Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Cinq : Les Terres Mortes.
 Chapitre vingt-deux : Port-Salut (2).

Au même instant, à quelques foulées de là, se déroulait une scène des plus étonnantes. La Dona affrontait l’Honorable. La matrone de Port-Salut ne cachait pas sa colère. Derrière eux, leurs troupes respectives se fusillaient du regard, prêtes à en découdre. Elle s’était affublée d’un accoutrement ridicule qui se voulait guerrier, destiné à impressionner les hôtes indélicats. Un manteau d’une étoffe résistante lui recouvrait l’intégralité du corps. Etoffe sur laquelle des anneaux de fer étaient cousus. Elle se déplaçait tel un pachyderme humain, dans un cliquetis menaçant. Sur la tête, un casque rond, bosselé, sanglé sous son triple menton. Il lui écrasait le visage d’une drôle de manière. Elle s’appuyait sur un fendoir de taille impressionnante et dominait l’Honorable Silvertun qui tentait de garder une certaine contenance. L’échalas Tussier surgit à son côté. Derrière la maîtresse des lieux, peu à peu, des hommes affluaient, sans cesse plus nombreux. Une sinistre assemblée pourvue d’armes hétéroclites. Des maraudeurs des Terres Mortes, à voir leur attirail. L’Ecarlate voyait clairement l’équilibre des forces s’inverser en sa défaveur. Il cherchait à amadouer la harpie qui, une fois de plus, l’interpela d’une voix rauque.
— Hors de chez moi ! La Mhapoaha Paha n’a rien à faire à Port-Salut !
— Dame La Dona, la pria une nouvelle fois le dignitaire, vous me voyez marri de vous causer tant de désagréments mais nous chassons des scélérats qui pourraient vous nuire à l’avenir. Un trio, un homme et deux enfants, une fille et un garçon d’une quinzaine de cycles environ. Ils m’ont emprunté une yole voici cinq à six jours. Nous devons les ramener à Esorit. Ils nous sont précieux, ma Dame !
La Dona manifesta son mécontentement en reniflant ostensiblement. Elle frappa le plancher de son fer. Ses petits yeux fardés examinaient le notable avec attention. Déjà son esprit calculateur cherchait à tirer profit de leur rencontre. La colère s’estompa.
— Pas vu de fille dans le coin depuis un bon bout de temps, pas vrai vous autres !
Des ricanements fielleux accueillirent ces paroles.
— L’homme qui l’accompagne se nomme Till de Yole. Il entretient une Compagnie de détrousseurs du côté des collines d’Yppéant. Votre serviteur prétend qu’il a joué dans votre établissement pas plus tard qu’aujourd’hui.
— En effet, concéda la matrone, visiblement contrariée par cette révélation, et que lui voulez-vous à ce misérable menteur ? J’ai moi-même quelques réjouissances de prévues à son égard.
L’Honorable cracha au sol. Il parcourut la salle du regard.
— Il ne m’intéresse pas. Je vous laisse volontiers ce chien. Non, je recherche le gamin qui l’accompagne, vif plutôt que mort.
— La belle petite gueule ? voilà qui est intéressant. Et à combien estimez-vous sa capture, Honorable Silvertun ?
Les affaires reprenaient sur un ton moins agressif. La tension retomba d’un coup. Les deux larrons gagnèrent l’estrade pour négocier âprement le prix d’une vie. Leurs affidés s’éparpillèrent dans la salle commune. Généreuse, La Dona leur fit servir de larges rasades d’un clairet légèrement piqué. 
Lorsque Sharg’Li’Teg revint, porteur de nouvelles des fugitifs, la chasse s’organisa rapidement avec méthode. En quelques instants, Port-Salut se retrouva totalement bouclé. La somme que les Ecarlates laissaient miroiter à leurs nouveaux associés éveilla immédiatement l’appétit général. Les volontaires furent nombreux à participer à la traque.

Le Shumiet ouvrait de grands yeux ébahis en contemplant le cocon qui s’étirait comme une bulle de savon autour de lui. Des maillages de lumière en soulignaient les bordures. Il apercevait le Tarad et les appontements de Port-Salut, légèrement altérés, au-delà du voile. Sans-nom affirmait qu’ils étaient en sécurité mais, lorsque des maraudeurs déboulèrent de l’entrée du comptoir et se mirent à fureter dans les moindres recoins du débarcadère, Sigismond retint son souffle et s’apprêta à fuir. L’un des malandrins scruta la rive dans leur direction sans paraitre remarquer leurs présences. Après quelques longues minutes de supplice, il se détourna pour gagner les embarcations, retournées pêle-mêle aux abords de l’eau. Heureusement, ils avaient pris la précaution de récupérer leurs provisions dès leur arrivée. Le Ser Ardevaingt poussa un soupir évident. Il s’assit en souriant. Il caressa l’étrange matière animée d’une existence propre. Douce et chaude, indéniablement vivante.
— Ainsi tu n’exagérais pas lorsque tu nous décrivais les prodiges oniriques. Finalement, il y a du bon à voyager avec un Tisseur. Un Maître-tisseur devrais-je dire !
Préoccupé, Sans-nom ne releva pas la petite pointe ironique. Il surveillait les aller-et-venues des sbires de La Dona. Parmi eux, aucun Ecarlate, ce qui ne l’étonnait qu’à moitié.
— Et cela s’apprend ? enfin je veux dire tisser l’Onirie, est-ce que quelqu’un comme votre serviteur y parviendrait rapidement ?
— Il te faudrait des cycles rien que pour entrevoir les courants d’énergie et bien plus encore pour les façonner. En Yrathiel, peu nombreux sont les élus des Collèges. Désolé, mais je ne saurais guère t’encourager dans cette voie.
— Dommage, soupira ce dernier en tendant la main vers une fibrille qui se détacha du tissage et flotta paresseusement avant de disparaitre. Aurais-tu un moyen de nous débarrasser de ces importuns avant l’arrivée de la Fille des Brumes ? Peut-être un ou deux dragons vomissant des tourbillons de flammes ? Nous ne pourrons embarquer nos provisions sans les affronter. Ils n’ont pas l’air de vouloir déguerpir de sitôt.
