas ce titre, l’Agile. Mon père est un marchand de Massilia, un notable certes mais pas un noble.
— Jadis, les Premiers rendaient régulièrement visite aux pères de nos pères. Ils nous ont appris à reconnaître la valeur d’un homme, non à l’importance de son arbre généalogique, mais à la mesure de ses actes et de sa parole. Au pays de Glenn, nos seigneurs ne vivent pas dans des palais. Ne les confondez pas avec les barons des cités, ce sont nos pères, nos frères, nos fils. Pour nous avoir aidé à préserver notre liberté, nous vous considérons comme l’un d’entre eux, Seigneur Gallard.
— D’autres viendront, l’Agile.
— Alors nous serons prêts à les accueillir. Le pays de Glenn entre en guerre. Les sbires de la Mhapoaha Paha ne seront plus tolérés. Nous saurons nous en préserver à l’avenir.
— Je vous crois, murmura le Compagnon. Il le faudra à l’évidence.
L’homme se redressa. Sous ses sourcils fournis, son regard brilla avec une intensité bravache.
— Nous autres, des messias de Glenn, nous connaissons le prix de la vie. N’ayez aucune crainte, jamais quiconque n’a réussi à soumettre nos volontés. Les bois sont nos refuges. Ce que les hommes venus de l’extérieur détruisent, nous le reconstruisons après leur départ. Encore faudrait-il qu’ils parviennent jusqu’à nous. D’ici quelques jours, les Familles auront appris notre mésaventure et il ne fera pas bon s’aventurer dans nos taillis.
Un sourire s’ébaucha sur le visage du rouquin. L’Agile pouvait-il réellement entrevoir les dangers qui menaceraient bientôt son peuple ! Il reposa la galette recouverte de crème et de miel.
— Je vous crois mais qu’en est-il des Promis ?
— Ils survivront. Pour la majorité. Ceux qui le désirent resteront parmi nous, les autres retourneront vers la terre d’où ils furent arrachés. Les pauvres diables ont bien souffert. Certains en ont perdu jusqu’à l’entendement. Sans le moindre doute, les rouges les conduisaient à Karma. Le baron Orwyx pactise avec les Ecarlates et tire profit de leur ignoble trafic. Que les Dieux le foudroient !
— Karma…
— Vous devriez passer au large de cette cité et éviter de surcroit la Grand Route. Les gorgys y ont installé un comptoir à hauteur des terres d’Arc, du côté de Villiers. C’est là que les Promis capturés sur la côte sont parqués dans l’attente de leur voyage vers le Nord.
Tibelvan frissonna à cette pensée. Il se promit une fois à Massilia de faire tout son possible pour combattre le misérable commerce des Ecarlates.
Le lendemain, de bon matin, Tibelvan quitta le village en compagnie de l’Agile. Parmi les Pierres dressées, des buchers de bois et de tourbe accueillaient les corps des quatre villageois tués lors de l’arrivée des Ecarlates à Toly. Ils les longèrent sans un mot et s’éloignèrent dans une brume visqueuse qu’un pâle soleil frileux tentait vainement de disperser. Arrivés à la lisière de la forêt, les deux hommes se firent face. Il n’y avait guère de place pour les épanchements. Tib avait hâte de se retrouver seul. Une dernière fois, il salua le respectable en lui saisissant fermement les poignets.
— Nous ne vous oublierons pas, Seigneur Gallard, gronda d’une voix sourde l’Agile en fuyant son regard.
— Je vous emporte avec moi, mon ami. Protégez-vous des maux de ce monde.
— Ne craignez rien, une fois suffit.
Un long silence s’installa entre les deux hommes, aucun ne désirant lâcher l’autre. Tibelvan assura son étreinte et ferma les yeux, conscient de la solennité de l’instant à venir. Les mots coulèrent de ses lèvres pour se graver dans leurs cœurs. Comme un serment immuable qui forgeait l’avenir de chacun d’entre eux.
— Lorsque la Cinquième Vague emportera ce monde, soyez prêt. Je viendrai vous chercher.
Le visage buriné s’éclaira d’une lueur de reconnaissance presque enfantine. L’homme balbutia en relevant brusquement la tête. Il se serait prosterné si Tibelvan ne l’avait retenu.
— Nous vous attendrons !
Le fils de Massilia s’arracha à l’étreinte, s’éloigna d’un pas tremblant. Il désirait fuir cette promesse prononcée sur un élan de générosité. Qui était-il pour ainsi se proclamer le protecteur de tout un village, de tout un peuple ?  Personne ne répondit à cette question ; il était seul. De nouveau.

Chapitre 3 : Les Yets.

Dans le Haut Récit de la Marche des Hommes, Elyon raconte que l’enfant d’Yrathiel, à la veille de son quinzième anniversaire, quitta Dhat-Avalone pour un long et périlleux périple au cœur même des Thielvériles. La saison des Tempêtes, ce cycle-là, s’éternisait avec un malicieux plaisir au sein des monts Golh enneigés. Le célèbre courtisan s’ingénie à relater comment mille fois il frôla la mort et comment, par sa seule opiniâtreté et la protection du Vieil Homme, il parvint jusqu’au Val de lune. Seulement, trop souvent, les récits exagèrent et déforment les évènements tels qu’ils furent vécus.