En effet, plusieurs sbires de La Dona s’installaient au bout des pontons. Ils scrutaient l’aval du fleuve en bavardant. Ils furent bientôt rejoints par quatre autres acolytes.
 — Tisser un refuge est une chose aisée qui bouleverse peu la Trame. Je n’ai fait qu’agrandir un espace qui existait déjà. J’ai retrouvé à peu près pleinement mes aptitudes à manipuler l’Ether. L’Ellagone ne coule plus en moi. Toutefois un dragon, semblable à celui de Galadorm, demande trop d’énergie, je le crains, et crée davantage de remous. Il signalerait notre présence aux Shaïas ou pire, aux gorgys, à proximité. Ils en percevraient l’écho. Désolé, Sigismond. Trouvons autre chose ou bien préparons-nous à les affronter. Je peux te tisser l’arme de ton choix !
Le petit Shumiet grimaça sa déception.
— Trop peu pour moi, rétorqua-t-il. Je te le répète, j’évite au possible la moindre altercation qui mettrait en danger l’intégralité de ma personne. Trouvons une autre alternative !
Il se leva et marcha de long en large, les deux mains jointes dans le dos. Sans-nom s’essuya le visage.
— Pauvre Elie, murmura-t-il en reniflant. Elle aurait sûrement trouvé une solution, elle.
— Elie est une Matriarche. Elle appartient au troisième Clan, n’est-ce pas ? intervint le petit homme qui le fixait bizarrement. C’est en fait par leur faute que nous sommes coincés dans ce pétrin, ne crois-tu pas ! Les Clans ont renié l’Eliathan. Pire, ils voulaient t’exécuter avant ton arrivée à Olt. Pourquoi continues-tu à les plaindre ?
— Elivashavitara n’a rien en commun avec la Sagesse. Tous les Gris ne sont pas mes ennemis. Je ne doute pas que le Mystic Mondolini aurait soutenu ma cause auprès des Quatre. Maître Sol’Déorm prétend qu’il y a au sein de toutes les communautés de loyaux individus, dignes de notre amitié, et d’autres peu recommandables dont il faut se protéger. Je n’éprouve aucune colère envers les clans en général. J’ai parcouru certains récits des Mémoires Délirantes du Pourfendeur et je suis persuadé que les Quatre et la Sagesse Eliléa Glashahadi répondront de leurs crimes le moment venu. L’Eliathan y pourvoira.
Sans-nom parlait d’un ton ferme, avec une étonnante maturité. Des étincelles multicolores naquirent entre les paumes de ses mains jointes. Elles formèrent un tourbillon de poussières d’étoile d’une intensité presque insoutenable. Sigismond détourna le regard, pensif. L’instant suivant, la création s’évanouit. Sans-nom confirma, songeur.
— L’Eliathan y pourvoira.
— Et les Autres ? Que penses-tu d’eux ?
— Ceux du Blanc Pays ? Je ne sais pas, avoua candidement le Porteur d’espoirs. Je n’en ai jamais rencontré. Oh, bien sûr, ils détruisent notre monde, chacun le sait. Mon Maître des Ecritures m’a mis en garde contre la fourberie de ceux qui vivent par-delà les rideaux de lumières. Mais qui serai-je pour les condamner sans les connaître ? Nous les combattons pour empêcher qu’une nouvelle Vague ne survienne. Sans doute ont-ils leurs raisons. Nul n’est jamais revenu du Blanc Pays. Maître Sol’Déorm se montrait lapidaire à leur sujet. Une fois, j’ai posé la question à la Dame de la Ronde des Arbres…
— Et ?
— Elle s’est félicitée de mon ignorance. D’ailleurs je la soupçonne d’avoir donné à mes maîtres des consignes en ce sens. Car, par la suite, ils ont délibérément évité tout sujet touchant de près ou de loin au Blanc Pays. Mais toi, Sigismond, toi qui as tant voyagé, peut-être peux-tu m’en apprendre davantage ?
Le Shumiet souleva les épaules dans une mimique d’impuissance.
— Le mystère reste entier, mon pauvre ami. Et les fables que tu entendras sur leur compte tiendront davantage des affabulations d’esprits très inventifs que de la vérité vraie. Enfin, je suis heureux de constater que le prochain Eliathan n’est pas l’un de ces assoiffés de sang et de larmes qui l’ont précédé au cours des cencycles.
Pour couper court à la discussion, il s’approcha de la fine membrane. Du bout de l’index, il en testa l’élasticité.
— Cela ne nous avance guère. Le temps file et notre problème reste entier. La nuit approche à grand pas.
Sans-nom le rejoignit. Il observait les hommes de La Dona qui s’activaient sur les pontons. Ce soudain remue-ménage suscita un relent d’inquiétude. Des hommes tiraient plusieurs embarcations jusqu’à la rive. Puis ils les attachaient à proximité des échelles. D’autres apportaient des brassées de flèches et des torches qu’ils répartissaient dans les barques.
— Que leur arrive-t-il ? C’est comme s’ils s’apprêtaient à partir en expédition.
— Tu n’as peut-être pas tort. Tu dis avoir reconnu la voix de l’Honorable Silvertun près du puits. Alors, ils savent pour Lorelanne et la yole. Ces gars-là se préparent pour l’aborder dès qu’elle apparaitra au niveau de Port-Salut. Un fieffé coquin que ce Silvertun. Dire qu’il m’a extorqué une petite fortune avant de me confier le lantin. Si je lui mets la main dessus, il le regrettera, crois-moi !
— Il faut agir, s’exclama Sans-nom qui pâlit à l’évocation de sa jeune amie. On ne peut pas les laisser s’emparer de Lanne.
Ce diminutif, Sans-nom était très content de l’avoir trouver et surtout très fier qu’il plaise indéniablement à la Fille des Vents.
— Calmons-nous, le rassura le Shumiet en le retenant par le bras. Il nous reste encore un peu de temps. Ce qu’il faudrait, réfléchit-il à voix haute en se grattant la tête, ce serait juste créer une diversion, quelque chose qui attire ces reitres ailleurs…
— C’est cela, une diversion, mais comment ? Nous sommes bloqués dans le refuge.