 
Allongée confortablement au creux du long traineau, Lorelanne soupirait de bonheur. Elle surveillait ses compagnons accroupis non loin de là, près de la paroi qu’ils longeaient depuis le début de l’après-midi. Le vent s’était calmé, l’air était vif mais supportable, engoncée sous un foisonnement de lainages et de fourrures, le visage en partie protégé par la capuche blanche de son manteau. Les sveltes léovards au pelage blanc se prélassaient dans la neige, nullement embarrassés par les brides brodées qui les liaient par couple aux lisses étroites des traineaux. Des animaux placides, endurants à l’effort. La fille des vents s’était prise d’affection pour l’un d’entre eux, Olyg, qui venait toujours quémander une caresse, une fois le bivouac établi.
La discussion s’éternisait, ce qui n’était pas bon signe. Elle détourna le regard, admira le panorama magnifique qui s’étendait à perte de vue. La voie dans laquelle ils étaient engagés surplombait une pente vertigineuse, un aggloméra de roches, de glace et de neige confondues. Des lignes de crêtes immaculées, majestueuses, les dominaient de toutes parts. Leurs flancs lointains recouverts d’un duvet vert sombre d’épicéas et de mélèzes.
Finalement les frontaliers regagnèrent d’un pas lourd leurs véhicules. Ils n’étaient que des silhouettes rondes, enfouis sous des épaisseurs de peau sombre et de fourrures limitant au maximum l’exposition de la peau. Lorelanne esquissa un sourire un rien moqueur quand Sans-nom parvint à sa hauteur. Il portait de hautes bottes fourrées et un pantalon brun en daim. Il se déplaçait pesamment. Son bonnet, ses gants de fourrure et son manteau lui donnait l’aspect d’un ours. Elle lui sourit et il lui envoya un baiser, discret, avant de prendre sa place à l’arrière du traineau, saisissant les brides en cuir, frangées de laines multicolores. Elle ferma les yeux, savourant l’instant présent. Loin de la Maisonnée Longtoin, les codes établis par Maîtresse Livéal s’étaient quelque peu relâchés, ses frères n’étant guère regardant en la matière. Les deux tourtereaux filaient une parfaite romance et n’en demandaient pas davantage.
Dix-sept jours déjà.
A quatre reprises, ils s’étaient arrêtés dans des fermes isolées pour partager nouvelles et informations, précieuses pour la poursuite du voyage. Guidée par trois pisteurs aguerris, la traversée des vallées encaissées du Bas-Thievériles se déroulait sans incident conséquent et l’optimisme prévalait chez les membres de l’expédition. Lorelanne se laissa bercer dans son cocon douillet tandis qu’ils descendaient vers les bois sombres qui recouvraient les pans du cirque. La pénombre les engloutit dans un silence sépulcral. Le convoi ralentit sa course, guidé par Nionter, le frontalier-servant du plus jeune des frères, Lichès Longtoin. Ses deux compagnons les précédaient dans le sous-bois à la recherche d’un emplacement propice à leur prochain campement bien qu’il soit encore tôt. Ils le découvrirent au-delà d’une ravine. Un espace ras abrité des vents par une large dalle granitique, bordé de sapins. Pendant que Pavel, Sans-Nom et Maryn faisaient traverser aux robustes chariots la courte dépression, après les avoir soulagés de leurs charges, les pisteurs s’égayèrent dans les bois endeuillés de nuit à la recherche de la moindre trace de présence suspecte. Ce qu’ils avaient découvert sur la voie, quelques heures plutôt, les poussait à redoubler de vigilance.
La jeune fille marchait de long en large en s’étirant langoureusement. L’espace était brillamment éclairé par les lacis d’Onirie que les doigts habiles du Tisseur brodaient avec une vélocité déconcertante. Il s’en égrenait une douce mélodie qu’elle accompagna quelques temps de sa voix claire, émerveillée par tant d’harmonie et de beauté. La cache spacieuse fut rapidement achevée. Chacun y porta les bagages. Puis Lichès et Sans-nom tirèrent à l’intérieur les traineaux à l’avant arrondi, d’une légèreté déconcertante. Ils examinèrent avec attention le tressage des peaux qui composaient la partie centrale et les nombreuses ligatures. Contrairement à leur habitude, Marvin guida à l’intérieur de l’alcôve les léovards inquiets, les apaisant du geste et de la voix. Lorelanne lui adressa un regard interloqué qu’il évita de relever. D’ailleurs, à cet instant, la jeune fille s’aperçut que Sans-nom obturait le refuge alors que les servants n’étaient pas encore de retour, que ses frères disposaient des armes à portée, près des couches, et qu’aucun d’entre eux ne s’était dévêtu. Une sourde inquiétude l’envahit. Rien de semblable lors des haltes précédentes. Autour d’elle, les montagnards allaient et venaient silencieux.
Devant l’insistance de la Fille des Vents, et alors que les trois frères s’éclipsaient loin du couple, Sans-nom se résigna à s’expliquer.
— Depuis deux jours, Baldin affirme que nous sommes pistés. Impossible d’en avoir la certitude, continua-t-il précipitamment en voyant pâlir sa compagne, mais nous prenons certaines précautions, tu comprends. En Onirie, nous ne risquons rien…
— Cet après-midi…
— Nous avons relevé des traces sur la voie descendante. Un groupe de presqu’hommes, à en croire Celyn. Et Nionter est du même avis. Ils nous précèderaient, du moins c’est ce que ces empreintes laissaient entendre.
Soudain il redressa la tête comme s’il percevait un appel par-delà le tissage d’azur, plus vaste que la plus grande des salles de la maison de Maitresse Livéal à Dhat-Avalone. A première vue, il était impensable que l’étroite corniche sur laquelle ils s’étaient installés puisse l’accueillir. Et pourtant tel était le cas. Ses doigts s‘agitèrent. Une faille lumineuse s’étira sur la paroi d’où surgirent les pisteurs.
Un peu plus tard, ils se retrouvèrent autour de victuailles déposées sur une table basse, tissée d’ombres et de lumières. Les léovards sommeillaient auprès des traineaux, seul Olyg, reconnaissable au croissant brun qu’il portait près de sa petite oreille ronde, se tenait parmi eux. Le museau court posé sur la cuisse de la Damoiselle, le grand félin ronronnait de contentement tandis qu’elle lui grattait la gorge, plastronnée d’un blanc neigeux.
— Alors que décidons-nous, mon ami ?
Sans attendre de réponse, Pavel saisit un pilon rôti. Il croqua la chair puis s’essuya du revers de la main.
— Nous n’avons pas le choix, reprit-il. Nous ne pouvons plus rebrousser chemin mais nous sommes encore à quatre bonnes journées de Dhat-Meryl.
— Je n’aime pas ça, par les tripes des démons du Mur. Les Yets auraient dû quitter cette région depuis longtemps, gronda Lichès. Je n’ai jamais entendu parler de groupes aussi importants si loin au sud. Qu’est-ce qui a bien pu les pousser à s’aventurer de la sorte au-delà des Passes d’Almun ?
Le cadet reposa posément l’os nu.
— Je ne crois pas aux coïncidences. De terribles puissances s’agitent au nord et nous nous précipitons droit dans la nasse. Combien dis-tu avoir relevé de traces, Dhat Nionter ?
— Il y a au moins trois groupes distincts. L’un a remonté la voie et nous interdit toute retraite ; les deux autres errent à l’est et au sud dans les sous-bois. Chacun compte entre vingt et trente individus, sinon plus. Mais nous n’avons pas cherché à les approcher, Seigneur. Celyn a trouvé quatre feux tout près d’ici, en descendant vers le fond du cirque. Ils sont établis dans les parages depuis un moment.
— Alors que décidons-nous, mon ami ? répéta le sage Maryn en fixant l’Eliathan avec gravité.
 
Sans-nom hésitait. Quel que soit son avis, il pouvait mettre en danger ses amis. Et il y avait déjà eu trop de drames sur sa route. Jusque-là, il s’était contenté de se rallier aux décisions des frontaliers et de leurs servants.
« Oh, Elie, pourquoi n’es-tu pas à mes côtés ? » songea-t-il amèrement avant d’admettre que la petite Mère des Clans devait probablement, à l’instant présent, affronter sa propre tempête, quelque part à l’est de la Terre des Gris.
Tour à tour, il invoqua le Vieil Homme de la Montagne, puis Bonne Amie, mais il ne reçut aucune réponse de l’un comme de l’autre. Au cours de la saison passée, les interventions de sa mystérieuse protectrice se firent de plus en plus rares, au point d’en concevoir de l’inquiétude. Leur dernier échange avait été aussi bref que laconique.
Jusque-là, Lorelanne suivait les échanges sans y participer, attentive à la moindre fluctuation du ton, à une courte hésitation ou à un soupir avorté. Quand elle surprit la détresse du Prédestiné, elle vola à son secours, d’un ton désinvolte qui, elle l’espérait, détendrait l’atmosphère.
— Arrêtez-moi si je me trompe, – Ses frères sourirent et Pavel l’encouragea à poursuivre ; Sans-Nom lui lança un regard reconnaissant qu’elle nota dans un coin de sa mémoire. La Damoiselle saurait lui rappeler le moment venu. – mais ce soir, autour de nous, rôdent une centaine de Yets, sinon plus, assoiffés de sang. Et il ne serait pas présomptueux de penser qu’ils guettent notre venue. Même si je ne peux imaginer que ces animaux élaborent un dessein commun.