Sans-nom s’assit au sol, dépité. Il se prit la tête entre les mains et ferma les yeux à la recherche d’une heureuse intuition. Depuis qu’ils avaient posé le pied à l’intérieur de ce maudit endroit, les choses allaient de mal en pis. Sigismond surveillait l’ennemi, silencieux. Puis son regard dériva sur les parois où des brillances, des ombres, des vaguelettes s’entrecroisaient, apparaissaient puis disparaissaient comme par enchantement. Un enlacement d’étincelles attira soudain son attention. Les pétillements oniriques pulsaient selon un rythme étrangement régulier. Il se souvint alors que le jeune Façonneur de rêves prétendait qu’un tissage vivait indépendamment une fois conçu. Le Tisseur leur offrait l’occasion de naître mais, ensuite, il lui était souvent extrêmement difficile de les contraindre. Une idée germa lentement dans son esprit affuté. Une idée qui amena un sourire carnassier sur ses lèvres.
— S’apitoyer sur son sort n’est pas productif, ami Sans-nom. Arrête de te morfondre et écoute-moi ! 
Le Ser Ardevaingt se montra si convaincant que l’Eliathan sauta sur ses chausses, revigoré. Il lui tardait d’agir. Mais le Shumiet préférait peaufiner le plan qu’il lui exposa longuement dans les moindres détails. Tout d’abord, il désirait être certain que le Tisseur se montrerait à la hauteur. En effet, la réussite de cette entreprise reposait essentiellement sur ses talents à manier l’Ether. Et une bonne dose de chance. Pour le rassurer, dans la paume du garçon, naquit une flammèche rebelle. Elle grandit au point de réchauffer l’habitacle et de menacer d’une morsure cruelle le petit homme. A sa disparition, ce dernier affichait un sourire radieux.
— Attendons que la lumière baisse. Les ombres seront autant de caches propices à ton escapade. Surtout ne prends pas de risques inutiles. N’oublie pas que tes amis rouges sont prêts à tout pour te capturer.
Sans-nom se dévêtit de l’épais plastron qui avait tant courroucé La Dona. Pour montrer sa détermination, il fit glisser plusieurs fois la lame courte dans son fourreau. Un calme étonnant l’habitait. Aucune peur, aucune excitation. A l’évidence, Lorelanne comptait sur lui. 
 
Pour la première fois, fuir était exclu. Au contraire, l’Eliathan forgeait sa propre voie envers et contre tous. Nous avons souvent reparlé, depuis, des évènements qui ont décidé de mon Destin. Ce jour-là, à Port-Salut, je choisissais d’utiliser mes propres armes pour nous tirer d’affaire. Souvent vous m’avez grondé pour m’être mis en danger mais je suis convaincu, qu’en de telles circonstances, vous m’auriez encouragé. Ne m’a-t-on pas désigné comme le dernier Maître-dragon de ce continent !
 
Les petites flammèches rebelles couraient le long du toit de roseaux et de paille. Insatiables, elles dévoraient le torchis goulument. Sans-nom n’avait que peu d’efforts à fournir pour que la construction basse ne s’embrase dans un épais amas de fumées grasses. Il s’éloigna vivement à croupeton. Les flammes grandissaient sous les risées capricieuses d’un vent surgi de l’Ether. La chaleur devint insoutenable. C’était la troisième maison communautaire qu’il sacrifiait ainsi, à l’opposé du port et du refuge onirique où l’attendait son ami Sigismond. Soudain le tocsin sonna quelque part. Allègrement. Il s’éloigna en déversant quelques foyers ignés sur son passage. L’incendie, une fois déclenché, se répandait de lui-même avec voracité. Au-delà c’était la confusion la plus totale. Des braillements, des cris horrifiés, des galopades s’élevaient de partout. Sans-nom entrevit des silhouettes qui couraient au hasard. Lui se contentait de longer le remblai herbu qui soutenait la palissade sensée protéger Port-Salut des dangers de l’extérieur. De loin en loin, de simples plates-formes de combat permettaient de repousser un éventuel assaut. Seulement, cette fois, l’ennemi agissait de l’intérieur. Il se glissait parmi les ombres d’où jaillissaient des brûlots d’étincelles incendiaires.

Chapitre vingt-trois : la prophétie de l’Enchanteur.
 
Althor d’Atéïas franchit la poterne de la Commanderie au trot, la tête nue. Il arrêta le mult-liot avec autorité au centre de la cour où régnait une étrange effervescence. Un garde se précipita pour saisir le licol du fougueux coursier. Le maître du château de Chalmes sauta au sol, le visage sombre. Il examina la rugueuse construction d’un œil perplexe. Depuis le départ du Mystic Tathaniel Ariti, il n’était pas revenu en ce lieu. Il lui répugnait de s’incliner devant les Protecteurs d’Antan, même si bon nombre de barons n’y voyaient aucune offense. Le dernier rejeton des Eliartys ne supportait pas l’arrogance affichée par la majorité des Hommes Gris. Selon lui, ils appartenaient à un passé révolu. Et sept cencycles n’avaient pas effacé la faute de leur Capitaine. Tathaniel Ariti était d’une autre trempe, le dernier des quatre-vingts rescapés de Marsangs. Tathaniel Ariti chevauchait au côté du Traitre Gilgerad. Pour cela, Althor, l’homme d’épée, éprouvait envers ce preux un respect sincère. De plus, Tathaniel, bien que Mystic du vingtième Clan, admettait en privé les erreurs de jadis. Sa voix tremblait d’une émotion contenue lorsqu’il évoquait la quatrième Vague.
Par-dessus une robe de laine jaune, le baron portait toujours la lourde cotte de mailles qu’il avait endossée lors de la bataille, l’après-midi même. Autour de lui, des serviteurs chargeaient des meubles, de la vaisselle et du linge, des armes et des boucliers, des provisions dans des chariots alignés le long des appentis. D’ici quelques jours, la Commanderie ne serait plus qu’une écorce vide. Un mausolée au sein duquel reposaient les dépouilles des Protecteurs de Thiel, morts par la folie de l’un des leurs.
Le jeune capitaine de la garde apparut sur le perron de la Commanderie. Il dévala la volée de marches en bousculant au passage des porteurs qui lui jetèrent des regards noirs. Mais pas un n’exprima de ressentiments. Chacun redoutait le caractère ombrageux du soldat. Le capitaine Glatiens se précipita au-devant du baron. Il le salua d’un rapide hochement de tête. Le guerrier paraissait soulagé. Une attitude qui ne manqua pas d’étonner le baron. L’homme était réputé pour sa hardiesse.