Lichès approuva sombrement. L’impulsif Dhat chercha à prendre la parole mais elle ne lui en laissa pas l’initiative. Pas encore. Auprès de Maîtresse Livéal, elle était allée à bonne école. Elle savait avec une clairvoyance extrême mener le débat, surtout ne pas permettre à ses frères de reprendre la main. Les conduire là où elle le désirait et permettre à Sans-nom de s’en tirer à moindre frais. Elle le connaissait suffisamment pour se douter de l’origine de son trouble. Le jeune homme n’aurait pas hésité à affronter les cohortes nordiques s’il avait été seul, mais endosser la responsabilité d’entraîner le groupe dans une confrontation directe, elle l’en savait incapable. La Fille des Vents ne s’embarrassait pas de tels atermoiements. Elle sourit intérieurement. Dans l’ombre du bosquet, à Galadorm, elle s’était solennellement jurée de protéger le Maître-dragon pour lequel son cœur et son âme vibraient à l’unisson.
— Nous avons dans nos bagages suffisamment de provisions pour ne pas nous précipiter au-devant du danger. Mon cœur, – Narquois, les sourires fleurirent autour d’eux. – tu es certain que les presqu’hommes ne découvriront pas notre retraite, même par un malheureux hasard…
— Absolument. Durant la saison passée, j’ai apporté au tissage quelques modifications avec l’aide des Filles de Lole. Nous flottons actuellement au sein de l’Ether, très loin des montagnes des Thielvériles. Une pierre se détacherait de la paroi qu’elle ne rencontrerait aucun obstacle avant de ricocher dans la ravine. Et puis, si l’un d’entre eux s’approche de trop près, une savante combinaison de sorts répulsifs le repoussera sans qu’il en ait conscience. La Shashane Li en utilise certains pour écarter les nuisibles de ses salades. Je peux t’assurer qu’elle en est très satisfaite. Nous sommes à l’abri mais…
— Alors, le coupa-t-elle sur un ton triomphant, à quoi bon s’inquiéter ! Laissons-les errer quelque temps. Je serais d’avis que nos pisteurs explorent les alentours, discrètement, dès demain. Il doit exister un passage vers Dhat-Meryl qui nous garantisse un peu de sécurité en dehors des Passes d’Almun. Il suffit de le découvrir.
Théâtral, Maryn frappa dans ses mains en s’inclinant.
— Voilà qui est parlé avec sagesse, ma chère sœur. Mère serait fière de toi. Allons dormir ! Demain sera un autre jour. – Il se tourna vers l’Eliathan et ses paupières se plissèrent. – D’ici là, peut-être qu’une révélation viendra à l’un d’entre nous.
— Dès l’aube, j’accompagnerai Nionter pour visiter le cirque en bas.
Lichès retrouvait son allant habituel, ses yeux gris se réjouissaient avec un plaisir enfantin. Il prisait le risque et la course du lendemain le ravissait à l’avance.
— Pas d’imprudence, le sermonna Lorelanne.
 
La jeune femme se lova contre son promis, une courte tunique, fine enveloppe brodée, comme unique rempart entre sa peau satin et le garçon immobile. Béat de bonheur, Sans-nom respirait la douce fragrance féminine, loin de toutes préoccupations. Il l’enserra tendrement entre ses bras en enfonçant son menton dans la soyeuse chevelure. Chaque soir, c’était le même ravissement partagé. Ils vivaient ces moments d’intimité avec la bénédiction de leurs ainés qui riaient sous cape en les quittant. Le reste de la troupe bivouaquait de l’autre côté des traineaux, près des félins assoupis.
— Merci pour ton aide, souffla le garçon.
— Je sais !
Sans-nom se dit qu’il n’aimait pas l’intonation suffisante mais il décida de ne pas en tenir compte.
— Je t’aime.
— Evidemment !
Ils demeurèrent quelques longs instants silencieux, l’un réfléchissant à la manière de rétablir l’équilibre, l’autre savourant son avantage. Puis la jeune femme se renversa pour reposer contre la poitrine étroite. Elle glissa la main droite sous la tunique largement entrouverte et caressa le torse glabre qui réagit instantanément, ce qui lui tira un gloussement de joie. Sa main s’arrêta sur le médaillon du dragon. Son index glissa sur les fines incrustations glaïcques qui en bordaient la tranche. Bizarrement, le métal s’échauffa doucement. Elle empoigna l’objet et constata qu’elle n’avait pas rêvé. 
— Cela lui arrive de temps en temps, confirma le garçon qui perçut son étonnement. Ce n’est pas un écusson ordinaire mais un artefact des Premiers Ages, un de ceux que portaient les Maîtres-dragon.
— Pourquoi le conserves-tu ?
— Lui et moi sommes intimement liés l’un à l’autre. Une nuit, lors de notre remontée de la Tarad, alors que vous dormiez, Sigismond et toi, il s’est éveillé et, alors, j’ai cru entrevoir au-dessus du campement…
— Qu’as-tu vu ?
Il cherchait encore à s’en convaincre. Il ne s’était jusqu’alors confié à personne tant les implications de sa vision pouvaient se révéler capitales à l’avenir pour le Porteur d’espoirs. Peut-être avait-il simplement rêvé !
— C’est l’une des raisons qui me pousse à rencontrer le Vieil Homme. S’il y en a un qui peut m’éclairer sur ce point, c’est bien le Premier. Lole a vécu à leur époque, il les connaît bien.
— Qu’as-tu vu, mon aimé ? répéta-t-elle avec une patience infinie.
— L’ombre de l’un d’entre eux. Elle nous a survolés plusieurs fois avant de disparaître du côté du lat-Arhin. Depuis le médaillon n’est plus jamais redevenu froid comme le serait une simple breloque en métal. Ils se sont trouvés, comprends-tu ?
— Tu… as… aperçu… l’ombre… d’un… dragon !
La jeune fille lâcha le médaillon, soudain empreint de terrifiants mystères. Elle se redressa sur un coude et caressa la joue offerte avec tendresse.
— Je… je…crois. Comprends-tu ce que cela signifierait ? L’un d’entre eux a survécu et je possède le médaillon qui permettrait de le chevaucher. Lorsque les Galarais m’ont nommé Maître-dragon, je n’ai pas voulu les décevoir en leur révélant mon subterfuge mais, aujourd’hui, plus j’y pense et plus je crois qu’il s’agissait là d’un signe, une sorte de prémonition.
— Hum, ce qui ne signifie pas que tu puisses devenir l’un d’entre eux. Ces hommes, jadis, étaient de redoutables guerriers. Et, ma foi, je ne veux pas que tu deviennes l’un d’entre eux.
Sa voix se brisa étrangement. Le garçon l’attira à lui, la serrant entre ses bras. Il l’embrassa longuement avant de briser le silence.
— Jamais ! je resterai à tes côtés, quoi qu’il arrive. Mais j’ai besoin de savoir si mon imagination ne me joue pas des tours. Lole m’y aidera et j’ai besoin de toi pour y parvenir…
Elle ne lui répondit pas, réfugiée dans un mutisme où tourbillonnaient mille pensées funestes.
 
Pourquoi n’ai-je pas alors pris en compte cet avertissement ? Et toi, fier Shahomir, quel enfant n’aurait pas désiré t’accompagner dans tes courses aériennes au risque de partager ta folie ? Ma douce compagne, ne regrettes-tu point à présent d’avoir un jour croisé la route de l’Eliathan. Il est des destinées qui ne devraient dépendre que d’elles seules ! Tant de larmes et de drames seraient alors évités.
A présent que ce monde insensé réclame ma mort, qu’ai-je à t’offrir ? J’écris ces lignes au bord de l’océan en espérant chaque jour te voir guérir du Mal Blanc…
 
Ils demeurèrent quatre longues journées au creux du tissage onirique à échafauder des dizaines de scénarii qui s’évanouissaient à peine ébauchés. Chaque jour, les frontaliers accompagnés de leurs servants les laissaient seuls pour ne revenir qu’à la nuit tombée sans apporter de nouvelles rassurantes. En fait, sur ce pan de montagne qui menait à une série de passes étroites, en majorité interdites d’accès à cause de l’imposant manteau neigeux, des dizaines de Yets patrouillaient de manière désordonnée par petites unités. Seulement, chose inconcevable d’ordinaire, il semblait bien qu’ils opèrent là dans un but commun. D’ordinaire les presqu’hommes vivaient en famille de trois ou quatre individus, à l’agressivité légendaire. Il était de notoriété publique que les parents chassaient leur progéniture à peine pubère loin du foyer. Même Baldin, le plus âgé d’entre eux, n’avait pas souvenir de tels agissements ; les raisons de ce changement radical dans leur comportement social demeuraient obscures mais ne présageaient rien de bon pour le peuple Dhat.
Le troisième jour, Lichès et Celyn firent une découverte macabre. A la pointe nord-ouest du cirque, dans une vaste clairière taillée de main d’homme, ils trouvèrent une ferme dévastée, le mobilier intégralement détruit avec une rage impensable. On y accédait par une gorge profonde et sinueuse. Ils eurent beau fouiller les alentours, le champ en friche à l’arrière de la bâtisse, la réserve de bois, le puits sur le devant, les granges et les réserves, aucune trace des habitants. Avaient-ils réussi à fuir avant la venue des presqu’hommes ? Lichès ne se faisait guère d’illusions à la vue de certains effets personnels éparpillés au sol. Des objets que l’on ne laissait pas habituellement derrière soi.
Finalement, le lendemain, Pavel rentra plus tôt qu’à l’accoutumée. Il rayonnait. Dès qu’il franchit le seuil lumineux, il courut jusqu’à Sans-nom sans se dévêtir. 
— Le stratagème de Lanne fonctionne à merveille, s’exclama-t-il.
Il arracha ses gants, les jeta près de sa couche. 