— Où est-il ?
— A l’étage, répondit le soldat. Seigneur, nous n’avons pu le retenir.
— Ne vous inquiétez pas, capitaine. Mieux vaut ménager ce genre d’individu que de l’offenser. Et les Gris, aucune complication ? demanda Althor en gagnant tranquillement le bâtiment.
— Les lieux étaient déserts à notre arrivée. Apparemment, les Matriarches ont pris la route tôt ce matin et les quelques lippys encore présents ont fui dans les bois à notre approche. Devons-nous leur donner la chasse ?
— Non, le sang a suffisamment coulé. Videz-moi la Commanderie de ses richesses avant que des vautours ne viennent trainer par ici. Vous laisserez les portes ouvertes et placarderez un édit visible par tous. Les Eliartys s’approprient ce qui leur revient de droit. Qu’il soit proclamé que les anciens Protecteurs ne sont plus les bienvenus dans nos Domaines dorénavant !
— Oui, mon seigneur !
— Quant à notre visiteur, je m’en occupe personnellement.
Ils se quittèrent dans le vaste hall aux murs dépouillés de leurs brocarts. Les râteliers d’arme étaient vides, les énormes armoires du vestibule disparues. Préoccupé, le baron monta jusqu’au troisième étage, guidé de loin en loin par la garde. Arrivé sur le palier, il fronça les sourcils. Une fumée à la forte odeur de soufre envahissait le couloir.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
Althor d’Atéïas hésita une fraction de seconde avant de s’y engouffrer. Une appréhension soudaine balaya l’exaspération qui le poussait à agir précipitamment. Car les visites impromptues auprès des membres de la Mhapoaha Paha n’avaient guère apporté de réponses satisfaisantes. Ces braves marchands n’étaient que des rouages insignifiants aux ordres du Premier-Maître Maho. Des hommes ordinaires qu’il connaissait suffisamment pour deviner chez eux la terreur engendrée par le sanglant affrontement. Le messager du capitaine l’avait rejoint alors qu’il retournait à Chalmes de fort mauvaise humeur. Aussi décida-t-il de gagner la Commanderie sur le champ. Il espérait que l’Enchanteur lui apporterait les éclaircissements qu’il avait en vain recherchés auprès des Ecarlates d’Esorit. Plus tard, il s’occuperait du sort de ces piètres conspirateurs.
Le baron s’arrêta sur le seuil de la pièce où Sans-nom était retenu prisonnier. Il s’appuya un linge en tissu épais sur le visage. Les yeux le piquaient. Il distinguait difficilement la silhouette immobile au pied du lit. Placés aux quatre coins de la pièce, des bols crachaient des exhalaisons qui rampaient en tentacules de brume jusqu’au petit homme, silencieux. A son apparition, Althor crut voir certaines se dresser dans sa direction, menaçantes. La tête lui tournait. Il suait énormément. Un pas de plus lui couta un effort terrible. Sur la couche, il distingua une forme humaine, allongée, endormie, noyée sous les brumes. Celle d’un adolescent qui se retournait dans son sommeil, agité par de sombres cauchemars.
L’Enchanteur releva la tête. D’une maigreur incroyable, ses yeux captèrent alors l’attention du baron. Leur noirceur ne recelait aucune humanité. Le maître de Chalmes se vantait fréquemment de n’avoir jusque-là jamais connu la peur, quel que soit la violence du combat engagé. Pourtant, à cet instant, une obscure épouvante le fit reculer jusqu’au seuil. Il se serait enfui, n’obéissant qu’à un légitime instinct de préservation, si le Shumiet n’avait pas tendu la main droite pour l’inviter à le rejoindre.
— Bienvenu, votre seigneurie. Approchez sans craintes.
Ses yeux virèrent au plus limpide des cieux. L’obscurité s’estompa. Avec elle, l’angoisse qu’elle inspirait. L’étranger ébaucha un sourire engageant. Brusquement, sur un geste discret, les rets de fumée se retirèrent comme aspirés par les récipients. La forte odeur de soufre disparut. L’enfant dormeur, sur le lit, également.
— Joignez-vous à moi ! J’espérais votre venue.
Althor émergea du malaise qui l’enveloppait comme un suaire.
— Je suis navré de vous infliger ces désagréments. Je sais combien certaines évocations impressionnent les profanes. Mais je me devais de vérifier si l’enfant d’Yrathiel était venu en ce lieu. Trop d’évènements dépendent de nos choix pour que nous négligions le moindre de ses faits et gestes.
 
Le baron hocha la tête machinalement. Il détourna le regard. Le Shumiet à la petite barbiche poivre et sel lui déplaisait fortement. Il s’assit sur un banc, loin du lit, et ferma les yeux, cherchant à reprendre ses esprits. La voix étrangement suave de l’Enchanteur poursuivait son monologue. Il s’y accrocha en rejetant la déferlante d’émotions qui l’empêchait de réfléchir.
— Notre protégé a bien séjourné à la Commanderie. L’une des Sept est venue le secourir. Il est à présent en sécurité. Louons les Dieux Inconstants que la Sagesse n’ait pas réussi dans son entreprise criminelle. Mais je ne me montre guère courtois, seigneur. Notre aide vous a-t-elle été utile lors de l’épreuve que vous venez de traverser ?
Le baron d’Atéïas ne répondit pas. Il demeurait prostré, les yeux rivés au sol.
— Nos traits enchantés vous ont-ils aidé à vaincre les Protecteurs lancés aux trousses de l’Eliathan ?
Althor acquiesça enfin. Comment cet étranger pouvait-il être au fait des évènements qui avaient eu lieu quelques heures plutôt à peine ? Y avait-il assisté ? Et de quelle manière ? L’homme était si frêle, engoncé dans un plaid au tartan identique à son pantalon. Un bonnet plat le coiffait, orné d’une touffe de feuilles. Le Shumiet caressait une broche en cuivre qui fixait le plaid au niveau de l’épaule. Il surprit le regard du baron, interrogateur, et sourit mystérieusement.