— Les Yets se regroupent à l’entrée sud des Passes. Le temps qu’ils explorent les défilés, nous atteindrons le flanc opposé. Ils ne sont pas réputés pour leur intelligence.
 
Deux jours plutôt, il avait été décidé d’attirer les presqu’hommes loin de la voie choisie par les pisteurs pour rejoindre Dhat-Meryl. Des couvertures et des reliefs de repas avaient été discrètement déposés par les pisteurs à l’entrée de couloirs qui entaillaient cette partie de la montagne en une sorte de verrou rocheux étroit, dangereux et peu fiable, conduisant à la vallée suivante. Restait à rallier la piste, ce qui, à la vue de la mine réjouie du jeune Dhat, semblait chose acquise. En attendant le retour des autres membres de l’expédition, chacun s’appliqua à préparer leur départ imminent.
 
Recroquevillée contre les arceaux recouverts de peaux, la jeune fille serrait les dents. Elle observait avec attention les bas-côtés du torrent gelé sur lequel ils filaient à toute allure. En elle, la colère se mêlait à la peur. Elle l’emportait par bouffées sulfureuses. Mené par le grand Dhat, Baldin, le traineau tressautait au moindre obstacle, sur le point, parfois, de se renverser. Alors le frontalier-servant déployait un long fouet qu’il faisait claquer au-dessus des léovards. Ces derniers déployaient une énergie sans égale pour rattraper l’écart. Ses yeux se posèrent sur le traineau qui les précédait. Il soulevait des gerbes de neige poudreuse. Lorelanne songea que, sous les couvertures en laine, Celyn gisait entre la vie et la mort, maintenu fermement en place à l’aide de lanières de cuir. Alors une nouvelle flambée de fureur la submergeait. Pour l’éteindre, elle relevait la pointe de la flèche glissée dans la corde de son petit arc en os. Si au moins, elle avait réagi à temps. Mais, la veille dans l’après-midi, l’embuscade se déroula à la vitesse de l’éclair alors que le lit de glace sinueux empruntait un défilé de rochers escarpés. L’ombre y noyait l’expédition. Depuis qu’ils avaient quitté sans encombre le long cirque ovale, un coupable sentiment de sécurité s’était installé parmi ses membres. Ils en payaient chèrement le prix.
 
Légèrement distancé, le frontalier-servant fermait la marche, guidant l’attelage d’une main experte. Lorsque la créature au pelage de neige s’élança des hauteurs sur son passage, il réagit trop tard. Profondément endormi, son passager se reposait au creux de la caisse en peau. Ejecté violemment lorsque l’attelage se retourna, Pavel retomba lourdement contre le flanc de rochers, en partie sonné. Le Yets entraina Celyn dans sa chute et le plaqua au sol. Le convoi s’éloigna, sans se douter du drame en cours. La créature des neiges mesurait plus d’une toise et demie. A ses côtés, un Protecteur Gris aurait eu l’air d’un freluquet. Le pelage immaculé, la tête ronde et menue à l’inverse des membres supérieurs démesurés. Le Yets pesait lourdement sur la poitrine de Celyn qui tentait vainement de se dégager. Il approcha une gueule garnie d’une mâchoire impressionnante de son visage. Le souffle transportait des miasmes de chair putréfiée. Dans les yeux entièrement noirs, le jeune Dhat lut sa fin toute proche. Impuissant, Celyn détourna la tête. La créature le reniflait avec curiosité.
Puis le presqu’homme poussa un hurlement que certains auraient qualifié de triomphal, d’autres de jubilatoire. Il le mordit sauvagement à la base du cou, arrachant les épaisseurs de laine, la protection de cuir, enfonçant ses crocs dans la chair offerte. Lorsqu’il se redressa, du sang frais ruisselait sur le faciès plat.
Il s’apprêtait à poursuivre ce sauvage festin quand les léovards l’attaquèrent, trainant derrière eux le traineau renversé. Ainsi ils détournèrent son attention. Ce qui sauva le Dhat d’une mort certaine. Les babines retroussées, les félins feulaient comme des démons. Leurs longues queues s’agitaient en balanciers affolés. A une dizaine de pas, Pavel se releva en titubant. Le Yets délaissa sa proie. Il cracha de défit à leur encontre. A cet instant, la première des trois flèches l’atteignit au poitrail. Nionter et Lichès accouraient, portant une léguie forgée dans un métal si résistant que la longue pique pesait plus qu’un seul homme ne pouvait brandir. Le Yets hurla sauvagement en découvrant ce nouveau danger. Il en oublia le blessé gisant à ses pieds dans une flaque de sang. Une seconde flèche s’enfonça dans l’épaule gauche alors que les Dhats le chargeaient par-dessus les léovards prêts à bondir, le ventre rasant la neige. La créature attrapa la hampe dans ses larges mains et stoppa le fer à quelques pouces de son ventre. Les montagnards poussèrent de concert. Tiré avec précision par la Damoiselle, le troisième trait pénétra dans la poitrine du géant. Il brisa enfin sa résistance. Poussant un hurlement de rage, Nionter et Lichès repoussèrent le presqu’homme contre les rochers à plusieurs foulées du blessé. Une seconde léguie, maniée par Maryn et Baldin, l’embrocha proprement au bas-ventre. Les frontaliers le maintinrent fermement alors que l’imposante créature fouettait l’air désespérément pour s’échapper. Bientôt le Yets rendit l’âme.