— Ce bijou m’est précieux, voyez-vous. La coutume veut que nous affichions notre appartenance à l’une des Cinq Colonnes divines lorsque nous quittons notre chapitre de Shums. Ces ondulations gravées représentent l’onde primale. Elles célèbrent la pureté de la Source. J’appartiens au Chapitre des Eaux. Mon nom est Paladune, Ser Paladune Castevaingt, pour vous servir. Du moins à compter du jour où vous accepterez librement la tâche qui vous échoit, Messire.
Le baron s’ébroua lourdement. Il retrouvait peu à peu de la contenance. Et la curiosité attisait sa réflexion. Il était homme à se défier des prétendus sorciers de l’Est et de leurs tours pendables. A ses yeux, le fer seul possédait une véritable noblesse.
— Cessez vos papotages, Enchanteur, gronda-t-il d’une voix sourde en branlant de la tête, plus agressif qu’il ne le souhaitait. Soyez plus clair. Les armes que vous nous avez fournies ont, en effet, jeté bas les faces terreuses en perforant leurs armures comme de vulgaires étoffes. Jamais nous n’aurions réussi à les vaincre sans cela. Vous le saviez, n’est-ce-pas ? Vous saviez que nous en aurions besoin ! Comment est-ce possible ?
Le petit homme au nez crochu sautilla presque de joie sur place. Il dansa un instant, agitant les doigts pour dessiner au creux du vide de mystérieuses arabesques. Des boucles brunes tressautaient sur son ossature d’oiseau de proie.
— A quoi bon chercher à déchiffrer l’Invisible pour un simple mortel ? Qu’importe le comment ! Le principal n’est-il pas que vous ayez repoussé l’ennemi et préservé les chances de l’enfant d’Yrathiel de devenir ce qu’il doit être. Le reste n’a que peu d’intérêt à nos yeux. Il est parfois souhaitable de méconnaître certains détails, croyez-moi sur parole !
— Pourriez-vous nous fournir d’autres traits ? Les flèches que nous avons utilisées ont … disparu, une fois leur office accompli.
— Compliqué ! Mais pas impossible ! En effet, la vie qu’elles aspirent les consume. De tels prodiges ne sont à utiliser qu’avec parcimonie. Les Colonnes sacrées m’en sont témoins, seigneur, vous ne soupçonnez pas le prix de leur fabrication. Nos Grands Sages, seuls, sont qualifiés à en choisir les destinataires. Je transmettrais votre requête à qui de droit dès mon retour à Shumahs.
— Que dois-je faire alors pour qu’ils acceptent de m’accorder de tels présents ?
Le petit homme le contempla quelques secondes avant de répondre. Il se détachait du Shumiet comme un puissant parfum de mystère et de menace. Althor songea qu’il était assurément sur le point de pactiser avec un démon à face d’homme. Pourtant il était hors de question de laisser une telle occasion lui filer sous le nez. Armés de la sorte, les Eliartys prendrait enfin leur revanche sur les Lions d’Opham. Au lieu de s’expliquer davantage, le Ser Paladune changea subitement de sujet après une légère hésitation qui n’échappa pas au baron.
— Que savez-vous du jeune garçon que la Sagesse a retenu prisonnier en cette chambre ?
Le baron prit son temps pour répondre. Certes le Mystic Thataniel Ariti se montrait fort prolixe sur ce point mais, lui, Althor d’Atéïas, n’avait pas porté d’attention particulière à ces délires de Protecteurs Gris. Il fournit un effort de mémoire et bougonna en se frottant le crâne. Le mal empirait. Une douleur insupportable qui le forçait à garder les paupières baissées.
— Je sais qu’il est question de rédemption, d’un retour aux anciennes alliances. Des fariboles comme aiment à se les raconter les Mystics du Peuple Gris. Ce garçon les sauverait de l’anéantissement lors d’une hypothétique cinquième Vague. Le Mystic Ariti prétendait même qu’il leur ouvrirait les portes de Thiel. Mais vous savez comme moi que l’antique cité des Dieux n’est plus. Le Blanc Pays s’en est emparé lors de la dernière Vague. Je ne crois pas aux fables que l’on conte aux enfants afin de les effrayer. Et je n’ai cure de votre protégé.
L’enchanteur s’assit sur le plancher. Il croisa les jambes et ricana en disposant les plis de son plaid autour de lui.
— Vous avez tort, mon seigneur. Un Eliathan marche parmi nous. Savez-vous qu’en langue antique, cela signifie « Porteur d’espoirs ». Seulement les Matriarches interprètent les signes d’une bien mauvaise manière. Hélas, elles entrainent les clans sur des sentes périlleuses. Vous l’avez vous-même constaté aujourd’hui.
Il s’arrêta, fixa son interlocuteur, chercha sans doute à déclencher une répartie. Mais, devant le mutisme du baron, il soupira, visiblement déçu. Ce dernier bataillait contre lui-même pour échapper à la douleur qui lui broyait le crâne. Le Ser Paladune poursuivit.
— Les malheureuses se trompent. Non sur la nature de l’Eliathan, mais sur sa mission. Il n’est pas le premier à porter sur ses épaules la faute originelle de quelques-uns. Ces prédécesseurs, au fil des cencycles, ont tous échoué, laissant les races survivantes se débattre face à l’avancée du Blanc Pays. Nous autre, les Thaumaturges des Cinq Eléments, nous lui apportons notre aide afin qu’il accomplisse ce Destin auquel nous aspirons en secret. Et nous ne sommes pas les seuls en cet âge.
— De quoi parlez-vous donc ?
— De la survie de notre monde, voyons. L’Eliathan appartient à toutes les créatures vivantes sur le Continent et dans les Iles. Il doit nous guider vers un nouvel avenir, vers les Terres neuves des Dieux Inconstants. Tel est son fardeau !
— Mais …
Le baron grimaça. Cette maudite migraine l’empêchait vraiment de raisonner. Se désintéressant visiblement de son interlocuteur, l’Enchanteur caressa la pierre bleue enchâssée à la tête de la broche. Il décrocha le bijou, l’embrassa avec dévotion puis tira un court poignard de son fourreau. Lentement, il incisa la paume de sa main gauche. Althor en oublia l’objection qui fleurissait sur ses lèvres. Le Shumiet pressa ensuite le bijou ensanglanté. Aussitôt l’ombre obscurcit les prunelles bleues. Alors qu’il ouvrait largement la main blessée, de la pierre s’échappèrent des lacets aqueux. Ils s’agglutinèrent, face à lui, pour former un voile d’un azur sombre.
— Nous ne pouvons ignorer les Signes, homme des baronnies. Chaque cycle, ils affluent au point d’aveugler celui qui voit. Le Temps des changements est venu. Regardez donc et apprenez à croire !

Il tendit la main vers le bol le plus proche. Celui-ci glissa lentement vers lui. Quand il l’attrapa, le Ser Paladune fourragea de l’index la poudre qui restait au fond. Puis il s’appliqua à écrire sur le rideau cérulé. Sept lignes de lettres rondes et épurées, semblables à une liste. Althor sentit une frayeur incontrôlable l’envahir de nouveau. Il fixait les tracés cuivrés avec répulsion, incapable d’en déchiffrer le sens. Castevaingt termina l’ouvrage d’un geste ample et le contempla avec satisfaction. Il désigna la quatrième ligne composée de cinq groupes de lettres.
— Pouvez-vous déchiffrer cet antique langage, mon seigneur ?
Sur une dénégation de ce dernier, l’Enchanteur esquissa un léger sourire suffisant. Le regard se troubla à nouveau d’obscurité.
— C’est une liste de noms. Sept noms pour être précis. Elle a surgi du Néant à la naissance de l’Eliathan, du moins le suppose-t-on. Mes frères ont longuement étudié cette révélation au cours des quinze cycles qui ont suivi. Voilà l’unique raison pour laquelle nous avons pris contact avec vous, seigneur des Eliartys.
Il caressa une ligne de lettres qui s’entrelaçaient, surmontées de pointes.
— Votre nom est écrit là, en lettres glaïques. La Source vous désigne comme l’un des Sept Compagnons de l’Eliathan. Vous, Althor d’Atéïas ! Et cette journée prouve qu’elle ne se trompe pas.
Brusquement, du revers de la main, il brouilla le pan de ciel. Puis il reporta son attention sur le maître de Chalmes.
— Voyez-vous, depuis que l’Eliathan est né, notre perception des Eléments s’est modifiée. Accentuée serait plus juste. Certains prodiges sont devenus monnaie courante parmi les Initiés. L’Eliathan entraîne avec lui une ère de bouleversements. Nous pouvons l’accompagner et faciliter sa quête ou bien nous y opposer comme s’y emploie actuellement la Sagesse Glashahadi. Aujourd’hui, seigneur des Eliartys, vous vous êtes proclamé comme l’un des sept champions de l’Eliathan. Et nous sommes, vous et moi, associés par la volonté des Inconstants. Les circonstances l’obligent !
A l’annonce de cette alliance inattendue, Althor sursauta violemment. Hors de question ! Il se récria d’une voix bêlante, presque suppliante.
— Oh, attendez. N’allez pas si vite. Je n’ai rien à voir avec ce micmac ésotérique. En m’opposant à la folie des Gris, je n’agis que pour protéger ma cité et ses habitants. Le Mestre a sollicité l’aide du château dans une affaire d’ordre public. Je ne sais quelle mouche a piqué les faces terreuses mais, en ravageant la Foire, ils m’ont forcé à intervenir. Il est hors de question de m’impliquer davantage. Votre Eliathan trouvera sûrement un autre défenseur pour le servir. Je ne suis pas l’un de ces Sept Compagnons comme vous les nommez. Vous vous trompez, Enchanteur.
Il s’échauffait et la colère effaçait progressivement les angoisses. En se levant, il désigna la porte à son hôte qui, lui, ne bougea pas d’un iota, un sourire de convenance figé sur les traits osseux.
— J’en ai suffisamment entendu d’ailleurs. Que votre chapitre nous livre de nouvelles armes enchantées. Alors vous serez accueillis à Chalmes avec les honneurs, vous et les vôtres. Mais je vous le répète, les Eliartys ne participeront pas à une quelconque guerre occulte.
— Soit ! Il est normal que vous soyez réticent, mon seigneur. Malheureusement, croyez-moi, votre tâche ne s’arrête pas là. Il ne peut y avoir de neutralité dans ce combat. Et vous le constaterez rapidement par vous-même.
Butté, Althor d’Atéïas secoua une nouvelle fois la tête. Il marcha vers la porte d’un pas un peu trop raide. Il avait hâte de quitter la Commanderie, de s’extirper de ce mauvais rêve. Pourtant, malgré sa précipitation, il n’échappa pas aux dernières paroles du Shumiet, lancées sur un ton prophétique.
- Il est écrit qu’ils seront sept Compagnons. Hommes et femmes, à se lever pour l’accueillir et faciliter sa quête. Des braves qui connaîtront gloire et fortune dans le sillage de l’Eliathan. Sept à favoriser son accession aux marches de Thiel. Sept célébrés par les Divins jusque dans la mort. Et ALTHOR d’ATEÏAS est l’un d’entre eux. Ce qui est gravé ne peut être effacé !
Le baron Althor d’Atéïas dégringola les escaliers, les mâchoires serrées, la peau hérissée. Il fuyait un destin qu’il refusait de toute son âme.

Un feu infernal ronflait dans l’âtre. Althor avait à peine conscience de l’ardente chaleur qui se dégageait du foyer. Son visage étroit, encadré de cheveux auburn fins et raides, reflétait une extrême détresse. Lui qui ne dévoilait que rarement ses sentiments. La coupe qu’il tenait à la main était à moitié vide. Il fixait les flammes, l’esprit ailleurs depuis un long moment. Brusquement, le baron se tourna vers la Dame Elchéal qui le couvait d’un regard protecteur. Revêtue d’une longue robe safran, évasée à partir de la taille, elle écoutait avec beaucoup d’attention le récit que son époux, entre deux éclats, lui rapportait de la bataille de la foire puis de l’entrevue avec l’Enchanteur Paladune Castevaingt.
Althor vida d’un trait la coupe. Il quitta l’âtre pour se resservir au pichet posé sur une desserte.
— Vous n’avez rien oublié, n’est-ce pas, mon époux. Instructif, murmura-t-elle en le rejoignant.