 
Sans-nom se précipita auprès du frontalier-servant. Un simple regard suffit pour comprendre l’urgence de la situation. Il se pencha sur le blessé qui respirait difficilement. L’intensité de sa Flamme de Vie périclitait rapidement. Sans-nom souleva les étoffes ensanglantées. Ses doigts - les yeux du Tisseur - explorèrent la vilaine plaie béante à la base du cou. Le servant geignit à cette intrusion. Mais, déjà l’enfant d’Yrathiel tissait un nouvel ouvrage, là où la créature des neiges avait déchiré l’originel avec ses dents. Il puisait dans l’énergie de l’Ether environnante, pétrissant les chairs, rafistolant les vaisseaux sectionnés, nettoyant la blessure de toute infection. Il liait, démultipliait, combinait les lacis énergisants de l’Onirie, source de vie, pour pallier les ravages occasionnés par le Yets. Totalement absorbé par cette tâche réparatrice, il en oubliait jusqu’à l’endroit où il se trouvait.
Un long moment, il demeura ainsi, penché sur le corps du montagnard. Ses amis le regardaient sans oser intervenir. Un nouveau pas fut franchi ce jour-là, sur un torrent gelé des Thielvériles, un nouveau pas vers la Légende qui se bâtissait peu à peu autour de lui. Lorsque le Tisseur se redressa, il était livide, épuisé, mais le regard empli d’une paix sereine. Il se tourna vers le corps du presqu’homme, affaissé contre la paroi, et approuva en silence puis, d’une voix faible : « Ne restons pas là. Il peut en venir d’autres. » Alors qu’il passait près de Pavel, il posa la main sur l’épaule du Dhat.
— Celyn vivra. Il mettra du temps à s’en remettre car il a perdu beaucoup de sang mais il vivra, je peux te l’assurer, mon ami. Je veillerai sur lui.
Le grand montagnard serra fortement la main réconfortante. Puis il se précipita derrière Nionter et Baldin, occupés à transporter le blessé jusqu’aux traineaux. 

Le soir venu, une fois en sécurité dans le logis onirique, le Fils des Vents s’occupa longuement du blessé. Il n’avait pas repris connaissance. Sa Flamme de Vie se réduisait à un faible halo verdâtre. Assis à son chevet, Sans-nom tenait sa main droite entre les siennes, la tête penchée en avant, les paupières closes. Le fluide primal se déversait à flot dans le corps inerte. Il soulageait la faiblesse chronique ainsi que le lui avait enseigné la Shaïa Malahirava Nashiréa au dispensaire de Galadorm. C’est auprès d’elle qu’il avait appris à guérir les corps, et parfois les âmes. C’est sans doute là également que son aversion pour les métiers des armes vit le jour. Assise avec les autres, autour d’un repas qu’aucun ne célébrait, Lorelanne le surveillait de loin, les sourcils froncés. Son inquiétude était perceptible. Ses frères respectaient son silence.
Ils parlaient à voix basses, la mine grave.
— Nous sommes vernis, ce n’était qu’un solitaire. Du moins espérons-le. Ils auraient été plusieurs que je n’aurai pas donné un gal de notre peau.
Les hommes approuvèrent la remarque de Lichès sans vraiment partager son point de vue.
— Espérons-le, mon frère. Nous sommes à moins d’une journée de la cité. Demain, nous devrions atteindre le lac Tyg. Seulement, en empruntant les Passes d’Almun, nous serions arrivés près de Dhat-Meryl alors que là, nous aurons à contourner le lac par le sud, une fois sur sa berge. La cité se situe à l’opposé.
Maryn jeta un regard vers le blessé et son soignant avant de poursuivre. Lorsqu’il prenait la parole, on l’écoutait avec respect. Il n’était pas rare que le Conseiller Diltoin ou le Pasteuris, lui-même, le consultent sur des points particulièrement épineux.
— Il nous faudra être le plus léger possible dans le cas fort probable où nous devrions rencontrer des Yets. La fuite serait alors l’option la plus raisonnable.
— Ces démons mériteraient pourtant une bonne correction.
— Je suis de ton avis, Pavel, mais pour l’heure, nous ne sommes pas en position favorable pour la leur donner. Nous devons coûte que coûte atteindre la cité. La vie de Celyn en dépend. Tu mèneras le premier traineau et tu transporteras ton servant. Baldin, tu les suivras. Lanne sera ta passagère. Laissez une toise entre vous pour faire face à toute éventualité. 