Elle caressa l’angle de son visage avec douceur. En cet instant, elle resplendissait d’amour, la maîtresse de Chalmes. Sa poitrine était enserrée par un corset rigide, surchargé de broderies et de rangées de minuscules perles. Elle se pressa contre lui et déposa un baiser sur la joue pâle.
— Quel choix me reste-t-il, Alichéa ? Dois-je porter foi aux divagations de ce damné sorcier de l’Est ? De toute mon existence, je n’ai connu semblable incertitude.
Elle s’éloigna, pensive. Dans un coin de la pièce, sur une table de bronze, reposaient les trois dernières flèches de trente pouces. La Dame Elchéal les contempla un moment, silencieuse. Le fameux présent de l’Enchanteur, le Ser Paladune Castevaingt. Elles exhalaient une étrange répulsion. La pointe et la hampe d’une noirceur laquée, gravées de plusieurs anneaux épointés. Les doigts de la maîtresse de Chalmes en caressèrent l’empennage. Des armes létales, ensorcelées, qui ne laissèrent aucune chance aux fameux guerriers gris. Elle frissonna, saisie par l’exaltation, un désir funeste de destruction et de mort. Avec grâce, elle se tourna vers son époux.
— Ma mie, croyez-vous …
— Selon nos informations, ce garçon est donc bien réel. Les Protecteurs Gris sont allés jusqu’à répandre le sang pour le récupérer. Ils ont échoué… grâce à votre intervention. Voilà des faits que nous ne pouvons nier. Imaginons qu’il y ait une part de réalité dans ces dires ? Juste une étincelle de vérité ? Avec l’appui de la puissante Shums, nos espoirs les plus insensés seraient alors exhaussés.
Dépité, Althor secoua de nouveau la tête. Il se servit une rasade de vin qu’il avala d’un trait. Il s’essuya les lèvres d’un revers de manche. Il se sentait exténué. Sans doute préférait-il laisser toute latitude à sa Dame pour l’extraire de cette tourmente. Cette dernière se déplaçait lentement, parlant à voix basse, les doigts entrecroisés devant les lèvres. Il la suivit du regard dans l’attente d’un mot, une idée, une suggestion qui balaieraient les doutes.
Soudain la Dame s’immobilisa. Le temps suspendit son cours quelques fractions d’éternité. Le baron retint son souffle. Il en oublia la coupe vide. Il connaissait bien cette expression de résolution qu’elle afficha lorsqu’elle revint vers lui. Son regard gris brillait intensément. Elle lui retira la coupe et l’entraina d’autorité vers le divan placé près de la large fenêtre festonnée.
— Avez-vous retrouvé le chef des Ecarlates ?
— L’homme que l’on nomme Maho ?
— Celui-là même. Vous m’avez dit qu’il a terrassé l’ultime combattant gris et que ce dernier lui a soufflé quelques mots avant de trépasser. Que cet échange bouleversât ce misérable au point qu’il quitta précipitamment les lieux du combat, n’est-ce pas ?
— En effet. J’étais présent. Trévor peut vous le confirmer.
Elle se pencha vers lui, posa une main sur ses genoux et chuchota comme si quelqu’un risquait d’entendre son propos.
— Il faut le retrouver. Au plus vite. Nous avons de profondes geôles dans les caves du château prêtes à l’accueillir. Une fois entre nos mains, le tourmenteur saura lui tirer les révélations qui nous font défaut.
Le baron se redressa. L’action lui convenait mieux. Il caressa le bras à la blancheur de nacre.
— Et en ce qui concerne l’Enchanteur ?
Elle ajusta d’un petit geste suffisant la voilette qui ornait sa coiffe.
— Pour l’heure, laissons ce charmant ambassadeur aller à sa guise. Il ne vous a pas chargé d’une quelconque mission, n’est-ce pas ? Non ! Occupons-nous d’abord du Premier-maître. Ensuite, il sera bien temps de décider de l’attitude à adopter envers le Ser Castevaingt.
Durant deux jours et deux nuits, la soldatesque du Sénéchal Trévor ratissa la cité d’Esorit et sema un émoi considérable parmi la population. Quelques brèves altercations furent réprimées avec une extrême brutalité. Impitoyables, les gardes forçaient les portes, châtiaient la moindre opposition. Pourtant, malgré leurs efforts, le Premier-Maître Maho demeura introuvable. Le soir du troisième jour, le baron se rendit à l’évidence. L’Ecarlate avait probablement quitté Esorit. Tard dans la nuit eut lieu une nouvelle réunion qui avait fort l’aspect d’un conseil de guerre.
 
Isac avait fui la foire dès les premières violences. Il rejoignit le gîte qu’il louait sur le port sans s’inquiéter davantage des évènements qui agitaient la cité. Un tel désordre ne servait en rien ses affaires, au contraire. Le quartier du port était son refuge. Il y était né, y avait grandi, doté d’aptitudes particulières pour y faire carrière comme tire-laine. Orphelin dès son plus jeune âge, Isac, fils de Fargue, truand à ses heures et occasionnellement batelier, grandit selon les règles qu’il s’était lui-même forgées, doué pour échapper aussi bien aux dogues du Sénéchal qu’aux fripouilles qui prospéraient dans les bas-fonds d’Esorit.
De taille moyenne, il jouissait à l’aube de son trentième cycle d’une réputation bien établie. Il lui arrivait même de louer ses services pour quelques larcins particulièrement audacieux. Il aimait le risque mais refusait la violence. Jamais il ne portait d’arme. Il se vantait souvent de réaliser ses exploits sans avoir recours à la force. Il n’en avait pas besoin. La nature l’avait doté de membres longs et puissants, d’une capacité à franchir les obstacles les plus insurmontables ainsi que d’un charme certain, magnétique, dont raffolait la gent féminine d’Esorit.