A cet instant, Sans-nom les rejoignit. Il s’assit près de sa jeune compagne. Cette dernière lui enlaça les épaules et l’embrassa sur la joue. Le visage du garçon s’épanouit avec reconnaissance malgré un épuisement visible.
— Notre ami dort. Si demain nous atteignons Dhat-Meryl, nul doute que les Shashanes le remettront très vite sur pieds. Il est costaud.
— Grâce à toi, Fils des vents, grâce à toi…
Depuis l’attaque du Yets et l’aide miraculeuse apportée par l’Eliathan, Pavel culpabilisait terriblement. Il n’arrivait pas à effacer de sa mémoire, bien que Sans-nom lui en ait plusieurs fois fait la demande, son impardonnable comportement dans L’Arène. Certes, alors, Sans-nom n’était qu’un Nohr-Dhat à ses yeux ! Mais cette piètre excuse n’atténuait pas le sentiment de honte. Que les récents évènements renforçaient douloureusement.
Le sage Maryn préféra couper court. Il se pencha en avant, captant l’attention de chacun.
— Sans-nom, nous ferons équipage et nous fermerons la marche, derrière Lichès et Nionter. Si les Yets nous pistent, crois-tu pouvoir déchainer le souffle de Lole comme tu l’as invoqué dans l’Arène ?
Le garçon le fixa d’un air ébahi puis une lueur amusée brilla dans son regard.
— Et quelle sorte de Vent devrions-nous requérir pour l’occasion ?
— Un Vent Assassin, c’est le moins que tu puisses nous offrir. Pour Celyn !
 
Le lit du torrent s’élargit progressivement. La course devint moins périlleuse. Les traineaux soulevaient des gerbes de neige sur leur passage. Un froid glacial brûlait la moindre parcelle de peau découverte ; chaque expiration donnait naissance à un souffle de vapeur qui se mêlait aux brumes échevelées, tranchées par le convoi. Pavel menait bon train à cause de l’appréhension ressentie pour son compagnon d’arme, inconscient, allongé devant lui.
Brusquement les flancs pentus recouverts d’un sombre manteau de mélèzes s’écartèrent pour offrir un panorama à couper le souffle, d’une beauté sans pareille. La vaste vallée se révélait à leurs regards émerveillés. En forme de croissant, le lac Tyg scintillait de mille feux malgré les lambeaux de brume qui dérivaient paresseusement à sa surface gelée, recouverte d’un confortable linceul immaculé. Ses rives étaient dégagées, la forêt insondable s’arrêtait à plusieurs toises laissant place à des champs et des prés où l’on devinait sans difficulté l’empreinte souveraine de l’homme. On apercevait quelques habitations aux toits de chaume pentus. Aucune fumerolle ne s’échappait des cheminées. Des silhouettes de neige se déplaçaient à proximité, errant dans un but inavouable. Tous les regards se tournèrent vers la cité à l’autre extrémité du lac.
Dhat-Meryl, Celle qui garde le Nord.
Au sommet des hauts remparts d’albâtre flottaient de nombreuses bannières de couleurs vives où prédominaient le vert et le bleu. Elles fleurissaient au-dessus des tours de la muraille extérieure ainsi qu’aux fenêtres des quatre donjons intérieurs veillant sur le dôme miroitant. La cité nordique dégageait une impression d’invulnérabilité qui leur apporta un regain de confiance. Des brumes noyaient sa base, flottaient au-dessus du lac gelé. Même les basses crêtes à proximité, recouvertes de neige, semblaient se recroqueviller devant la création éthérée du Vieil Homme de la Montagne, plantée comme une flamme de vie au sein d’un pays hostile réputé impitoyable.
La Fille des Vents ne détachait pas son regard de la majestueuse Gardienne du Nord. Dans son esprit, leurs ennuis s’évanouissaient comme neige au soleil. Soudain sereine, elle relâcha la tension de son arc. Ses épaules s’affaissèrent légèrement sous la cuirasse. Quand Baldin se pencha vers elle et la tapota de sa main gantée, elle tressaillit, se tourna à demi, le regard interrogateur. De l’index, le montagnard désigna la rive nord du lac en grimaçant. La Damoiselle plissa des yeux pour percer les vapeurs obstinées que n’arrivait pas à dissiper un astre diurne pâlot. D’abord elle entrevit quelques mouvements puis des formes fantomatiques. Un froid nouveau, qui n’avait rien à voir avec les conditions extérieures, la glaça jusqu’aux os. Ils touchaient au but. Pourtant, là, entre eux et la cité, se pressaient une armée de presqu’hommes. Les abords du lac en étaient infestés comme des rats les bas-fonds de Parrès. Jamais elle n’aurait imaginé qu’ils soient si nombreux. Quatre jours les séparaient encore du Premier d’Helver. D’ordinaire, les Yets avaient depuis longtemps regagné les Hauts Thielvériles et retrouvé l’existence cavernicole qu’ils menaient à l’ombre du Mur durant la Saison des Grands Calmes.