Isac attendit la fin de l’après-midi pour partir en chasse. La tragédie qui s’était jouée plutôt à la foire des Grands Calmes bouleversait son quotidien. Elle l’obligeait à modifier ses habitudes. D’ordinaire, il passait la saison des Grands Calmes à écumer les allées et les campements de la foire, propices à de fructueux larcins. Seulement, ces derniers jours, Dame Chance ne lui avait guère souri. Une fois dehors, il prit rapidement conscience des bouleversements qu’entrainait l’égarement des Gris. Les quais débordaient d’une foule disparate qui fêtait bruyamment l’issue de la bataille. Il se faufila parmi des groupes énivrés à l’affut de quelques bourses providentielles. Autour de lui, les Ecarlates plastronnaient sous les hourras des rescapés de la sanglante matinée, mélangés aux habitants d’Esorit, euphoriques. Visiblement, les citadins n’appréciaient pas leurs voisins de la Commanderie. Des feux de joie s’allumaient ici et là, les auberges et les tripots dégorgeaient. On dansait, on festoyait partout. Ces sinistres réjouissances se nourrissaient de la haine et des rancœurs accumulées envers les anciens serviteurs des Inconstants. Isac ne s’attarda pas dans la place. Ce tumulte, étrangement, l’effrayait plutôt. Des hommes étaient morts. Pourtant la foule célébrait leur triste trépas avec une débauche qu’il réprouvait. Isac caressait de plus ambitieux projets.
Il s’éloigna vers les collines où brillaient les lumières d’imposantes propriétés parmi des bosquets discrets et des parcs arborés. Ces dernières baignaient dans un calme relatif. Rien n’échappait au flair de l’aigrefin. Derrière les hautes grilles et les murs de pierres recouverts de lierres brillaient les fers de troupes rassemblées à la hâte. Des serviteurs ou des mercenaires protégeaient les biens de certains notables apeurés par le déchainement des passions. Inutile d’essayer de se glisser à l’intérieur de l’une d’entre elles dans ces conditions. Poussé par un obscur désir, il passa son chemin.
Parvenu au sommet d’une colline qui surmontait la cité, l’homme tourna la tête vers les hauteurs de Chalmes, sur la rive gauche du Tarad. Là-bas, la silhouette trapue du château se détachait sur les flamboiements du crépuscule. A plusieurs reprises, le jeune homme hésita à poursuivre. Pourtant ces mêmes circonstances exceptionnelles le poussaient à agir au plus vite s’il voulait s’approprier le bijou du Shumiet. La foire ne retrouverait son faste que dans de nombreuses quaines. Dès l’aube, Esorit assisterait au départ du plus grand nombre de ses participants. L’Enchanteur risquait de ne pas s’éterniser. Ordinairement, le monte-en-l’air aurait été étonné par cette irrépressible envie de posséder un objet qui appartenait à un aussi redoutable personnage. Mais une convoitise sans limite étouffait son habituelle prudence. Une soif et un défi qu’il n’avait jamais ressentis auparavant. Rien ne l’en aurait dissuadé depuis l’instant où, par un malheureux hasard, son regard fureteur se posa sur la magnifique broche qu’arborait l’étranger. Elle serait à lui, – Il se l’était juré. – quitte à risquer gros.
La résidence de l’Enchanteur Paladune était isolée, au fond d’un petit vallon planté d’ifs et de mélèzes. Aucune lumière n’y brillait. Il y régnait une solitude inquiétante.Le monte-en-l’air était svelte et d’une agilité exceptionnelle. Il escalada la palissade avec une dextérité déconcertante puis traversa la pelouse plantée de massifs et de bosquets charnus tel une ombre cheminant parmi les ombres. Il était vêtu de vêtements sombres, le visage noirci de suif. Etonnamment, la propriété n’était pas gardée, du moins extérieurement. Il parvint à l’arrière de la magnifique bâtisse sans aucun problème. Son regard perçant détailla la façade aux nombreuses niches, sculptures et balcons festonnés, à la mode de Shumahs. Un tel foisonnement décoratif offrait une infinité de possibilités à un grimpeur aguerri pour atteindre l’un des balcons sinon l’une des nombreuses lucarnes.
Précautionneusement, Isac longea l’allée de gravillons. Par prudence, il préférait contourner la demeure. Même si la maisonnée paraissait endormie. Sur l’un des côtés, de hauts ifs projetaient une couverture d’obscurité. Il profita de l’aubaine pour s’accrocher aux moulures et aux pilastres. Rapidement Isac atteignit un premier balcon. Sans difficulté. Seulement un lourd panneau de bois masquait la porte-fenêtre. Il renonça très vite car impossible de l’ôter sans faire de bruits intempestifs.

Il reprit l’ascension et gagna l’étage supérieur. Là, une galerie festonnée courait le long de la demeure. Il s’y glissa silencieusement à l’affut de la moindre ouverture. A la troisième tentative, il fut enfin récompensé. Un serviteur étourdi avait oublié d’en fermer le huis.  Il se glissa dans l’antichambre, dépourvue de mobilier. Par habitude, Isac tendit l’oreille. La demeure restait silencieuse. Il poursuivit prudemment l’exploration pour découvrir un étage entièrement désert, n’ayant pas servi depuis des lustres. Il se déplaçait souplement. Descendre à l’étage inférieur par un escalier de service, noyé de nuit, puis reprendre la quête le mena jusqu’à une succession de cabinets et de boudoirs encombrés d’objets et de meubles plus exotiques les uns que les autres. Des colonnes nues, peintes des différentes nuances de l’azur, ornaient la marqueterie des murs. Entre elles, des autels en bois cendré, incrustés de gemmes bleus, accueillaient des récipients aux formes et aux dimensions très variées.
Ils débordaient de fluides dégageant de fortes odeurs iodées. De pâles globes à feu les nimbaient d’une aura spectrale. Isac s’approcha d’une vasque en métal. Il y jeta un bref regard. Curiosité qu’il regretta à l’instant. Il s’éloigna précipitamment. Peu à peu, la recherche se transforma en découvertes effrayantes. A plusieurs reprises, il s’arrêta pour échapper à la nausée qui l’envahissait à la vue des sanguinolentes offrandes que recueillaient la majorité des réceptacles. Dans son esprit, les ténèbres se chargèrent bientôt de tourments funestes. Régulièrement, Isac sursautait, glacé. Il imaginait des présences hostiles, des rires moqueurs, des murmures obsédants sur son passage. D’ordinaire, il aurait sans doute fui la sinistre propriété. Mais en lui brûlait une telle soif de possession qu’elle réussit à juguler les spectres environnants. Il poursuivit l’exploration avec une obstination étonnante.